Revue des Deux Mondes – Comment circonscrire, comment définir ce qu’il est convenu d’appeler « le camp du bien » ?
Jean-Pierre Le Goff :
J’utilise plus volontiers – et je le fais depuis
un certain temps – le terme de «
gauchisme culturel
». Comme je l’ai
montré il y a deux ans déjà dans un article du
Débat [1]
, il ne s’agit
pas d’un mouvement organisé ou d’un courant bien structuré, mais
d’un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins
conscientes, qui déterminent un type de comportement et de posture
dans la vie publique, politique et dans les médias.
Tout d’abord, il faut distinguer le gauchisme culturel de l’extrême
gauche traditionnelle. Celle-ci, il y a une cinquantaine d’années tout
au moins, se définissait clairement comme un mouvement révolutionnaire qui entendait renverser la société capitaliste par le développement
de luttes impliquant une violence de masse
et aboutissant à une société où les travailleurs auraient pris le pouvoir. Le gauchisme
culturel, en revanche, n’entend pas changer la
société par la violence et la classe ouvrière n’est pas son problème. Bien
au contraire, il considère que les ouvriers et les couches populaires sont
globalement des «
beaufs
» et des «
ringards
». Le gauchisme culturel se
veut pacifiste, ne s’attaque pas frontalement à la démocratie, il n’a pas
l’intention de la dépasser. C’est une véritable révolution culturelle, mais
lente et qui veut se faire en douceur. Le gauchisme culturel ne s’en prend
pas directement aux structures sociales, il vise le changement des mentalités, des façons de penser, de ressentir, d’agir. Aujourd’hui, le registre
du ressenti, de l’émotion et des bons sentiments domine. Le gauchisme
culturel entend transformer la société par une sorte de
soft power
, exercé
à travers l’éducation, la culture, la communication...
Le second point important du gauchisme culturel est l’idée de rupture. Pour le gauchisme culturel, il ne s’agit pas de rupture au sens
politique ou économique du terme, de rupture avec le capitalisme. Il
s’agit de rompre culturellement avec le «
vieux monde
» qui n’en finit
pas de mourir et continue pourtant d’exister, en extirpant les idées et
les comportements jugés rétrogrades, tout particulièrement dans le
domaine des mœurs et de la culture. Le gauchisme culturel n’a pas un
modèle clés en main d’une société future, il joue la carte de l’individu,
il s’agit de transformer les mentalités individuelles ici et maintenant
par la pression, la communication, l’éducation orientées comme il se
doit. Le slogan «
le changement, c’est maintenant
» – c’est toujours
maintenant – caractérise bien son attitude.
Revue des Deux Mondes – Vous semblez insister sur l’absence de corpus dogmatique clairement défini, voire sur le flou des propositions du gauchisme culturel...
Jean-Pierre Le Goff : Le gauchisme culturel n’a pas d’idéologie clairement et solidement structurée comme il en existait dans le passé, mais des thèmes qui émergent d’un discours filandreux et constituent une sorte d’armature mentale : dépréciation du passé et de notre héritage ; appel incessant au « changement » individuel et collectif ; réitération des valeurs générales et généreuses amenant à terme la réconciliation et la fraternité universelles. À partir de là, le monde est divisé schématiquement en deux : d’un côté les « bons » ou les « gentils », de l’autre les « méchants ». On peut remplir ces schèmes de multiples références, auteurs et citations. Nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler un bricolage, qui consiste à récupérer des débris des anciennes idéologies. On trouve ainsi des restes des vieux schémas de la lutte contre la réaction, de l’antifascisme, de l’intellectuel « objectivement complice » de l’extrême droite et du fascisme montant..., mais recomposés à l’aune de l’individualisme autocentré, du look et des médias, aboutissant à des postures de redresseur de torts et de justicier valorisées socialement. Nous avons affaire à une culture de récupération, comme nous connaissons un art de récupération, on se sert dans les poubelles de l’histoire. Mais avec les morceaux, on construit avant tout un nouveau moralisme ou, si l’on préfère, une « moraline » composée de bons sentiments. C’est un monde fictif, coupé du réel, qui s’institue vertueux, excluant les questions dérangeantes et ceux qui n’entrent pas dans ce monde ou en dévoilent son inanité.
Revue des Deux Mondes – Et c’est ce nouveau moralisme qui définit le camp du bien ?
Jean-Pierre Le Goff : Oui et c’est la raison pour laquelle on ne peut l’assimiler aux totalitarismes, même si l’on peut penser qu’il en a gardé des restes. Le camp du bien est un monde fictif et angélique qui s’est construit au sein même des démocraties. Il n’est pas dans la logique d’une marche historique collective vers une fin de l’histoire. Tout se joue au niveau des individus ; on ne célèbre pas les lendemains qui chanteront, on change les mentalités, on expérimente le monde pur et angélique ici et maintenant. Ensuite, nous n’avons pas affaire à un parti qui fusionnerait avec l’État et étendrait ses tentacules à toute la société. Le gauchisme culturel n’a pas de parti ou d’organisation, il rejette au contraire ces notions, c’est un mouvement beaucoup plus diffus même s’il est présent dans l’État et dans les médias. Tout au plus pourrait-on parler de « petits idéologues », d’universitaires gauchistes qui vivent dans leur monde, mais surtout de journalistes militants et d’associations qui s’affichent volontiers comme les défenseurs des victimes du monde entier et pratiquent la délation.
Revue des Deux Mondes – On a l’impression que la droite est incapable de voir la différence qui sépare gauchisme culturel et totalitarisme...
Jean-Pierre Le Goff : Aussi longtemps que l’on n’arrive pas à penser le gauchisme culturel comme un phénomène post-totalitaire, on s’interdit de le comprendre. Le gauchisme culturel s’est développé dans les ruines du communisme et des grandes idéologies. Il essaie d’opérer du dedans, de l’intérieur de la démocratie qui, elle, n’est jamais attaquée frontalement. Il ne prétend pas l’abolir mais au contraire pousse au bout les tendances problématiques de la démocratie et de la gauche dans sa difficile réconciliation avec la démocratie [2].
Revue des Deux Mondes – Image inversée du totalitarisme, dites- vous. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Jean-Pierre Le Goff : Le totalitarisme – il faut insister – a une idéologie qui prend la forme d’une « fiction monstrueusement cohérente », pour reprendre une expression de Hannah Arendt ; il est lié à une philosophie globale de l’histoire en marche vers son accomplisse_ ment ; il fonctionne avec le culte du chef, du parti unique, de l’État... c’est une « idéocratie » qui s’impose à la société par la propagande mais aussi par la coercition et la terreur... À l’inverse, le gauchisme culturel est relativiste, anti-autoritaire et hédoniste, moraliste et sentimental et c’est selon ce modèle qu’il entend changer les mentalités. Mais ce gauchisme a beau être l’image inversée du totalitarisme, être apparemment « cool » et tolérant, il n’en exerce pas moins une police de la pensée et de la langue d’un nouveau genre. Il procède par reductio ad Hitlerum pour disqualifier ses adversaires, les dénonce et les lynche médiatiquement avec plainte en justice et tribunal à la clé. Il ne coupe pas les têtes, il diabolise, fait pression et ostracise. C’est en ce sens qu’il met en question la liberté de penser, démoralise ses adversaires, les livre à la vindicte en les traitant allègrement de racistes, d’islamophobes, d’homophobes, de suppôts ou de complices de l’extrême droite...
Revue des Deux Mondes – Mais qui exerce cette police de la bien-pensance et du langage politiquement correct ?
Jean-Pierre Le Goff :
Du point de vue théorique, si l’on peut dire,
le gauchisme culturel est un mélange de bribes arrachées de Pierre
Bourdieu, de Michel Foucault, de Gilles Deleuze..., voire de Jean-
Paul Sartre, mais aussi de Karl Marx et de Sigmund Freud revisités à
l’occasion, du courant libertaire en matière d’éducation, du féminisme
radical, des théoriciennes du genre, de Frantz Fanon et des études
post-coloniales... On se réclame de la contre-culture des années
soixante et soixante-dix et on pioche dans les morceaux choisis de
différents auteurs critiques. Le but recherché n’est pas la construction
d’une doctrine cohérente et encore moins d’une idéologie comme le
communisme et le fascisme, mais simplement de trouver tout ce qui
est bon à prendre pour régler nos comptes avec notre propre histoire et
le vieux monde, apparaître comme les défenseurs du progrès contre la
réaction et s’ériger en nouveaux gardiens du temple d’une démocratie
hygiéniste et vertueuse.
Les représentants de ce gauchisme culturel ne ressemblent pas
aux anciens militants, dont la pratique impliquait peu ou prou de
sortir de soi et des sacrifices. Ils gardent la posture du révolté et du
rebelle, mais cela n’implique pas pour autant – pour la grande majorité d’entre eux – de vivre en rupture, à part de la société, et d’en
payer le prix du point de vue matériel. Leur bohème est confortable,
joue comme un signe de distinction et de reconnaissance dans un
entre-soi de gens persuadés qu’ils incarnent le bien et qu’ils sont naturellement les porte-voix et les défenseurs de tous les dominés et les
discriminés de la Terre, avec une préférence pour les populations des
pays anciennement colonisés et les cultures exotiques... Ce qu’Alain
Finkielkraut dénomme justement le «
parti de l’autre
». Depuis des
années, le gauchisme culturel a envahi l’espace public et médiatique.
Parmi les diffuseurs du gauchisme culturel, on trouve des journalistes,
des communicants, des éditeurs militants, mais aussi des personnalités
du show-biz, des organisateurs d’événements culturels et festifs avec
message lénifiant à la clé, des animateurs socioculturels, des organisateurs d’«
espaces de débat
» avec une place assignée pour les bons et
une place pour les méchants, des «
créatifs
» cultivant leur narcissisme
et la provocation pour «
éveiller les consciences
» d’un peuple aliéné...
Depuis les années quatre-vingt, ce gauchisme culturel a été entretenu
et subventionné pas l’État. La gauche au pouvoir a été à l’avant-garde,
mais une partie de la droite l’a intégré dans une optique moderniste
et électoraliste [3].
Revue des Deux Mondes – Et quel rôle joue l’éducation ?
Jean-Pierre Le Goff : Il est capital. C’est précisément par l’importance accordée aux jeunes générations que le gauchisme culturel entend transformer la société en s’attaquant aux stéréotypes sexués, en déstructurant l’enseignement de la langue, en arrachant à la trame chronologique des morceaux d’histoire plus ou moins arbitrairement valorisés au détriment d’autres et surtout au détriment du contexte. Il faut se pencher sur la littérature enfantine, sur les manuels utilisés à l’école primaire, mais aussi sur les bandes dessinées et sur les nouveaux « jeux éducatifs » pour se rendre compte à quel point les paradigmes concernant la famille, la sexualité, le rapport à la nature, à l’histoire... ont été bouleversés en l’espace d’un demi-siècle. Cette éducation nouvelle tient du règlement de comptes avec ce qui nous définit comme nation et comme civilisation. Et la perversité est à son comble quand on s’appuie sur des aspects problématiques de notre histoire, comme le colonialisme, la traite, Vichy..., dans le but de recommencer l’éternel procès de la collaboration ou de la civilisation occidentale. On accuse à tour de bras, mais aucun peuple, aucune civilisation ne dispose d’un blanc-seing. Nous ne sommes pas dans le registre du recul réflexif et critique sur notre histoire et notre héritage, mais dans celui de la dénonciation et du règlement de comptes.
Revue des Deux Mondes – Mais quelle est la fonction sociale de tout cela ?
Jean-Pierre Le Goff : Le gauchisme culturel s’est développé dans un moment particulier de l’histoire où les sociétés démocratiques se sont mises à douter profondément de leur héritage. Il s’est greffé sur cette situation et l’a exacerbée, la poussant dans une logique de mémoire pénitentielle et de perte de l’estime de soi. Il prospère sur la base d’une déculturation, d’une déconnexion de la France et d’une partie des pays démocratiques européens de l’histoire. Avec la chute du mur de Berlin, s’est développée l’illusion d’une fin de l’histoire et d’une réconciliation du monde sous la double modalité des lois du marché et des droits de l’homme, considérés comme la chose du monde la mieux partagée. Les démocraties ont cru un moment qu’elles n’avaient plus d’ennemi. Sur ces bases, le gauchisme culturel a érigé un nouveau monde fictif débarrassé des scories du passé, des ambivalences, des contradictions, du tragique inhérent à l’histoire et à la condition humaine. La fonction du gauchisme culturel est de préserver à tout prix la démocratie des épreuves du réel, de continuer de vivre en dehors de l’histoire en entretenant la fiction d’une société angélique composée d’individus désaffiliés, libérés des préjugés de l’ancien monde et concevant le nouveau comme un brassage indistinct de toutes les cultures, un méli-mélo de valeurs généreuses et de bons sentiments. Autant dire que le gauchisme culturel est un puissant dissolvant de la dynamique des démocraties européennes, qu’il nous désarme face à des ennemis qui veulent nous détruire. Quand l’épreuve du réel réapparaît sous la forme paroxystique de la guerre et du terrorisme islamiste, il s’arrange pour remettre assez vite le couvercle sur cette dure réalité.
Revue des Deux Mondes – Mais l’hégémonie de ce courant n’est-elle pas battue en brèche depuis quelques années déjà ? Des voix différentes, dissidentes, se font de plus en plus souvent entendre. On critique depuis longtemps le pédagogisme, on réclame à nouveau plus d’autorité à l’école, on proteste contre les lois mémorielles et les diktats du politiquement correct en histoire en défendant la liberté des chercheurs, on dénonce la politique du déni dans des domaines de plus en plus nombreux : immigration, intégration, laïcité, emploi, environnement, fiscalité...
Jean-Pierre Le Goff : Certes, le gauchisme culturel peut sembler à bout de souffle par rapport aux années quatre-vingt et quatre-vingt- dix. Son hégémonie commence à être battue en brèche au sein même de la société. Mais il occupe toujours de nombreuses places dans les médias, dans les organismes culturels, et au sein de l’État dans des ministères comme ceux de l’Éducation nationale, de la Culture et de la Communication. Ce n’est pas seulement un problème d’idées, mais ces idées s’appuient sur un pouvoir matériel, des organismes, des associations et avec eux toute une clientèle électorale que, par manque de courage politique, on ne tient pas trop à critiquer de front. Depuis les années quatre-vingt, le gauchisme culturel fait partie du « nouvel air du temps », c’est devenu comme une marque identitaire et un fonds de commerce. Dans ces conditions, beaucoup s’accrochent à leur situation. Face à l’effritement et à la mise en cause de leur hégémonie, il faut s’attendre à de nouvelles campagnes contre les intellectuels, anciens ou nouveaux réactionnaires, avec amalgames, dénonciation sur les réseaux sociaux, polémiques médiatiques... Mais tout cela n’en apparaît pas moins de plus en plus coupé du réel et des préoccupations de la grande masse des citoyens, cela intéresse de moins en moins de monde en dehors d’un petit milieu bobo et gauchisant qui se cramponne à une identité en morceaux.
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