Hongrie 1956 : Les conseils ouvriers (5/6)

Andy Anderson
dimanche 20 novembre 2016
par  LieuxCommuns

Voir la quatrième partie

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13) L’écrasement du prolétariat

« La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors cette civilisation et cette justice se démasquent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi : Glorieuse civilisation, certes, dont le grand problème est de savoir comment se débarrasser des monceaux de cadavres qu’elle a faits, une fois la bataille passée. »

K. Marx – La Guerre Civile en France – 1871.

Le 2 décembre 1956, l’Observer écrivait : « ... l’intention du gouvernement (hongrois) de canaliser les Conseils Ouvriers dans des voies inoffensives en leur donnant le statut « légal » d’organes d’autogestion économiques, un peu dans le style de la Yougoslavie, tout en leur refusant cependant le droit de poser des revendications politiques ou de publier un journal, n’a fait que conduire à une impasse permanente à Budapest. »

Les négociations désordonnées entre le gouvernement de Kádár et les Conseils Ouvriers furent rompues brusquement. Deux membres éminents du Conseil Ouvrier Central furent conviés à une réunion avec Kádár et ses acolytes dans le palais gouvernemental. Ces deux hommes étaient le président du Conseil Central, Sándor Rácz, âgé de 24 ans, membre du Parti Communiste jusqu’au 23 octobre et outilleur aux Ateliers de Construction Électrique Belojannis (au sud de Buda), et son secrétaire, Sándor Bali, ouvrier dans la même usine. A leur arrivée au palais gouvernemental, les deux hommes furent arrêtés. Immédiatement, les ouvriers de Belojannis entamèrent une grève des bras croisés et refusèrent de reprendre le travail tant que leurs deux camarades ne seraient pas relâchés. Il s’agissait, évidemment, d’une grève « sauvage » [1]. L’usine fut prise d’assaut pas des centaines de policiers armés et par la milice gouvernementale. Malgré cela, la grève dura trois jours, au cours desquels aucun travail ne fut effectué. Sous le poids de la menace et de la répression, les travailleurs furent finalement contraints de reprendre le travail. La police et la milice furent postées tout autour de l’usine, et, chaque fois que les ouvriers se réunissaient pour discuter, ils étaient dispersés sur-le-champ. Mais ils ne s’étaient pas encore rendus : ils se mirent à travailler au ralenti, ce qui, mené de front avec une grève perlée entamée spontanément, sans le moindre accord préalable, réduisit la production à 8% de la normale. Le commentaire de Kádár sur ces travailleurs fut le même que celui des patrons, des dirigeants syndicaux et des politiciens du monde entier : les travailleurs étaient des «  moutons  » dirigés par des « éléments subversifs », des «  agitateurs  », des « démagogues irresponsables et opportunistes », des « espions et des agents du capitalisme » (pour nos pays, remplacer « agents du capitalisme » par « agents du communisme »).

Le décor était maintenant dressé en vue d’une purge à grande échelle des Conseils Ouvriers. De nombreux membres importants des comités de base furent arrêtés et jetés en prison. Cette tactique qui consistait à sélectionner les arrestations fut également appliquée à de nombreux groupes activistes d’étudiants. Mais d’autres rebelles se tenaient prêts à combler la brèche. Quand les autorités s’en rendirent compte, elles déclenchèrent des arrestations en masse parmi la base des Conseils Ouvriers.

Une forme de résistance passive de la part des masses, semblable à celle que nous avons décrite plus haut, se développa en réaction à ces arrestations et se poursuivit des mois durant. Il serait préférable de dépeindre, cette période, qui débute en décembre 1956, sous la forme plus schématique d’une chronologie des événements.

2 décembre 1956

La foule brûle dans les rues des exemplaires du Népszabadság (le journal du Parti Communiste) ; les troupes russes la dispersent.

4 décembre

A Budapest, une manifestation de 30.000 femmes, dont beaucoup portent les couleurs nationales rouge-blanc-vert (le seul moyen qu’elles connaissent pour symboliser leur combat pour la liberté), se rassemble auprès de la tombe du Soldat Inconnu, sur la place des Héros. Les soldats soviétiques tirent par-dessus leurs têtes. L’une des manifestantes est blessée par une balle.

5 décembre

Manifestations groupant plusieurs milliers de personnes, partout dans le pays, dont plusieurs à Budapest, où une autre grande manifestation de femmes se dirige vers la statue de Petöfi en scandant « Les Russes à la maison », « Nous voulons Nagy », « Le chars russes dehors ». D’aucunes portent des couronnes de fleurs en mémoire des parents qui ont été tués. Les chars et l’infanterie russes les empêchent d’arriver à la statue. Népakarat (le journal des syndicats), parlant de la révolution, la définit comme un « grand mouvement de masse ».

6 décembre

Népakarat déclare : « Il n’est pas étonnant que les masses, à qui on refusait toute possibilité d’exprimer leur volonté, aient en fin de compte pris les armes pour montrer ce qu’elles pensaient. » Plusieurs usines sont encerclées par les troupes russes et l’A.V.O. Dans la fameuse Csepel-la-Rouge, des centaines d’ouvriers se battent contre les troupes russes et l’ A.V.O., laquelle essayait de pénétrer dans une usine pour arrêter trois membres d’un Conseil Ouvrier. Les chars russes ouvrent le feu sur des manifestants sans armes à Budapest : deux morts et plusieurs blessés.

Les présidents des Conseils des usines Ganz et MAVAG sont arrêtés.

Le Conseil Ouvrier Central de Budapest déclare : « Malgré les promesses du camarade Kádár, le gouvernement ne bâtit pas son pouvoir sur les Conseils Ouvriers... Des membres des Conseils sont arrêtés..., tirés de leurs domiciles pendant la nuit sans formalités ni préambule ; ... des réunions pacifiques des Conseils Ouvriers sont interrompues ou empêchées par la force armée.  » Le Conseil exige une réponse à cette déclaration pour le 7 décembre à 20 heures.

7 décembre

On tire sur des manifestants (ouvriers, étudiants et de nombreuses femmes) dans les villes industrielles de Pécs, Békéscsaba et Tatabánya. Les arrestations en masse parmi la base des Conseils Ouvriers se poursuivent.

Aucune réponse à la déclaration du Conseil Ouvrier Central.

8 décembre

10.000 personnes manifestent contre l’arrestation de deux membres du Conseil Ouvrier dans la ville minière de Salgótarján : 80 victimes, mortes ou blessées. (Les travailleurs des mines de charbon et d’uranium se sont jusqu’à présent distingués par leur résistance passive. Le rendement est tombé à moins de 50% de ce qu’il était avant la révolution. Plusieurs mines ont été inondées.)

Nouveaux conflits entre les ouvriers et l’A.V.O. dans le soi-disant « bastion du Parti Communiste » de Csepel, par suite de nouvelles ·arrestations de travailleurs.

On signale des grèves (« sauvages ») dans tout le pays. La première résolution lancée par le Parti Socialiste Ouvrier de Kádár déclare que les Conseils doivent « être repris en mains et purgés des démagogues qui n’ont rien à y faire ».

Toujours aucune réponse à la déclaration du conseil Ouvrier Central de Budapest.

9 décembre

Les manifestations de travailleurs et d’étudiants se multiplient à Budapest. Le conseil Ouvrier Central proclame une grève générale de 48 heures à partir du 11 décembre « ... pour protester contre la répression dont sont l’objet les travailleurs et leurs représentants librement choisis ».

La loi martiale est proclamée.

Le gouvernement dissout tous les Conseils Ouvriers régionaux et centraux ; mais il ajoute qu’il ne dissoudra pas ceux des usines et des mines.

11 décembre

Dans la ville d’Eger, des manifestants libèrent de force des membres emprisonnés du Conseil Ouvrier .

Le président du Conseil Ouvrier Central de Budapest, Sándor Rácz, et son secrétaire, Sándor Bali, sont arrêtés. Pour montrer à Kádár et aux Russes de quel soutien les Conseils Ouvriers bénéficient encore dans tout le pays, la grande et historique grève générale de 48 heures commence. L’arrêt de travail est pratiquement total.

12 décembre

A Eger, la police tire sur une importante foule de manifestants : deux travailleurs tués, plusieurs blessés. Les manifestants jettent alors des grenades et occupent pendant un court laps de temps un petit bâtiment dans lequel se trouve une rotative. Des tracts et des affiches révolutionnaires sont imprimés et distribués. On peut lire dans le commentaire du Népszabadság sur la grève de 48 heures : « Une grève jamais égalée dans l’histoire du mouvement ouvrier hongrois... » ; mais le même journal prétend que c’est le résultat de manœuvres d’intimidation de la part des « contre-révolutionnaires ». A Budapest, le courant est coupé, ce qui ne s’était pas même produit dans les moments les plus durs des récents combats. Les chemins de fer et les autres moyens de transport sont paralysés dans tout le pays. Les usines sont à l’arrêt. De très nombreux chars russes sont envoyés dans les rues de la capitale. Le gouvernement autorise les tribunaux d’exception à exécuter automatiquement sur place les gens reconnus « coupables », A Kútfej, un ouvrier de 23 ans est condamné à 10 ans de prison pour avoir détenu chez lui un revolver et des munitions. Les grandes fouilles systématiques à la recherche d’armements se poursuivent, souvent menées par les troupes russes.

13 décembre

« Les gens rient aujourd’hui à Budapest » – Sam Russel, Daily Worker

14 décembre

La grève de deux jours prend fin après. avoir révélé sa force. Le gouvernement rappelle aux gens que toute manifestation et tout rassemblement sont « officiellement » interdits. La Pravda affirme que la tentative de révolution en Hongrie était « un putsch fasciste... (où) les forces de l’impérialisme international, dirigées par certains milieux américains, jouaient les rôles principaux et décisifs ».

15 décembre

La peine de mort pour fait de. grève est remise en vigueur. A Miskolc, Jcános Soltész est traîné devant la cour martiale, accusé d’avoir caché des armes et exécuté immédiatement après le procès. C’est la première exécution signalée pour ce délit. József Dudés, le populaire président du Conseil Révolutionnaire de Budapest, est mis à mort. Gyula Háy et de nombreux écrivains et intellectuels sont arrêtés.

Les syndicats sont une fois de plus « réorganisés » et on met en place des dirigeants « dignes de confiance ». Hypocritement, le nom de « Conseil National des Syndicats Libres » est conservé [2].

17 décembre

Les mineurs posent leurs conditions à Kádár pour reprendre le travail normalement ; à savoir, entre autres : la formation de leurs propres comités indépendants qui les représentent dans les négociations avec la direction des charbonnages, le départ de toutes les troupes soviétiques et la désignation de Nagy comme premier ministre. Un porte-parole ajoute : « Si le gouvernement n’accepte pas ces conditions, aucun travail ne sera effectué dans les mines, même si nous, les mineurs, nous devons aller mendier ou émigrer de notre patrie. » [3]

Un tiers de la main d’œuvre des mines d’uranium de Pécs a quitté son emploi. Un autre tiers a été mis en chômage technique par suite des coupures de courant.

20 décembre

La police est autorisée à emprisonner pour six mois, sans procès, les personnes suspectées de « menacer la sécurité publique et la production ».

25 décembre

On signale de nombreuses exécutions. Les grévistes sont isolés et réprimés pour intimider les autres travailleurs. Les grèves ne durent guère dans de telles conditions de terreur...

26 décembre

György Marosán [4], social-démocrate et ministre dans le gouvernement Kadar, déclare que, si c’est nécessaire, le gouvernement mettra à mort 10.000 personnes pour prouver que c’est lui qui est le vrai gouvernement, et non les Conseils Ouvriers.

29 décembre

Déclaration de l’Union des Écrivains Hongrois : « Nous devons constater à contre-cœur que le gouvernement soviétique a commis une erreur historique en souillant de sang la révolution. Nous voyons venir le jour où la grande puissance qui s’est trompée se repentira. Nous mettons tous les hommes en garde contre le jugement erroné qui affirme que la révolution hongroise aurait détruit les conquêtes du socialisme sans l’intervention de l’armée soviétique. Nous savons que ce n’est pas vrai. » [5]

***

Les événements décrits ci-dessus, qui couvrent le mois de décembre 1956, ne représentent qu’une partie de ce dont nous avons disposé. Il y eut tout le long du mois des informations relatant les faits de la résistance armée de la guérilla, surtout dans le comitat de Borsod (la région industrielle la plus vaste de Hongrie), à Veszprém, Miskolc, Szombathely, Vác, Kunszenmarton, et même dans les collines de Buda. Il faut avant tout noter que l’on signalait presque quotidiennement des arrestations à grande échelle, des procès, des condamnations et des exécutions d’ouvriers, d’étudiants et d’intellectuels. Ces faits étaient souvent annoncés par Radio-Budapest pour intimider les gens.

La chronologie des événements de 1957 (voir Infra) révèle que la résistance ouverte diminua graduellement. Néanmoins, des grèves et des manifestations continuèrent à se produire tout au long des années 1958 et 1959.

Entre décembre 56 et décembre 57, le contrôle bureaucratique fut progressivement resserré. Un fait particulièrement significatif de cette période fut la destruction systématique des Conseils Ouvriers par les dirigeants du parti. D’abord, il y eut les arrestations parmi les membres des comités des Conseils Ouvriers, puis directement à la base. Ensuite, le gouvernement proclama, le 9 décembre 1956, que tous les Conseils régionaux et centraux étaient dissous ; cependant, les Conseils particuliers des usines et des mines furent tolérés pendant un certain temps.

L’intimidation faisait son effet. Au début de janvier 1957, les membres des Conseils qui n’avaient pas encore été arrêtés commencèrent à démissionner. Au milieu de l’année, le projet des Conseils était réduit à néant. Les délégués élus par les travailleurs forent destitués et rem­ placés par des fantoches du gouvernement. En septembre 1957, Antal Apró, vice-premier ministre, annonça que les derniers Conseils Ouvriers seraient remplacés par des Conseils d’Entreprise « sous la direction des syndicats » – tous les ouvriers du monde savent ce que cela signifie !

Au début du mois de novembre, les Conseils Ouvriers furent attaqués par Ferenc Münnich, ministre de l’intérieur, qui déclara qu’ils étaient « dirigés par les éléments étrangers à la classe » ; il était « nécessaire de remplacer le plus vite possible cette structure toute entière par de nouvelles organisations ».

Le 17 novembre 1957, on annonça officiellement que tous les Conseils qui subsistaient étaient abolis sans délai. A présent, le seul mot de « Conseil Ouvrier » embarrassait et mettait en colère le régime. La bureaucratie tenta l’impossible : effacer de la mémoire du peuple hongrois et de l’Histoire cette grande expérience positive d’autogestion par la classe ouvrière.

14) Une contre-révolution fasciste ?

« Dans tous ses sanglants triomphes sur les champions pleins d’abnégation d’une société nouvelle et meilleure, cette civilisation scélérate, fondée sur l’asservissement du travail, a étouffé les gémissements de ses victimes sous un haro de calomnies, que l’écho répercute dans le monde entier. »

K. Marx – La Guerre Civile en France – 1871.

Malgré tout ce que l’on vient de dire, il y a, aujourd’hui même, des membres du Parti Communiste pour croire encore à la propagande de leurs leaders : d’après eux, les troupes russes auraient mis le holà à une contre-révolution en Hongrie. Il serait bon de réfuter ce mensonge une fois pour toutes.

Dans le Daily Worker du 10 novembre 1956, Palme Dutt, le théoricien du Parti Communiste britannique, écrivait : « L’alternative en Hongrie réside dans les conquêtes socialistes de douze années ou dans le retour au capitalisme, à la propriété foncière et au fascisme de Horthy, ainsi que l’a laissé entendre clairement l’allocution radiodiffusée du cardinal Mindszenty. » Quelle terrible accusation que celle-ci de la part du communisme à la moscovite ! Palme Dutt voulait-il vraiment dire que de larges secteurs de la classe ouvrière hongroise préféraient effectivement le capitalisme ? Nous savons que ce n’est de toute évidence pas vrai.

Dans notre compte-rendu de la révolution hongroise, nous n’avons pas parlé de la libération du cardinal Mindszenty, le 30 octobre, ni de son allocution radiodiffusée du 3 novembre à laquelle Palme Dutt faisait allusion. Ce n’était pas une lacune ; nous ne l’avons pas « ignorée ». Le discours de Mindszenty n’est pas un trait déterminant de la révolution. Il ne paraît important que pour celui qui examine les prétextes invoqués par les apologistes du Kremlin pour justifier le massacre du 4 novembre.

Il n’est pas nécessaire de citer le discours de Mindszenty en entier. Palme Dutt et les autres propagandistes staliniens ont prétendu qu’il s’agissait d’un « retour au fascisme » en se basant sur un mythe :

Mindszenty aurait appelé à la restitution des propriétés confisquées à l’Église catholique. Or, en dépit d’un grand nombre d’ambiguïtés dans les paroles du cardinal, aucune ne peut être interprétée dans ce sens – pas même quand il a dit désirer « une société sans classes fondée sur les règles de la légalité et de la démocratie, ainsi que sur la propriété privée adéquatement limitée par les intérêts de la société et de la justice ». A la lecture de cette phrase, on peut sans doute considérer que Mindszenty est un marchand de confusion social-démocrate et élu de Dieu, mais jamais on ne peut le qualifier de « fasciste ».

Indubitablement, des réactionnaires conservateurs ou même fascistes ont pris part à la révolution. Ils auraient sans aucun doute tiré le plus possible avantage d’une société nouvelle et libre pour diffuser leurs idées. Mais de telles idées n’auraient rencontré qu’un appui insignifiant. En tous cas, ce ne sont sûrement pas ces gens-là qui déclenchèrent la révolution, ni qui exercèrent la moindre influence sur son développement. Les propagandistes communistes du monde entier ont fureté dans le moindre recoin et épluché les dépêches des correspondants de presse, particulièrement ceux de droite, à la recherche de bribes d’information susceptibles de confirmer leur version des faits. Le message de Mindszenty, la veille de la seconde intervention, c’est ce qu’ils ont réussi à dénicher de mieux.

Et même ici, ils se virent obligés de dénaturer le sens de ce qu’avait dit Mindszenty. Ils furent aussi forcés de garder un silence éloquent lorsque, le 5 novembre, Mindszenty dut se réfugier à l’ambassade des États-Unis. Comment ! N’y avait-il pas de « contre-révolutionnaires » hongrois pour abriter le digne prélat ? Quelle influence sur les masses en révolte ! Dans les grandes lignes, Mindszenty soutenait Nagy. Mais Nagy n’avait pas le pouvoir, tandis que le peuple, lui, l’avait. Si les ouvriers n’écoutaient pas Nagy, pourquoi auraient-ils écouté Mindszenty ?

Si la révolution d’octobre-décembre 1956 fut l’œuvre de « forces réactionnaires, fascistes et contre-révolutionnaires », où était l’efficacité tant vantée de la bureaucratie ? Que faisaient les forces de sécurité de l’État (l’A.V.O.) pendant les préparatifs de l’insurrection ? Comment est-il possible que les oreilles de la police secrète, tendues à tous les azimuts, n’aient jamais eu vent des projets d’insurrection ?

Dans un État où toute personne âgée de plus de six ans avait un dossier, il était tout simplement impossible de mettre sur pied le genre d’organisation nécessaire à une révolte fasciste, ou même capitaliste. Cela peut sembler paradoxal, mais on peut dire que la force de la révolution hongroise a résidé justement dans l’absence d’une organisation « révolutionnaire » centralisée et bureaucratique, c’est-à-dire semblable à l’organisation de ceux qui détenaient le pouvoir.

Quels sont les révolutionnaires professionnels qui auraient perdu un temps précieux à démolir l’énorme statue de Staline, à mettre le feu aux livres et aux documents dans les librairies russes Horizon, à discuter interminablement comme on le fit dans les Conseils, dans les comités et même dans la rue ?

Et, par ailleurs, quels sont les révolutionnaires qui auraient été capables d’extraire de la classe ouvrière les montagnes d’initiatives, de résistance et d’abnégation dont elle devait faire preuve dans ce combat qu’elle estimait lui appartenir en propre ?

Les staliniens persistent encore à dire que les révolutionnaires n’ont pas obtenu leurs armes des usines ou des soldats de l’armée hongroise. Toute leur propagande de cette époque répète avec insistance que les armes furent introduites en contrebande par la frontière autrichienne. Comment les gardes frontaliers (qui faisaient partie de l’un des appareils les plus fidèles à la bureaucratie, l’A.V.0.) auraient-ils été assez impuissants dans l’accomplissement de leur « devoir » pour permettre à des milliers de fusils, de mitrailleuses, de grenades – sans parler de centaines de tonnes de munitions – de passer sans être remarqués les barbelés électrifiés [6] pour être ensuite acheminés sans encombre vers les lieux convenus à l’avance pour la distribution ?

Il n’y a pas grand-chose à ajouter sur cette accusation de « contre révolution fasciste ». Mais il y avait, prétendent les staliniens, d’autres facteurs qui, pour être moins importants, n’en étaient pas moins « réactionnaires «  : et de citer 1a demande d’élections parlementaires ou les illusions sur l’O.N.U. ; de plus, les Hongrois ont aboli l’usage de s’adresser à quelqu’un en l’appelant « camarade » et adopté le terme « ami « , et ils ont ôté du drapeau hongrois le symbole du Parti Communiste.

Nous avons déjà commenté certains de ces points. Les deux premières exigences étaient le produit de dix ans de pouvoir stalinien. II n’y avait pas que les partis de droite qui avaient été supprimés, mais également toutes les tendances et toutes les idées politiques de la classe ouvrière elle-même. Dans les conditions qui régnaient en Hongrie sous la domination russe, nombre d’institutions politiques de l’Ouest faisaient l’effet de parangons de vertu démocratique. Même dans les rangs du parti, la moindre opposition était étouffée, et ceux qui déviaient de la ligne du Parti avaient affaire à la police secrète.

Ce n’est ni le moment ni le lieu de faire une analyse détaillée du fascisme. Il suffira de mettre en évidence que le fascisme n’avait aucune chance de succès en octobre-novembre 1956, parmi des travailleurs aussi conscients politiquement que les ouvriers hongrois. Qui plus est, les conditions sociales et économiques nécessaires au développement de tendances fascistes ne peuvent tout simplement pas voir le jour dans des conditions de capitalisme bureaucratique absolu. Malgré cela, les propagandistes du parti formulèrent un nouveau dogme quand Kádár revint de Moscou en mars 1957 : ils déclarèrent que « la dictature du prolétariat, si elle est renversée, ne peut être remplacée par aucune forme de gouvernement autre qu’une contre-révolution fasciste ». Comme dans l’Église catholique, les choses sont érigées en dogmes que les dirigeants prétendent faire accepter aux masses sans pouvoir les en convaincre. En tous cas, même avant la révolution, le dictateur n’était pas le prolétariat ; au contraire : c’était lui qui subissait la dictature. Et c’est contre cet état de choses que le prolétariat se souleva. Kádár lui-même dut l’admettre plus ou moins implicitement quand il déclara : « Le régime se rend compte que les gens ne savent pas toujours ce qui est bon pour eux ; il appartient dès lors aux dirigeants d’agir, non pas conformément à la volonté du peuple, mais conformément à ce qu’ils savent être préférable dans l’intérêt du peuple. » [7]

Au cours du Xème Congrès du Parti Communiste russe, en 1921, alors que les ouvriers et les marins de Cronstadt se faisaient sauvagement réprimer, Trotsky avait le premier formulé clairement ce point de vue.

Dénonçant l’opposition ouvrière au sein de son propre parti, il expliquait : «  Ils se sont manifestés avec des slogans dangereux ! Ils sont fétichisé les principes démocratiques ! Ils ont placé au-dessus du Parti le droit des travailleurs à élire des représentants ; comme si le Parti n’était pas en droit de faire valoir sa dictature même si cette dictature s’oppose momentanément aux modes éphémères de la démocratie ouvrière. » Trotsky parlait aussi du « droit d’aînesse révolutionnaire et historique du Parti ;... le Parti est obligé de maintenir sa dictature... sans se soucier des hésitations passagères, même dans la classe ouvrière... La dictature ne se base pas à tout moment sur le principe formel de la démocratie ouvrière... »

Plus de 70 ans auparavant, Marx avait écrit que l’émancipation de la classe ouvrière serait l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Le bolchevisme, en 1921, et le stalinisme, en 1956, ont surgi pour montrer qu’il avait tort. Désormais, c’étaient les dirigeants du Parti, et non plus les masses, qui incarnaient le progrès social. Au besoin, les balles du Parti rectifieraient les « hésitations passagères de la classe ouvrière ».

15) Pourquoi ?

« ... toutes les luttes politique sont des luttes de classes... toutes les luttes d’émancipation d’une classe roulent en définitive sur une émancipation économique. »

F. Engels – Ludwig Feuerbach et la fin de la Philosophie Classique Allemande.

« La terreur implique une bonne part de cruauté gratuite perpétrée par des gens effrayés qui cherchent par là à se rassurer. »

Engels – Lettre à Marx du 4-9-1870.

On ne sait pas encore exactement combien de personnes ont trouvé la mort pendant la révolution hongroise. Les estimations varient entre 20 et 50.000 Hongrois, d’une part, entre 3.500 et 5.000 Russes de l’autre. Le nombre des blessés est beaucoup plus élevé. Depuis novembre 1956, plusieurs milliers de personnes ont été exécutées. Le nombre d’emprisonnés se chiffre par dizaines de milliers ; la plupart des prisonniers politiques libérés pendant la révolution ont été réincarcérés par la suite.

Certains étaient conscients, depuis longtemps, du caractère véritable du régime russe et du rôle contre-révolutionnaire joué par ses agents, les partis staliniens, dans les luttes de la classe ouvrière qui se sont déroulées pendant les quarante dernières années. Certains se souviennent comment le parti a réprimé impitoyablement toute opposition de la classe ouvrière en U.R.S.S. ; ils se souviennent des souffrances occasionnées à des populations entières, déportées à l’époque de la collectivisation [8].

Néanmoins, il semblait impossible, avant que travailleurs et communistes se heurtent de front dans tous les pays, que la bureaucratie russe assume la responsabilité d’écraser avec des milliers de chars une insurrection qui avait mobilisé tous les secteurs de la population hongroise, et, particulièrement, la jeunesse et la classe ouvrière.

Les Krouchtchev, les Mikoyan, les Boulganine, avaient accusé Staline de tous· les maux du passé. Ils avaient prétendu n’être que les spectateurs impuissants d’une terreur qu’ils avaient en horreur. Durant les mois qui avaient précédé la révolution, ils avaient exhibé leurs grandes gueules dans toutes les capitales du monde en essayant de se faire passer pour des « mecs bien ». Mais ils se sont rendus coupables d’un crime qui éclipse toutes les atrocités commises par Staline.

Pourquoi le Kremlin décida-t-il d’écraser la Hongrie ?

Nous avons examiné l’excuse « officielle » : Nagy n’était pas à même d’arrêter la contre-révolution fasciste. Bien sûr que Nagy était incapable ! Mais c’est d’arrêter les travailleurs qu’il était incapable ! Admettre cela, pour les Russes, aurait signifié admettre la faillite de leur communisme. C’est pour cette raison que Mao-Tsé-Toung, Tito, Gomulka, en somme la hiérarchie communiste du monde entier, au-delà de leurs divergences [9], accordèrent tout leur soutien à la ligne du Kremlin. La bureaucratie russe pouvait trouver des compromis avec les Tildy, les Kovács, même avec les Mindszenty. Elle pouvait encore rester au pouvoir en faisant des concessions. MAIS IL N’Y A V AIT AUCUNE BASE, QUELLE QU’ELLE SOIT, POUR UN COMPROMIS AVEC LES ORGANISATIONS AUTONOMES DE LA CLASSE OUVRIERE EN ARMES (LES CONSEILS). LEUR VICTOIRE AURAIT SIGNIFIE LA DEFAITE TOTALE DE LA BUREAUCRATIE !

Certains ont dit que la Russie n’avait pas d’autre choix que celui de maintenir solidement la Hongrie sous son emprise : un retrait l’aurait laissée vulnérable aux attaques de l’Ouest. Militairement, l’argument est faux. Si la Pologne et l’Allemagne de l’Est représentaient des points stratégiques vitaux, il n’en allait pas de même pour la Hongrie ou pour la Roumanie. On raconte que Krouchtchev lui-même avait envisagé de se débarrasser de la Hongrie. Il croyait que cela aurait représenté un immense gain de prestige. Mais ça, c’était avant la révolution !

D’autres encore ont affirmé que l’attaque barbare d’Eden contre l’Égypte, le 1er novembre 1956, influença énormément le Kremlin dans sa décision de déclencher une deuxième attaque contre les Hongrois (le 4 novembre). A cause de l’entreprise de Suez, les propagandistes américains ne purent exploiter pleinement la tragédie hongroise. Mais bien que, pour le Kremlin, Suez fût une heureuse coïncidence, il est tout simplement faux d’affirmer que ces événements aient influencé fondamentalement sa décision : l’accumulation de l’armement lourd soviétique dans le nord-est de la Hongrie avait déjà commencé plusieurs jours avant qu’Eden ne lance son ultimatum à l’Égypte.

Entre le 23 octobre et le 4 novembre, les ouvriers hongrois avaient spontanément organisé leur propre pouvoir au moyen des Conseils. Ils avaient immédiatement donné à ces Conseils la plus grande extension possible. Ces groupes autonomes avaient constitué, avec une rapidité extraordinaire, une force militaire capable de neutraliser momentanément l’armée russe et l’A.V.O., sinon de les forcer pratiquement à battre en retraite. Leurs revendications avaient eu pour résultat de changer radicalement la situation des travailleurs dans les structures de l’industrie. Elles avaient attaqué directement les racines de l’exploitation. L’ordre public, leur ordre, avait été maintenu. La distribution des vivres, du charbon et des médicaments avait été magnifiquement menée à bien. Même un reporter de l’Observer devait le reconnaître : « Un aspect extraordinaire de cette situation, c’est que malgré la grève générale, malgré qu’il n’y ait aucune industrie centralisée, les travailleurs ont quand même pris en charge eux-mêmes le fonctionnement des services essentiels, pour des buts qu’ils ont déterminés et mis au point eux-mêmes. Dans les régions industrielles, les Conseils Ouvriers ont pris en charge la distribution des produits de première nécessité et de la nourriture à la population, pour lui permettre de survivre. Les mineurs fournissent journellement la quantité de charbon nécessaire pour faire marcher les centrales électriques et pour chauffer les hôpitaux de Budapest et des autres grandes villes. Les cheminots organisent des convois qui se rendent aux destinations qui ont reçu l’approbation de tous et pour des besoins également approuvés par tous... » [10]

Le réseau de Conseils Ouvriers et Paysans qui surgit spontanément fut la plus grande victoire de la révolution hongroise. C’est la grande leçon historique que laisse la Hongrie de 1956. Elle a immortalisé le peuple hongrois. A la fin d’octobre, le gouvernement des Conseils était une réalité : c’est cette grande vérité toute simple, quoique d’une force et d’une évidence incontestables, qui, à l’époque et même depuis lors, a échappé à tant de gens.

Dans sa décision d’écraser ce petit pays, la logique du Kremlin était lucide, inébranlable et implacable. Les dirigeants russes ne pouvaient tolérer, sur le pas de leur porte, un pays où, pour la première fois dans l’histoire, les gens géraient leurs propres affaires et où, chose plus grave encore, ils approchaient à pas de géants d’une authentique égalité entre les individus. Ils ne pouvaient le tolérer, car l’exemple aurait été accueilli à bras ouverts par les peuples « satellites » opprimés qui, déjà, bouillaient de mécontentement. S’ils avaient permis li la révolution de triompher, ils auraient permis que son influence se répercute et exerce une action sur la classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie. Les travailleurs de ces pays subissaient la même exploitation que celle dont les Hongrois s’étaient libérés. En permettant à la révolution de se développer, le Kremlin aurait donné un essor immense au mouvement polonais qui, pendant un mois, avait déjà arraché concession sur concession aussi bien à la bureaucratie polonaise qu’au Kremlin lui-même.

Enfin, la révolution de Hongrie ne pouvait être tolérée, à cause de l’exemple qu’elle donnait au grand peuple assujetti qui vit au-delà de sa frontière nord-est. Les soldats russes passaient des armes aux révolutionnaires hongrois (et parfois se joignaient à leur rangs) : ce seul fait a sans doute fait frémir Krouchtchev et ses acolytes. Si on ne pouvait faire confiance à certaines parties de l’Armée Rouge pour réprimer une insurrection « étrangère », comment cette armée aurait-elle réagi devant une semblable insurrection en Russie même ? Voilà bien le cauchemar qui privait Krouchtchev de sommeil !

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[1Avant, pendant et après la période de la Révolution Hongroise, toutes les grèves étaient « sauvages », sauf pendant le court temps où vécut le Conseil National des Syndicats Libres constitué en octobre.

[2Voir infra chronologie de l’année 1957, 26 février 1957.

[3Le Times du 17 décembre 1956.

[4Marosán, avec Kádár, Apró et Münnich, disparut la veille de la seconde attaque russe, probablement pour constituer un « gouvernement ».

[5L’Observer du 30 décembre 1956. Au début de 1957, l’Union des Écrivains fut dissoute, de même que l’Union des Journalistes (voir infra chronologie, 17 et 19 janvier 1957).

[6Ce n’est pas tout à fait correct car les barbelés électrifiés avaient été enlevés quelques mois avant la révolution, pendant les « voyages de charme » de Krouchtchev et de Boulganine.

[7On trouvera d’autres extraits du discours de Kádár à l’Assemblée Nationale à l’Appendice III, 10 et 11 mai 1957.

[8Ceci fut confirmé par Krouchtchev au XXème Congrès.

[9Les communistes chinois reprochent maintenant aux Russes de ne pas avoir agi avec assez de vigueur dans la répression de la révolution hongroise !

[10L’Observer du 2S novembre 1956.


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