Hongrie 1956 : Les conseils ouvriers (1/6)

Andy Anderson
dimanche 23 octobre 2016
par  LieuxCommuns

Saluer la mémoire du déclenchement de la révolution hongroise du 23 octobre 1956 contre le totalitarisme bolchevique pourrait ne pas avoir grand sens.
Elle en a, et beaucoup, pour tout ceux, dont nous sommes, qui y voient la dernière véritable tentative dans l’histoire d’instaurer un régime authentiquement démocratique : en quelques semaines, le pays s’est couvert d’organes de décisions populaires, les conseils, pour y instaurer une démocratie directe.
Ni modèle ni musée, cette source hongroise ne s’est pas tarie, loin de là : elle signifie le refus d’être ballotté par une Histoire que d’autres tissent et la possibilité d’une appropriation de notre existence collective, soit l’une des plus belle création de l’humanité – du moins pour nous. Pour nous, car pour l’écrasante majorité de nos contemporains, nous ne ferions que souffler notre nostalgie sur les « braises froides » d’un espoir mort reléguée dans un passé parfaitement révolu. D’ailleurs votre révolution n’a-t-elle pas été écrasée dans le sang ? Vous voyez bien...
Ont-il tort, après tout ?
Peut-être. Trancher la question exigerait – ultime déraison aux yeux de l’esprit du temps présent – de regarder en face notre situation actuelle avec un tant soit peu de recul. Un recul que permet très précisément la lecture d’une partie de l’ouvrage d’Andy Anderson ici présenté, datant lui-même d’un demi-siècle : « Hongrie 1956 : Les conseils ouvriers ».
Le lecteur pourrait ainsi, en parcourant ces lignes, éprouver, en creux, une étrange familiarité diffuse, difficilement perceptible en France il y a seulement dix ans : On y découvre le gouffre peu à peu creusé entre une population et un pouvoir totalement discrédité, lui-même subordonnée à une puissance supra-nationale reprenant, derrière les grimaces bien-pensantes du « progressisme » « de gauche » et « humaniste », des traits impériaux ; On y croise des gens ordinaires empoignant le drapeau national, ultime symbole d’une société humiliée, être qualifiés de « fascistes » ou de « réactionnaires » par un gouvernement prêt à entrer en guerre contre son propre peuple ; On y voit l’affrontement entre la volonté d’avoir prise sur le destin de sa société et la mécanique froide de la bureaucratie qui déplace les populations, broie les hommes, et piétine les cultures.
Parallèles hasardeux ? Sans doute. Nous pourrions autant multiplier les similitudes que les différences fondamentales, et parmi celles-ci d’abord l’extraordinaire consistance du peuple hongrois, son unité culturelle et politique, secret de sa « spontanéité » et de son incroyable persévérance – il semble que les oligarchies contemporaines en aient tiré les leçons...
Quoi qu’il en soit, la révolution hongroise est derrière nous. Nous aimerions pouvoir écrire que la nôtre est devant.


L’original de ce livre a été publié pour la première fois an 1964, par le groupe Solidarity, sous le titre de « Hungary 56 ». Le texte anglais a connu deux réimpressions, en 1968 et en 1972. Une traduction japonaise est parue en 1972, et une en néerlandais en 1974, parrallèlement à une première édition française. La dernière date de 1986, c’est celle que nous avons utilisé.
Ce livre traduit en français par Echanges était encore disponible en 2006 aux éditions Sparacus (réédition de 1986) prix 9 euros.


Nous avons apporté quelques modifications mineures au texte initial :
Les compléments biographiques des principales personnalités situés en annexe (p. 141-143) ont été ajoutés ici en note.
La version complète de la Résolution de l’Union des Écrivains située également en annexe (p. 140) à été ici placée en plein texte, remplaçant le court résumé initial.
La remarque des traducteurs français reléguée en fin d’ouvrage (p.156) sur l’utilisation du sigle A.V.O (police secrète hongroise) par A. Anderson a été insérée ici en note.
Les notes initiales des traducteurs, désignées par des lettres (a, b, c, ...) sont désignées par le traditionnel « Note des traducteurs ».


Sommaire

Ie Partie : La Hongrie de 1945 à 1956 — non reproduite ici

IIe Partie : 1956 — ci-dessous
1. On approche du point de fusion
2. Les premières revendications .
3. Le 23 octobre

4. Nagy appelle les chars russes
5. La bataille s’engage
6. Les massacres

7. Les Conseils Ouvriers
8. Le programme révolutionnaire
9. La dualité du pouvoir

10. La deuxième intervention russe
11. Le prolétariat continue le combat
12. L’enlèvement de Nagy

13. L’écrasement du prolétariat
14. Une contre-révolution-fasciste ?
15. Pourquoi ?

Conclusion : Le sens de la révolution hongroise
Annexe : Chronologie des événements de l’année 1957
Bibliographie des ouvrages utilisés par l’auteur


Chapitre II

1) On approche du point de fusion

« Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par des minorités conscientes à la tête des masses inconscientes est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète des organisations sociales, il faut que les masses elles-même y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). »

F. Engels – Introduction à « Les luttes de classes en France » de Marx (1895).

A partir du printemps de 1956, l’escalade rapide de la tension en Pologne fut accompagnée d’un développement similaire en Hongrie. Le « déshabillage » de Staline au XXème Congrès, en février 1956, donna une vigueur nouvelle aux tendances révolutionnaires en Hongrie. Celles-ci, déjà perceptibles en octobre 1955, apparaissaient maintenant plus ouvertement.

En avril 1956, le « Cercle Petöfi » [1] fut fondé par les Jeunesses Communistes (principalement des étudiants). Assisté par l’Union des Écrivains, il devint très tôt un centre important et efficace de diffusion des opinions, de critique et de protestation contre l’état déplorable de la société hongroise. Plusieurs autres groupes de discussion se constituèrent, mais le Cercle Petöfi demeura le plus important (La Russie, avant 1917, avait connu un développement similaire).

De nombreux pamphlets furent édités et distribués à cette époque, principalement à Budapest. On dit qu’une stencileuse du siège de Budapest du Parti fut utilisée, ce qui n’aurait pu se faire sans la complicité de certains membres du gouvernement. A cause de la pénurie de papier, d’encre, etc., il y eut des difficultés pour produire ces écrits ; on raconte même qu’une de ces brochures fut imprimée sur du papier de toilette. Tout au début, les thèmes principaux de cette littérature étaient simplement des demandes pour une plus grande liberté littéraire ; mais les implications politiques étaient déjà claires. Par la suite, les écrivains, tous membres du Parti, demandèrent que la Hongrie suive sa propre voie vers le communisme. Par là, ils voulaient dire clairement que la voie suivie jusqu’alors était erronée et qu’une plus grande indépendance à l’égard de la Russie était nécessaire.

Les mêmes thèmes étaient discutés au cours des réunions de plus en plus longues du Cercle Petöfi. Le gouvernement Ràkosi [2] interdit alors ces réunions, ce qui ne fit qu’empirer les choses. L’interdiction fut bien vite levée. L’écrivain communiste Gyula Hày [3] porta la discussion à un niveau plus élevé. Dans un article paru dans Irodalmi Ujsàg (La Gazette Littéraire), il attaqua violemment l’ingérence de la bureaucratie dans la liberté des écrivains. Bientôt, les réunions du cercle Petöfi attirèrent des milliers de personnes. Dans ces assemblées, déjà unanimes dans leurs revendications d’une liberté et d’une véracité intellectuelles, des voix commencèrent à se faire entendre, qui réclamaient ouvertement la liberté politique.

L’une de ces réunions est notoire pour le discours enflammé qu’y prononça Julia Rajk, la veuve de Làszlô Rajk, qui avait été exécuté comme « titiste-fasciste » en octobre 1949 [4]. Plusieurs milliers de personnes assistaient à cette réunion. La foule débordait dans la rue, où les discours étaient relayés par haut-parleurs. Mme Rajk demande justice pour la mémoire de son mari et une place honorable pour lui dans l’histoire du parti. Elle critiqua sévèrement la manière cavalière dont, peu de mois auparavant, son mari avait été « réhabilité » (Dans un discours prononcé à Eger le 27 mars 1956, Ràkosi avait annoncé en passant que le parti avait approuvé une résolution qui réhabilitait Rajk et d’autres. Cela fut fait officiellement par la Cour Suprême. D’une voix glacée, Ràkosi avait ajouté que le procès de Rajk tout entier avait été fondé sur une provocation ; « Ce fut, dit-il, une erreur judiciaire. »). Julia Rajk demanda alors que les coupables de ce meurtre soient punis. L’assistance en fut électrisée ; bien que Ràkosi n’ait pas été nommé, tous les assistants comprenaient parfaitement de qui Julia Rajk voulait parler.

En juin 1956, l’agitation intellectuelle « tait en pleine effervescence. Les articles publiés dans Irodalmi Ujsàg critiquaient de plus en plus directement le régime. Du fait que, plus tôt dans l’année, un numéro du journal avait été saisi, les gens étaient plutôt surpris de ce que la couche dirigeante ne l’interdisait pas. Comme l’indique le titre, ce journal fut à l’origine conçu pour des gens qui avaient des préoccupa­ tions littéraires. Mais maintenant, il y avait beaucoup d’autres gens qui le lisaient. On en voyait même des exemplaires dépareillés dans les mains d’ouvriers d’usine, jusque dans les ateliers. En fait, la demande de certaine numéros excédait tellement le tirage prévu qu’un marché noir s’instaura, où on payait 60 forints [5] l’exemplaire.

Les articles de Gyula Hày laissaient entendre qu’il était le pôle d’attraction d’une campagne en faveur de la liberté de l’expression écrite. Pendant le mois de juillet, on appela à plusieurs reprises cette campagne la « révolte des écrivains ». La bureaucratie tolérait la situation à contre­ cœur. En fait, le Szabad Nép [6] du 28 juin étonna beaucoup de ses lecteurs en accueillant favorablement cet usage jusqu’alors déconsidéré de l’intelligence humaine. La Pravda contra immédiatement cette prise de position et dénonça violemment les écrivains hongrois ; le 30 juin, le Comité Central ramena le Szabad Nép sur la ligne du parti, par une résolution qui condamnait le « comportement démagogique » et les « vues anti-parti » de certains « éléments indécis ». Elle accusait les écrivains de « vouloir répandre la confusion » par le « contenu provocateur » de leurs articles. Pour une fois, quelques expressions du jargon stéréotypé du parti étaient parfaitement adéquates : provoquer la réflexion, les idées et la discussion sur les conditions existant en· Hongrie, telle était précisé­ ment l’intention des écrivains révolutionnaires. La résolution du Comité Central fut adoptée et diffusée à la hâte, juste au moment où la nouvelle de la révolte des travailleurs de Poznan venait aux oreilles des milieux intellectuels hongrois et poussaient ceux-ci à intensifier leur campagne.

Le sentiment de culpabilité des intellectuels du parti, membres de longue date, devint manifeste. Leur conscience· ne leur permettait plus de jouer le rôle d’un pont jeté sur l’abîme entre le mythe et la réalité. Lors d’une grande réunion du Cercle Petöfi, le 27 juin, le romancier Tibor Déry avait posé la question de savoir pourquoi ils connaissaient une telle crise de conscience. « Il n’y a pas de liberté », s’écria-t-il. « J’espère qu’il n’y aura plus de terreur policière. Je suis optimiste : j’espère que nous serons capables de nous débarrasser de nos dirigeants actuels. N’oublions pas que nous ne pouvons discuter de toutes ces choses que grâce à la permission du sommet ; ils pensent que c’est une bonne idée que d’évacuer un peu de vapeur d’une chaudière surchauffée. Nous voulons des garanties et nous voulons la possibilité de parler librement ».

Dans les premiers jours de juillet, des articles publies dans Irodalmi Ujsàg commencèrent à réclamer la démission de Ràkosi. La même exigence était clairement exprimée au Cercle Petöfi. Certains des orateurs suggérèrent même que l’on réadmette Imre Nagy [7] dans le parti ; cependant, le nom de Nagy n’était mentionné qu’en passant, et aussi avec des réserves. Ràkosi, qui était à Moscou, revint subitement à Budapest. Il chercha à supprimer l’hérésie et, pour ce faire, il ne connaissait qu’un seul moyen: : la purge. On dressa une liste des noms les plus connus parmi les politiciens et les écrivains. Mais avant que la première phase (les arrestations) ne fût mise en train, Souslov, le ministre russe des Affaires des Démocraties Populaires, débarqua à l’improviste à Budapest, suivi de peu par Mikoyan. Les deux Russes expliquèrent à Ràkosi que son projet serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres d’une situation déjà explosive. Le Kremlin avait décidé que Ràkosi devait quitter la scène.

La crise qui couvait en Hongrie n’était pas la seule raison de la décision du Kremlin. Tito haïssait Ràkosi ; pendant un certain temps, il avait intrigué pour son éloignement. Il refusait absolument de rencontrer Ràkosi ou de voyager dans le pays où il était au pouvoir. Ainsi, le rap­ prochement russo-yougoslave influença la décision de se débarrasser de Ràkosi.

Tout ceci était manifestement un compromis inspiré par le Kremlin : aussi, c’est Ernö Gerö [8], l’ami intime et le proche collaborateur de Ràkosi, qui devait lui succéder comme Premier Secrétaire. Et, à l’exception du général Parkas, qui fut expulsé du parti, la plupart des partisans de Ràkosi restèrent dans leurs fonctions.

Les Hongrois apprirent la démission de Ràkosi le 18 juillet. Ils apprirent en même temps que Jànos Kàdàr [9] et le social-démocrate György Marosàn [10], récemment réhabilités, avaient été nommés membres du Politburo. C’étaient les premières des quelques concessions mineures qui furent· accordées pendant le mois d’août ; dans cette situation tumultueuse, ces concessions devaient se révéler insignifiantes et même tout à fait inadéquates. Les souffrances des travailleurs avaient été trop longues et trop dures pour qu’ils se fassent des illusions sur des modifications au niveau de la classe dirigeante ou pour qu’ils se laissent acheter par quelques sous de plus dans leur enveloppe de paie.

Pendant les longues journées d’été, la discussion continua à couver. Tandis que les lucioles virevoltaient parmi les arbres de la campagne, de fascinantes idées de liberté bourdonnaient dans les réunions des villes. La tension se mêlait étrangement à une atmosphère de vacances.

Le mois d’août tout entier fut comme une lourde soirée d’été, lorsque le soleil brille encore en jetant des lueurs étranges entre les sombres nuages pourpres de l’orage qui menace. Les choses familières semblaient sans perspective et prenaient des formes et des couleurs différentes. Dans les maisons et dans les endroits de réunion publics, le pressentiment d’un destin de mauvais augure emplissait l’atmosphère. Les intellectuels semblaient flairer les « dangers » que recelaient leurs idées, mais ils se sentaient pourtant obligés de continuer sans s’arrêter vers les extrémités auxquelles la libre expression les conduirait.

Nous n’avons de cette période restée en dehors du contrôle des dirigeants, aucun témoignage d’une tentative consciente de la part des intellectuels [11] pour coopérer avec les travailleurs de l’industrie sur une échelle de masse, pour partager avec eux les expériences de ce réveil politique et culturel, et pour démontrer ainsi que les luttes des travailleurs étaient liées aux revendications précises de liberté, de vé­ rité, etc ... Néanmoins, le Cercle Petöfi était devenu, bien que pas tout à fait consciemment, le porte-parole des désirs du peuple travailleur de Hongrie [12]. Par ailleurs, si une telle coopération s’était développée, il est bien possible que les dirigeants du parti auraient œuvré pour anéantir le mouvement plus tôt qu’ils ne le firent ; mais ils auraient alors dû le faire en affrontant une solidarité plus vaste encore que celle qui allait se développer à l’apogée de la révolution. Au cours de celle-ci, le degré de coopération, de liaison et de solidarité entre les ouvriers et les in­ tellectuels fut remarquablement élevé ; mais une collaboration plus étroite, instaurée plus tôt, avec les travailleurs aurait très certainement élargi la base du mouvement. L’attitude plus pratique et plus radicale des ouvriers aurait purifié l’atmosphère de certaines au moins des illusions cultivées par nombre d’intellectuels – ainsi, par exemple, leur grand enthousiasme pour un gouvernement dirigé par Nagy, leurs appels aux dirigeants occidentaux, à 1’O.N.U., etc..., toutes illusions qui ont en fait restreint la portée du mouvement.

Ce fut un vétéran communiste, l’écrivain Gyula Hày, qui reporta la marmite à pression, par un article paru dans Irodalmi Ujsàg du 8 septembre où il demandait dans un style très poétique « la liberté absolue et sans entraves » pour les écrivains.

L’article affirmait que « ce devrait être la prérogative de l’écrivain de dire la vérité ; de critiquer tous et toutes choses ; d’être triste ; d’être amoureux ; de penser à la mort ; de ne pas évaluer si les ombres et les lumières sont équilibrées dans son œuvre ; de croire à la toute-puissance de Dieu ; de nier l’existence de Dieu ; de mettre en doute l’exactitude de certaines statistiques du plan quinquennal ; de penser d’une manière non-marxiste même si la pensée ainsi formulée n’est plus au rang des vérités proclamées comme étant d’une évidence nécessaire ; de trouver que le niveau de vie est trop bas, même celui des gens dont le salaire ne figure pas encore parmi ceux qui vont être augmentés ; de considérer comme injuste quelque chose qui est officiellement tenu pour juste ; de ne pas aimer certains dirigeants ; de décrire des problèmes sans conclure en disant comment ils doivent être résolus ; de considérer que le New-York Palais, décrété monument historique, est laid même si on a dépensé des millions pour sa reconstruction  [13] ; de faire remarquer que la ville tombe en ruines parce qu’il n’y a pas d’argent pour réparer les bâtiments ; de critiquer le mode de vie, la manière de parler et de travailler de certains dirigeants ; .. . d’aimer Szlinvàros  [14] ; de ne pas aimer Szlinvàros ; d’écrire dans un style non-conformiste ; de n’être pas d’accord avec la dramaturgie d’Aristote ... , etc., etc... Qui pourrait nier qu’il y a peu de temps, beaucoup de ces choses étaient strictement inter­ dites et qu’elles auraient entraîné un châtiment ... ? Mais aujourd’hui, elles ne sont qu’à peine tolérées et pas tout à fait permises. »

Une semaine environ après la publication de l’article de Hày, le congrès de l’Union des Écrivains s’ouvrit à Budapest. L’importance de la révolte se manifesta dans les élections du nouveau présidium. Tous ceux qui avaient soutenu le régime de Ràkosi, ne fût-ce que passivement, furent évincés, tandis que des communistes « rebelles » et même des écrivains non-communistes étaient élus. Tous les discours critiquèrent âprement le « régime de tyrannie ». On demanda la réhabilitation de Nagy. Gyula Hày admit que les écrivains communistes « qui s’étaient soumis à la direction spirituelle du Secrétariat du Parti s’étaient laissés égarer sur le chemin du mensonge... et qu’ils payèrent très cher ce mensonge ... par l’abaissement du niveau de notre travail...  » Le poète Kônya reprit ce thème dans un discours enflammé où il affirmait que les écrivains ne doivent écrire que la seule vérité. Il termina dans un style très rhétorique, par ces questions : « Par quelle moralité les communistes considèrent-ils qu’ils sont justifiés lorsqu’ils commettent des actes arbitraires contre leurs anciens alliés, quand ils organisent des procès de sorcières, quand ils persécutent des innocents, quand ils mal­ traitent des révolutionnaires comme s’ils étaient des traîtres, quand ils les jettent en prison et les assassinent ? Au nom de quelle moralité ? »

Ainsi donc, les intellectuels révélèrent leur crise de conscience à l’opinion. Cependant, cette recherche résolue de la vérité, qui parfois touchait au mysticisme, contribua à donner aux événements qui suivirent une empreinte essentielle de moralité socialiste.

2) Les premières revendications

« Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs buts propres, consciemment voulus, et la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des sens différents et de leurs multiples répercussions sur le monde extérieur constitue précisément l’Histoire. Importe donc aussi ce que veulent, chacun pour son compte, ces nombreux individus. »

F. Engels – Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

Vers la fin de septembre, le premier des procès de Poznan commença. La sympathie du public pour les accusés était évidente. Toutes les occasions qui se présentèrent furent exploitées, tant de la part du public que de la part des accusés, pour condamner la violence et l’injustice du régime. Le gouvernement ne savait plus où donner de la tête. Presque tous les accusés étaient de simples travailleurs. Les sentences furent relativement modérées.

Quand ces nouvelles vinrent aux oreilles des Hongrois, ils en furent transportés. La tension et la pression exercée sur le gouvernement n’en furent que plus fortes.

Le groupe dirigeant, qui se sentait plus que jamais hors du coup, essaya de s’attirer les sympathies en organisant des funérailles pompeuses pour Làszlô Rajk. Nombre de ceux qui avaient mis en scène son procès et son exécution en tant que « titiste-fasciste » déploraient maintenant avec indignation la « diffamation » du camarade Rajk qui avait été « condamné et exécuté bien qu’innocent » ! Leur espoir de tromper le peuple par une exhibition aussi macabre démontrait leur complète dégénérescence. Plus de 200.000 personnes assistèrent à ces funérailles [15], et, même à ce moment-là, les dirigeants ne virent pas clair ; ils ne comprirent pas que la demande d’une réhabilitation de Rajk était tout à fait symbolique, car le peuple n’avait pas oublié la brutalité de la police secrète de Rajk. Une des blagues qui courait à Budapest à cette époque était la suivante : «  Quelle est la différence entre un chrétien et un marxiste ? – Le chrétien croit dans l’au-delà, le marxiste dans la réhabilitation dans l’au-delà.  » [16]

Le corps exhumé de Rajk fut enterré à nouveau le 6 octobre, jour des Martyrs. Ce jour commémorait l’exécution par les Autrichiens du premier chef de gouvernement constitutionnel de Hongrie, le comte Batthyàny, et de 13 autres personnes, le 6 octobre 1849. Quelque trois cents jeunes gens établirent une relation entre le fait historique et l’événement du jour et furent à l’origine de la première manifestation non-officielle. Ils marchèrent vers le monument de Batthyàny en brandissant des pancartes et en scandant des slogans qui réclamaient l’indépendance et la liberté. Plusieurs dizaines de badauds se joignirent à eux, persuadés qu’ils étaient qu’une telle manifestation, bien qu’assez incroyable, devait être autorisée officiellement.

Pendant le mois de septembre et le début d’octobre, les travailleurs étaient devenus actifs. Ils réclamaient une « auto-gestion ouvrière effective » dans les usines. Le Comité National des Syndicats, qui était encore contrôlé par le parti, déforma les revendications comme le font les directions syndicales du monde entier : il les « modéra ». Eu égard aux circonstances données, ces revendications étaient révolutionnaires : élargissement de la démocratie syndicale ; mise en place du contrôle ouvrier [17] ; rôle déterminant des syndicats dans la résolution des problèmes touchant à la production et à la gestion. Ils demandaient aussi que le directeur conserve son « droit absolu » de décision, mais qu’il consulte le comité syndical sur les questions de salaires et de conditions de travail. C’était le développement le plus important qui soit apparu depuis le début du mouvement.

Le noyau de cette remarquable conscience politique des ouvriers se trouvait dans la zone industrielle très danse de l’île de Csepel [18]. Cette conscience modifia entièrement la situation. Jusqu’alors, le mouvement s’était borné à un ferment d’agitation et à des protestations. La revendication d’autogestion, de la part des travailleurs, lui donna un tranchant révolutionnaire au sens propre du terme, Les ouvriers se préparaient en vue du moment psychologique où leur action radicale changerait le système politique et économique tout entier. On ne s’étonne plus du fait que, par la suite, les porte-parole occidentaux donnèrent si peu d’informations à ce sujet !

Le Cercle Petöfi fit siennes les revendications des travailleurs, mais ses membres ne se rendaient pas encore compte de leurs implications révolutionnaires. Dans une série de nouvelles exigences, ils demandèrent au gouvernement d’accorder l’administration des usines aux ouvriers. Voilà qui a dû paraître bien naïf à tous ceux qui connaissent l’essence de tout gouvernement. En fait, cette demande tendait même à perpétuer l’illusion que n’importe quel gouvernement peut agir dans l’intérêt et au nom du peuple travailleur.

Le Cercle Petöfi réclamait aussi l’expulsion de Ràkosi du parti, un procès public du général Farkas, la révision du deuxième plan quinquennal, l’égalité dans tous les rapports entre la Hongrie et l’U.R.S.S., la publication intégrale de tous les accords commerciaux (en particulier, il dénonçait l’accord commercial conclu avec Moscou pour l’exploitation des riches gisements d’uranium découverts quelques mois auparavant à Pécs), la réintégration de Nagy au sein du parti. Une concession à ces pressions arriva quelques jours plus tard : Nagy reçut une nouvelle carte du parti !

A la mi-octobre, Gerö rencontra Tito à Belgrade. A ce moment précis, des événements de la plus haute importance se déroulaient en Pologne. Les intellectuels n’en furent que plus stimulés en apprenant que le Kremlin et l’ancienne direction polonaise avaient été vaincus, que Gomulka avait été élu Premier Secrétaire et que Rokossovski avait démissionné.

Le Cercle Petöfi appela à manifester en masse le 23 octobre, « pour exprimer notre profonde sympathie et notre solidarité à l’égard de nos frères polonais » dans leur lutte pour la liberté. II demanda au ministère de l’intérieur la permission de manifester, et l’autorisation fut accordée ! Les foudres du ciel se seraient abattues sur terre si on l’avait refusée...

Le 22 octobre, des groupes provenant des universités hongroises et des différents cercles de discussion se rencontrèrent. Ils discutèrent de la forme que prendrait la manifestation. II y eut un accord unanime pour une marche sur la statue du général Jôzsef Bern, sur les bords du Danube. Cette décision venait à propos : Bem était un Polonais qui se rendit célèbre en combattant au côté des Hongrois contre l’oppression des Habsbourg d’Autriche pendant la révolution de 1848-49. Mais il y avait un désaccord entre deux des plus grandes universités de Budapest : l’Université Centrale voulait des mots d’ordre et des calicots qui affirment clairement et sans aucune mésinterprétation possible les buts de la manifestation, tandis que l’Institut Polytechnique souhaitait une manifestation plus « esthétique » : pas de cris, pas de calicots, juste une marche silencieuse vers la statue et retour.

Un événement surprenant se déroula à l’université de Szeged, une des plus grandes villes du pays. Une organisation d’étudiants dissidente s’y constitua, et de nombreux membres du DISZ, l’organisation de jeunesses communistes officielle, la rejoignirent. Le parti décida qu’il était inutile d’essayer de s’y opposer ; pour garder une certaine influence, le DISZ reçut l’instruction de l’accueillir chaleureusement. Puis le DISZ alla plus loin encore : il décida de participer à la manifestation du lendemain.

A la fin du mois d’octobre 1956, de nombreuses années de misère, de brutalité et d’oppression, d’autoritarisme et de manipulation, avaient conduit le peuple hongrois à deux doigts de la révolution. Les gens ne s’en rendaient pas encore tout à fait compte. Aucun plan n’avait été établi, aucune démarche consciente n’avait été faite pour obtenir un changement fondamental. Aucune direction, dans le sens que l’on donne généralement à ce mot, n’avait émergé. Et pourtant, les conditions classiques d’une révolution étaient présentes ; et si la maturation s’était effectuée sur une période longue de plusieurs années, les événements culminants allaient par contre s’étaler sur à peine quelques jours, sinon quelques heures.

3) Le 23 octobre

« Ne craignez pas l’initiative et l’indépendance des masses ; mettez toute votre confiance dans les organisations révolutionnaires des masses. »

V.I. Lénine – Une des questions fondamentales de la Révolution – 1917.

En l’absence de Gerö, qui rentrait maintenant de Belgrade, le parti ne savait trop que faire. Certains des dirigeants, persuadés de refléter la volonté de Gerö, voulaient interdire la marche. D’autres préféraient la vieille tactique de l’infiltration et de la récupération. Mais les deux points de vue émanaient d’une attitude aussi dégénérée que bureaucratique collaborateur de Gerö, eut le dernier mot. Le matin du mardi 23 octobre, l’autorisation de manifester fut retirée.

Des délégations des divers regroupements et universités se rendirent alors au siège du parti, place de l’Académie. Quelques personnes furent introduites et demandèrent aux officiels de faire usage de leur influence pour que l’interdiction soit levée. Gyula Hày et une petite délégation du Cercle Petöfi plaidèrent en ce sens. Ils expliquèrent que de nombreux étudiants et écrivains étaient décidés à manifester, avec ou sans autorisation. Les bureaucrates tergiversèrent.

L’après-midi, des cortèges se formèrent dans différentes parties du centre de la ville. Comme c’est si souvent le cas, l’action de la base provoqua un changement d’attitude soudain de la part du ministère de l’intérieur. Le chef de cabinet, Mihàly Fekete, annonça à la radio que l’interdiction était levée. La faction « pro-infiltration » l’avait apparemment emporté. Fekete ajouta d’un ton paternaliste que « les employés et tous les membres du Parti Communiste travaillant au ministère de l’intérieur se sont rangés au côté des Hongrois sincères dans l’intérêt du renouveau. »

La manifestation fut bientôt en route. De plusieurs quartiers de Budapest, les cortèges convergeaient vers la statue de Bem. Une foule de plusieurs milliers de personnes s’était rassemblée sous la statue de Petöfi et rejoignait maintenant la manifestation. Les couleurs nationales hongroises – rouge-blanc-vert – apparaissaient très en évidence. Des pancartes et des calicots improvisés firent également leur apparition ; certains portaient simplement le mot « Liberté », d’autres ajoutaient « Indépendance -Vérité », d’autres encore faisaient appel à l’« Amitié entre la Pologne et la Hongrie ». Parmi les slogans aussi nombreux que divers, qui témoignaient chacun à leur façon de la personnalité des manifestants, aucun n’était expressément anti-russe ; un seul s’en approchait : « Que chaque nation garde son armée sur son territoire ! » [19].

Les différentes colonnes de manifestants arrivèrent l’une après l’autre à la statue de Bem et se fondirent en une foule immense. Pour la plupart, c’étaient des jeunes. Tout au long du chemin, les cortèges s’étaient élargis, car des promeneurs, des femmes, des enfants, s’y étaient joints. Un petit nombre de travailleurs avaient quitté leur travail pour l’occasion, assez conscients et décidés. Avant même que tous les manifestants soient arrivés, des discours furent prononcés spontanément. Le thème général était la solidarité : solidarité dans le pays, solidarité internationale ; la solidarité avec le peuple polonais était particulièrement mise en évidence.

Un étudiant fut à l’origine d’un moment d’intense émotion, lorsqu’il récita à la foule ces vers de Petöfi qui rappellent la révolution de 1849 :

« Nos bataillons ont uni deux nations
et quelles nations ! Les Polonais et les Magyars !
Est-il une destinée plus noble
Que celles-ci, une fois réunies ? »

Quand près de 50.000 personnes furent rassemblées, Péter Veres monta sur le piédestal de la statue pour lire une résolution de l’Union des Écrivains.

Résolution de l’union des écrivains
lue à la foule rassemblée devant la statue de Bem le 23 octobre 1956.

Nous sommes arrivés à un tournant historique. Nous ne serons capables de faire ce qu’il faut dans cette situation révolutionnaire que si le peuple travailleur de Hongrie tout entier se rallie à nous dans la discipline. Les dirigeants du Parti et de l’État ne nous ont à ce jour pas présenté le programme révolutionnaire que nous attendions. Les responsables de cet état de fait sont ceux qui, au lieu de faire s’épanouir la démocratie socialiste, s’organisent avec obstination dans le dessein de rétablir en Hongrie le régime de terreur que nous avons connu sous Staline et Ràkosi. Nous, écrivains hongrois, avons formulé ces revendications de la nation hongroise dans les sept points que voici :

1. Nous voulons une politique nationale indépendante et qui soit basée sur les principes socialistes. Nos rapports avec tous les pays et, en premier lieu, avec !’U.R.S.S.-et les démocraties populaires, devraient être réglés sur le principe de l’égalité. Nous réclamons la révision des traités et accords économiques entre États dans l’esprit de l’égalité des droits nationaux. [20]

2. Il faut mettre fin aux politiques menées par les minorités dirigeants nationales, politiques qui perturbent les relations amicales entre peuples. Nous voulons une amitié loyale et sincère avec nos alliés, l’U.R.S.S. et les démocraties populaires. Cela ne peut être que sur la base des principes léninistes.

3. La situation économique du pays doit être clairement décrite. Nous ne pouvons sortir de la crise actuelle que si tous les ouvriers, paysans et intellectuels sont à même de jouer le rôle qui leur revient dans l’administration politique, sociale et économique du pays.

4. Les usines doivent être gérées par les ouvriers et les spécialistes. Le système humiliant de salaires, de normes et de sécurité sociale pratiqué actuellement doit être réformé. Il faut que les syndicats soient les représentants véritables des intérêts de la classe ouvrière hongroise.

5. Notre politique à l’égard des paysans doit être réétudiée s de nouvelle bases. Les paysans doivent avoir le droit de décider en toute liberté de leur propre sort. Il faut créer des conditions. politiques et économiques qui permettent aux paysans d’adhérer sans contraintes aux coopératives. Le système actuel de livraisons à l’État et de paiement des taxes doit être graduellement remplacé par un système qui assure une production et un échange des marchandises sur une base libre et socialiste.

6. Pour que ces points se concrétisent, il faut que la structure de la direction du parti change, ainsi que les individus qui la composent. La clique de Ràkosi, qui cherche à revenir au pouvoir, doit disparaître de notre vie politique. Il faut attribuer les fonctions qu’il mérite à Imre Nagy, qui est un communiste courageux et sincère et qui jouit de la confiance du peuple hongrois, ainsi qu’à tous ceux qui ont systématiquement combattu pour la démocratie socialiste au cours des dernières années. En même temps, il faut s’opposer résolument à toute tentative ou aspiration contre-révolutionnaire.

7. L’évolution favorable de la situation demande que le Front Populaire Patriotique assume la représentation politique de la couche travailleuse de la société hongroise. Notre système électoral doit correspondre à nos revendications d’une démocratie socialiste. Les représentants au Parlement, au Conseil et à tous les organes d’administration autonomes doivent être élus par le peuple librement et à bulletin secret.

Les applaudissements crépitèrent lorsque Péter Veres redescendit du piédestal. Les assistants avaient écouté dans un silence quasi-total. Pourquoi d’ailleurs auraient-ils été particulièrement excités ? A certains égards, cette résolution était remarquablement vague. Il y avait vraiment très peu de choses que Krouchtchev lui-même n’eût déjà soutenues dans l’une ou l’autre de ses déclarations. Certes, ces revendications auraient pu être développées en un programme révolutionnaire, mais on n’indiquait nullement comment cela pouvait se faire, si valable que soit cette résolution.

La manifestation était terminée. La foule commença à s’éloigner, sans toutefois se disperser. Pour quelque raison inconnue, les gens se dirigèrent vers la place Kossuth Lajos, où se trouve le Parlement. Plusieurs milliers de personnes se joignirent aux manifestants sur le chemin. Quand ils arrivèrent sur la place, ils restèrent là, silencieux. Les gens débouchaient maintenant par centaines devant le Parlement. Nombreux étaient ceux qui, parmi les derniers arrivants, avaient entendu à la radio le discours attendu de Gerö. Des bribes du discours étaient communiquées à voix basse, avec une colère contenue. Des visages, aux fenêtres du Parlement, regardaient fixement la foule, qui devait maintenant approcher des 100.000 personnes. Peut-être ceux qui étaient aux fenêtres prirent-ils peur. Toujours est-il que, tout d’un coup, les lumières s’éteignirent dans le palais et sur la place. Mais la foule resta où elle se trouvait. Quelqu’un alluma une allumette et mit le feu à un journal. Des journaux se mirent à flamber sur la place. Les gens regardaient le palais qui présentait un aspect lugubre et menaçant dans la lueur jaune et vacillante. Peut-être pensaient-ils à ce que Gerö venait de dire : la manifestation des étudiants avait été une tentative de détruire la démocratie... de miner le pouvoir de la classe ouvrière... d’ébranler les liens d’amitié existant entre la Hongrie et l’Union Soviétique ... Quiconque attaquera nos réalisations sera repoussé ... Les intellectuels avaient accumulé les calomnies contre l’Union Soviétique... ils avaient affirmé que la Hongrie traitait avec l’Union Soviétique sur un pied inégal, que l’indépendance devait être défendue non pas contre les impérialistes, mais contre l’Union Soviétique ... Tout cela était un mensonge effronté, une propagande hostile qui ne contenait pas un pouce de vérité. Après quelques autres accusations du même style, Gerö avait dit que le Comité Central ne se réunirait pas pendant huit jours.

Était-ce pour cela que les gens restaient maintenant silencieusement sur la place du Parlement ? Ou bien étaient-ils abasourdis et exaspérés par la stupidité intransigeante de Gerö ? Était-il possible que l’hypocrisie fût poussée aussi loin ? En face de mensonges proférés aussi froidement, le gens perdaient la parole. Pourquoi nier avec autant de véhémence ce que personne n’ignore ?

Une discussion s’engagea dans un coin de la place. Après un moment, des voix qui sortaient de l’obscurité suggérèrent qu’une délégation se rende à la Maison de la Radio, rue Brôdy Sandor, pour demander que l’on diffuse leurs revendications sur antenne. Il y eut des cris d’approbation dans la foule, puis encore des discussions. Finalement, une délégation partit vers la rue Brôdy Sandor, suivie de ... 100.000 personnes ! Les gens voulaient maintenant que des faits – ne fût-ce qu’une retransmission à la radio – résultent de leur veille silencieuse sur la place du Parlement. Quand cette masse compacte parcourut les rues, plusieurs autres milliers de personnes s’y joignirent, pour la plupart des ouvriers que rentraient chez eux après le travail.

Plus loin, un groupe de manifestants décida de se rendre aux abords du grand parc municipal de Budapest, où se trouvait l’Homme d’ Acier : une statue de Staline qui faisait 8 mètres de haut. Deux ou trois mille personnes se détachèrent du corps de la manifestation et se joignirent à ce groupe. Ils étaient très animés, ils chantaient et riaient. Quand ils arrivèrent à la statue, une échelle et une grosse corde furent hissés sur le socle massif. L’échelle fut posée contre le piédestal, et deux hommes y grimpèrent et mirent la corde autour du cou de « Staline ». Des centaines de mains impatiente saisirent la corde. Elle se tendit, et la statue se mit à crisser et à grincer en s’inclinant lentement vers la foule. Dans un dernier grincement, elle tomba du piédestal. Il y eut un fracas assourdissant quand elle heurta le socle, accueillie par un grand hourra suivi d’un éclat de rire général. La scène était des plus comiques et, à tout le moins, absurde : le socle paraissait maintenant plus grotesque encore, avec les bottes de campagne de Staline, hautes de deux mètres, qui demeuraient encore solidement plantées dans le piédestal. Le reste de la statue fut chargé sur un camion et déposé devant le Théâtre National, où une foule en liesse se chargea de la mettre en pièces [21].

Mais les bottes de Staline restèrent là. Quel terrible présage pour ceux qui croyaient en ces choses-là ! Il n’est pas très utile de se débarrasser d’un homme : un autre peut toujours enfiler ses bottes. Ce qu’il faut faire, c’est se débarrasser du besoin de dirigeants. Peut-être quelqu’un songea-t-il à cela, car un drapeau hongrois apparut plus tard sur l’une des bottes. Ce drapeau rouge-blanc-vert dont le symbole communiste – la faucille et le marteau – avait été arraché, était le seul symbole de la révolution que le peuple connût.

Le gros de la foule qui était partie de la place du Parlement était entre-temps arrivé à l’extrémité de la rue Brôdy Sandor. Des milliers de personnes, pour la plupart des ouvriers, s’étaient encore jointes à la manifestation. Nombre d’entre elles avaient accouru de tous les points de Budapest après avoir entendu le discours de Gerö (radiodiffusé à 6 heures du soir, puis de nouveau à 7 heures). La décision spontanée des manifestants de se rendre à la Maison de la Radio sensibilisait particulièrement les travailleurs. Le trafic s’était arrêté dans le centre de la ville. La police municipale, plutôt perplexe, n’essayait pas de s’interposer. Mais l’entrée de la rue Brôdy Sandor était barrée par une rangée compacte des redoutables hommes de l’A.V.O [II faut signaler qu’au moment de la Révolution, le sigle A.V.O. (la police secrète hongroise) avait déjà été remplacé par celui de A.V.H. (ce changement désignait le passage d’un organisme dépendant du ministère de !’Intérieur à un statut d’organisme indépendant). Cependant, il semble bien que les Hongrois utilisaient encore l’ancienne appellation, ou bien, s’ils parlaient de l’A.V.H., ils prononçaient « avosh ». Nous avons donc décidé de garder l’ancienne appellation partout dans le texte, même si elle ne correspond pas exactement à l’appellation officielle. Note des traducteurs]. Ceux-ci avaient également occupé la radio et un détachement de mitrailleuses était en position à l’entrée du bâtiment. Les manifestants s’arrêtèrent. Manifestement, des hommes de l’A.V.O. s’étaient trouvés parmi la foule sur la place du Parlement. En entendant la décision de se rendre à la Maison de la Radio, ils avaient prévenu leurs chefs.

Les manifestants allongèrent le cou pour voir pourquoi la marche s’était arrêtée. Ils virent le reflet des armes et les visages menaçants de la police secrète. Bien que désarmés, les gens n’avaient plus peur. Ils savaient que leur force résidait dans leur solidarité. Ils entrevoyaient enfin la possibilité d’être libres ; leur sort ne dépendait plus que d’eux seuls. Mais personne encore n’appelait à la violence contre les oppresseurs.

« Laissez-nous passer ! » – « Le peuple hongrois doit entendre nos propositions !! » – « Laissez entrer une délégation !! » – ces prières jaillirent de la foule, et chaque requête était approuvée par de grands applaudissements. On discuta un peu dans les premiers rangs, puis une délégation fut formée et, après une autre discussion avec les A.V.O., le petit groupe passa le cordon et entra dans la Maison de la Radio.

La foule attendit. L’air bourdonnait de conversations. De temps à autre, on entendait un rire et même quelques paroles d’une chanson. Ils étaient tous encore de bonne humeur. Une heure s’écoula : aucun signe de la délégation. La gaité de la foule fit place à une détermination plus sérieuse. Certains· ne tenaient plus en place. Les premiers rangs étaient maintenant tout contre le cordon des A.V.O. Encore une demi-heure : toujours aucune nouvelle de leurs camarades entrés dans la bâtiment. Alors, l’ambiance changea rapidement. Des cris de colère jaillirent de toutes parts. Le cordon armé céda légèrement. Les hommes de l’A.V.O. étaient manifestement soucieux : après tout, en vertu des règles et des règlements officiels, ces gens n’auraient pas dû être là du tout ; et puis, il y en avait tellement ! Des gens sur toute la largeur de la rue. Des gens à perte de vue...

« Où est notre délégation ? » – « Laissez-les sortir ! » – « Libérez nos délégués ! » – rugissait impatiemment la foule. Un mouvement spontané vers l’avant balaya le cordon sur le côté [22]. Les gens s’arrêtèrent devant une autre rangée d’A.V.O. qui protégeait la Maison de la Radio. Les flics ne sont renommés nulle part dans le monde pour leur intelligence ou pour leur finesse de compréhension. La police secrète hongroise ne faisait pas exception à la règle. Que pouvaient-ils faire ? Les manifestants étaient sans armes, mais il y en avait des milliers et ils étaient en colère. De toute façon, les manifestations de ce genre étaient illégales. Pour se protéger, les minorités dirigeantes engagent toujours dans leurs forces de police des hommes dont le cerveau fonctionne à sens unique. Les hommes de l’A.V.O. ne connaissaient qu’une seule réponse : les mitrailleuses firent feu.

Des cris d’agonie s’élevèrent quand les premiers rangs de ces manifestants pacifiques tombèrent. La foule devint furieuse. La police fut vite débordée et ses armes utilisées pour tirer sur les fenêtres de l’édifice, d’où les balles pleuvaient sur la foule.

La révolution hongroise avait commencé.

(.../...)

Deuxième partie disponible ici


[1Sandor Petöfi fut un poète qui joua un grand rôle dans la révolution hongroise de 1848 contre l’oppression des Habsbourg. Le tsar Nicolas Ier participa à l’écrasement des Hongrois en envoyant des troupes.

[2Matyas Ràkosi : né en 1892 d’un père marchand de volailles. Dans sa jeunesse, il décide de faire carrière dans les services consulaires austro-hongrois et se rend à Londres, où il travaille comme employé de banque, pour perfectionner son anglais. Retourné en Hongrie juste avant le début de la première guerre mondiale, il s’engage dans l’armée, est nommé officier et, envoyé sur le front russe, il est fait prisonnier. Pendant sa captivité, il devient un chaud partisan des Bolcheviks. On dit qu’il rencontra Lénine en 1918 et qu’ils se lièrent d’amitié. La même année, il retourne en Hongrie et travaille en collaboration avec Béla Kun. A la chute du gouvernement de ce dernier, il s’enfuit en Autriche où il se met à travailler pour le Komintern.
En 1924, il retourne en Hongrie pour réorganiser le Parti Communiste, à la suite de quoi il est arrêté par la police de Horthy et condamné à mort. Cette sentence cause une vive émotion dans certains milieux occidentaux et est par la suite commuée en 8 ans d’emprisonnement. Il est libéré en 1935, mais est arrêté à nouveau et jugé pour sa participation à la révolution de 1919. Durant son procès, il se fait une réputation mondiale d’homme sans peur et qui ne mâche pas ses mots. Son avocat, Rustem Vàmbéry, et lui profitèrent habilement de la barre pour accuser le régime de Horthy, ce qui ne manquait pas de courage et ce qui s’était rarement vu dans un pays fasciste. C’était d’autant plus remarquable de la part de Ràkosi, qu’il avait déjà passé plus de 10 ans dans les pires prisons de Hongrie. Il fut condamné à la réclusion perpétuelle.
A la suite du pacte Staline-Hitler, le régime de Horthy accepte d’échanger Ràkosi et Zoltàn Vas contre des drapeaux pris par les Russes en 1849. Ràkosi devient l’« ami » intime de Staline, lequel ne contribue pas peu à l’élever dans la hiérarchie communiste.
Durant la seconde guerre mondiale, Ràkosi est chargé d’organiser l’endoctrinement des prisonniers de guerre hongrois, ainsi que de la propagande de la radio russe à destination de la Hongrie. Il est naturalisé russe et se marie avec une Mongole, avec laquelle il retourne en Hongrie après la guerre. II y devient l’un des plus grands tyrans de l’histoire : copiant les méthodes que Staline avait utilisées pour construire le mythe de sa personnalité, il se fait appeler en toutes circonstances « notre père et grand maître, le plus grand discipline hongrois de Staline ». Le 11 août 1963, le siège du Parti Communiste de Budapest communique que Ràkosi est mort peu auparavant en Russie.

[3Gyula Hày était très connu du temps de Béla Kun, en 1919, lors­ qu’une de ses pièces fut jouée au Théâtre National Hongrois. Il s’enfuit de Hongrie lors de la Terreur Blanche de Horthy et erra en Europe, à la main une valise pleine de pièces non jouées. Il retourna à Budapest à la fin de la seconde guerre mondiale ; une autre de ses pièces connut à ce moment un succès éclatant.

[4Llàzlô Rajk : né en 1909, en Transylvanie, de père savetier. Étudiant à l’Université de Budapest, il s’affilie au Parti Communiste. A l’âge de 23 . ans, il est emprisonné pour avoir participé à une « conspiration communiste » à l’université. Après sa libération, il travaille à plusieurs reprises comme manœuvre. Il combat dans les Brigades Internationales en Espagne et est blessé grièvement en 1937. A la fin de la guerre civile espagnole, il tente de retourner en Hongrie, mais se fait interner en France. Il s’en échappe en 1941, pour se faire arrêter et emprisonner en Hongrie. Relâché, il devient secrétaire de la section clandestine du Parti Communiste à Budapest. En 1944, il est capturé par les Allemands et condamné à mort. La sentence n’est pas exécutée, mais il est envoyé à la tristement célèbre prison de Sopronköhida, puis dans un camp de concentration en Allemagne. A son retour en Hongrie après la fin de la guerre, il devient ministre de l’intérieur et se fait très vite craindre et haïr pour sa violence implacable. Il est arrêté sur les ordres de ses « camarades » en 1949, et son procès débute le 16 septembre de la même année. On l’accuse principalement d’avoir fait de l’espionnage pour la police secrète de Tito ; mais on l’accuse également d’avoir espionné pour le F.B.I. et pour la Gestapo, d’« avoir tenté de renverser l’ordre démocratique en Hongrie », de crimes de guerre, de conspiration et d’une foule d’autres crimes. Il plaide coupable et est pendu.

[5Pour mémoire, le salaire national moyen était à l’époque de 1.000 forints.

[6Quotidien du Parti Communiste Hongrois.

[7Imre Nagy : né en 1896 de parents paysans calvinistes, fait seulement ses primaires, mais devient professeur à Rostov (Ukraine) et à Budapest et membre de l’Académie hongroise. En 1915, il est mobilisé et est plus tard fait prisonnier par les Russes. Témoin de la révolution d’Octobre et rallié au Parti Communiste russe en 1918, il retourne en Hongrie en 1921 et mène une activité clandestine contre le régime de Horthy. En 1927, il est arrêté, mais parvient à s’échapper un an plus tard et à se réfugier en Autriche. En 1930, il retourne en Russie et acquiert la citoyenneté russe. A son retour en Hongrie en 1944, il est l’un des « membres-fondateurs » du nouveau régime.

[8Ernö Gero : Emprisonné en 1919, à la chute du régime de Kun. Il combat en Espagne de 1936 à la défaite des Républicains (en fait, il fut de ceux qu’envoya le Komintern pour aider le parti communiste espagnol à imposer sa ligne politique dans la guerre civile et plus particulièrement à réprimer les ouvriers, les anarchistes, et le P.O.U.M. en Catalogne.), puis s’installe à Moscou et devient citoyen russe. Après la seconde guerre mondiale, il retourne en Hongrie et dirige le Parti jusqu’à l’arrivée de son ami Ràkosi.

[9Jànos Khàdàr : né en 1910. Ses parents étaient valets de ferme. Il reçoit quelque instruction et devient serrurier. A l’âge de 19 ans, il rejoint le mouvement de jeunes du Parti Communiste clandestin. Emprisonné à plusieurs reprises pour de courtes périodes. Après la guerre, il devient officier de police, puis s’élève rapidement dans la hiérarchie. Après la fusion des partis socialiste et communiste, il devient membre du Politburo. Deux mois plus tard, il est ministre de I’Intérieur, mais est destitué vers le milieu de l’année 1950. Neuf mois plus tard, il est réélu au comité Central et au Politburo ; peu après, il « disparaît ».

[10Ràkosi les avait tenus emprisonnés pendant des années, parce qu’ils étaient « titistes-fascistes », etc ... Kàdàr portait encore sur son visage et sur son corps les traces des tortures qu’il avait endurées sur l’ordre de la classe dirigeante.

[11Dans un sens large, pour décrire le caractère social de ceux qui participaient à ce mouvement. Bien entendu, il y eut quelque ouvriers qui participèrent aux réunions, mais la grande majorité des assistants étaient des écrivains et des étudiants, ainsi qu’un certain nombre de médecins, d’avocats, d’instituteurs, etc.

[12N’oublions pas que plus de 60% des étudiants étaient fils d’ouvriers et 30 % fils de paysans.

[13Célèbre café littéraire endommagé pendant la guerre et reconstruit par le gouvernement.

[14Ville industrielle à 45 km. au sud de Budapest ; aujourd’hui Dunaujvàros, anciennement Dunapentele.

[15Le Daily Worker (journal du Parti Communiste britannique) ne fit .aucune mention de cet événement capital.

[16Peter Fryer, Hungarian Tragedy, Dobson Book Ltd., 1956, p. 39.

[17Ce qui n’est pas nécessairement révolutionnaire. Voir Alexandra Kollontaï, L’opposition ouvrière, in Socialisme ou Barbarie, n°35, 1964, p.77

[18Au sud de la ville, sur le Danube, entre Buda et Pest ; surnommée Csepel-la-Rouge à cause du grand nombre d’ouvriers membres du Parti qui y travaillaient.

[19Qui sait si celui qui portait cette pancarte n’était pas l’étudiant qui, la veille, à l’Institut Polytechnique, avait fait planer un silence d’appréhension en s’écriant subitement : « Les Russes dehors ! » Il y eut un éclat de rire lorsque le silence fut rompu par la voix calme d’un maître de conférences : « Notre ami, bien entendu, entend suggérer qu’il serait souhaitable que chaque nation garde son armée sur son propre territoire. »

[20Ceci était une allusion à peine voilée au mines d’uranium de Pécs, découvertes 18 mois plus tôt. Les Russes les appelaient « mines de bauxite ».

[21Une autre version plus répandue relate qu’on a dû couper les jambes au chalumeau et que la statue fut renversée grâce à des camions des ouvriers de Csepel auxquels on avait attaché la fameuse corde.

[22D’autres récits disent qu’à ce moment-là, il n’y avait plus de policiers dans la rue.


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