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7) Les conseils ouvriers
« La question qu’ils (les mineurs) se posaient n’était pas de savoir s’ils auraient un président, mais de s’organiser pour protéger les câbles après qu’ils se furent emparés des puits de mine, afin que la production ne s’arrête pas. Puis il y eut une question du pain qui leur manquait et ils s’entendirent aussi pour en trouver. Voilà le vrai programme de la Révolution, un programme qui n’est pas tiré des bouquins. Voilà la vraie conquête du pouvoir sur place. »
Lénine – La septième conférence de Russie du P.O.S.D. (Conférence d’avril 1917).
Au plus fort de la bataille du jeudi 25, Nagy vint à nouveau au micro de Radio-Budapest :
« En tant que président du Conseil des ministres, j’annonce que le gouvernement hongrois entame des négociations sur les relations entre la République Populaire de Hongrie et l’Union Soviétique, concernant, entre autres, le retrait des forces soviétiques stationnées en Hongrie... Je suis persuadé que les relations russo-hongroises, établies sur de telles bases, constitueront un fondement solide pour une amitié vraie et sincère entre nos peuples. » Entre-temps, la lutte continuait dans les rues de Budapest, plus acharnée que jamais. Parallèlement, on assistait à l’extension de la grève générale.
La grève commença le matin du mercredi 24. Elle se propagea rapidement dans les usines de la banlieue industrielle de Budapest, à Csepel, aux usines Ganz, Uncz, Étoile Rouge ; elle s’étendit ensuite aux autres centres industriels du pays : Miskols, Gyor, Szolnok, Pécs, Debrecen. A Budapest, la quasi-totalité de la population s’était insurgée. Dans les régions industrielles, par contre, la révolution était presque exclusivement le fait des ouvriers. Partout, les travailleurs formaient des conseils : dans les usines, les aciéries, les centrales électriques, les mines, les dépôts de chemin de fer ; partout, ils discutaient à fond leurs programmes et leurs revendications, partout ils prenaient les armes et, en bien des endroits, ils s’en servaient. Hubert Ripka explique qu’au milieu du combat, les travailleurs établissaient « un programme radical de changement politique et social. Cela se fit spontanément ; il n’y avait ni directives gouvernementales, ni direction centrale d’aucune sorte... Les Conseils Ouvriers prirent en main la gestion des entreprises... En Hongrie, ils furent engendrés par un mouvement populaire spontané et devinrent très vite les organes vivants de la démocratie naissante et les instruments efficaces de la révolution armée. » [1]
Les bulletins d’informations de Radio-Budapest appelaient la grève et la formation de Conseils Ouvriers des « désordres industriels », et signalaient constamment des « manifestations publiques » dans les villes et les centres des diverses régions industrielles. Fréquemment, Radio-Budapest annonçait également que, dans telle ou telle ville, le « calme » était revenu et que les ouvriers auraient, par conséquent, à « reprendre normalement le travail » le lendemain matin. Mais en province, les travailleurs s’étaient emparés de plusieurs stations de radio, et celles-ci diffusaient maintenant des informations d’un tout autre genre.
Il y avait à présent des centaines de Conseils Ouvriers de par le pays. Le nombre des membres de ces Conseils variait considérablement, de même d’ailleurs que leurs programmes. Cependant, dans tous ces programmes, on retrouvait certaines exigences communes : abolition de l’A.V.O., retrait total des forces russes, liberté civile et politique ; gestion ouvrière des usines et des industries, création de syndicats indépendants, liberté absolue pour tous les partis politiques, et amnistie générale pour tous les insurgés.
Les divers programmes demandaient aussi l’augmentation des salaires et des pensions ; mais dans aucun cas ces points n’étaient mentionnés en tête de liste. De nombreux programmes demandaient une « démocratie parlementaire ». D’aucuns exprimaient leur confiance en Nagy.
Que les « gauchistes » se souviennent, avant de pousser les hauts cris dans un sursaut d’horreur puritaine, du fait que, par rapport aux conditions sociales, politiques et économiques qui dominaient en Hongrie pendant la période qui précéda 1956, même un programme libéral aurait paru révolutionnaire. Dans de telles conditions, les slogans démocratiques ont toujours un effet explosif. Pour les Hongrois, ces revendications marquaient un énorme progrès parce qu’elles avaient pour conséquence la destruction de l’appareil de l’État totalitaire. Elles n’avaient jamais été réalisées sous le régime de Horthy. Les Hongrois tournaient le dos tant à la dictature pseudo-capitaliste qu’aux staliniens. Les ouvriers n’étaient pas aveuglés par l’idéologie bourgeoise : tout en soutenant de vastes revendications démocratiques, ils combattaient pour leurs propres objectifs. Les travailleurs ne voulaient plus de ces élections où le Parti Communiste imposait une liste unique de candidats et dont le résultat était fixé à l’avance. Ils voulaient choisir leurs représentants eux-mêmes, ils voulaient l’abolition du système monopartite, après avoir constaté que ce système aboutissait à l’écrasement de toutes les opinions et de tous les groupements qui ne se conformaient pas aux idées prêchées par ceux qui contrôlaient l’État. Ils voulaient être libres de s’organiser eux-mêmes, car une telle liberté leur aurait indubitablement permis de faire consciemment leur choix entre un certain nombre de partis ou de groupes révolutionnaires et de rejeter les partis bourgeois ou bureaucratiques qui auraient pu menacer leur liberté. Leurs réactions étaient foncièrement saines. Même leur revendication de liberté de la presse visait à la destruction de publications qui se trouvaient sous la dépendance de l’État.
Une révolution n’est jamais « pure » ; à chaque fois, plusieurs tendances se font jour. La grande révolution de 1917 n’était pas pure : des fractions de la petite-bourgeoisie y combattaient côte à côte avec les ouvriers et les paysans pauvres ; il y avait même des éléments qui étaient indignés par l’incapacité du tsar à mener victorieusement la guerre contre l’Allemagne. Quand la révolution éclatera dans les soi-disant démocraties populaires ou en U.R.S.S., les forces en présence seront particulièrement malaisées à évaluer. Le totalitarisme provoque des sentiments de révolte de la part de tous les hommes. Un jour ou l’autre, la majorité de la population se rebellera contre ce totalitarisme, guidée au début par un objectif commun : la liberté. Après ce premier stade, certains voudront sans aucun doute ressusciter la religion de leurs ancêtres, les anciennes coutumes nationales, les petits profits qu’ils faisaient auparavant, tandis que d’autres hommes voudront des changements sociaux radicaux et chercheront à mettre sur pied la société que leurs dirigeants n’avaient défendue qu’en paroles (tout en annihilant toute tentative de la réaliser). Les petits commerçants remercieront Dieu de leur avoir donné des taxes plus légères ; peut-être essayeront-ils même d’augmenter leurs prix. Mais pendant ce temps, les travailleurs formeront leurs conseils et prendront possession des usines.
Le niveau de conscience politique atteint par les travailleurs hongrois était vraiment étonnant. Pendant douze années, tous les moyens de propagande avaient été utilisés pour leur bourrer le crâne de mythes et de dogmes sur l’infaillibilité du parti et sur son droit à diriger « au nom de la classe ouvrière ». Mais les travailleurs savaient que leur classe était demeurée asservie et qu’ils étaient restés les simples exécutants des décisions qui convenaient aux intérêts propres d’une hiérarchie dirigeante et bureaucratique. Les discours les plus « révolutionnaires » ne pouvaient remplacer la réalité de leur vie quotidienne, tant dans le domaine de la production que dans la société en général. La réalité, bien que voilée par une propagande incessante, avait maintenu leur instinct de classe en éveil.
Le jeudi 25 octobre, les Conseils avaient déjà commencé à établir des liens entre eux. Dans les villes, les Conseils Centraux (généralement connus sous le nom de Conseils Révolutionnaires) étaient composés de délégués de tous les conseils de la région. Certains de ces Conseils Révolutionnaires comptaient des représentants des employés, des paysans des campagnes environnantes et de l’armée. Les paysans fournissaient volontiers des vivres aux rebelles et même, dans certaines régions agricoles, malgré leur traditionalisme prétendument intrinsèque, ils formèrent leurs propres conseils, comme, par exemple, dans le cas de la grande ferme d’État de Bábolna [2].
Jeudi après-midi [3], tandis que Kádár et Nagy promettaient de négocier le retrait des Russes, il était devenu évident que rien ne pourrait arrêter le développement des Conseils Ouvriers et de la grève générale. A la fin de la journée, les Conseils détenaient, en dehors de l’Armée Rouge [4], le seul pouvoir réel dans le pays. Et, pendant ce temps, Radio-Budapest déclarait d’un ton paternaliste : « Le gouvernement sait que les rebelles sont parfaitement sincères. »
Ce jeudi 25 octobre marqua une sorte de tournant. Il sembla que le gouvernement était en train de céder. Le premier ministre Nagy paraissait maintenant se rendre compte de la force qu’avait prise le mouvement dans le pays tout entier. La veille au matin, il s’était adressé aux seuls « citoyens de Budapest », alors qu’au même moment des Conseils Révolutionnaire avaient déjà été constitués dans toutes les grandes villes du pays. Le Conseil Révolutionnaire de Miskolc, par exemple, avait été élu tout au début de la journée de mercredi, par tous les ouvriers des usines de la région. Ce Conseil organisa immédiatement une grève générale dans tous les secteurs, à l’exception des services publics (transports, électricité et hôpitaux). Une délégation fut envoyée à Budapest pour coordonner les activités avec les conseils de la capitale et pour faire connaître le programme du Conseil de Miskolc. Les propositions de ce dernier ne différaient guère de celles dont on a fait mention ci-dessus ; elles furent portées à la connaissance de tous les Hongrois le jeudi 25, lorsque les révolutionnaires s’emparèrent de Radio-Miskolc.
Le Conseil de Miskolc n’était pas opposé à Nagy, mais au contraire : il proposa qu’il soit le premier ministre d’un nouveau gouvernement. Mais cela ne l’empêcha pas de faire exactement le contraire de ce que voulait Nagy ; quand celui-ci supplia les rebelles de déposer leurs armes et de reprendre le travail, le Conseil de Miskolc créa des milices ouvrières, poursuivit la grève en l’élargissant et s’érigea en gouvernement local indépendant du pouvoir central. En fait, il n’était prêt à soutenir Nagy que dans le cas où celui-ci aurait mis en application un programme révolutionnaire. Ainsi, quand Nagy introduisit des représentants du Parti des Petits Propriétaires (Zoltân Tildy et Béla Kovécs) dans le gouvernement, le Conseil réagit violemment. Dans un communiqué spécial diffusé le samedi 27 à 21 heures 30, il déclara qu’il avait « pris le pouvoir dans tout le comitat de Borsod [5]. Il condamne sévèrement tous ceux qui qualifient notre combat de combat contre la volonté et le pouvoir du peuple. Nous avons confiance en Imre Nagy, mais nous ne sommes pas d’accord avec la composition de son gouvernement. Tous ces politiciens qui se sont vendus aux Soviets ne doivent pas avoir leur place dans le gouvernement... » [6]
« Cette dernière déclaration met bien en relief aussi l’activité du Conseil qui, nous venons de le dire, se comporte comme un gouvernement autonome. Le jour même où il prend le pouvoir dans tout le département de Borsod, il dissout les organismes qui sont la trace du régime précédent, c’est-à-dire toutes les organisations du parti communiste (cette mesure est annoncée le dimanche matin par sa radio). Il annonce aussi que les paysans du département ont chassé les responsables des kolkhozes et procédé a une redistribution de la terre (...) A Gyor, à Pécs, dans la plupart des autres grandes villes, il semble que la situation ait été la même qu’à Miskolc. C’était le Conseil Ouvrier qui dirigeait tout ; il armait les combattants, organisait le ravitaillement, présentait des revendications politiques et économiques. » [7]
On peut se faire une idée de ce qu’étaient réellement les Conseils Révolutionnaires en jetant un coup d’œil sur celui de Gior, Son quartier général était établi à l’Hôtel de Ville. A toutes les heures du jour, pour ainsi dire, la place où se dresse celui-ci était remplie de groupes de gens intensément engagés dans des discussions souvent animées. Il y aura toujours, dans toute révolution menée par la base, énormément de débats, de discussions, de vacarme, de bousculades, de polémiques, d’excitation et d’agitation.
Les délégations qui quittaient l’Hôtel de Ville pour se rendre auprès d’autres conseils croisaient les députations mandatées par les différents groupes et comités locaux. Le vacarme et le remue-ménage qui régnaient à l’intérieur du bâtiment rappelaient le chaos qui se produit dans une fourmilière que l’on a dérangée. Les fusils se prenaient dans les drapeaux. Des gens armés se frayaient un chemin dans les couloirs encombrés, portant des documents dans les salles pleines de monde. En marchant le long des couloirs, on pouvait se rendre compte d’après les bruits divers qui émanaient des salles – la voie calme d’un homme, la sonnerie perçante d’un téléphone, les intonations excitées d’une fille, le vacarme, les rires, les huées, les jurons, les applaudissements – qu’il s’agissait d’un véritable mouvement populaire.
De nombreuses délégations réclamaient des camions pour une attaque massive sur Budapest, afin de desserrer l’étreinte de l’Armée Rouge sur les « combattants de la liberté ». Certains membres du Conseil estimèrent que cela aurait compromis le succès de la révolution : il fallait utiliser tous les camions disponibles pour le transport des vivres destinés aux habitants de Budapest. La majorité était d’accord avec le Conseil, s’il faut en juger par le nombre de gens qui se présentèrent pour participer à cette opération. Pendant ce temps, sur la place, un homme s’adressait à la foule et demandait la révocation des « hommes de compromis ». Le porte-parole d’une délégation qui réclamait une « marche sur Budapest » dénonça ceux qui, au sein du Conseil, voulaient « nous rendre pacifiques au lieu de nous mobiliser ». Pourtant, de ce chaos apparent, sortit un programme de revendications qui avait le soutien de la grande majorité des révolutionnaires.
Depuis le premier jour de la révolution, c’était un véritable mouvement prolétarien qui s’était manifesté par la formation spontanée de Conseils dans toute la Hongrie. Ces Conseils, partiellement isolés par l’ Armée Rouge, cherchèrent immédiatement à se fédérer et, à la fin de la première semaine, ils avaient pratiquement mis sur pied une république des Conseils. Seule leur autorité signifiait quelque chose. Le gouvernement n’avait aucune autorité, en dépit du fait que Nagy se trouvait à sa tête.
Est-il encore quelqu’un qui se demande pourquoi le Kremlin et ses pantins ont fait usage des méthodes les plus immondes pour ternir et discréditer cette révolution ? Ils l’ont qualifiée de « contre-révolution », d’« insurrection fasciste » [8]. Faut-il encore se demander pourquoi la presse et les « leaders » occidentaux ont multiplié les efforts pour dénaturer le sens de cette révolution, en la présentant comme un simple soulèvement « national » ? Il y avait certes des aspects nationalistes, mais ils ont été extrapolés du contexte et on leur a donné un relief et une importance qu’ils n’avaient absolument pas. [9] [10]
***
A part les ouvriers, la force sociale réelle, en province, était le prolétariat agricole – la paysannerie. Les revendications des paysans pendant cette période ont sans doute été confuses, mais en tous cas leur lutte pour le partage de la terre avait un caractère révolutionnaire. Pour eux, le fait de se débarrasser des directeurs des kolkhozes (les fermes collectives) avait la même signification que celui de se débarrasser des gros propriétaires fonciers. Sous le régime de Horthy, les ouvriers agricoles représentaient plus de 40% de la population. Après la guerre, ils avaient pu apprécier les bienfaits de la réforme agraire, mais ils s’étaient vus presque immédiatement privés de leurs nouveaux droits et forcés d’aller travailler dans les fermes collectives. La haine envers les bureaucrates qui dirigeaient les coopératives et s’enrichissaient sur leur dos vint remplacer, presque sans transition, celle qu’ils éprouvaient auparavant pour leurs exploiteurs traditionnels, les aristocrates terriens.
Après le 23 octobre, une redistribution de la terre fut opérée dans certaines régions. Dans d’autres parties du pays, les coopératives continuèrent à fonctionner comme auparavant ; cependant, elles étaient maintenant sous la direction des paysans eux-mêmes, ce qui laisse entendre que certaines couches paysannes, malgré l’exploitation qu’elles avaient subie sous le régime de Rákosi, se rendaient compte des avantages du travail collectif. Si de nombreux paysans étaient prêts à faire confiance à des représentants d’organisations telles que le Parti des Petits Propriétaires (qui reflétait et exprimait leurs traditions familiales et religieuses), ils faisaient néanmoins toujours partie d’une classe exploitée. Ils montrèrent en fait qu’ils étaient prêts à se joindre à la classe ouvrière dans sa lutte pour des objectifs socialistes. [11]
Dans ce contexte, il faudrait mentionner le programme du Comité Exécutif Municipal de Magyaróvár (un organe manifestement dirigé par des éléments paysans). Ce programme demandait des élections libres sous l’égide des Nations-Unies, le rétablissement immédiat des organisations professionnelles de la paysannerie et le libre exercice des professions de petit artisan et de petit commerçant. Ces points étaient suivis de toute une série de revendications démocratiques bourgeoises. Mais, en même temps, ce programme réclamait « la suppression de toute différence de classes » (point 13). Cette contradiction prouve clairement que coexistent toujours au sein de la paysannerie les éléments conservateurs et les éléments révolutionnaires. Une quarantaine d’années auparavant, cela s’était déjà vérifié au cours de la révolution russe.
Certes, l’idée des fermes collectives peut être profondément socialiste, mais la propriété collective.n’a un contenu socialiste que si l’association des paysans s’est opérée d’une manière tout à fait libre. Si les travailleurs agricoles sont contraints de rentrer dans les collectivités, comme c’était le cas avant le 23 octobre, s’ils n’organisent pas d’eux-mêmes leur travail en commun, s’ils doivent au contraire exécuter les ordres de fonctionnaires qui ne travaillent pas, si leur niveau de vie ne s’améliore pas, si les différences entre leur revenu et celui des bureaucrates sont élevées et augmentent sans cesse, alors· ces collectivités n’ont rien à voir avec le socialisme. En fait, l’histoire a montré qu’elles peuvent être les instruments d’une forme d’exploitation « rationalisée » et intensifiée.
8) Le programme révolutionnaire
« Les révolutions prolétariennes... interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer de nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts... »
K. Marx – Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. 1852.
Le vendredi 26 octobre, le Conseil National des Syndicats Libres, récemment constitué, publia sa fameuse résolution. Ce Conseil était une fédération des syndicats qui venaient d’être dissous et de se reformer.
La résolution, signée par le président du Conseil, comprenait une liste de revendications d’une grande portée ; elle rassemblait et mettait au clair les revendications avancées par les différents Conseils Ouvriers de tout le pays.
« Sur le plan politique, les syndicats demandent : 1° Que la lutte cesse, qu’une amnistie soit annoncée et que des négociations soient entreprises avec les délégués de la jeunesse ; 2° Qu’un large gouvernement soit constitué, avec M. Imre Nagy comme président, et comprenant des représentants des syndicats et de la jeunesse. Que la situation économique du pays soit exposée en toute franchise ; 3° Qu’une aide soit accordée aux personnes blessées dans les luttes tragiques qui viennent de se dérouler et aux familles des victimes ; 4° Que la police et l’armée soient renforcées pour maintenir l’ordre par une garde nationale composée d’ouvriers et de jeunes ; 5° Qu’une organisation de la jeunesse ouvrière soit constituée avec l’appui des syndicats ; 6° Que le nouveau gouvernement engage immédiatement des négociations en vue du retrait des troupes soviétiques du territoire hongrois. Sur le plan économique : 1° Constitution de conseils d’ouvriers dans toutes les usines ; 2° Instauration d’une direction ouvrière. Transformation radicale du système de planification et de la direction de l’économie exercée par l’État. Rajustement des salaires, augmentation immédiate de 15% des salaires de moins de 1.500 forints. Établissement d’un plafond de 3.500 forints pour les traitements mensuels. Suppression des normes de production, sauf dans les usines où les conseils d’ouvriers en demanderaient le maintien. Suppression de l’impôt de 4% payé par les célibataires et les familles sans enfants. Majoration des retraites les plus faibles. Augmentation du taux des allocations familiales. Accélération de la construction de logements par l’État ; 3° Les syndicats demandent en outre que soit tenue la promesse faite par M. Imre Nagy d’engager des négociations avec les gouvernements de !’U.R.S.S. et des autres pays en vue d’établir des relations économiques donnant aux parties des avantages réciproques sur la base du principe de l’égalité. » [12] |
La résolution s’achevait-en demandant que les syndicats hongrois fonctionnent comme avant 1948 et prennent à l’avenir le nom de « Syndicats Libres de Hongrie ».
Le Daily Worker du samedi 27 octobre 1956 ignora d’une manière significative les revendications politiques, mais il publia une version plus ou moins correcte des trois points sur l’économie. La seule partie économique du programme doit avoir fait sursauter les lecteurs du Daily Worker, à qui l’on disait en même temps que la révolution était « inspirée du fascisme ». Le journal du Parti Communiste britannique suivait vraisemblablement la ligne de la Praoda [13]. Le porte-parole du Kremlin se faisait l’écho des paroles de Chepilov, ministre russe des Affaires Étrangères, lorsqu’il rapportait que « les événements de Hongrie ont amplement démontré qu’un mouvement contre-révolutionnaire et réactionnaire clandestin, bien armé et dressé en vue d’actions dures contre le régime populaire, y a été organisé avec des appuis extérieurs... (mais) il est clair que la Hongrie Populaire a connu et connaît encore de nombreuses difficultés et des problèmes qui n’ont pas été résolus. Il y a eu des erreurs graves dans le domaine économique... » [14]
Mais pourquoi le Daily Worker a-t-il gardé le silence sur les revendications politiques du Conseil National des Syndicats Libres ? Sans aucun doute parce que le programme dans son ensemble montrait indiscutablement, une fois de plus, quelles étaient réellement les forces qui se trouvaient derrière la révolution.
Les ouvriers hongrois considéraient encore le problème en termes d’« hommes de bonne volonté » auxquels ils auraient pu faire confiance ; malgré cela, ils étaient suffisamment avertis des imperfections de ce point de vue pour demander que des représentants directs des travailleurs et des jeunes participent au gouvernement, et que le gouvernement soit soutenu par les jeunes et les travailleurs armés en permanence. Indubitablement, ce sont les jeunes qui étaient à l’avant-garde de la révolution.
D’ailleurs, les syndicats hongrois n’étaient pas disposés à laisser au gouvernement le soin de tout décider à leur place. En demandant que soient reconnues leurs organisations autonomes (libres, élues démocratiquement et réellement représentatives de la classe ouvrière), les travailleurs désiraient consolider et élargir le pouvoir qu’ils détenaient déjà. D’où leur demande de « constitution de conseils d’ouvriers dans toutes les usines ». Il est possible qu’ils n’étaient pas conscients de ce qu’impliquaient leurs revendications, ni du pouvoir potentiel qu’ils avaient de les faire exécuter. Néanmoins, la tendance était nette : dans leur vie quotidienne, dans leur travail, ils ne voulaient pas demeurer de simples exécutants. Ils voulaient agir en leur propre nom.
On trouve la preuve de ceci dans l’examen du second point des revendications économiques, qui demande l’instauration d’une direction ouvrière et une transformation radicale du système de planification central et de la direction de l’économie exercée par l’État. La demande est peut-être formulée de manière imprécise, mais nous pouvons comprendre sa logique interne. Les travailleurs rejetaient l’idée que la production soit programmée en dehors d’eux ; ils niaient le « droit » de la bureaucratie d’État de donner les instructions d’en haut. Il les intéressait profondément de. savoir ce qu’il fallait décider au niveau national, et par qui ce serait décidé ; dans quelles industries ou dans quels secteurs industriels il fallait faire l’effort le plus considérable, et pourquoi ; quel devait être le volume de la production dans chaque secteur et comment la production devait être organisée. Ils voulaient savoir dans quelle mesure tout cela affecterait leur niveau de vie, la durée de leur semaine de travail et le rythme de travail qui s’ensuivrait.
La logique interne de cette revendication est renforcée par celles qui suivent. Il ne plane aucun doute sur ce qui se passait réellement dans la tête des travailleurs. Le désir d’abolir les normes de. production (sauf dans les usines où les Conseils en demanderaient le maintien) est formulé avec précision. Cette revendication met l’accent sur un point de logique élémentaire : puisque les ouvriers sont les producteurs, il faut qu’ils soient libres d’organiser leur travail comme ils l’entendent. En fait, les travailleurs voulaient se débarrasser de tout l’appareil hiérarchisé de la bureaucratie, depuis ceux qui se trouvent au sommet et prennent les décisions-clés concernant le niveau de la production jusqu’aux contre-maîtres et autres surveillants qui, le chronomètre à la main, pressent les travailleurs pour qu’ils transforment les plans en produits finis, en passant par les « spécialistes de bureau » qui essaient d’interpréter les décisions avec leurs courbes et leurs graphiques. Les ouvriers voyaient dans ces gens des tentatives de dominer le procès du travail de l’extérieur, des tentatives de subordonner le travail de l’homme à celui de la machine, à tel point que bien souvent la machine elle-même était incapable de suivre l’effort demandé.
Une caractéristique de la bureaucratie des. directeurs, à l’Est comme à l’Ouest, c’est qu’elle essaye de maintenir et d’étendre la hiérarchie parmi les travailleurs. Une telle hiérarchie est en effet une nécessité pour les patrons. Ce n’est que de cette manière qu’ils peuvent espérer exercer un meilleur contrôle sur « leur » force de travail. La revendication concernant le rajustement des salaires visait justement à contrebalancer cette tendance. Les travailleurs hongrois étaient pleinement conscients du fait qu’une large échelle des salaires (parfois très compliquée) offrait la possibilité à leurs dirigeants, d’une part de favoriser le développement d’une « aristocratie ouvrière » qui soutienne le pouvoir établi et, d’autre part, de diviser les travailleurs, de les isoler les uns des autres.
Cette lutte contre la hiérarchie et la diversification des salaires est fondamentale pour tout mouvement qui vise à obtenir le pouvoir ouvrier et à établir une société sans classes. Cette lutte revient sur le tapis chaque fois que, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne, des grèves « sauvages » éclatent indépendamment des directions syndicales. Pour maintenir leur autorité, les dirigeants cherchent à diviser les « dirigés ». Mais, ce faisant, ils se créent d’énormes problèmes. Quand cette tactique devient claire aux yeux des travailleurs (ce qui ne peut manquer de se produire un jour ou l’autre), la lutte se fait plus aiguë encore. Par suite de la rapidité du développement de la technologie moderne et par suite de l’extension ininterrompue de la division du travail, des ouvriers dont les tâches semblaient auparavant si différentes commencent à se rendre compte qu’elles ne sont pas si différentes que cela. Les différenciations de salaires (ou, du moins pour le moment, les cas les plus criants) se mettent à paraître absurdes.
La résolution des syndicats révéla clairement (et c’est de la plus haute importance) que les travailleurs hongrois avaient découvert qu’ils avaient aussi peu le droit au chapitre dans la gestion de leurs propres affaires sous la domination de la bureaucratie que du temps du capitalisme privé. Ils avaient vu que la véritable division, dans leurs usines, dans leur société, dans leur vie, se trouvait entre ceux qui décident et ceux qui n’ont qu’à obéir. Trois jours seulement après le début de l’insurrection, alors que la bataille faisait encore rage, leur programme était l’affirmation de tout ce pour quoi ils combattaient. C’était un programme fondamentalement révolutionnaire, même s’ils n’avaient qu’ une petite idée de la manière de le réaliser.
Cette nouvelle fédération syndicale, débarrassée de sa direction bureaucratique, élue démocratiquement et s’appuyant sur les Conseils Ouvriers et sur leurs revendications, est caractéristique de la scène politique hongroise au cours de ces derniers jours d’octobre 1956. La liberté était devenue un élixir, avalé goulûment par un peuple mort de soif. Les Hongrois semblaient deviner que cette liberté serait de courte durée ; c’est pourquoi ils s’affairaient à réorganiser tout ce qui les concernait.
9) La dualité du pouvoir
« En quoi consiste la dualité du pouvoir ? En ceci qu’à côté du Gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, s’est formé un autre gouvernement, faible encore, embryonnaire, mais qui n’en a pas moins une existence réelle, incontestable, et qui grandit : ce sont les soviets des députés ouvriers et soldats... un pouvoir qui s’appuie directement sur un coup de force révolutionnaire, sur l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d’État centralisé. »
Lénine – Sur la dualité du Pouvoir – avril 1917.
Plusieurs partis avaient subitement refait leur apparition ; parmi eux, le Parti Social-Démocrate, le Parti National Paysan et le Parti des Petits Propriétaires. Kádár divulgua alors que le Parti Communiste avait été « réorganisé ». Il devait porter un nouveau nom : Parti Socialiste Ouvrier. Le nouveau comité exécutif serait uniquement composé de personnalités qui avaient combattu Rákosi (Kádár lui-même, Nagy et cinq autres).
Pendant ces journées d’octobre, vingt-cinq nouveaux quotidiens remplacèrent les cinq organes de presse obéissants et lugubres de la défunte « bureaucratie populaire ». Les gens n’y lisaient pas que des informations (de vraies informations enfin), mais aussi des débats d’opinion, des polémiques acerbes, des commentaires frappants, parfois satiriques et toujours pleins de bon sens.
Mais il n’y avait guère de quoi se réjouir à Budapest. Les armes se faisaient entendre jour et nuit. Il n’y avait plus de transports publics. Les chars russes mis hors de combat restaient là, disloqués, tandis que d’autres chars parcouraient les rues en permanence. Les maisons délabrées, défigurées par les trous d’obus, jetaient des ombres grotesques sur les centaines de corps qui gisaient dans la rue au milieu des morceaux de verre, des douilles vides et de tas d’autres débris [15]. De temps à autre, une camionnette portant l’emblème de la Croix-Rouge ou un camion rempli de « combattants de la liberté » roulaient au milieu de tout cela. Quelques magasins d’alimentation étaient ouverts ; mais les cinémas, les théâtres, les restaurants étaient fermés. Dans le feu de l’action, on n’avait guère le temps ni l’envie de s’amuser.
A partir de la nuit de vendredi, la lutte s’était faite de plus en plus acharnée. Cinq mille cinq cents prisonniers politiques avaient déjà été délivrés par les insurgés et, dans la nuit de samedi à dimanche, les « gars » firent irruption dans la prison de Budapest et délivrèrent tous les prisonniers politiques qui s’y trouvaient enfermés [16]. La piteuse condition physique de ces derniers et les récits atroces qu’ils firent des tortures qu’ils avaient subies contribuèrent à accroître la haine que le peuple éprouvait pour la police secrète. Ces récits, ajoutés au fait que seuls les hommes de l’A.V.O. se battaient au côté des Russes, porta la colère des gens à son comble. A dater de ce moment, la plupart des A.V.O. capturés furent battus à mort et pendus par les pieds ; souvent, la foule leur crachait dessus.
Radio-Budapest lançait encore des appels pour un cessez-le-feu. Elle répétait sans arrêt les promesses de Kádár et de Nagy. Ces derniers promirent des augmentations immédiates des salaires, puis la formation de conseils ouvriers dans toutes les usines (étant donné que chaque usine avait déjà son conseil ouvrier, c’était une proposition sinistre à souhait !). Ils promirent aussi d’entamer immédiatement des négociations visant à mettre les relations russo-hongroises sur un pied d’égalité. Mais ils ajoutèrent que rien de tout cela n’entrerait en vigueur avant le rétablissement « de l’ordre et de la loi ». D’un bout à l’autre, « l’ordre et la loi » demeuraient le refrain de Nagy.
Qui Nagy espérait-il impressionner par ses appels à « l’ordre » ?Les ouvriers, peut-être ? Il n’ignorait pas que les délégués des principaux comités de toute la Hongrie s’étaient rencontrés à Gyor pour coordonner et exposer les revendications du peuple. Celles-ci incluaient maintenant le retrait de la Hongrie du Pacte de Varsovie. La présence à Gyor des délégués de Budapest donnait probablement lieu à croire la nouvelle selon laquelle un gouvernement provisoire était en train de se constituer dans cette ville. Il fallait donc que Nagy se procure des appuis « influents » le plus vite possible.
Nagy prit à nouveau la parole à Radio-Budapest (toutes les autres stations de radio du pays – Miskolc, Gyor, Pécs, Szeged, Debrecen et Magyaróvár – étaient désormais sous le contrôle des Conseils Révolutionnaires). Il annonça des concessions : l’A.V.O. serait dissoute et le gouvernement « réorganisé ».
Il promit un cessez-le-feu durant la « réorganisation » du gouvernement. Dans l’intervalle, un certain .nombre de groupes de combattants s’étaient rendus, faute de munitions. Mais en plusieurs endroits, notamment place Széna et à la caserne Kilián, des groupes résistaient encore. A la fin de la semaine, beaucoup de gens commençaient à penser que la révolution était victorieuse. Les chars russes n’attaquaient plus, et le bruit courait qu’ils allaient peut-être quitter Budapest.
Et pourtant les travailleurs se défiaient toujours de Nagy. Avec ses nombreuses affirmations à propos de « l’ordre », etc... , son attitude leur paraissait délibérément temporisatrice, visant à renforcer son emprise sur le pays. Le lundi 29 octobre, les délégués de tous les Conseils du pays, réunis à Gyor, adressèrent à Nagy une résolution énergique qui réaffirmait leurs revendications. Ce message prenait presque la valeur d’un. ultimatum.
Le mardi matin, très tôt, Radio-Budapest confirma que l’Armée Rouge allait se retirer. Plus tard, dans l’après-midi, l’information du « début de l’évacuation des troupes soviétiques » fut radiodiffusée, émanant du premier ministre. En même temps, Nagy disait que, « pour assurer que le départ des troupes se fasse partout sans désordres, les citoyens doivent s’abstenir de tout acte de provocation, d’hostilité ou de nature à troubler le retrait des troupes. » Il appelait également à la reprise du travail. Des appels similaires furent diffusés le même jour par Tildy et Kádár.
Les unités de l’Armée Rouge commencèrent à quitter Budapest à 16 heures. Mais les travailleurs restaient méfiants. A Gyor, les délégués des Conseils proclamèrent immédiatement qu’il fallait continuer et renforcer la grève générale [17] jusqu’à ce que le dernier soldat russe ait quitté le pays ; on n’envisagerait l’éventualité d’une reprise du travail que lorsque les négociations sur les autres revendications seraient entamées.
Le pays était toujours paralysé par la grève quand une déclaration officielle annonça que c’étaient András Hegedus et Erno Gero, et non Imre Nagy, qui portaient entièrement la responsabilité de l’appel aux troupes russes. Au moment où leur autorité était au plus bas, Nagy et son gouvernement décidaient de renier toute responsabilité dans l’un des événements les plus importants de toute cette période, l’appel au Pacte de Varsovie ! Cependant. Nagy ne donna pas d’explications à propos du silence qu’il avait observé sur le sujet pendant une semaine entière. Le fait ne manqua pas d’être remarqué par les travailleurs hongrois. Quelques jours auparavant, cette déclaration aurait pu leur en imposer ; à présent, il était trop tard : ils continuèrent la grève.
Dans l’esprit des Hongrois, chaque jour qui passait atténuait l’importance de cette déclaration : elle était hors de propos. Mais en ce qui concernait la classe dirigeante, elle montra exactement l’impasse dans laquelle celle-ci se trouvait. Les dirigeants désespéraient de rétablir leur « ordre » et leur contrôle de la situation, de regagner leur autorité perdue. Qui sait exactement dans quelle mesure ils y sont parvenus grâce à cette déclaration ? De nombreux intellectuels l’accueillirent comme une perche tendue à leur incertitude. Nagy retrouva une place dans leurs cœurs, et le gouvernement recouvra ainsi un peu de son autorité. De larges fractions de l’armée et de la police se remirent à obéir à ses ordres. Elles suivirent les instructions du gouvernement et prirent sans coup férir la relève des troupes russes qui se retiraient de Budapest.
Mais, par contre, dans certains quartiers de Budapest et dans le reste du pays, les travailleurs restèrent en armes et solidement attachés à leurs organisations. On se trouvait en face d’une situation classique de « double pouvoir ».
Le peuple hongrois fut affaibli dans un moment extrêmement critique par la volonté fébrile du gouvernement de reprendre le contrôle de la situation. De plus, l’Armée Rouge ne s’était retirée de Budapest que pour occuper des positions à l’extérieur de la ville ! Celle-ci était encerclée par les chars russes. Au même moment, des troupes soviétiques fraîches pénétraient par divisions entières dans la partie nord-est du pays. Le jeudi 1er novembre (alors que la force aérienne britannique était occupée à bombarder les Égyptiens à Suez), ces nouvelles unités de l’Armée Rouge avaient déjà atteint Szolnok, dans le centre de la Hongrie. 110 kilomètres seulement les séparaient encore de Budapest.
Dès que les Conseils Révolutionnaires, les Conseils Ouvriers et les autres organisations autonomes du nord-est de la Hongrie (ceux de Miskolc, entre autres) apprirent ces mouvements des troupes russes, ils en informèrent les autres Conseils du pays. Ils adressèrent plusieurs ultimatum à Nagy : si les soldats de l’ Armée Rouge ne cessaient immédiatement de pénétrer en Hongrie, les Conseils prendraient des mesures énergiques ; cela impliquait que la population essayerait de les arrêter elle-même.
Les Conseils ne reçurent aucune réponse officielle. Plusieurs ministres du gouvernement-nouvelle formule firent encore appel à « l’ordre » et à la reprise du travail. A présent, la grève paralysait les derniers secteurs de l’industrie qui avaient encore fonctionné jusqu’à ce jour. « Les travailleurs répétaient : les Russes doivent d’abord partir, après seulement nous mettrons fin à la grève. » [18]
Le soir du 1er novembre, Nagy était vraiment tendu. La délégation du gouvernement hongrois (qui comprenait Pal Maléter, le communiste estimé de tous qui s’était signalé à la caserne Kilián et qui était maintenant ministre de la Défense, ainsi que son chef d’état-major, le général István Kovács) était toujours en train de négocier le retrait de l’ Armée Rouge et d’autres problèmes militaires avec les représentants du Kremlin. Les Russes déclarèrent que les troupes qui entraient en Hongrie n’étaient là que pour couvrir la retraite. Mais Nagy était maintenant parfaitement conscient des intentions du Kremlin. Il savait à quoi les nouvelles divisions russes étaient destinées. Il en fut réduit au désespoir.
Juste avant 7 heures du soir, le premier ministre Nagy, qui, dans le courant de la journée, avait pris en charge le ministère des Affaires Étrangères, prononça à la radio une brève allocution dans laquelle il proclamait la neutralité de la République Populaire de Hongrie. Nagy avait parcouru un long chemin avant de satisfaire les revendications des révolutionnaires. Le 24 octobre, il avait invoqué le Pacte de Varsovie ; le 1er novembre, il le révoqua, mais il était trop tard.
Le lendemain, vendredi 2 novembre, le délégué russe aux Nations-Unies déclara que toutes les nouvelles faisant état d’un retour des troupes soviétiques en Hongrie étaient « absolument sans fondement ». La plupart des délégués occidentaux avaient une idée approximative de la situation réelle qui régnait en Hongrie. En effet, les émissions des différentes stations de radio contrôlées par les révolutionnaires étaient captées par les stations d’écoute d’Europe et d’Amérique. Pourtant, ni à ce moment-là, ni plus tard, les délégués occidentaux ne mirent l’U.R.S.S. « dans l’embarras » en mettant en doute les affirmations de ses représentants. D’ailleurs, pourquoi l’auraient-ils fait ? Le secrétaire d’État américain, John Foster Dulles, avait déjà résumé leur point de vue onze jours auparavant, le 22 octobre, quand, dans un discours prononcé à Washington, il avait admis la légitimité du stationnement des troupes russes en Pologne en vertu du Pacte de Varsovie : « Du point de vue de la législation internationale et de la violation des traités, je ne pense pas que l’on puisse prétendre qu’il s’agit là de la violation d’un traité. » [19]
Le samedi 3 novembre, à 14 heures 18, Radio-Budapest annonça : « La délégation soviétique a promis que les trains transportant des troupes ne passeront plus la frontière hongroise. » Cette promesse pouvait tout aussi bien être respectée : les unités de l’Armée Rouge avaient déjà occupé les champs d’aviation [20], les carrefours principaux et les gares dans presque tout le pays, à l’exception des grandes villes.
Plus tard dans l’après-midi, quatre des ministres de Nagy – Kádár, Apró, Marosán et Münnich – disparurent. Ils se trouvaient en fait à l’ambassade de Russie, où ils avaient été invités pour une réunion avec Mikoyan, qui venait d’arriver de Moscou par avion. Plusieurs membres du dernier cabinet de Nagy étaient persuadés que les Russes n’attaqueraient pas. On rapporte que même Pál Maléter, le chef de la délégation qui négociait toujours au quartier général de l’Armée Rouge, « faisait confiance à leurs paroles et à leur sincérité ». Le même jour, deux ministres, Zoltán Tildy, ministre d’État et Géza Losoncz y tinrent une conférence de presse dans la salle des Gobelins du Parlement. Interrogé sur l’imminence d’une nouvelle attaque russe, Tildy répondit : « Une telle tragédie est humainement impossible... elle n’aura jamais lieu. »
Les ouvriers ne partageaient pas son optimisme. La grève générale était maintenant totale. Les ouvriers contrôlaient vraiment la situation. Si Nagy était un tant soi peu différent des autres, c’était maintenant qu’il devait le montrer. Un appel de sa part invitant les travailleurs à se tenir en éveil aurait galvanisé les révolutionnaires ; au lieu de cela, Nagy fit appel... aux Nations-Unies.
Peu avant minuit, le colonel Pal Maléter et le général Kovács furent arrêtés par les officiers de l’ Armée Rouge, alors qu’ils participaient encore officiellement aux « négociations ». Ils furent emprisonnés dans une villa de l’avenue Gorky. Les jeux étaient faits.
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