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3 – Nécessité de la démocratie directe
Il n’est pas très difficile, au vu de ce qui précède, de comprendre pourquoi, pour nous, la démocratie directe est le seul moyen dont dispose l’humanité pour se sortir de la situation cauchemardesque dans laquelle elle s’est mise.
De la justice sociale...
Il y a d’abord toutes les anciennes revendications, toujours valables, malheureusement.
Ce serait évidemment la fin du règne d’une minorité, l’oligarchie, qui décide pour tous et instrumentalise la société, son organisation, ses ressources, pour ses propres intérêts. C’est donc la fin de l’État comme confiscation du pouvoir de décision quant à l’orientation de la société et son organisation. C’est aussi la réappropriation de la question de la guerre : s’il doit y avoir affrontement armé, que ce soit de l’initiative des gens, pas des puissants, en leur âme et conscience, et pour des raisons qui soient les plus claires et explicites possible, par pour servir de chair à canon pour des causes qui ne sont pas les leurs.
C’est aussi, par exemple, la recherche d’émancipation individuelle, contre les carcans religieux et le conformisme, la tartufferie. Ou l’égalité sociale ; cesser de vivre dans des sociétés où l’emprise de l’argent détermine et brise des vies. C’est bien sûr le partage des richesses créées par la collectivité tout entière. C’est donc aussi la démocratie au travail : comme disaient les trotskistes, pourquoi la démocratie s’arrête-t-elle aux portes des entreprises ? Parce que dès qu’on travaille, dès qu’on rentre dans le salariat, il n’est plus question de qui décide, de pourquoi et de comment, de ce qu’on produit et pourquoi. Et ça huit heures par jour.
Tout ça est très classique, mais toujours très actuel. Bien sûr il y a eu des progrès depuis le XIXe, sous la pression des luttes, ouvrières, comme la Sécurité sociale, l’enseignement gratuit et obligatoire ou, moins connu, les bibliothèques publiques, ou les droits des femmes, etc.
...à la techno-science
Aujourd’hui se sont surajoutés d’autres problèmes, nouveaux, mais là aussi, on voit mal d’autres solutions que l’intervention du peuple dans la prise des décisions.
J’ai parlé de partage des richesses, aujourd’hui on parlerait de partage de la pénurie. Nous sommes 7 milliards sur Terre, et les ressources sont limitées : comment va-t-on faire ? Pour nous, ça ne peut se faire réellement que dans l’égalité et la délibération sur l’allocation des ressources naturelles, pas par la mainmise de quelques-uns. Donc s’il y a austérité, et il y aura austérité, que les choix à faire, les décisions douloureuses soient prises par des gens informés des alternatives, du coût de chaque option, pesant le pour et le contre. Nous devrons modifier nos modes de vie quotidiens : cela peut se faire de manière autoritaire, d’en haut, ou au contraire démocratiquement, et je crois plus efficacement, de manière responsable, après information et discussions populaires. Même chose, on parle, dans le sillage de J. Ellul ou de B. Charbonneau, et à raison, de l’emballement techno-scientifique, d’un processus apparemment incontrôlable d’invasion du quotidien, avec un pillage écologique considérable. Il nous semble qu’il ne peut y avoir de solution que dans le recours intelligent à l’intervention des gens aussi bien dans les grandes orientations des recherches scientifiques que dans les modalités d’applications techniques. Il est aussi question de socialité ; nous vivons dans des sociétés qui sont des déserts sociaux, on parle de « dissolution du lien social » auquel on croit remédier par des sparadraps, mais ce que l’on voit, c’est que la socialité passe aussi par la politique, le sens du et en commun : c’était spectaculaire en Mai 68, et sensible dans le décembre 1995, que j’ai vécu, à chaque mouvement social les gens se mettent à se reparler dans la rue, à reformer un peuple. À l’opposé, on est aujourd’hui écrasés par les questions géopolitiques : il serait temps que les grandes options se décident sur des bases discutables et discutées par le plus grand nombre, avec là aussi connaissance des implications et conséquences prévisibles de chacune. Juste un exemple sur ce point ; on décrie beaucoup les relations entre la France et l’Arabie Saoudite, et à raison évidemment, mais il faudrait poser la question très franchement : parce que cesser de cirer les bottes à tous ces régimes haïssables, ça va engendrer inéluctablement une baisse du niveau de vie et un surplus de travail, d’une manière ou d’une autre. En ce qui me concerne, je n’hésite pas une seconde, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas de tout le monde.
La démocratie directe ou le début de tous les problèmes
Précisément, c’est capital, et je finirai cette première partie là-dessus : j’ai l’air de présenter la démocratie directe comme la solution-miracle, comme un slogan publicitaire qui résout tout, la formule magique. Mais nous avons l’habitude de dire que la démocratie n’est pas la solution, c’est au contraire le début de tous les problèmes. C’est le moment où on arrête de courir, on s’assied, et on pose les questions cruciales, c’est-à-dire gênantes. Il n’y a aucune solution qui tombera du ciel : les solutions sont créées par l’imagination mais aussi la lucidité, le courage et la capacité de comprendre et de trancher dans le réel. Cela exige des gens responsables, adultes, capables d’entendre l’acuité et la cruauté des alternatives qui s’offrent ou qui sont à créer. Mais avant tout il faudrait de la maturité, intellectuelle et affective. C’est donc le contraire exact de la posture de déni, aujourd’hui largement dominante, qui règne et tout particulièrement chez les « militants », qui se tordent dans tous les sens pour ne pas lâcher leurs grigris, préférant se cramponner à leur bonne conscience plutôt que de regarder les choses en face.
C’est dans cet esprit que j’aborde ma deuxième partie, où je vais examiner les grands obstacles historiques qui s’opposent à ce projet d’autonomie, et qui devraient être la première préoccupation des gens qui se soucient de démocratie.
II – Les grands obstacles à la démocratie directe
Quels sont les grands obstacles qui, aujourd’hui, rendent difficilement concevable la réalisation d’un projet de démocratie directe, ou même qui semblent la rendre impossible ?
Je m’inspire là encore de C. Castoriadis qui évoque la question, rapidement, dans quelques textes des années 80 [1] où il cite, globalement, quatre grands axes de réflexion : le délabrement occidental ; les questions écologiques ; le devenir du tiers-monde et l’impérialisme russe. Je les reprends dans cet ordre-là, en les actualisant.
1 – L’effondrement occidental
Nous l’avons vu, on peut identifier le projet d’autonomie gréco-occidental, en simplifiant, sous deux grands aspects : une très importante créativité sociale-historique et l’existence de luttes pointant vers un changement de société, les deux s’entre-impliquant profondément et finalement ne faisant qu’un évidemment.
Absence de créativité sociale-historique
Pour ce qui est de la créativité, qu’il s’agisse de l’Europe, des États-Unis ou de partout où l’Occident a essaimé, il est difficile de la déceler. L’Art, par exemple, est aujourd’hui dans un état catastrophique. Je ne sais pas s’il y a des partisans de l’art contemporain dans la salle, mais d’habitude... Voilà : tout le monde rigole ! On devrait pleurer : c’est une calamité. Il n’y a plus de peinture, de sculpture, de musique, nous sommes dans le recyclage, la répétition. Il peut y avoir encore de belles choses, dans les marges, mais plus d’œuvres telles qu’on en a connu. Une civilisation sans Arts, c’est une civilisation qui disparaît. Même chose pour les villes, qui deviennent invivables : on disait depuis des siècles « L ’air de la ville rend libre », c’étaient des creusets d’émancipation : aujourd’hui elles étouffent, au propre comme au figuré. Il n’y a plus d’architecture digne de ce nom, l’urbanisme est une catastrophe. Cela se constate aussi au niveau basique, social : il n’y a plus vraiment de mode d’habiter, et pas plus de fête populaire, réellement, il n’y a plus que du spectacle, avec des sonos, des sunlights, etc. On constate la même chose dans les loisirs, les sports (sauf, peut-être, le foot me dit-on) ou les jeux. J’ai discuté un jour avec un amateur d’échecs : il se lamentait de l’absence d’imagination, d’audace, de risque, de créativité parmi les joueurs depuis, en gros, Bobby Fischer. Pas étonnant, me disait-il, que les ordinateurs nous battent puisqu’il n’est plus question que de calculs et de mémoire. Personnellement, je suis un scientifique de formation, et, de ce que j’en sais, tous les paradigmes scientifiques actuels ont au moins un demi-siècle. Malgré de grandes incohérences, on est incapables d’imaginer d’autres modèles explicatifs qui permettraient d’englober les faits qui ne collent pas. Alors on bricole autour des paradigmes déjà établis. Le gouffre ouvert par la physique quantique a plus d’un siècle, il est plus béant que jamais : la théorie darwinienne de l’évolution fuit de partout, on accole d’autres théories pour faire une « théorie synthétique néo-darwinienne de l’évolution » ; idem en génétique où l’épigénétique oblige à tout repenser, etc. Je n’évoque pas les sciences humaines pour ne pas pleurer : l’anthropologie n’existe plus, ni une sociologie digne de ce nom et ne parlons pas d’économie. Peut-être l’Histoire ? A force de courir après la Science, elles se sont à la fois quantifiées et sur-idéologisées et sont mortes en tant que disciplines. Je parle globalement, là encore : il existe quelques restes, infiniment précieux, mais ce sont des vestiges, des braises sous des tonnes de cendres.
Évanescence des luttes sociales et politiques
Deuxième critère, les luttes sociales et politiques, qui ont structuré toutes les sociétés européennes et contrebalancé les délires du capitalisme depuis quatre ou cinq siècles, ont disparu. On peut encore avoir quelques grandes grèves qui parviennent, de moins en moins, à freiner les délires oligarchiques, ou à empêcher les plus paranoïaques, les plus apparatchiks, les plus incompétents et les plus flagorneurs (je ne donnerai pas de noms !) de peupler tous les échelons du pouvoir, mais surtout elles ne pointent plus vers un changement de société. Ce phénomène peut s’expliquer : il y aurait d’abord la société de consommation, depuis l’entre-deux-guerres, qui a détourné les aspirations politiques et sociales pour l’égalité vers l’accumulation, l’ostentation, le confort, et sacrifié le désir de liberté aux plaisirs formatés du consumérisme ; il y aurait ensuite les totalitarismes, le fascisme, le nazisme et surtout le communisme, inaugural, qui, chacun à leur façon, ont vidé de leur substance les vieilles cultures ouvrières, jusqu’au sens même des mots (comme celui de nation ou de socialisme) ou la possibilité d’imaginer d’autres sociétés ; et enfin bien sûr les deux guerres mondiales, qui ont été des saignées magistrales, biologiquement, culturellement, psychologiquement, symboliquement comme le dépeint très bien G. Steiner [2]. Bref en Occident, il semblerait bien que le projet d’autonomie soit en perte de vitesse, en déliquescence même, et livre la société au pillage et au saccage menés par l’oligarchie.
Privatisation, corruption, oligarchisation
Et effectivement, on retrouve des points communs très forts avec ce qui s’est passé à la fin de la Grèce antique tel que le rapporte, par exemple, G. Glotz, à partir du IVe siècle av. J.-C. Il y a un dérèglement des comportements, une démesure, un hubris, qui n’est plus contrebalancé par un projet collectif ; c’est un délitement de la société. On assiste par exemple au phénomène de privatisation, les individus se replient sur leur vie privée et délaissent la sphère publique, la politique, laissant les affaires communes aux mains de quelques dominants, d’autant plus puissants. Aujourd’hui, par exemple, on retrouve au domicile tout ce qui était autrefois dans la ville : le cinéma, le restaurant, la bibliothèque, etc., c’est un vaste mouvement d’auto-centrement, de fuite centripète – ou centrifuge, on dirait qu’il n’y a plus de centre... Dans la continuité, on retrouve aussi le phénomène de corruption, qui n’est pas forcément monétaire, ce n’est pas que l’éternelle répétition des scandales politico-judiciaires à laquelle nous assistons, c’est aussi et surtout le désinvestissement des métiers, du travail, des savoirs-faire, la disparition du travail bien fait, le cœur n’y est plus, c’est un gagne-pain et c’est tout, on se fout du reste du moment qu’on n’a pas la hiérarchie sur le dos. Même chose pour ce que nous appelons l’oligarchisation de la société : les gens ne sont plus contre l’oligarchie, ils sont tout contre. Ils l’envient, même si ce n’est pas avoué. Jusqu’au début du XXe, les classes populaires créaient leurs propres valeurs, rejetaient les comportements des dominants et aspiraient à une autre organisation sociale. Aujourd’hui, on veut plutôt se faire une place dans les hiérarchies des pouvoirs et des revenus : on est passés, pour reprendre un bon mot, de la lutte des classes à la lutte des places. Depuis cinquante ans, on va dire, toutes les modifications de nos modes de vie proviennent d’un mimétisme vis-à-vis de la classe dirigeante, on copie les puissants et on cherche à leur ressembler, à les rejoindre fût-ce symboliquement. Un exemple tout bête : on se moquait des golden boys des années 80 avec leurs gros téléphones portables à antenne, et aujourd’hui il n’y a plus que des « hommes pressés ». Le trader, tout le monde est contre, mais tout le monde lui ressemble. C’est le retour d’un antique comportement humain très connu, très bien décrit par T. Veblen, par exemple, et qu’on pense naturel – mais qui ne l’a pas toujours été.
Cette comparaison avec la fin de la période héllénique me semble plus intéressante que celle de la fin de l’Empire romain, d’abord parce que la logique d’empire est plutôt devant nous, j’en parlerai tout à l’heure. Et cette comparaison est poussée un peu plus loin par D. Cosandey, par exemple, à la fin de son très bon livre [3] : des grandes guerres intra-civilisationnelles épuisantes, une expansion « mondiale » de la culture, etc.
Essai de typologie de la contestation contemporaine
Alors revenons à aujourd’hui. Bien sûr, il y a encore des mouvements contestataires, politiques, mais ils ne s’agencent plus autour d’un projet de société alternative. Je voudrais le montrer en tentant une petite typologie des mouvements contemporains.
– Il y aurait d’abord le conservatisme consumériste. En gros toutes les luttes sociales, qui ne cherchent qu’à obtenir le statu quo, et qui finalement se résument toutes à maintenir notre niveau de vie économique. Ça n’ouvre sur rien du tout et ça sous-entend, évidemment, de la croissance, encore et encore. En fait, c’est la posture fondamentale de toute la gauche, sans exception, dont le seul horizon est, que cela soit dit ou non, un retour aux légendaires « Trente Glorieuses ».
– Il y aurait ensuite le progrès pour soi, qui regrouperait tous les mouvements revendicatifs aujourd’hui émiettés en une série de luttes monothématiques visant une amélioration, mais pour quelques-uns. C’est, banalement, le corporatisme syndical, ou les mouvements de sans-papiers, les LGBT, et maintenant, derrière les anti-discriminations spécifiques, le communautarisme et, côté écologiste, le Not in my backyard ; oui à l’énergie nucléaire, mais pas de centrale dans ma région, ou bien non à l’usine de retraitement des déchets derrière chez moi, mais rien à redire fondamentalement sur le mode de production qui la rend nécessaire. Et si jamais la question se règle, on n’en parle plus – à part quelques individus qui ont pu se conscientiser mais qui iront la plupart du temps renforcer les rangs des associations gestionnaires ou des partis en quête d’encartés.
– Enfin, et c’est déjà plus intéressant j’y reviendrai, l’immédiatisme pratique. Là, on va chercher localement à pallier l’insuffisance ou l’absence de l’État, ou une baisse du niveau de vie, en créant des dispositifs ad hoc, mais qui, finalement, ne font que restaurer le système global et qui disparaîtront si jamais les pouvoirs publics reviennent. Ce sont par exemple les SEL, les AMAP, les coopératives, des circuits de solidarité, etc., ou même maintenant tous les réseaux plus ou moins marchands et informatisés d’échanges, d’hébergement, etc. qui les concurrencent. Dans les pays en réelles difficultés, l’Argentine de 2001 ou la Grèce actuelle, ça va plus loin : on crée des magasins gratuits, des centres sociaux, on va même autogérer des entreprises, etc. Mais dès que l’État – et sa Croissance – revient, tout ça disparaît sans trop de remous. C’est ce qu’on a vu notamment en Tunisie en 2011 après le soulèvement. Et si ça demeure, ça permet, finalement, de rapiécer le système, de le faire perdurer.
Donc toutes ces luttes contemporaines versent, qu’elles le visent ou non, dans l’étatisme, c’est-à-dire qu’elle laissent l’État en place, l’aiguillonnent lorsqu’il est trop déconnecté du réel, voire le plébiscitent. Et symétriquement les vieilles idéologies qui laissent « les choses en l’État » ne sont pas plus bousculées [4].
Naissance de nouvelles idéologies
Nous assistons même à la naissance de nouvelles idéologies, à de nouveaux automatismes de pensée, qui accroissent le désarroi. Parce qu’on vit dans une époque hyper-idéologisée, au point que c’est plutôt rare d’entendre un propos qui sorte des sentiers balisés, et souvent par intermittence. Je vois trois gros noyaux, relativement nouveaux.
– D’abord, le Consumérisme. C’est pas extraordinairement nouveau, mais ça infeste tout, on arrive à saturation. C’est non seulement l’obsession de l’achat et de l’accroissement du niveau de vie, du standing social – on l’a vu, c’est la constante de la « Gauche » –, mais surtout la tournure d’esprit, le mode de penser qui fait que l’on exige des solutions immédiates sur un mode technique, sans efforts, sans avoir besoin, comme on dit, de « se prendre la tête » – je dirais plutôt « se retrousser les manches »... Des mots-clefs, des slogans, des idées-obus, des postures, des uniformes mentaux, un prêt-à-penser : un problème, une solution, là, vite, maintenant, sinon c’est que le problème n’existe pas, ne peut pas exister, sinon, c’est l’agressivité, c’est insupportable, ça exaspère. Si vous posez une question, c’est que vous avez la réponse, sinon vous êtes un peu pervers... Pas de solution, pas de problème, disaient déjà les Shadocks. Fini l’interrogation... Certes, d’un côté, c’est vieux comme le monde, mais justement, on en revient au vieux monde.
– Ensuite le Confusionnisme. Alors justement, le confusionnisme, ce seraient les anciennes idéologies qui se survivent à elles-mêmes, notamment et massivement marxistes dans toutes leurs variantes, et qui se rafistolent en permanence face à un réel qui les dément perpétuellement, au mépris de la cohérence, de la rationalité, de l’argumentation vérifiable, etc. Bien sûr, avec un aplomb et une assurance qui les font passer pour des vérités incontestables. D’où la confusion, qui peut être au corps défendant de son porteur : c’est ce que nous appelions « avoir un élastique dans le dos » ; où qu’il s’aventure, il reviendra toujours à son point de départ, ses postulats inamovibles, ses schémas pré-conçus. Mais la confusion peut aussi être instillée très sciemment, parce que le réel ne peut plus être pensé dans ce cadre, mais celui-ci est investi de tellement d’affect qu’on le maintien coûte que coûte, et qu’on préfère créer le flou. Et conséquemment il y a un confusionnisme au carré, c’est ça aussi l’intérêt, et qu’il faut bien comprendre, c’est lorsque les confusionnistes accusent les porteurs de mauvaises nouvelles... de confusionnisme ! Ça nous arrive : ah ! vous n’êtes plus ou pas marxistes, bah alors vous êtes des confusionnistes... On appelait ça les « les militants de l’insignifiance », ils créent la confusion, c’est voulu, c’est ça qui est recherché, puisque ce sont précisément les réflexes mentaux hérités du passé qui surnagent de ce chaos mental, de cette pensée éclatée, informe. Ce n’est plus l’idéologie froide, c’est la pensée tiède, comme ça a été dit, et ça se rationalise verbeusement dans le post-modernisme, le relativisme, l’islamo-gauchisme, etc.
– Enfin, le Complotisme, et alors là c’est vraiment récent et ça se répand extrêmement rapidement, surtout chez les jeunes. C’est une sorte de synthèse des deux précédents, une sorte d’ultime dégénérescence du gauchisme, le soupir de G. Debord, par exemple, et sa conception policière de l’Histoire : comme la marche du monde ne rentre plus dans les cases prévues à cet effet, on attribue tout à une seule et unique Cause. Tout est ramené à un facteur, ça simplifie vachement, quand même. C’est le Capital, qui fait ceci et fait cela pour les métaphysiciens ; pour les autres, le Système, la Techno-Science, les Gouvernants, les Services Secrets, les USA, Israël, et les Juifs, bien sûr, puisque l’antisémitisme est le complotisme le plus achevé. Pour les plus mystiques, les Illuminati, les extraterrestres, etc. Et, bien entendu le fameux « On » pour tout le monde. Là, toujours demander : c’est qui « On » ? Ça clarifie la discussion, en général. Tout ça révèle une fascination, une admiration / répulsion pour le pouvoir, et c’est exactement le contraire de ce que nous cherchons.
Parce que ces trois idéologies font évidemment l’impasse sur notre credo, que ce sont les humains qui font l’histoire, qui l’inventent, la créent, la font être, qu’ils le veuillent ou non, tous les jours, par leurs attitudes, leurs comportements, leurs opinons. Notre premier ennemi, c’est nous, notre fatalisme, notre conformisme, notre peur, notre dépression. On nous dit : oui, mais il y a des situations, des contextes, etc. Mais qui crée ces situations, ces contextes, en dernière instance ? Si ce ne sont pas les humains, qui ? Et alors il faudrait des miracles pour y échapper... On nous dit qu’il y a quand même des dominants qui organisent, décident, planifient, influencent, manipulent... Mais ce n’est pas tant eux qui sont si forts que nous qui sommes si faibles : là, et seulement là, on sort de la plainte et de l’impuissance, et on a prise sur la situation. Nous sommes manipulés ? Non : nous sommes manipulables. S’ils décident, c’est que nous suivons. Ils n’ont pas le pouvoir, ne le prennent pas, ne le volent pas ; nous le leur laissons, jour après jour. La meilleure preuve, c’est lorsque nous refusons. D’accord, c’est de plus en plus rare...
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Bon, je finis sur ce premier point qui m’a retenu longtemps, mais c’est le seul sur lequel on pourrait avoir prise, donc la seule solution envisageable, en disant que nous nous affrontons à un problème énorme : la disparition de volonté de démocratie chez ceux qui l’ont inventée et incarnée, en Europe, en Occident. Car il ne s’agit pas d’être contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, mais bien de vouloir et d’être prêts à une auto-transformation de la société. Autrement dit, nous, militants de la démocratie directe – et la déliquescence de notre collectif n’y est pas étrangère –, sommes dans un paradoxe monstrueux, à savoir : nous voulons le pouvoir pour un peuple qui, lui, n’en veut pas. C’est une schizophrénie profonde, un E. Chouard, par exemple, semble l’incorporer sans s’en rendre compte [5], mais qui est aussi celle de la société parce qu’en même temps, nous ne voyons pas d’autres solutions aux problèmes qui se posent aujourd’hui et, au fond, personne n’en voit d’autres. Ou plutôt les problèmes d’aujourd’hui sont tels parce que les individus ne veulent pas s’en occuper et laissent l’oligarchie et surtout les mécanismes aveugles aux commandes. Les « mécanismes aveugles », ce sont les déterminations de tous types, qui prennent le dessus lorsqu’il n’y a plus de créativité humaine : on retombe alors dans des dynamiques cycliques, d’ordre psychologique ou politique, ou bio-physiques. Et, par exemple, c’est le rappel à l’ordre des limites externes à nos sociétés, le milieu naturel et les dynamiques écologiques si bien décrites par J. Diamond [6], et les catastrophes en cours que l’on appelle « écologiques ». C’est mon deuxième point.
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