La suspension de « Socialisme ou Barbarie » (1967)

mercredi 8 octobre 2008
par  administrator

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Ce texte est aujourd’hui réédité par les éditions du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome III & IV, Quelle démocratie ?, 2013, au prix sacrifié de 32€.

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LA SUSPENSION DE LA PUBLICATION DE SOCIALISME OU BARBARIE (1)

Le premier numéro de Socialisme ou Barbarie est paru en mars 1949. Le quarantième, en juin 1965. Contrairement à ce que nous pensions en le publiant, ce quarantième numéro aura été le provisoirement dernier.

La suspension indéterminée de la publication de la Revue, que nous avons décidée (2) après longue réflexion

et non sans peine, n’est pas motivée par des difficultés de nature matérielle. De telles difficultés ont existé pour notre groupe dès le premier jour. Elles n’ont jamais cessé. Aussi, elles ont toujours été surmontées, et auraient continué de l’être si nous avions décidé de poursuivre la publication de la revue. Si nous la suspendons aujourd’hui, c’est que le sens de notre entreprise, sous sa forme présente, est devenu pour nous problématique. C’est ce que nous voulons ici exposer brièvement pour ceux qui, abonnés ou lecteurs de la revue, ont suivi depuis longtemps notre effort.

Socialisme ou Barbarie n’a jamais été une revue de pure recherche théorique. Si l’élaboration des idées y a toujours occupé une place centrale, elle a toujours été guidée par une visée politique. Le sous-titre de la revue : organe de critique et d’orientation révolutionnaire, indique déjà suffisamment le statut du travail théorique qui s’y est exprimé depuis dix-huit ans. Se nourrissant d’une activité révolutionnaire individuelle et collective, il prenait sa valeur de ce qu’il était—ou pouvait, prévisiblement, devenir—pertinent pour une telle activité, en tant qu’interprétation et élucidation du réel et du possible dans une optique de transformation de la société. La revue n’avait de sens pour nous et en elle-même que comme moment et instrument d’un projet politique révolutionnaire.

Or, de ce point de vue, les conditions sociales réelles—en tout cas, ce que nous en percevons—ont de plus en plus changé. Nous l’avons déjà constaté depuis 1959—comme on peut le voir dans la série des textes sur Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne—et l’évolution qui a suivi n’a fait que confirmer ce diagnostic : dans les sociétés du capitalisme moderne, l’activité politique proprement dite tend à disparaître. Ceux qui nous ont lu savent qu’il ne s’agissait pas là d’une simple constatation de fait, mais du produit d’une analyse des traits à notre avis les plus profondes des sociétés modernes.

Ce qui nous apparaissait comme élément compensateur de ce diagnostic négatif, ce qui balançait, dans notre perspective, la privatisation croissante de la masse de la population, c’était les luttes dans la production, matériellement constatées et analysées sur les cas de l’industrie anglaise et américaine, luttes qui mettent en question les relations de travail sous le capitalisme et traduisent, sous une forme embryonnaire, la tendance gestionnaire des ouvriers. Nous pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient—non certes sans une intervention et introduction de l’élément politique véritable—dépasser les rapports immédiats de travail, progresser vers la mise en question explicite des relations sociales générales.

En cela nous nous trompions. Ce développement n’a pas eu lieu en France, sinon à une échelle infime (ce ne sont pas les grèves de la dernière période, rapidement syndicalisées, qui pourraient modifier cette appréciation). En Angleterre, où ces luttes continuent (avec des hauts et des bas inévitables), leur caractère ne s’est pas modifié, ni de lui-même, ni en fonction de l’activité de nos camarades du groupe Solidarity. Certes, une évolution différente dans l’avenir n’est pas exclue—bien qu’elle nous paraisse improbable pour les raisons que nous mentionnerons plus loin. Mais la question n’est pas là. Nous croyons avoir suffisamment montré que nous ne sommes pas impatients et nous n’avons jamais pensé, répétons-le, que la transformation de ce type de luttes ouvrières—ou de n’importe quel autre—pourrait se faire sans le développement parallèle d’une organisation politique nouvelle, que notre intention a toujours été de construire.

Or la construction d’une organisation politique dans les conditions qui nous entourent—et dont sans doute ce que nous sommes fait aussi partie—a été et demeure impossible, en fonction d’une série de facteurs nullement accidentels et étroitement reliés les une aux autres.

Dans une société où le conflit politique radical est de plus en plus masqué, étouffé, dévié et, à la limite, inexistant, une organisation politique supposée construite, ne pourrait que péricliter et dégénérer rapidement. Car, d’abord, où et dans quelle couche pourrait-elle trouver ce milieu immédiat sans lequel une organisation politique ne peut pas vivre ? Nous en avons fait l’expérience négative aussi bien pour ce qui est des éléments ouvriers que pour ce qui est des éléments intellectuels. Les premiers, lors même qu’ils voient un groupe politique avec sympathie et reconnaissent dans ses idées l’expression de leur propre expérience, ne sont pas disposés à maintenir avec lui un contact permanent, encore moins une association active, car ses perspectives politiques, pour autant qu’elles dépassent leurs propres préoccupations immédiates, leur paraissent obscures, gratuites et démesurées. Pour les autres—les intellectuels—ce qu’ils semblent surtout satisfaire dans leur contact avec un groupe politique c’est la curiosité et le « besoin d’information ». Nous devons dire ici clairement que nous n’avons jamais eu, de la part du public de la revue, le type de réponse que nous espérions et qui aurait pu nous aider dans notre travail ; son attitude est restée, sauf rarissimes exceptions, celle de consommateurs passifs d’idées. Une telle attitude du public, parfaitement compatible avec le rôle et les visées d’une revue de style traditionnel, rend à la longue impossible l’existence d’une revue comme Socialisme ou Barbarie.

Et qui, dans ces circonstances, rejoindra une organisation politique révolutionnaire ? Notre expérience a été que ceux qui sont venus chez nous—essentiellement des jeunes—l’ont souvent fait à partir, sinon d’un malentendu, du moins de motivations qui tenaient beaucoup plus d’une révolte affective et du besoin de rompre l’isolement auquel la société condamne aujourd’hui les individus, que de l’adhésion lucide et ferme à un projet révolutionnaire. Cette motivation de départ en vaut peut-être une autre ; l’important est que les mêmes conditions d’absence d’activité politique proprement dite empêchent qu’elle soit transformée en une autre plus solide.

Enfin, comment dans ce contexte une organisation politique supposée exister peut-elle contrôler ce qu’elle dit et ce qu’elle se propose de faire, développer de nouveaux moyens d’organisation et d’action, enrichir, dans une dialectique vivante de la praxis avec le tout social, ce qu’elle tire de sa propre substance ? Comment surtout, dans la phase historique présente, après l’immense et profonde faillite des instruments, des méthodes et des pratiques du mouvement d’autrefois, pourrait-elle reconstruire, dans le silence total de la société, une nouvelle praxis politique ? Au mieux, pourrait-elle tenir un discours théorique abstrait ; au pire, produire ces étranges mélanges d’obsessionnalité sectaire, d’hystérie pseudo-activiste et de délire d’interprétation dont, par dizaines, les groupes d’« extrême gauche » offrent encore aujourd’hui à travers le monde tous les spécimens concevables.

Rien ne permet d’escompter une modification rapide de cette situation. Ce n’est pas ici le lieu de le montrer par une longue analyse, dont d’ailleurs les éléments essentiels se trouvent déjà formulés dans les dix derniers numéros de Socialisme ou Barbarie. Mais il faut souligner ce qui pèse d’un poids énorme dans la réalité et la perspective présente : la dépolitisation et la privatisation profondes de la société moderne ; la transformation accélérée des ouvriers en employés, avec les conséquences qui en découlent au niveau des luttes dans la production ; le brouillage des contours des classes qui rend de plus en plus problématique la coïncidence d’objectifs économiques et politiques.

C’est cette situation globale qui empêche aussi que sur un autre terrain : celui de la crise de la culture et de la vie quotidienne, soulignée dans la revue depuis de nombreuses années, puisse se développer et prendre forme une réaction collective positive contre l’aliénation de la société moderne. Parce qu’une activité politique, même embryonnaire, est impossible aujourd’hui, cette réaction ne parvient pas à prendre forme. Elle est condamnée à rester individuelle, ou bien dérive rapidement vers un folklore délirant qui n’arrive même plus à choquer. La déviance n’a jamais été révolutionnaire ; aujourd’hui elle n’est même plus déviance, mais complètement négatif indispensable de la publicité « culturelle ».

On sait que, depuis dix ans, ces phénomènes, plus ou moins clairement perçus et analysés, ont poussé certains à reporter leurs espoirs sur les pays sous-développés. Nous avons dit depuis longtemps dans la revue pourquoi ce report est illusoire : si la partie moderne du monde était irrémédiablement pourrie, il serait absurde de penser qu’un destin révolutionnaire de l’humanité pourrait s’accomplir dans l’autre partie. En fait, dans tous les pays sous-développés, ou bien un mouvement social des masses ne parvient pas à se constituer, ou bien ne peut le faire qu’en se bureaucratisant.

Qu’il s’agisse de sa moitié moderne ou de sa moitié affamée, la même question reste suspendue sur le monde contemporain : l’immense capacité des hommes de se leurrer sur ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent s’est-elle modifiée en quoi que ce soit depuis un siècle ? Marx pensait que la réalité forcerait les hommes à « voir avec des sens sobres leur propre existence et leurs rapports à leurs semblables ». Nous savons que la réalité s’est révélée au-dessous de la tâche que lui confiait ainsi le grand penseur. Freud croyait que les progrès du savoir, et ce qu’il appelait « notre dieu logos », permettraient à l’homme de modifier graduellement son rapport aux forces obscures qu’il porte en lui. Nous avons réappris depuis que le rapport entre le savoir et l’agir effectif des hommes—individus et collectivités—n’est rien moins que simple, et que les savoirs marxien et freudien eux-mêmes ont pu devenir, et redeviennent chaque jour, source de nouvelles mystifications. L’expérience historique depuis un siècle, et cela à tous les niveaux, des plus abstraits aux plus empiriques, interdit de croire aussi bien à un automatisme positif de l’histoire qu’à une conquête cumulative de l’homme par lui-même en fonction d’une sédimentation du savoir. Nous n’en tirons aucune conclusion sceptique ou « pessimiste ». Mais le rapport des hommes à leurs créations théoriques et pratiques, celui entre savoir, ou mieux lucidité, et activité réelle, la possibilité de constitution d’une société autonome, le sort du projet révolutionnaire et son enracinement possible dans une société évoluant comme la nôtre— ces questions, et les multiples autres qu’elles commandent, doivent être profondément repensées. Une activité révolutionnaire ne redeviendra possible que lorsqu’une reconstruction idéologique radicale pourra rencontrer un mouvement social réel.

Cette reconstruction—dont les éléments ont été posés déjà dans Socialisme ou Barbarie—nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la construction d’une organisation politique révolutionnaire. Cela s’avère aujourd’hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. Le travail théorique, plus nécessaire que jamais, mais qui dorénavant pose d’autres exigences et comporte un autre rythme, ne peut pas être l’axe d’existence d’un groupe organisé et d’une revue périodique. Nous serions les derniers à méconnaître les risques immanents à une entreprise théorique séparée de l’activité réelle. Mais de cette activité, les circonstances présentes ne nous permettraient de maintenir au mieux qu’un simulacre inutile et stérilisant. Nous continuerons, chacun dans le domaine qui lui est propre, de réfléchir et d’agir en fonction des certitudes et des interrogations que Socialisme ou Barbarie nous a permis de dégager. Si nous le faisons bien, et si les conditions sociales s’en présentent, nous sommes certains que nous pourrons recommencer un jour notre entreprise sur des bases mieux assurées, et dans un rapport différent avec ceux qui ont suivi notre travail. (3)

1. Circulaire adressée aux abonnés et lecteurs de S. ou B. en juin 1967. Repris dans L’Expérience du mouvement ouvrier, tome 2 : Prolétariat et organisation (Paris : Union Générale d’Éditions, 1974) : 417-25. N.D.L.R. : La politique webographique d’Agora International, c’est de mettre à la disposition de tous, tous les textes de ou sur Cornelius Castoriadis, Pierre Chaulieu, Paul Cardan, etc. qui sont disponibles sur Internet. Afin d’éviter l’éventualité de nous voir obligés de créer un lien à un site négationniste, le présent texte électronique a été préparé par nos soins et affiché sur le site web Cornelius Castoriadis/Agora International. C’est à la suggestion du Président de l’Association Cornelius Castoriadis, Pierre Vidal- Naquet, que nous mettons à votre disposition par voie électronique directe ce texte, au lieu de créer un tel lien. Nous tenons à remercier Pierre Vidal-Naquet et de son conseil réfléchi et de son approbation claire. Veuillez nous signaler toute faute de frappe.

2. À l’exception de quatre camarades du groupe, qui pour leur part projettent une publication se réclamant des idées de Socialisme ou Barbarie et feront parvenir aux abonnés et lecteurs de la revue un texte définissant leurs intentions.

3. Voir Introduction générale, in Cornelius Castoriadis, La Société bureaucratique, tome 1 : Les rapports de production en Russie (Paris : Union Générale d’Éditions, 1973), pp. 55-61.


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