Sur le contenu du socialisme, III

LA LUTTE DES OUVRIERS CONTRE L’ORGANISATION DE L’ENTREPRISE CAPITALISTE
mardi 7 octobre 2008

Texte extrait de « L’Expérience du mouvement ouvrier. II : Prolétariat et organisation. », 1974, UGE 10/18 et initialement paru dans la revue « Socialisme ou barbarie » n° 23, janvier 1958.

Ce texte est aujourd’hui réédité par les édition du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome II, La Question du mouvement ouvrier, 2012, au prix sacrifié de 32€.

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Nous avons essayé de montrer que le socialisme n’est rien d’autre que l’organisation consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous les domaines ; qu’il signifie donc la gestion de la production par les producteurs, à l’échelle de l’entreprise aussi bien qu’à celle de l’économie ; qu’il implique la suppression de tout appareil de direction séparé de la société ; qu’il doit entraîner une modification profonde de la technologie et du contenu même du travail comme activité primordiale des hommes et conjointement un bouleversement de toutes les valeurs vers lesquelles est orientée, implicitement ou explicitement, la société capitaliste. Cette élaboration permet en premier lieu de dévoiler les mystifications qui se sont constituées depuis de longues années autour de la notion du socialisme. Elle permet d’abord de comprendre ce que le socialisme n’est pas. Projetées sur ce fond, la Russie, la Chine et les « démocraties populaires » montrent leur vrai visage de sociétés de classe et d’exploitation. Que les bureaucrates y aient pris la place des patrons privés apparaît alors, par rapport à cette discussion-ci, absolument indifférent.

Mais elle permet beaucoup plus. Ce n’est qu’à partir de cette notion du socialisme que l’on peut comprendre et analyser la crise de la société contemporaine. Dépassant les sphères superficielles du marché, de la consommation et de la « politique », on peut alors voir que cette crise est directement reliée au trait le plus profond du capitalisme : l’aliénation de l’homme dans son activité fondamentale, l’activité productive. C’est dans la mesure où cette aliénation crée un conflit permanent à tous les étages et dans tous les secteurs de la vie sociale qu’il y a crise de la société d’exploitation. Conflit qui s’exprime sous deux formes : à la fois comme lutte .des travailleurs contre l’aliénation et contre ses conditions, et comme absence des hommes à la société, passivité, découragement, retraite, isolement. Dans les deux cas, au-delà d’un point, le conflit conduit à la crise ouverte de la société établie : que la lutte des hommes contre l’aliénation atteigne une certaine intensité, et c’est la révolution. Mais que leur absence à la société dépasse une certaine limite, et c’est l’effondrement du système, comme l’évolution de l’économie et de la société de la Pologne en 1955 et 1956 le montrent clairement ( ). Oscillant entre ces deux limites, se déroule la vie quotidienne des sociétés modernes, qui ne parviennent à fonctionner qu’en dépit de leurs propres normes, pour autant qu’il y a lutte contre l’aliénation et que cette lutte ne dépasse pas un certain niveau — qui sont donc basées sur une irrationalité fondamentale.

Nous partons donc, pour reprendre l’analyse de la crise du capitalisme, d’une notion explicite du contenu du socialisme. Cette notion est le centre privilégié, le point focal qui nous permet d’organiser toutes les perspectives et de tout revoir d’un oeil neuf. Sans elle, tout devient chaos, constatation fragmentaire, relativisme naïf, sociologie empirique. Mais cette notion n’est pas un a priori. La lutte du prolétariat contre l’aliénation et ses conditions ne peut avoir lieu et se développer qu’en posant, soit comme des rapports réels entre les hommes, soit comme des revendications, des aspirations et des programmes, des formes et des contenus socialistes. Par conséquent, la notion positive du socialisme n’est que le produit historique du développement précédent, et en tout premier lieu, de l’activité, des luttes et du mode de vie du prolétariat dans la société moderne. Elle est la systématisation provisoire des points de vue qu’offre l’histoire du prolétariat, de ses gestes les plus quotidiens comme de ses actions les plus grandioses. Dans un atelier, les ouvriers s’arrangent entre eux pour à la fois couler les normes et se faire le maximum de boni. A Budapest, ils se battent contre les chars russes, s’organisent en conseils et réclament la gestion des usines. Aux États-Unis, ils exigent un arrêt des chaînes deux fois par jour pendant un quart d’heure pour pouvoir prendre une tasse de café. Aux usines Bréguet de Paris, au printemps dernier, ils se mettent en grève et réclament la suppression de la plupart des catégories entre lesquelles la direction les divise. Il y a plus d’un siècle, ils se faisaient tuer en criant : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Dans les usines « socialistes » de la bureaucratie russe, ils imposent le nivellement des salaires dont se plaignent amèrement Khrouchtchev et sa clique dans leurs discours. A des degrés de développement et d’explicitation variables, toutes ces manifestations et brièvement parlant la moitié des actes quotidiens de centaines de millions de travailleurs dans toutes les entreprises du monde expriment cette lutte pour l’instauration de nouveaux rapports entre les hommes et avec le travail, et ne sont compréhensibles qu’en fonction de la perspective socialiste.

Il faut bien comprendre l’unité dialectique que constituent ces divers moments : analyse et critique du capitalisme, définition positive du contenu du socialisme, interprétation de l’histoire du prolétariat. Il n’y a pas de critique, il n’y a même pas d’analyse de la crise du capitalisme possible en dehors d’une perspective socialiste. Une telle critique ne pourrait en effet s’appuyer sur rien — à moins que ce ne soit sur une éthique, que vingt-cinq siècles de philosophie ne sont parvenus ni à fonder, ni même à définir. Toute critique présuppose qu’autre chose que ce qu’elle critique est possible et préférable. Toute critique du capitalisme présuppose donc le socialisme. Inversement, cette notion du socialisme ne peut pas être seulement l’envers positif de cette critique ; le cercle risquerait alors d’être parfaitement utopique. Le contenu positif du socialisme ne peut être dérivé que de l’histoire réelle, de la vie de la classe qui tend à le réaliser. C’est là sa source dernière. Mais cela ne veut pas dire non plus que la conception du socialisme est le reflet passif et intégral de l’histoire du prolétariat. Elle s’appuie également sur un choix qui n’est que l’expression d’une attitude politique révolutionnaire. Ce choix n’est pas arbitraire, car il n’y a pas ici d’alternative rationnelle. L’autre terme serait simplement la conclusion que l’histoire n’est que « fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et ne signifiant rien », et qu’elle ne peut que le rester. Mais ce n’est qu’en fonction d’une politique révolutionnaire, que pour cette politique, que l’histoire du prolétariat peut être source. Pour une autre attitude, cette histoire n’est que source de statistiques et de monographies, de n’importe quoi et finalement de rien du tout. Enfin, ni critique du capitalisme, ni définition positive du socialisme, ni interprétation de l’histoire du prolétariat, ni politique révolutionnaire ne sont possibles en dehors d’une théorie. Les éléments socialistes que produit constamment le prolétariat doivent être extrapolés et généralisés dans un projet total qui est le socialisme, sans quoi ils sont privés de sens ; l’analyse et la critique de la société de classe doivent être systématisées sans quoi elles n’ont pas de portée de vérité. L’une et l’autre sont impossibles sans un travail théorique au sens propre, sans un effort de rationalisation du simplement donné. Cette rationalisation comporte ses risques et ses contradictions. En tant que théorie, elle est obligée de partir des structures logiques et épistémologiques de la culture actuelle — qui ne sont nullement des formes neutres, indépendantes de leur contenu, mais qui expriment de façon antagonique et contradictoire des attitudes, des comportements, des visions du sujet et de l’objet qui ont leurs équivalences dialectiques dans les rapports sociaux du capitalisme. La théorie révolutionnaire risque donc constamment de tomber sous l’influence de l’idéologie dominante, sous des formes à la fois beaucoup plus subtiles et beaucoup plus profondes, beaucoup plus cachées et beaucoup plus dangereuses, que l’influence idéologique « directe » dénoncée traditionnellement dans l’opportunisme par exemple. Le marxisme n’a pas échappé à ce sort, nous en avons déjà donné (3) et nous en donnerons encore des exemples. Ce n’est qu’en revenant chaque fois à la source, en confrontant les résultats de la théorie avec le contenu réel de la vie et de l’histoire du prolétariat que nous pouvons révolutionner nos méthodes mêmes de pensée, héritées de la société de classe, et construire par bouleversements successifs une théorie socialiste. Ce n’est que par l’assimilation de tous ces points de vue et de leur unité profonde que nous pouvons avancer.

Nous commençons l’analyse de la crise du capitalisme par l’analyse des contradictions de l’entreprise capitaliste. Les concepts et les méthodes acquis ainsi dans le domaine primordial, le domaine de la production, nous permettront de généraliser ensuite l’examen.

Les contradictions de l’organisation capitaliste de l’entreprise

Pour la vue traditionnelle, largement répandue encore aujourd’hui, les contradictions et irrationalité du capitalisme existent et se manifestent activement au niveau de l’économie globale, mais n’affectent pas l’entreprise capitaliste autrement que par ricochet. Si l’on fait abstraction des servitudes que lui impose son intégration à un marché irrationnel et anarchique, l’entreprise est le lieu où l’efficacité et la rationalisation capitaliste règnent sans partage. Sous peine de mort, le capitalisme est obligé par la concurrence de poursuivre le résultat maximum avec le minimum de moyens ; et n’est-ce pas là le but même de l’économie, la définition de sa rationalité ? Pour y parvenir, il met à un degré toujours croissant la science au service de la production et il rationalise le processus du travail par l’intermédiaire de ces incarnations de la raison opérante que sont ingénieurs et techniciens. Il est absurde que ces entreprises fabriquent des armements, absurde que les crises périodiques les fassent travailler en deçà de leur capacité — mais il n’y a rien à redire quant à leur organisation. La rationalité de cette organisation est la base sur laquelle s’édifiera la société socialiste, lorsque l’anarchie du marché sera éliminée et que d’autres buts — la satisfaction des besoins et non le profit maximum — seront assignés à la production.

Lénine s’en tient absolument à cette vue, et pour Marx lui-même, la chose n’est pas au fond différente. Certainement, l’entreprise n’est pas pour lui rationalisation pure ; plus exactement, cette rationalisation contient une contradiction profonde. Elle se fait par l’asservissement du travail vivant au travail mort, elle signifie que les produits de l’activité de l’homme dominent l’homme, elle entraîne donc une oppression, une mutilation sans cesse croissantes. Mais c’est là une contradiction si l’on peut dire « philosophique », abstraite, et ceci en deux sens. Tout d’abord, elle affecte le sort de l’homme dans la production, mais non la production elle-même. La mutilation permanente du producteur, sa transformation en « fragment d’homme » n’entrave pas la rationalisation capitaliste. Elle n’en est que l’envers subjectif. La rationalisation est exactement symétrique de la déshumanisation. C’est le même pas qui fait avancer l’une et l’autre. Rationaliser la production signifie ignorer et même écraser délibérément les habitudes, les désirs, les besoins, les tendances des hommes en tant qu’ils s’opposent à la logique de l’efficacité productive, soumettre impitoyablement tous les aspects du travail aux impératifs du résultat maximum avec le minimum de moyens. Nécessairement donc, l’homme devient moyen de cette fin qu’est la production. Il en résulte que cette contradiction reste « philosophique » et abstraite aussi en un deuxième sens : sommairement parlant, parce qu’on n’y peut rien. Cette situation est le résultat inexorable d’une phase du développement technique et même finalement de la nature même de l’économie, « règne de la nécessité ». C’est l’aliénation au sens hégélien : l’homme doit se perdre d’abord pour pouvoir se retrouver — et se retrouver, après la traversée du purgatoire, sur un autre plan. C’est la réduction de la journée de travail, que permettra l’organisation socialiste de la société et la suppression du gaspillage du marché capitaliste, qui rendra l’homme libre — en dehors de la production.

En fait, nous allons le voir, cette contradiction philosophique est la contradiction réelle du capitalisme, et la source de sa crise au sens le plus terre à terre et le plus matériel de ce terme. Sous ses aspects les plus microscopiques comme les plus gigantesques, la crise du capitalisme exprime directement ce fait : que la situation et le statut de l’homme comme producteur sous le capitalisme sont contradictoires et finalement absurdes. La rationalisation capitaliste des rapports de production n’est rationalisation qu’en apparence. Cette énorme pyramide de moyens devrait prendre son sens de sa fin ultime ; or celle-ci, l’augmentation de la production voulue pour elle-même, devenue but en soi et détachée de tout le reste, est absolument irrationnelle. La production est un moyen de l’homme, non pas l’homme un moyen de production. Cette irrationalité de sa fin dernière détermine d’un bout à l’autre tout le processus de production capitaliste ; ce qu’il pouvait contenir de rationalité dans le domaine des moyens, mis au service d’une fin irrationnelle, devient lui-même irrationnel. Mais de ces moyens, le principal est l’homme. Faire de l’homme entièrement un moyen de production, signifie transformer le sujet en objet, signifie le traiter en chose dans le domaine de la production. De là découle une deuxième irrationalité, une autre contradiction concrète, dans la mesure où cette transformation des hommes en choses, cette réification, est en conflit avec le développement même de la production qui est par ailleurs l’essence du capitalisme et qui ne peut pas avoir lieu sans un développement des hommes.

Mais ce qui apparaît ainsi comme une contradiction objective et impersonnelle ne prend son sens historique que par sa transformation en conflit humain et social. C’est la lutte permanente des producteurs contre leur réification qui transforme ce qui pourrait rester une opposition de concepts en une crise déchirant toute l’organisation de la société. Il n’y a pas de crise du capitalisme résultant du fonctionnement de « lois objectives » ou de contradictions dialectiques. Il n’y en a une que dans la mesure où il y a révolte des hommes contre les règles établies. Cette révolte, inversement, commence comme révolte contre les conditions concrètes de la production ; c’est donc à ce niveau qu’il faut chercher l’origine à la fois et le modèle de la crise générale du système.

L’heure de travail

La contradiction du capitalisme apparaît dès le départ dans l’élément simple de la relation entre le capital et l’ouvrier : l’heure de travail.

Par le contrat de travail, l’ouvrier vend sa force de travail à l’entreprise. Mais qu’est-ce que cette force de travail ? Est-ce que l’ouvrier vend son temps » ? Mais qu’est-ce que ce « temps » ? L’ouvrier ne vend pas, bien entendu, sa simple présence. A une époque où les ouvriers luttaient pour réduire une journée de travail de douze ou de quatorze heures, Marx dé-mandait : qu’est-ce qu’une journée de travail ? Cela signifiait : combien d’heures y a-t-il dans une journée de, travail ? Mais il y a une question encore plus profonde : qu’est-ce qu’une heure de travail, autrement dit : combien de travail y a-t-il dans une heure ? Le contrat de travail peut définir la durée journalière du travail et le salaire horaire — donc ce que le capitaliste doit à l’ouvrier pour une heure de travail. Mais combien de travail l’ouvrier doit-il au capitaliste pour une heure ? Cela, il est impossible de le dire. C’est sur ce sable que sont bâtis les rapports de production capitalistes. Autrefois, le mode et le rythme du travail étaient fixés de façon presque immuable par les conditions naturelles et les techniques héritées, l’habitude et la coutume. Aujourd’hui ; conditions naturelles et fedinique sont constamment bouleversées, afin d’accélérer la production. Mais pour l’ouvrier le travail a perdu tout intérêt autre que celui du gagne-pain. Il résiste donc inéluctablement à ; cette accélération. Le contenu d’une heure de travail, le travail effectif que doit fournir l’ouvrier pendant une heure, devient ainsi l’objet d’un conflit permanent. Or, il n’y a dans l’univers capitaliste aucun critère rationnel permettant de résoudre ce conflit. Que l’ouvrier « flâne » ou qu’il meure d’épuisement sur sa machine, cela n’est ni « logique » ni « illogique ». Seul le rapport de forces entre ouvriers et capital peut décider du rythme de travail dans les conditions données. Toute solution appliquée en fait ne représente donc qu’un compromis, une trêve basée sur le rapport de forces existant sur le moment. La trêve est par son essence même provisoire. Le rapport de forces change. Même s’il ne change pas, c’est la situation technique qui est modifiée. Le compromis péniblement défini à partir d’un outillage donné, de tel type de fabrication, etc., s’écroule ; dans la nouvelle situation les anciennes normes n’ont plus de sens. Et le conflit rebondit.

Cependant, aussi bien pour surmonter ce conflit que pour pouvoir planifier la production de l’entreprise, le capitalisme est obligé de chercher une base « objective », « rationnelle », permettant de définir des normes de production. L’élément essentiel de cette planification sont les temps de travail consacrés à chaque opération. Pour autant que la production n’est pas complètement automatisée, ces temps se ramènent toujours en dernière analyse à des « temps humains », autrement dit aux rendements effectivement obtenus là où le travail vivant continue d’intervenir. Cette vérité reste masquée aux yeux des ingénieurs de production dans la mesule où, l’usine n’étant pas complètement intégrée, l’ « usure de l’outillage » par exemple peut leur apparaître comme un élément autonome et irréductible des coûts. Mais ceci n’est qu’une illusion d’optique due au fait que dans la structure actuelle l’ingénieur est obligé de prendre la partie pour le tout.

Le coût de l’usure de l’outillage n’est rien d’autre que le travail des ouvriers qui le fabriquent ou le réparent. Il n’y a donc pas, par exemple, de calcul de « vitesse optimum » d’opération d’une machine balançant le coût du travail de l’ouvrier utilisateur avec le coût de l’ « usure de l’outillage » si on ne tient pas compte des rendements effectifs des outilleurs. Nous reviendrons plus loin sur cette question, décisive pour ce qui est de la « rationalité » de la production capitaliste. Qu’il suffise de remarquer ici 1° que cette incapacité de considérer l’ensemble du processus productif, au-delà des frontières accidentelles de l’entreprise particulière, détruit à la base toute prétention à la « rationalité » de l’organisation capitaliste, celle-ci étant obligée de considérer comme des données irréductibles ce qui est en réalité une partie du problème à résoudre, 2° que même à l’échelle de l’entreprise particulière, la connaissance des rendements effectifs des différents types de travail reste pour la direction capitaliste fatalement imparfaite, comme on le verra plus loin, et par là même rend impossible une planification rationnelle de la production.

Le taylorisme et toutes les méthodes d’ « organisation scientifique du travail » qui en découlent directement ou indirectement prétendent précisément fournir cette base « objective ». Postulant qu’il n’y a qu’ « une seule bonne méthode » (the one best way) pour chaque opération, ils visent à établir cette « seule bonne méthode » et à en faire le critère du rendement que doit fournir l’ouvrier. Cette « seule bonne méthode » on la découvrirait en décomposant chaque opération en une succession de mouvements dont on mesurerait la durée et en choisissant, parmi les divers types de mouvement réalisés par divers ouvriers, les plus « économiques ». L’addition de ces « temps élémentaires » (5) définirait la durée normale de l’opération totale. Pour chaque type d’opération, on pourrait alors dire le travail effectif que contient une heure de montre et surmonter le conflit sur le rendement. Idéalement, cela devrait même permettre d’éliminer la surveillance, pour autant que celle-ci vise à assurer que les ouvriers fournissent le maximum de travail possible : les ouvriers, payés en proportion de leur rendement rapporté à la norme, se surveilleraient eux-mêmes. Une partie des conflits relatifs au salaire pourrait enfin être éliminée, le salaire effectif dépendant désormais de l’ouvrier lui-même.

En fait, cette méthode échoue. Le taylorisme et l’« organisation scientifique du travail » ont résolu certains problèmes (6), en ont créé beaucoup d’autres. et au total n’ont pas permis au capitalisme de dépasser sa crise quotidienne dans la production. La faillite de la rationalisation scientifique » oblige constamment le capitalisme à revenir à l’empirisme de la coercition pure et simple, et par là même à aggraver le conflit inhérent à son mode de production, à en augmenter l’anarchie, à en multiplier le gaspillage.

La critique théorique du taylorisme

Il y a d’abord un écart insurmontable entre les postulats de la conception théorique et les caractéristiques essentielles de la situation réelle à laquelle cette conception veut s’imposer. La « seule bonne méthode » n’a pas de rapport avec la réalité concrète de la production. Sa définition présuppose des conditions idéales, extrêmement éloignées des conditions de fait qu’affronte l’ouvrier : qualité de l’outillage et des matières premières, flot ininterrompu d’approvisionnement, etc. — en somme, élimination complète de tous les accidents » qui souvent interrompent le cours de la production ou font surgir des problèmes imprévus ( ). Mais il y a surtout les vices immanents à la conception théorique elle-même. Le travail est, du point de vue physiologique, un effort multiplié par une durée. La durée est mesurable ; l’effort ne l’est pas (il comporte une composante musculaire, une composante d’attention, une composante intellectuelle, etc.). Les « études de temps » ne peuvent tenir compte que de la durée et pour le reste s’en tenir à « des décisions ou des interprétations personnelles de l’agent chargé de la mesure ou des calculs empiriques ; ce qui retire toute valeur scientifique aux résultats » ( ). Mais le travail n’est pas qu’une fonction physiologique ; il est une activité totale de la personne qui l’accomplit. L’idée qu’il y a « une seule bonne méthode » pour chaque opération ignore le fait fondamental que chaque individu au travail peut avoir et a sa manière de s’adapter à la tâche et de l’adapter à soi-même. Ce qui paraît à l’organisateur scientifique du travail comme un geste absurde entraînant un gaspillage de temps, a sa logique dans la constitution psychosomatique personnelle de l’ouvrier considéré qui l’amène à suivre sa propre « bonne méthode » pour une opération donnée. L’ouvrier tend à résoudre les problèmes que lui pose son travail d’une façon qui correspond à sa manière d’être en général. Ses gestes ne sont pas un jeu de construction dans lequel on pourrait enlever tel cube et le remplacer par tel autre « meilleur » en laissant le reste en place. Un geste apparemment « plus rationnel » et « plus économique » peut être pour tel ouvrier beaucoup plus pénible que la manière de faire qu’il s’est inventée lui-même et qui, de ce fait, exprime son adaptation organique à ce corps à corps avec la machine et la matière que constitue le procès de travail. Tel geste est effectué plus rapidement parce que tel autre est effectué plus lentement ; l’addition pure et simple des temps minimum de différents ouvriers est une absurdité flagrante, mais l’application d’un « jugement d’allure » uniforme à toutes les phases successives d’une opération menée par le même ouvrier l’est tout autant. L’ensemble des gestes de l’ouvrier n’est pas un vêtement qu’on pourrait remplacer par un autre. Un être humain ne peut pas passer les deux tiers de sa vie éveillée à accomplir des gestes qui lui sont extérieurs, qui ne correspondent à rien en lui. Ce plaquage sur l’ouvrier de gestes « rationnels » n’est pas simplement inhumain ; il est impossible dans les faits, il ne peut jamais se réaliser totalement. D’ailleurs, même pour les gestes que les ouvriers se façonnent eux-mêmes, et pour chaque ouvrier pris individuellement, il n’y a pas de « seule bonne méthode » ; l’expérience montre que le même ouvrier utilise alternativement plusieurs manières de réaliser la même tâche, ne serait-ce que pour interrompre la monotonie du travail ( ).

Critique de la critique théorique

L’idée que le travail n’est qu’une succession de mouvements élémentaires de durée mesurable, que cette durée est leur seul aspect significatif, n’a de sens que si l’on accepte ce postulat : que l’ouvrier dans l’usine capitaliste doit être transformé intégralement en un appendice de la machine. Comme pour une machine, on détermine les mouvements « rationnels » et ceux qui ne le sont pas, on garde les premiers, on élimine les autres. Comme pour une machine, le temps total d’une opération n’est que la somme des « temps élémentaires » des mouvements auxquels on peut, en mécanique, décomposer cette opération. Comme la machine, l’ouvrier n’a pas et ne doit pas avoir des traits personnels ; plus exactement, comme pour la machine, ses « traits personnels sont considérés et traités comme des accidents irrationnels à éliminer ( ). La critique théorique du taylorisme, en particulier telle qu’elle est menée par les sociologues industriels modernes ( ), consiste essentiellement à montrer que cette vue est absurde, que l’homme n’est pas une machine, que Taylor était un mécaniste, etc. Mais ce n’est là qu’une demi-vérité. La vérité entière, c’est que la réalité de la production moderne, dans laquelle vivent des centaines de millions d’individus dans les entreprises du monde entier, — cette réalité est précisément cette absurdité » même. Taylor, de ce point de vue, n’a rien inventé ; il n’a fait que systématiser et mener à ses conséquences logiques ce qui a été de tout temps la logique de l’organisation capitaliste, c’est-à-dire la logique capitaliste de l’organisation. L’étonnant n’est pas que des idées « mécanistes et absurdes aient pu germer dans la tête des idéologues ou des organisateurs de l’industrie. Ces idées ne font qu’exprimer la réalité propre du capitalisme. L’éton﷓nant est que le capitalisme a presque réussi à transformer l’homme dans la production en appendice de la machine, que la réalité de la production moderne n’est que cette entreprise renouvelée chaque jour, chaque instant. Cette entreprise n’échoue que dans la mesure exacte où les hommes dans la production refusent d’être traités comme des machines. Toute critique du caractère inhumain de la production capitaliste qui ne prend pas comme point de départ la critique pratique de cette inhumanité qu’exercent les ouvriers dans la production en luttant quotidiennement contre les méthodes capitalistes n’est finalement que littérature moralisante.

La critique pratique des ouvriers

La racine de l’échec des méthodes d’ « organisation scientifique du travail » est la résistance acharnée que leur ont opposée dès le départ les ouvriers. Et, bien entendu, la première manifestation de cette résistance c’est la lutte permanente qui oppose les ouvriers aux chronométreurs. Dans toutes les usines, c’est sur le terrain de cette lutte que les ouvriers réalisent immédiatement une association spontanée. Les faits qui l’expriment sont peu connus pour des raisons évidentes ; mais leur portée et leur universalité apparaissent clairement dès que parle un auteur connaissant de l’intérieur la réalité de l’usine ( ).

Le premier résultat de cette résistance est évidemment que tout semblant de justification « objective » des temps élémentaires est détruit. Le conflit entre les ouvriers et la direction est transposé sur le plan de la détermination de ces temps. Cette détermination présuppose un certain degré de collaboration des ouvriers. Ceux-ci s’y refusent. La direction aurait pu s’en passer si les techniques étaient stables ; avec le temps, on aurait pu alors cristalliser petit à petit des normes représentant le maximum de rendement que l’on peut extorquer à l’ouvrier dans les conditions données. Mais les techniques changent constamment ; les normes doivent être déterminées à nouveau, et le conflit rebondit.

Parlant d’une entreprise où existe un Bureau des Méthodes qui « met à jour les temps alloués aux ouvriers, un auteur bien-pensant écrit :

« Le travail : de mise à jour est considérable ; en effet

a) L’évolution des techniques est rapide : amélioration des méthodes et amélioration des engins construits ;

b) Le nombre des opérations est très élevé.

Les révisions des temps alloués sont nombreuses et devraient normalement être acceptées par les ouvriers. L’expérience montre qu’il n’en est rien, et que de nombreux conflits pouvant entraîner des grèves localisées, trouvent leur origine dans ces révisions ( ).

Comme les normes ne peuvent être consacrées ni même établies sans mie certaine acceptation des ouvriers, et comme celle-ci fait défaut, la première riposte des exploiteurs est de les établir avec la collaboration d’une minorité qu’ils corrompent. C’est la signification ultime du stakhanovisme : établir des normes monstrueusement exagérées à partir du rendement de certains individus auxquels ont fait une situation privilégiée, et que l’on place dans des conditions sans rapport avec les conditions courantes de la production réelle (14 ). Un double résultat est ainsi visé : créer au sein du prolétariat une couche privilégiée, à la fois appui direct des exploiteurs et dissolvant de la solidarité ouvrière précisément sur le terrain de la résistance au rendement ; utiliser les normes ainsi établies, sinon telles quelles, au moins pour comprimer les temps alloués à la masse des ouvriers productifs. Mais le stakhanovisme n’est pas une invention de Staline ; son père véritable est encore Taylor. Dans sa première « expérience ’ », à la Bethlehem Steel Company, celui-ci a déterminé, après étude « scientifique » des mouvements, une norme quatre fois supérieure à la moyenne du rendement réalisé jusqu’alors, et il a « prouvé trois ans durant, avec un ouvrier hollandais spécialement choisi, que cette norme « pouvait être réalisée ». Cependant lorsqu’on a voulu étendre le système aux soixante-quinze autres ouvriers de l’équipe, après leur avoir enseigné la méthode « rationnelle de travailler, on a constaté qu il n’y avait qu’un ouvrier sur huit qui pouvait tenir la norme.

Dès lors, le problème se pose à nouveau, car les normes établies à partir du rendement de quelques « crevards » ou de quelques stakhanovistes ne peuvent pas être étendues au reste des ouvriers. L’abandon final du stakhanovisme par la bureaucratie russe est l’aveu éclatant de la faillite de cette méthode.

En fait, la vraie riposte de la direction — qui en même temps liquide toutes les prétentions scientifiques du taylorisme et clôt la discussion sous cet aspect — est qu’elle saborde elle-même tout l’outillage « rationalisateur » de l’O.S.T. et revient à l’imposition arbitraire de normes, sanctionnée par la coercition. Chaque année, des centaines et des milliers de livres et d’articles paraissent sur l’O.S.T., « étude des temps », etc. ; des centaines et des milliers d’individus sont « formés » pour appliquer ces méthodes. On peut affirmer, en schématisant mais en restant fidèle à l’essence des faits, que tout ceci est une énorme mascarade qui n’a rien à voir avec la détermination des normes telle qu’elle se pratique dans la réalité industrielle. La base objective des normes est essentiellement la fraude, le mouchardage et la contrainte. Les ouvriers qui considèrent les chronos comme des policiers ne se réfèrent pas seulement au contenu, mais tout autant aux méthodes de leur « travail ». Aux usines Renault, la détermination des normes se fait souvent de la façon suivante : on envoie un nouveau chrono, inconnu des ouvriers, se promener dans les ateliers et noter en passant inaperçu les temps des diverses opérations (ce que valent des « temps » notés ainsi, on l’imagine aisément). A l’aide de ces « temps », le chrono fabrique une concoction — la nouvelle « norme » — qu’il va ensuite marchander avec le contremaître de l’atelier considéré. La norme finale est le résultat de ce marchandage. Une ou deux semaines après, une séance rituelle se déroule dans l’atelier : le chrono vient chronométrer les ouvriers, met en marche sa trotteuse, s’affaire, prononce des mots cabalistiques, puis se retire. Enfin, le résultat est proclamé qui était déjà décidé d’avance ( ).

Dans une autre usine, « en septembre 1954, le Bureau des Méthodes a chronométré toutes les opérations effectuées à l’atelier de montage ; le chronométreur, interrogé par le chef d’atelier et un délégué, a répondu qu’il effectuait une révision des modes opératoires portés sur les gammes... Le 29 décembre 1954, de nouvelles valeurs, représentant une diminu tion moyenne des temps alloués de l’ordre de 20 %, étaient communiquées aux délégués de l’atelier... Les ouvriers intéressés cessent le travail ; les arguments présentés par leurs délégués sont les suivants :

1. Les délégués et les ouvriers intéressés ont été informés de façon erronée des buts du chronométrage... » ( ).

Si les organes de la direction sont obligés de se cacher comme des voleurs dans les propres ateliers de celle-ci, on peut définitivement considérer que toute discussion sur la « rationalisation » du rendement et des normes n’est que bavardage mystificateur. Les normes n’expriment en fait, dans cette situation, qu’un Diktat de la Direction — Diktat dont l’application dépendra de la capacité de résistance des ouvriers.

L’intervention des syndicats ne change presque rien à cette situation. La ligne suivie par les syndicats consiste en théorie à « s’opposer à toutes modifications des normes et des cadences de production, à moins que ces modifications ne soient justifiées par des améliorations de l’outillage ou des changements des méthodes de fabrication ». Dans la réalité, l’outillage et les méthodes de fabrication sont constamment modifiés par la direction, afin précisément d’accélérer les cadences. On voit donc que l’attitude des syndicats consiste à s’opposer aux modifications des normes dans tous les cas... sauf précisément les cas réellement importants. Comment d’ailleurs juger si telle modification de l’outillage ou des méthodes « justifie » ou non un changement de normes ? La direction s’appuie constamment sur cette impossibilité pour abréger les délais, en prétextant des modifications techniques qui sont en fait fictives. Un ouvrier américain s’exprimait ainsi : « Ils peuvent foutre une machine en l’air pour y changer quelque chose afin de pouvoir abaisser les délais ( ). » La norme une fois imposée, les problèmes sont loin d’être résolus. La direction s’est assurée de la quantité du rendement des ouvriers, mais non de sa qualité. Sauf pour les travaux les plus simples, c’est là une question décisive. L’ouvrier, pressé par des normes difficiles à tenir, aura tendance naturellement à se rattraper sur la qualité de son travail. Le contrôle de la qualité des pièces fabriquées devient une source de nouveaux conflits ( ). D’autre part, les fabrications peuvent être effectuées avec une usure plus ou, moins grande de l’outillage — et, généralement, il est plus facile d’augmenter le rendement en provoquant une usure anormalement grande de l’outillage. La e seule parade de la direction consiste à instituer d’autres contrôles — d’où d’autres conflits ( ).

Enfin, le problème du rendement effectif reste entièrement ouvert ; nous verrons plus loin que les ouvriers parviennent à vider de son contenu le système des normes et même à le tourner contre la direction.

La réalité collective de la production et l’organisation individualisée de l’entreprise capitaliste

La contradiction du capitalisme apparaît au départ, sous une forme abstraite, dans l’élément moléculaire de la °production : l’heure de travail de l’ouvrier individuel. Le contenu de l’heure de travail a des significations directement contraires pour le capital et pour -l’ouvrier ; pour celui-là, cette signification est le rendement maximum, pour celui-ci, le rendement correspondant à l’effort que lui considère comme juste.

Mais l’ouvrier individuel, dans la production moderne, est une abstraction. La production capitaliste est, à un degré inconnu dans les autres formes historiques de production, une production collective. Non seulement dans la société, mais dans l’usine, dans l’atelier, les travaux de chacun dépendent des travaux de tous les autres. Cette dépendance prend des formes de plus en plus directes en même temps que son champ s’élargit constamment et qu’elle couvre tous les aspects des opérations productives. Ce n’est plus seulement qu’un ouvrier ne peut effectuer telle opération sur telle pièce s’il n’est pas approvisionné au rythme voulu en pièces brutes ; il faut aussi qu’il soit approvisionné en outils, en force motrice, en « services » (réglage, manutention, etc.). Plus encore, tous les aspects de l’opération qu’il effectue sont en interdépendance directe avec tous les aspects des opérations qui l’ont précédée et de celles qui vont suivre. Finalement, sur la chaîne d’usinage et, plus encore, sur la chaîne de montage, les rythmes des gestes individuels ne sont que la matérialisation d’un rythme total qui leur préexiste, les commande et leur donne un sens. Le véritable sujet de la production moderne n’est pas l’individu, c’est à divers échelons, une collectivité d’ouvriers.

Or cette réalité collective de la production moderne, le capitalisme à la fois la développe à l’extrême et il la nie dans son organisation avec acharnement. En même temps qu’il absorbe les individus dans des entreprises de taille toujours croissante, les affectant à des travaux dont l’interdépendance devient chaque jour plus étroite, le capitalisme prétend n’avoir affaire et ne veut avoir affaire qu’à l’ouvrier individuel. Il ne s’agit pas d’une contradiction dans les idées — bien que celle-ci existe et se manifeste de mille façons. Il s’agit d’une contradiction réelle. Le capitalisme essaie perpétuellement de retransformer les producteurs en une poussière d’individus sans aucun tien organique entre eux, poussière que la direction agglomère aux endroits convenables du Moloch mécanique, suivant la « logique » de celui-ci. La « rationalisation capitaliste commence par être et reste jusqu’à la fin une réglementation minutieuse du rapport de l’ouvrier individuel avec la machine ou le segment du mécanisme total sur lequel il travaille. Cela, comme on l’a vu, tient à l’essence même de la production capitaliste. Le travail y est réduit en une série de gestes dépourvus de sens, au rythme forcené, au cours de laquelle l’exploitation et l’aliénation de l’ouvrier tendent à augmenter sans cesse. Ce travail est pour les ouvriers du travail forcé, auquel ils opposent une résistance individuelle et collective. Pour riposter à cette résistance, le capitalisme ne dispose que de la contrainte économique et mécanique. Le paiement en fonction du rendement réalisé est supposé fournir à l’ouvrier les motifs capables de lui faire accepter cette situation inhumaine. Ce paiement n’a de sens que par rapport à l’ouvrier individuel, dont les gestes ont été décomposés et chronométrés, dont le travail a été défini, mesuré, contrôlé, etc.

Mais cette méthode entre en conflit violent avec la réalité de la production collectivisée et socialisée. Le capitalisme détruit les groupements sociaux qui lui-uSU préexistaient, corporation ou village, dissout les liens organiques entre l’individu et son groupe, transforme les producteurs en une masse anonyme de prolétaires. Mais ces prolétaires groupés dans les entreprises ne peuvent vivre et coexister qu’en se socialisant à nouveau, à un autre niveau et dans les nouvelles conditions créées par la situation capitaliste dans laquelle ils sont placés et qu’en se socialisant ils transforment. Constamment, le capitalisme dans l’usine essaie de les réduire en molécules mécaniques et économiques, de les isoler, de les faire graviter autour du mécanisme total en postulant qu’ils n’obéissent qu’à cette loi de Newton de l’univers capitaliste qu’est la motivation économique. Et chaque fois, ces tentatives se brisent devant le processus perpétuellement renouvelé de socialisation des individus dans la production — processus sur lequel le capitalisme lui-même est obligé constamment de s’appuyer.

Le premier aspect que prend cette socialisation des ouvriers, c’est la constitution spontanée d’unités collectives élémentaires dans le cadre imposé par le capitalisme. Ces groupes élémentaires ( ) constituent les unités sociales fondamentales de l’entreprise. Le capitalisme agglomère les individus au sein d’une équipe ou d’un atelier, en prétendant les maintenir isolés les uns des autres et les relier uniquement par ses règlements de production. En fait, dès que les ouvriers sont réunis à propos d’un travail, des rapports sociaux s’établissent entre eux, une attitude collective face au travail, aux surveillants, à la direction, aux autres groupes d’ouvriers se développe. Le contenu premier de cette socialisation au niveau dit groupe élémentaire, c’est que les ouvriers qui le composent tendent à organiser spontanément leur coopération et à régler les problèmes que leur pose le travail en commun et leurs rapports avec le reste de l’usine et avec la direction. De même que l’individu placé devant une tâche s’organise, mi-consciemment, mi-inconsciemment, pour la mener à bien, de même, à un autre niveau, un nombre d’ouvriers placés devant une tâche tendra à s’organiser, mi-consciemment, mi-inconsciemment, pour la réaliser, pour régler les rapports entre les travaux individuels de ses membres et en faire un tout correspondant au but proposé. C’est à cette organisation que correspondent les groupes élémentaires.

Les groupes élémentaires d’ouvriers comprennent un nombre variable, mais généralement petit, de personnes. Ils sont fondés sur le contact direct permanent de leurs membres et l’interdépendance de leurs travaux. Les ouvriers d’un atelier peuvent former un ou plusieurs groupes élémentaires suivant les 1 : dimensions de l’atelier, la nature et l’unité des travaux qui y sont effectués, mais aussi en fonction d’autres facteurs d’attraction et de répulsion (personnels, idéologiques, etc.). Les groupes élémentaires coïncident souvent, mais non nécessairement, avec les « équipes » de l’organisation officielle de l’atelier ( ).

Ils sont les noyaux vivants de l’activité productive —comme des groupes élémentaires d’un autre type sont les noyaux vivants de toutes les activités sociales aux différents niveaux. En leur sein, se manifeste déjà l’attitude gestionnaire des ouvriers, leur tendance à s’organiser eux-mêmes pour résoudre les problèmes que leur posent leur travail et leurs rapports avec le reste de la société.

Les groupes élémentaires et la sociologie industrielle

Le fait que la production moderne s’appuie en réalité pour une grande partie sur cette association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires, plus exactement sur l’auto-transformation des assemblages fortuits d’individus en collectivités organiques, a été mis en lumière par la sociologie académique bourgeoise ( ). La contribution de la sociologie industrielle moderne à la reconnaissance de l’importance fondamentale de ce phénomène, et, parallèlement, à la critique de l’organisation capitaliste des rapports humains dans la production à partir de ce point de vue, est incontestablement décisive. Mais cette contribution est viciée à la base par l’optique d’ensemble de ses auteurs, de même que la critique de l’entreprise capitaliste qui en découle n’aboutit qu’à un réformisme utopique et impuissant.

La perspective dans laquelle sont vus les groupes élémentaires par les sociologues industriels est la plupart du temps une perspective « psychologiste ». Les ouvriers, comme tous les êtres humains, tendent à se socialiser, à entrer en rapports réciproques, à former des « bandes ». Leur motivation au travail est constituée à partir de cette appartenance à une « bande et non à partir de considérations économiques. Le « moral au travail » dépend de ce sentiment d’appartenance, des liens qui unissent l’individu et son groupe. Le vice fondamental de l’organisation capitaliste de la production est qu’elle ignore ces phénomènes. La direction a tort, de son propre point de vue, de muter arbitrairement les ouvriers, d’affecter une nouvelle recrue à une équipe donnée sans se soucier des rapports qui pourraient surgir entre lui et les autres, et plus généralement d’ignorer la réalité propre du groupe élémentaire. Cette négligence regrettable doit être attribuée aux conceptions théoriques erronées —celles que Mayo (loc. cit., p. 34 à 56) résume sous le nom de Rabble Hypothesis (postulat de la horde) et que nous préférons désigner, dans la suite de ce texte, par le terme de postulat moléculaire — qui ont prédominé pendant une certaine période. La critique de cette conception devra amener les dirigeants de la production à changer d’attitude vis-à-vis du problème des relations humaines dans l’entreprise, ce qui permettrait l’élimination des conflits et du gaspillage actuels.

Le caractère à la fois paternaliste et idéaliste de ces solutions, leur contenu foncièrement utopique, leur laborieuse naïveté sont évidents. Les rapports entre la direction et les ouvriers dans l’entreprise capitaliste ne sont pas déterminés par les conceptions théoriques de la direction. Ces conceptions ne font qu’exprimer abstraitement les nécessités inéluctables devant lesquelles est placée la direction en tant que direction extérieure et direction de l’exploitation. Le « postulat moléculaire » est un produit nécessaire du capitalisme et ne disparaîtra qu’avec lui. Du point de vue pratique, dans l’anarchie qui caractérise aussi bien l’entreprise capitaliste que ses rapports avec le marché (ou avec le « plan »), la direction a bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper des inclinations personnelles réciproques de ses employés. Tout au plus un nouveau service bureaucratique chargé des « relations humaines » peut être créé au sein de l’appareil de direction. S’il prend son rôle honnêtement et sérieusement, ce service sera en conflit permanent avec les exigences des dirigeants « productifs », et de ce fait réduit à un rôle décoratif ; autrement, il mettra ses techniques « sociologiques » et « psychanalytiques » à la disposition du système coercitif de l’usine ( ).

Mais l’essentiel est ailleurs. L’association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires n’exprime pas la tendance des individus à former des regroupements en général. Elle est à la fois un regroupement de production et un regroupement de lutte. C’est parce qu’ils ont à résoudre en commun des problèmes d’organisation de leur travail, dont les divers aspects se commandent réciproquement que les ouvriers forment obligatoirement des collectivités élémentaires qui ne sont mentionnées dans l’organigramme d’aucune entreprise. C’est parce que leur situation dans la production crée entre eux une communauté d’intérêts, d’attitudes et d’objectifs s’opposant irrémédiablement à ceux de la direction que les ouvriers s’associent spontanément, au niveau le plus élémentaire, pour résister, se défendre, lutter.

Inviter la direction à reconnaître les groupes élémentaires signifie l’inviter à se suicider ( ). Car ces groupes se constituent d’emblée contre la direction non seulement parce qu’ils luttent pour faire prévaloir des intérêts en opposition irrémédiable avec les siens, mais parce que le fondement même de leur existence, leur objectif premier est la gestion de leur propre activité. Le groupe tend à organiser l’activité de ses membres, à définir des normes d’effort et de comportement qui signifient implicitement une contestation radicale de l’existence même d’une direction séparée. L’incapacité de reconnaître clairement les conséquences de ce fait constitue la pierre d’achoppement de la sociologie des groupes élémentaires ( ).

L’organisation informelle de l’entreprise

Cette contestation dépasse d’ailleurs largement le cadre du groupe élémentaire. D’un côté, ces groupes tendent à se mettre en contact entre eux ; d’un autre côté et plus généralement, des contacts et des rapports s’établissent entre individus et groupes à travers toute l’entreprise, à côté et à l’encontre de l’organisation officielle. On s’aperçoit alors, avec la sociologie industrielle moderne, que l’entreprise a une double structure et mène, pour ainsi dire, une double vie. Il y a d’une part son organisation formelle, celle qui est représentée sur les organigrammes et dont les sommets dirigeants suivent les lignes pour répartir et définir le travail de chacun, s’informer, transmettre des ordres ou imputer des responsabilités. A cette organisation formelle s’oppose dans la réalité l’organisation informelle, effectuée et portée par les individus et les groupes à tous les étages de la pyramide hiérarchique selon les besoins de leur travail, les impératifs de l’efficacité productive, les nécessités de leur lutte contre l’exploitation ( ). Corrélativement il y a d’ailleurs ce qu’on pourrait appeler le processus de production formel et le processus de production réel. Le premier comprend ce qui devrait se passer dans l’entreprise d’après les plans, schémas, règlements, méthodes de transmission, etc., établis par la direction. Le second est celui qui se déroule effectivement et qui a souvent peu de rapport avec le premier. L’échec de l’organisation individualiste du capitalisme va donc beaucoup plus loin que le groupe élémentaire. La coopération tend à s’effectuer à côté et à l’encontre de cette organisation. Mais, ce qui est le plus important, cette opposition n’est pas l’opposition de la « théorie » et de la pratique », des « beaux schémas sur le papier » et de la « réalité ». Elle a un contenu social et un contenu de lutte. L’organisation formelle de l’usine coïncide en fait avec l’organisation de l’appareil bureaucratique de direction. Ses noeuds, ses articulations, sont ceux de cet appareil. Car dans le schéma officiel de l’entreprise, toute l’entreprise est « contenue » dans son appareil de direction ; les gens n’existent que comme les provinces du pouvoir des responsables. Commençant avec le sommet de la « direction » proprement dite (Président-Directeur général dans les entreprises des pays occidentaux, Directeur de l’usine en Russie) et passant par les bureaux et les services techniques, l’appareil bureaucratique de direction aboutit aux chefs d’atelier, aux contremaîtres et aux chefs d’équipe. Dans la forme, il encadre complètement les exécutants — qui dans le schéma officiel ne sont que des grappes autour de chaque contremaître ou chef d’équipe. L’appareil de direction prétend être la seule organisation de l’entreprise, la seule source de l’ordre et de tout ordre. En fait, il crée autant de désordre que d’ordre et plus de conflits qu’il n’est capable de résoudre. Face à lui, l’organisation informelle de l’entreprise comprend les groupes élémentaires d’ouvriers, divers modes de liaison transversale entre ceux-ci, des associations analogues entre individus de l’appareil de direction, et beaucoup d’individus isolés aux divers étages qui n’ont à la limite entre eux que les rapports que leur suppose le schéma officiel. Mais les deux organisations sont tronquées. L’organisation formelle est criblée par le bas, elle n’arrive jamais à encadrer effectivement l’immense masse des exécutants. L’organisation informelle est inachevée par le haut ; en dehors des groupes élémentaires d’exécutants, elle ne comprend vraiment des individus appartenant formellement à l’appareil de direction qu’à partir du moment où l’extension énorme de celui-ci, la division poussée du travail et la collectivisation qui l’accompagne, et finalement la transformation du travail des échelons inférieurs de l’appareil de direction en un travail d’exécution d’un autre type, créent au sein même de cet appareil une catégorie d’exécutants en lutte contre les sommets ( ). L’organisation formelle n’est donc pas une façade ; dans sa réalité, elle coïncide avec la couche dirigeante.

L’organisation informelle n’est pas une excroissance apparaissant dans les vides de l’organisation formelle ; elle tend à représenter un autre mode de fonctionnement de l’entreprise, centré sur la situation réelle des exécutants. Le sens, la dynamique, la perspective des deux organisations sont entièrement opposées — et opposées sur un terrain social, qui coïncide finalement avec celui de la lutte entre dirigeants et exécutants.

Car il y a bel et bien lutte permanente entre les deux modes d’organisation, qui s’identifient aux deux pôles sociaux de l’entreprise, et c’est ce que trop souvent les sociologues industriels oublient, qui tendent à critiquer le schéma formel comme absurde. La situation ici est analogue à celle que nous avons discutée à propos du taylorisme, et les carences d’une critique purement théorique les mêmes. L’appareil de direction lutte constamment pour imposer son schéma d’organisation ; l’absurdité de celui-ci n’est pas une absurdité théorique, elle est la réalité du capitalisme. Ce qui est étonnant n’est pas l’absurdité théorique du schéma, mais le fait que le capitalisme réussit presque à transformer les hommes en points sur un organigramme. Il n’y échoue que dans la mesure exacte où les hommes luttent contre cette transformation. Cette lutte commence au niveau du groupe élémentaire, mais elle s’étend à travers toute l’entreprise par les nécessités mêmes de la production et de la défense contre la direction et embrasse finalement toute la masse des exécutants. Cette extension se fonde sur plusieurs moments successifs. La position de chaque groupe élémentaire est essentiellement identique à celle des autres ; chacun de ces groupes est fatalement amené à coopérer avec le reste de l’entreprise ( ) ; finalement ils tendent tous à fusionner au sein d’une classe, la classe des exécutants, définie par une communauté de situation, de fonction, d’intérêts, d’attitude, de mentalité. Or cette perspective de la classe, la sociologie industrielle l’acceptant dans les mots la refuse dans le fond. Elle parle des groupes F. élémentaires comme d’un phénomène universel ; mais 1 si elle les compare, elle refuse de les ajouter. Elle fait 1 cependant plus que de les ajouter, puisqu’elle reconnaît en eux la matière à la fois et le principe de l’organisation informelle de l’entreprise ; mais elle maintient i séparés ces, deux moments, l’identité des groupes t élémentaires à travers l’entreprise et leur coopération, et ne se demande pas pourquoi il y a passage de l’un ’ à l’autre. Elle se rend donc incapable de voir la polarisation de l’entreprise entre dirigeants et exécutants et la lutte qui les oppose, d’autant plus qu’elle comprend sous l’organisation informelle des phénomènes de signification radicalement différente, comme la tendance à l’organisation propre des exécutants et la formation de cliques et de clans au sein de la bureaucratie dirigeante. Ce refus de placer effectivement les problèmes de l’entreprise dans une perspective de classes — classes dont l’analyse de l’entreprise permet le mieux de voir le processus vivant de formation la fait sombrer dans l’abstraction théorique en même temps que dans des « solutions pratiques » dont l’utopisme repose précisément sur la suppression imaginaire de la réalité des classes.

Il est nécessaire d’ajouter que le marxisme a souffert d’une abstraction presque symétrique de la précédente, dans la mesure où il s’est limité à poser le concept de classe et à opposer directement prolétariat et capitalisme, en négligeant les articulations essentielles de l’entreprise et des groupes humains dans l’entreprise. Il s’est ainsi interdit de voir le processus vivant de formation, d’auto-création de la classe prolétarienne comme résultat d’une lutte permanente commençant au sein de la production ; de relier à ce processus les problèmes de l’organisation du prolétariat dans la société capitaliste ; et finalement, dans la mesure où le contenu premier de cette lutte est la tendance des travailleurs à gérer leur propre travail, de poser la gestion ouvrière comme l’élément central du programme socialiste et d’en tirer toutes les implications. Au concept abstrait du prolétariat correspond le concept abstrait du socialisme comme nationalisation et planification, dont le seul contenu concret se révèle finalement être la dictature totalitaire des représentants de l’abstraction — du parti bureaucratique.

Les contradictions propres de l’appareil bureaucratique de direction

L’organisation capitaliste de la production, pour parvenir à ses fins, est obligée de poursuivre à l’infini le morcellement des tâches productives et l’atomisation des producteurs. Ce processus se solde, quant au résultat visé — se soumettre entièrement les hommes — par un demi-échec, et conduit à un gaspillage énorme. Mais il fait en même temps surgir avec une acuité extrême un deuxième problème : le problème de la recomposition en un tout des opérations productives. Les travaux individuels, supposés définis, mesurés, contrôlés, etc., doivent être à nouveau intégrés dans un ensemble, en dehors duquel ils n’ont pas de sens. Or, cette réintégration ne peut se faire dans l’usine capitaliste que par la même instance et suivant les mêmes méthodes que la décomposition qui l’a « précédée » : par un appareil de direction ; séparé des producteurs, visant à les soumettre aux exigences du capital et les traitant à cette fin comme des choses, comme des fragments de l’univers mécanique ; comparables aux autres. Logiquement et technique-ment, la ré-intégration n’est que l’autre face de la décomposition, aucune ne peut être effectuée et n’a de sens sans l’autre. Économiquement et socialement, la réalisation des buts poursuivis lors de la décomposition est impossible si ces buts ne dominent pas aussi le processus de réintégration : le terrain gagné sur les producteurs lors de la phase de décomposition ne saurait leur être rendu lors de la phase de réintégration sans remettre en question la structure même des rapports d’exploitation ( ).

Par conséquent, l’appareil de direction essaiera de résoudre le problème de la réintégration des travaux lui-même, donc en niant dans le fond le caractère collectif de la production qu’il est obligé d’admettre dans la forme. La collectivité des ouvriers n’est pas pour l’appareil de direction une collectivité mais une collection. Leur travail n’est pas un processus social dont chaque partie est en interdépendance constamment changeante avec les autres et le tout, et dont chaque moment contient perpétuellement le germe du nouveau ; c’est une somme de parties que quelqu’un d’extérieur peut décomposer et recomposer à volonté, comme un jeu de cubes, et qui ne peut changer que pour autant qu’on y introduit autre chose. Car ce n’est qu’à cette condition que le poste de commandement de cette activité collective pourrait être impunément transposé à l’extérieur de cette activité. Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourrait retrouver dans un tout exactement ce qu’on a mis dans les parties, sans pertes ni excroissances.

L’appareil de direction est ainsi obligé de prendre tout sur lui-même. Tous les actes productifs doivent, en théorie, être doublés idéalement et a priori au sein de l’appareil bureaucratique, tout ce qui comporte une décision doit être effectué d’avance — ou après coup — en dehors de l’opération productive elle-même. L’exécution doit devenir exécution pure, et symétriquement la direction doit devenir direction absolue et parfaite. Certes une telle situation ne peut jamais se réaliser ; pourtant, l’activité « organisatrice » de l’appareil de direction est dominée par la poursuite nécessaire de cette chimère, qui le place devant des contradictions insolubles. D’abord, le concept même d’une direction séparée parfaite est un concept contradictoire. Une direction séparée parfaite n’est possible que si son pôle complémentaire, une exécution séparée parfaite, l’est aussi. Or une exécution séparée parfaite est un non-sens. L’exécution, en tant qu’activité humaine — en tant qu’activité qui ne peut pas être confiée à un ensemble mécanique automatisé — comporte nécessairement l’élément d’auto-direction, elle n’est et ne peut jamais être de l’exécution pure et simple. L’homme n’est pas et ne peut pas être un exécutant séparé parfait ; et la seule tentative d’en faire un crée chez lui à la fois une situation et des réactions qui produisent le résultat contraire. Une situation, parce que la suppression des facultés et des capacités d’auto-direction, qui sont indispensables pour le travail « d’exécution », en fait précisément un mauvais exécutant. Des réactions, car l’homme tend toujours d’une façon ou d’une autre à assumer la direction de sa propre activité et se révolte contre l’expropriation de cette direction à laquelle il est soumis. Pendant les étapes historiques qui ont précédé le capitalisme, cette contradiction reste une contradiction abstraite et virtuelle, essentiellement parce que la forme et le contenu des activités productives sont fixées une fois pour toutes. Mais la production capitaliste en perpétuel bouleversement est constamment obligée de faire appel, pour pouvoir fonctionner, aux facultés humaines des exécutants. La contradiction de cette façon devient une contradiction active et effective, puisque le fonctionnement du régime l’amène à en affirmer simultanément les deux termes l’ouvrier doit se cantonner dans la pure et simple exécution des tâches qui lui sont prescrites — l’ouvrier doit réaliser le résultat visé quelles que soient les : conditions et les moyens réels et leur écart par rapport aux conditions et aux moyens théoriques.

Cet écart est inéluctable. La direction séparée parfaite ne se conçoit que comme l’organisme promulguant le plan parfait, qui évidemment ne peut pas exister. Un tel plan parfait impliquerait, de la part de la direction, la prévision absolue et l’information exhaustive, toutes les deux impossibles en soi, deux fois impossibles pour une direction séparée, trois fois impossibles pour une direction qui est direction de E. l’exploitation des producteurs. Certes, l’industrie moderne tend à « rationaliser » l’ensemble des conditions, des moyens et des objets de production, et cette rationalisation se présente comme une élimination du hasard, de l’imprévisible, comme la création de conditions standardisées pour l’ensemble du processus productif. Dans ces conditions, il devrait être possible, après une période de tâtonnements et par approximations successives, de parvenir à une phase de « repos », où la production pourrait enfin se dérouler d’après le plan. Mais cela impliquerait qu’à partir de ce moment, conditions, méthodes, instruments, objets de la production fussent fixés de façon inaltérable. Or l’essence même de l’industrie moderne est la modification perpétuelle. A une grande échelle, à peine une étape technique arrive à un « tassement », qu’une nouvelle étape s’annonce avec fracas. A une petite échelle — mais tout aussi importante dans la réalité quotidienne de l’usine — le « tassement » ne se réalise jamais ; de « petites » modifications sont constamment introduites dans les matériaux, dans les machines, dans les objets fabriqués, dans la disposition des hommes et des machines (modifications qui expriment précisément le processus de « rationalisation »). Le plan doit ainsi être perpétuellement modifié, et n’a jamais le temps de s’adapter parfaitement au déroulement de la production.

Par ailleurs, la « standardisation » demeure une norme idéale qui n’est jamais réalisée, d’une part pour des raisons sociales, d’autre part pour des raisons « naturelles ». Tout ce qui est utilisé à une étape quelconque du processus productif est déjà le résultat d’un travail industriel précédent. Ce résultat, ce produit — qu’il s’agisse de matière première ou d’une machine ou d’une pièce détachée — est supposé, en théorie, se conformer à une définition rigoureuse, à des spécifications précises de grandeur, de forme, de qualité, etc., dans des marges données de tolérance. Il suffit qu’une quelconque de ces composantes matérielles ou idéales ne corresponde pas dans la réalité à sa définition théorique pour que le plan ne puisse plus s’appliquer tel quel ; cela ne signifie pas, bien entendu, que la production s’écroule, ni même que le dommage soit forcément important — mais cela implique que seule l’intervention vivante des hommes peut suppléer à telle directive désormais caduque et réaliser sur le tas l’adaptation des moyens disponibles, différents des moyens théoriques, et du but visé.

Le fait que toutes les composantes d’un travail quelconque sont le résultat d’un travail antérieur signifie que dès que les résultats effectifs du travail à une étape donnée s’écartent des résultats « théoriques », cet écart se répercute d’une façon ou d’une autre sur les étapes ultérieures de la fabrication. Or, les écarts de ce type sont absolument inéluctables dans la production capitaliste, non seulement parce que l’exécutant exploité ne s’intéresse pas au résultat de son travail et donc présente souvent des résultats « maquillés » (développant parallèlement toute une gamme de moyens de lutte contre le « contrôle » de l’usine), mais parce que l’exécutant parcellaire ne sait et ne doit pas par définition savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas dans ce qu’il fait. L’ensemble des spécifications qui lui sont fixées par ses directives de production, le sont comme étant toutes d’égale importance (avec les marges de tolérance admises). En fait elle ne le sont pas, ni dans l’absolu, ni du point de vue de la possibilité de récupérer facilement tel ou tel écart dans une étape ultérieure de la production. Dans la mesure où l’exécutant pressé par les délais ne peut pas tenir toutes les « cotes » à la fois, il trichera sur quelques-unes au hasard. Le service de planification, de son côté, ne peut pas établir la hiérarchie de cotes vraiment importantes et de celles qui ne le son - pas : d’un côté, il ne les connaît pas lui-même, car cette hiérarchie résulte de la pratique industrielle des opérations, dont il est par définition séparé ; d’un autre côté, son rôle est de présenter toutes les directives comme également et absolument importantes. Ainsi les méthodes de direction séparée, en rendant impossible une exécution intelligente, conduisent à leur propre échec ( ).

Parallèlement, il y a toujours un élément d’imprévisible « naturel », même dans les conditions de la grande industrie moderne. Même des matériaux fabriqués dans les meilleures conditions possibles présentent des spécificités imprévues, qu’il faut compenser de façon également imprévue au cours de l’exécution. Même les calculateurs électroniques, fabriqués non pas dans des conditions industrielles, mais dans des conditions de laboratoire, se détraquent et s’affolent pour des raisons inconnues ( ). C’est que l’industrie moderne signifie à chacune de ses étapes une tension extrême de l’exploitation des possibilités de la connaissance et de la matière, qu’elle tend à travailler chaque fois à la limite du connu et du faisable. Ce déplacement continu de sa frontière signifie qu’elle ne peut jamais s’installer dans des régions dont l’exploration est achevée. A peine un territoire est-il ouvert, qu’il faut déjà qu’il soit exploité dans les conditions de production en masse. Les moyens s’accroissent à une vitesse vertigineuse, — mais les objectifs et les exigences aussi. Les instruments deviennent de plus en plus fins et précis — mais les tolérances deviennent parallèlement de plus en plus étroites. Autrefois, I’ « imprévu », « irrationnel », « accident » c’était la paille dans l’acier ; aujourd’hui, cela peut être des irrégularités infimes dans la composition chimique des molécules.

Ce n’est pas le degré de résistance de la matière à l’homme qui diminue, c’est la ligne sur laquelle cette résistance devient effective qui se déplace — de telle sorte que l’écart entre la théorie et la réalité ne peut toujours être comblé que par la pratique, en tant qu’intervention à la fois rationnelle et concrète de l’homme. Mais cette pratique elle-même se situe constamment à un niveau plus élevé, et suppose la mise en oeuvre de capacités toujours plus développées de l’individu — absolument incompatibles avec le rôle de l’exécutant pur et simple. Toutes ces raisons font que la réalité de la production s’écarte toujours d’une façon plus ou moins appréciable du plan et des directives de production —et que cet écart ne peut être comblé que par la pratique, l’invention, la créativité de la masse des exécutants. Chaque fois qu’un nouveau mode de fabrication est introduit ou un nouveau modèle du produit va être fabriqué, sur lequel les bureaux et les ingénieurs de l’usine ont dépensé parfois des années de préparation et de « mise au point », il se passera des semaines ou des mois avant que la production ne commence à s’écouler de façon approximativement satisfaisante. Les usagers de voitures savent que lorsqu’une usine « lance » un nouveau modèle, les voitures qui sortent les premiers mois présentent la plupart du temps de sérieux défauts . Pourtant, leur « prototype » avait été essayé pendant des années, on l’avait fait rouler au Sahara et au Groenland, etc. Mais le délai qui s’écoule entre le début de la nouvelle fabrication et la sortie d’exemplaires à peu près satisfaisants, c’est le délai nécessaire à l’ensemble de la masse des exécutants de l’usine pour concrétiser les directives initiales de fabrication dans les conditions réelles de travail, pour combler les trous du plan de production, résoudre des problèmes qui n’avaient pas été prévus, adapter la fabrication à leur défense contre l’exploitation (par exemple « s’arranger avec les cotes des pièces), etc. Un état d’équilibre entre le plan de production, l’état réel de l’usine du point de vue des possibilités de fabrication, et la lutte des ouvriers contre l’exploitation est ainsi atteint —jusqu’à ce qu’une nouvelle modification intervienne.

Ces écarts entre le plan de production et la réalité de l’usine, la direction en est bien entendu « consciente » en général, et en principe c’est elle-même qui est supposée les combler. Dans la pratique, cela est évidemment irréalisable : s’il fallait, chaque fois que quelque chose « ne tourne pas rond », tout arrêter et demander des instructions par voie hiérarchique, l’usine réaliserait une petite partie de ses objectifs de production. Soit dit en passant, la tolérance de fait à laquelle la direction est réduite vis-à-vis des initiatives indispensables des exécutants ne rend pas le rôle de ceux-ci plus facile. L’appareil de direction est à la fois jaloux de ses prérogatives et plein de peur devant les responsabilités ; il évitera le plus possible de trancher une question à moins d’être « couvert », mais reprochera durement à ses inférieurs de l’avoir tranchée eux-mêmes. Si l’initiative réussit, il se bornera à grommeler, et essaiera surtout de s’en attribuer le mérite ; si elle échoue, il sévira . Pour l’exécutant, l’attitude idéale est de prendre l’initiative vraiment efficace, et de faire semblant de suivre en tout la directive officielle, — ce qui n’est pas toujours facile. L’usine arrive ainsi par endroits à constituer un monde double — où les gens font semblant de faire une certaine chose en en faisant une autre.

Aussi bien la prévision nécessaire à la planification que la réadaptation permanente du plan à une réalité qui évolue constamment posent le problème de l’information concernant le cours de la production. Ce problème devient rapidement insoluble pour un appareil bureaucratique de direction. La source ultime de toute information sont les exécutants, constamment engagés dans la bataille de la production. Or ceux-ci n’y collaborent pas ; non seulement ils n’informent pas nécessairement la direction sur la situation, mais très souvent sont amenés à conspirer tacitement pour la lui cacher. L’appareil de direction ne peut réagir à cela qu’en créant des organes spéciaux d’information — qui se heurtent rapidement à la même difficulté, puisqu’ils doivent puiser l’information originale en dehors d’eux-mêmes. La conspiration autour de l’information ne se limite d’ailleurs pas aux exécutants ; l’appareil de direction lui-même y participe, un aspect essentiel de l’activité de ses membres consistant à maquiller les résultats de leur propre activité ou de l’activité du secteur qui leur est confié. Leur sort, le sort de leur clan ou de leur service en dépendent .

Mais l’information n’est pas simplement la récolte de « faits ». C’est déjà leur choix, mais c’est aussi et beaucoup plus leur élaboration, le dégagement de relations et de perspectives qui les relient. Cela est impossible en dehors d’un cadre conceptuel, donc d’un ensemble d’idées organisées, donc d’une théorie (même si celle-ci reste inconsciente). Par conséquent, toute l’information dont peut disposer l’appareil de direction est viciée à la base par sa théorie de la société — ou de la réalité industrielle. Cela apparaît nettement lorsqu’on considère l’appareil bureaucratique dirigeant la société entière — État ou parti bureaucratique. Diriger la société présuppose qu’on la connaît, connaître la société signifie en avoir une conception théorique adéquate. Mais les dirigeants actuels ne peuvent essayer de saisir la réalité sociale qu’en la soumettant à des schémas absurdes. De même que leurs idéologues, tantôt ils projettent le fonctionnement de la société sur celui d’un modèle mécanique, tantôt, dégoûtés de l’échec de cette assimilation absurde, ils se réfugient dans l’irrationalisme, le rôle des accidents et l’arbitraire. Nous retrouverons ces problèmes plus loin. Mais les mêmes questions et les mêmes impossibilités se présentent devant l’appareil dirigeant de l’entreprise. La réalité qu’il doit connaître est la réalité de la production. Celle-ci est en premier et en dernier lieu une réalité humaine. Les faits les plus importants sont ceux qui concernent la situation, l’activité et le sort des hommes dans la production. Ces faits sont évidemment impossibles à connaître de l’extérieur. Aussi bien d’ailleurs, la direction s’en préoccupe-t-elle très peu. Mais, dans la mesure où elle est obligée de s’en préoccuper, elle ne peut le faire qu’en les considérant comme des faits extérieurs, en les transformant en observables mécaniques — bref, en détruisant leur nature même. Par conséquent, aux yeux de la direction, ou bien l’ouvrier n’existe pas, ou bien il existe comme un système de nerfs et de muscles capable d’effectuer une quantité de gestes — gestes qu’on peut augmenter proportionnellement à l’argent qu’on lui promet.

Cette vue entièrement imaginaire de l’ouvrier est la base de la « connaissance » de la réalité de la production que possède la direction. Dans le regard même du dirigeant est incorporée, par construction, la négation de la réalité propre de l’objet qu’il prétend voir. Et il ne peut pas en être autrement. Car la reconnaissance de cette réalité propre impliquerait inversement que le dirigeant se nie lui-même comme dirigeant.

Cette situation n’est guère modifiée lorsque les vieilles méthodes grossières et le schéma des « molécules irrésistiblement attirées par l’argent » sont abandonnés au profit de conceptions plus modernes et des découvertes de la sociologie industrielle. Seule la nature des « lois » supposées régir les hommes et leurs relations change ; l’attitude fondamentale reste la même. On ne suppose plus que l’ouvrier serait capable d’assassiner son camarade et de se tuer à la tâche pour quelques sous — on suppose tout au contraire qu’il est essentiellement déterminé par une « solidarité de groupe ». Mais dans les deux cas, il s’agit d’une connaissance de la direction sur les ouvriers, et cette connaissance doit lui permettre de mieux les utiliser pour la production. La solidarité de groupe est devenue à son tour le mobile extérieur déterminant les actes de l’ouvrier ; connaissant le mobile, agissant sur lui, on peut amener l’ouvrier à faire ce que l’on veut qu’il fasse. La situation de la direction reste toujours celle de l’ingénieur chargé d’agencer le montage et le fonctionnement des pièces de mécanique humaine qui forment l’entreprise et dont il connaît les lois. Que l’auteur de ces lois ne soit plus Bentham, mais Freud ou Elton Mayo, ne change rien à l’affaire. A peine est-il nécessaire d’ajouter que rien ne change non plus à l’impossibilité de connaître la réalité industrielle. Placées dans cette perspective et utilisées à ces fins, psychologie, psychanalyse et sociologie sont vidées de leur contenu et transformées en leur contraire (35). Que le groupe, par exemple, ne soit pas pour ses membres un mobile extérieur, qu’il soit unité d’auto-détermination se créant et se recréant d’elle-même, que par là même il ne peut que s’opposer tôt ou tard à toute direction extérieure voulant s’imposer à lui — ces vérités ne peuvent servir à la direction, car elles la contestent dans ses fondements. La direction ne peut avoir que la théorie de sa pratique, c’est-à-dire de son existence sociale.

Mais des contradictions tout aussi insolubles déchirent l’appareil de direction pour ainsi dire indépendamment de sa lutte permanente contre les exécutants. Une série de facteurs, dérivant tous en dernière analyse de la tendance à confiner les travailleurs à des tâches d’exécution de plus en plus limitées, poussent l’appareil de direction à une prolifération extraordinaire. Prenant sur lui un nombre constamment accru de tâches, l’appareil de direction ne peut exister. que comme un organisme collectif énorme. Dans une entreprise importante, les individus employés dans les bureaux forment à eux seuls déjà une entreprise de taille (36). Cet organisme collectif subit lui-même le processus de la division du travail en son sein sous une double forme. D’un côté, l’appareil de direction se subdivise en « branches spécialisées » les différents « services » des bureaux de l’entreprise. D’un autre côté, au sein de cet appareil pris globalement et de chacun de ces « services », la division entre dirigeants et exécutants est inéluctablement instaurée à nouveau. De ce fait, tous les conflits précédemment décrits réapparaissent au sein de l’appareil de direction.

L’organisation du travail au sein de l’appareil de direction ne peut évidemment se faire que sous les mêmes formes de « rationalisation » appliquées à la production proprement dite : subdivision et parcellarisation des tâches, transformation des individus en une masse d’exécutants anonymes et interchangeables, etc. Elle entraîne les mêmes conséquences ici et là. Pour mater la lutte des ouvriers, la direction aboutit ainsi à introduire la lutte de classe en son propre sein. L’immense majorité des employés de l’appareil de direction, voués à un travail parcellaire, privés de toute qualification importante, réduits à des salaires comparables à ceux des ouvriers, privés statistiquement de toute chance substantielle d’avancement, se distinguent désormais difficilement de leurs camarades des ateliers ; ce ne sont au fond que des illusions, de plus en plus minées par la situation réelle, qui peuvent les en séparer (37). Mais, indépendamment de ce processus d’unification des couches d’exécutants dans l’entreprise, l’apparition de cette masse d’exécutants au sein de l’appareil de direction a comme résultat principal que la direction ne dispose plus d’elle-même ; même s’ils ne sont pas solidaires des ouvriers, les employés des couches inférieures ont vis-à-vis du travail la même attitude que ceux-ci. D’autre part, le morcellement inéluctable de l’appariel de direction en une série de services spécialisés crée fatalement un problème de réunification des activités, des méthodes et des points de vue de ces services. Chacun d’eux tend à affirmer son propre point de vue au détriment des autres, car c’est le seul moyen d’affirmer son importance et d’étendre sa place au sein de l’appareil. Or, le sommet de l’appareil de direction, chargé de résoudre ces conflits, ne dispose en général d’aucun critère rationnel pour le faire. Il lui faudrait en effet pour cela être capable de reprendre lui-même tous les points de vue qui s’opposent, c’est-à-dire en fait de « doubler » tous les services coûteux péniblement constitués ; et c’est en fait la solution à laquelle aboutissent nombre de dirigeants, qui s’entourent d’une équipe personnelle restreinte, sorte d’état-major privé et clandestin (38). La direction est ainsi obligée d’instaurer sa propre organisation informelle en opposition avec l’organisation formelle qu’elle a instituée par ailleurs. Mais il est évident, non seulement que ces deux solutions se réfutent l’une l’autre (ou bien l’état-major clandestin est inutile ou bien il prouve l’inutilité d’une bonne partie des services) mais que leur juxtaposition ne peut être que la source de nouveaux conflits. Et, finalement, la direction au sommet ne dirige effectivement rien, elle en est réduite à arbitrer des points de vue opposés et cela de façon véritablement arbitraire, car elle ne connaît presque rien aux problèmes dont il s’agit. Logiquement, son seul fondement est désormais qu’une décision quelconque, même arbitraire, même absurde, vaut mieux que l’absence totale de décision .

L’absence de critères rationnels pouvant servir à résoudre les conflits entre points de vue opposés qui surgissent inéluctablement au sein de l’appareil bureaucratique de direction se combine avec un autre phénomène capital : l’absence de critères rationnels concernant la place des individus au sein de cet i appareil. Ces deux facteurs sont à la racine des traits. caractéristiques de tout appareil bureaucratique moderne : la lutte de tous contre tous pour l’ « avancement », la formation de cliques et de clans qui dominent de façon occulte la vie « officielle » de l’appareil, et la transformation des options objectives en enjeux de la lutte entre cliques et clans. Il faut bien comprendre le sens de cette analyse des contradictions de la direction bureaucratique. Nous ne comparons pas celle-ci à une direction parfaite, pour dégager les déficiences qu’elle présente relativement à cet étalon imaginaire. Il n’y a pas de direction parfaite, quelle qu’en soit la structure sociale (même s’il s’agit de la collectivité organisée des producteurs) et une telle comparaison serait entièrement privée de sens. Sous tous les aspects que nous avons évoqués, une direction humaine rencontrerait des problèmes, et des difficultés quant à leur solution. La discussion ne porte pas sur la possibilité d’éliminer ces problèmes. Elle montre que la structure et la nature de la direction actuelle, direction bureaucratique extérieure aux activités qu’il s’agit de diriger, en fait des problèmes insolubles, ou au mieux, des problèmes qui n’arrivent à être « résolus » qu’au prix de gaspillages énormes et de crises perpétuelles.

La prévision parfaite n’existera jamais. Et il n’est pas nécessaire qu’elle existe pour que la production puisse être rationnellement organisée. Mais la structure actuelle est implicitement basée sur le postulat qu’une telle prévision existe, et que la direction la possède. Puisque les producteurs sont privés en théorie de la possibilité de réaliser « sur le tas » la réadaptation permanente du plan à la réalité, il faut bien que cette adaptation soit effectuée a priori et une fois pour toutes par la direction. De ce fait, le « plan de production » — de l’entreprise ou de l’économie entière — prend une valeur absolue. Le processus d’adaptation permanente entre prévision — sans laquelle il n’y a pas d’action rationnelle — et réalité étant disloqué du fait de la séparation radicale entre .dirigeants et exécutants, l’équilibre ne peut chaque fois être rétabli que par à-coups, en fonction d’interventions spécifiques, tardives et spasmodiques.

Le problème d’une information adéquate existera toujours. Mais la structure actuelle le rend littéralement insoluble, car son existence même pousse l’ensemble de la société à conspirer pour masquer la réalité. Le problème de l’adéquation des individus aux fonctions qu’ils remplissent existera encore longtemps. Mais la structure actuelle détruit toute possibilité de solution rationnelle, en disposant ces fonctions le long d’une pyramide hiérarchique, en liant non seulement le sort économique mais la situation totale de l’individu et finalement sa valeur à ses propres yeux à son succès dans une lutte désespérée et absurde contre tous les autres. La société humaine sera toujours placée devant des options qui ne seront pas des problèmes de géométrie comportant une solution unique au bout d’une voie rigoureusement définie. Mais la structure actuelle fait que ces problèmes ne sont pas explicitement posés ou bien qu’ils sont résolus en fonction de considérations extérieures à leur contenu.

Or, à moins d’un bouleversement radical de la structure actuelle, cette direction séparée est inévitable Il faut bien que d’une façon ou d’une autre les activités de milliers d’individus et de groupes élémentaires soient coordonnées. Il faut bien que le point de vue « universel du fonctionnement de l’entreprise prévale sur les points de vue particuliers » des ouvriers ou de leurs groupes. 11 faut donc bien finalement qu’une couche particulière de dirigeants se charge d’imposer à la totalité des producteurs ce point de vue « universel ». Dès lors, le conflit est inévitable. Tout d’abord, les impératifs découlant de ce point de vue « universel de la direction prennent pour chaque groupe d’ouvriers la forme d’une loi extérieure qui lui est imposée arbitrairement, dont il ne peut même pas connaître la justification, qui donc de ce fait même lui apparaît comme complètement irrationnelle. Mais aussi, le point de vue « universel » de la direction est en fait un point de vue particulier ; c’est le point de vue à la fois partial et partiel d’une couche particulière, qui n’accède qu’à une partie de la réalité, qui vit une vie à part de la, production effective, qui a des intérêts propres à faire valoir. Inversement, le point de vue « particulier » des groupes de producteurs est en fait un point de vue universel. Le point de vue de chaque groupe élémentaire se retrouve dans tous les autres. Les normes qui émergent en leur sein sont identiques. Les intérêts qu’ils essaient de faire valoir sont les mêmes. La direction s’efforce de penser à la réalité effective de la production. Les producteurs sent cette réalité effective elle-même. Pris en leur totalité, ils embrassent la totalité des aspects de l’activité de l’entreprise — en fait, ils sont cette totalité.

Le sont-ils ? Peuvent-ils effectivement, à travers les ateliers et les bureaux, former une unité organique ? Ne sont-ils pas rivés chacun à des endroits définis du mécanisme total de l’entreprise, chacun privé d’une vue du reste, incapables de s’articuler dans une totalité vivante ? L’analyse peut les identifier les uns aux autres, et encore les additionner ; mais peuvent-ils s’unifier eux-mêmes ? C’est l’analyse des luttes ouvrières qui seule peut fournir une réponse à ces questions.

La lutte ouvrière contre l’aliénation

L’organisation capitaliste de la production est profondément contradictoire. La direction capitaliste prétend n’avoir à faire qu’à l’ouvrier individuel, tandis qu’en fait la production est portée par la collectivité des ouvriers. Elle prétend réduire l’ouvrier à des tâches limitées et déterminées, mais elle est en même temps obligée de s’appuyer sur les capacités’ universelles que celui-ci développe à la fois en fonction et à l’encontre de la situation qui lui est faite. De ces tâches, elle prétend enlever tout élément de direction en définissant d’avance exhaustivement les modalités d’exécution ; mais cette définition exhaustive) étant toujours impossible, la production ne peut être’ effectuée que dans la mesure où l’ouvrier organise’ lui-même son travail et dépasse le rôle du pur et" simple exécutant qui est théoriquement le sien.

Les conflits qui résultent de cette situation abou-1 tissent à une véritable anarchie de la production dans chaque entreprise. Mais ils créent en même temps une situation et une attitude contradictoire chez les ou-i eux-mêmes. Les conditions dans lesquelles ils sont placés les poussent à s’organiser de la façon la plus efficace pour la production, à améliorer les machines, à inventer des nouveaux procédés, etc., L’organisation capitaliste les y oblige, car lorsque quelque chose ne marche pas, ce sont les ouvriers qui payent (et qui ne peuvent pas se défendre en critiquant la mauvaise organisation de l’usine). Mai d’autre part, l’organisation et la créativité des ouvrier sont combattues, dès qu’elles se manifestent, par, l’appareil de direction ; elles sont de toute façon constamment perturbées et mutilées par celui-ci ; enfin dans les conditions actuelles, les améliorations d4. l’organisation et des méthodes de production profitent essentiellement au capital, qui souvent d’ailleurs s’en empare et les tourne contre les ouvriers. Les ouvriers le savent et par conséquent freinent eux-mêmes, consciemment aussi bien qu’inconsciemment, leur participation à la production. Ils freinent leur rendement ; ils taisent leurs idées ; ils mettent en application sur leurs machines individuelles des améliorations soigneusement cachées aux contremaîtres ; ils s’organisent entre eux pour réaliser un travail tout en maintenant une façade respectant la méthode officielle de l’organiser — et ainsi de suite .

Cette attitude contradictoire des ouvriers signifie que le conflit insurmontable qui déchire la société capitaliste est transposé au cœur du prolétariat lui-même, aussi bien dans le comportement de l’ouvrier individuel que dans l’attitude de la classe ouvrière. Il serait entièrement faux de se représenter le prolétariat comme une positivité pleine, comme une classe qui porte déjà en elle la solution de tous les problèmes et qu’une classe ennemie et une organisation sociale qui lui reste extérieure empêchent seules de se réaliser. Ce serait là à la fois une mystification démagogique et une théorie pauvre et superficielle. Le capitalisme ne pourrait pas continuer à exister si sa crise ne se répercutait pas au sein du prolétariat lui-même. L’oppression, l’exploitation, l’aliénation créées par le capitalisme s’expriment chez la classe ouvrière par des contradictions que jusqu’ici elle n’est pas arrivée à surmonter. La positivité de la classe ouvrière c’est qu’elle ne reste pas simplement déchirée par ces contradictions, mais qu’elle lutte constamment pour Ies dépasser et que, aux niveaux les plus différents, le contenu de cette lutte est l’organisation autonome des ouvriers, la gestion ouvrière de la production, finalement la réorganisation de la société.

Les bureaucrates — et parfois même des militants révolutionnaires déformés par un « marxisme étriqué — ne veulent voir dans les luttes du prolétariat qu’une tendance vers l’amélioration de son niveau de vie, ou à la rigueur une lutte contre l’exploitation ». Mais la lutte du prolétariat n’est pas et ne peut pas être simplement une lutte « contre l’exploitation ; elle tend nécessairement à être une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production ; ce ne sont là que deux aspects de la même chose, car la racine de l’exploitation c’est l’organisation actuelle des rapports de production. L’ouvrier ne peut être exploité, c’est-à-dire exproprié des fruits de son travail, que dans la mesure où il est exproprié de la direction de ce travail et la lutte contre l’exploitation le place rapidement devant le problème de la gestion, à l’échelle de son atelier toujours, à l’échelle de l’usine et de la société périodiquement.

On a d’habitude les yeux fixés sur les moments « historiques » de l’action du prolétariat — révolution ou grève générale —, ou tout au moins sur ce que l’on peut nommer son organisation et son action explicite — syndicats, partis, grèves importantes, Mais ces actions et ces organisations ne peuvent être comprises que comme des moments d’un processus d’action .et d’organisation permanent, qui trouve son origine dans les profondeurs de la vie quotidienne de l’entreprise et qui ne peut rester vivant et adéquat à ses intentions qu’à condition d’y retourner constamment. Cette action et cette organisation quotidiennes, auxquelles il faudra désormais reconnaître l’importance capitale qui est la leur, nous les engloberons sous le terme de lutte implicite. Implicite à l’existence du prolétariat, à la condition même de prolétaire. L’organisation informelle ou élémentaire des ouvriers n’est qu’un aspect de cette lutte. L’organisation n’est qu’un moment logique du processus de lutte — de même que l’action. La lutte comprend l’action, l’organisation, les objectifs. Notre propos est beaucoup plus général que l’analyse de l’organisation informelle, il englobe aussi bien les actions informelles que les objectifs informels. Cette lutte implicite n’est que l’envers, pourrait-on dire, du travail quotidien du prolétariat. Le travail, dans l’entreprise capitaliste, ne va pas sans lutte. Cette situation découle directement d’une organisation du travail basée sur l’opposition entre dirigeants et exécutants. Ainsi l’organisation capitaliste du travail tend à s’appuyer sur la définition de normes de travail. Les ouvriers luttent contre les normes. On peut ne voir dans cette lutte qu’une défense contre l’exploitation ». Mais en fait, elle contient infiniment plus : précisément pour se défendre contre l’exploitation, l’ouvrier est obligé de revendiquer le droit de déterminer lui-même son rythme de travail, de refuser d’être traité comme une chose.

La norme une fois définie, les problèmes sont loin d’être réglés. Ce n’est qu’un terrain de bataille qui vient d’être circonscrit. Dans cette bataille, la bataille du rendement effectif, les ouvriers sont amenés à s’organiser, à inventer des moyens d’action, à définir des objectifs. Rien ne leur est donné d’avance ; tout doit être crée et conquis de haute lutte.

La dynamique de l’enchaînement des objectifs, de l’organisation et des moyens d’action est claire. Les ouvriers visent un maximum de salaire pour un travail honnête ». Ce maximum n’a de sens que comme un maximum collectif — autrement dit, toute tentative d’atteindre un maximum individuel se révèle rapidement illusoire et se retourne finalement contre son auteur. La réalisation de ce premier objectif implique la poursuite de la plus grande liberté possible dans le cadre donné de l’entreprise capitaliste. Elle implique également la recherche du maximum d’efficacité véritable dans la production — condition indispensable de l’économie de l’effort. Par là, les ouvriers sont amenés à lutter contre l’ensemble des méthodes d’organisation capitaliste de la production. Ils sont également amenés à s’organiser de façon « élémentaire » ou « informelle », sous des formes que le capitalisme disloque et qu’ils recréent chaque fois à nouveau.

Nous ne disons pas que les ouvriers réussissent à réaliser ces objectifs toujours ou même la plupart du temps. En dernière analyse, ils ne peuvent les réaliser sans faire voler en éclats l’organisation capitaliste de l’entreprise — ce qui est impossible sans faire en même temps voler en éclats l’organisation capitaliste de la société. Reculs et défaites sont des phases inévitables du processus. Mais aussi longtemps que l’organisation capitaliste est là, la lutte renaît toujours de ses cendres et est amenée, à la fois par sa propre dynamique et par la dynamique objective de la société capitaliste, à s’étendre et à s’approfondir. Et c’est le sens de cette lutte qu’il s’agit de dégager. Nous ne disons pas non plus que ce sens est simple, état de grâce dont serait automatiquement investie la condition ouvrière, apriorisme socialiste inné chez les prolétaires. Le prolétariat n’est pas socialiste — il le devient, plus exactement il se fait socialiste. Et, longtemps avant qu’il n’apparaisse comme socialiste en s’organisant au sein de syndicats et de partis de ce nom, il fait naître les éléments embryonnaires d’une nouvelle forme d’organisation sociale, d’un nouveau comportement et d’une nouvelle mentalité humaine dans sa vie et sa lutte quotidienne au sein de l’entreprise capitaliste. C’est de ce terrain que nous allons partir pour analyser la dynamique et la signification des luttes ouvrières.

La lutte autour du rendement

La tendance des ouvriers à réglementer eux-mêmes, dans toute la mesure du possible, leur rythme de travail — en combattant les normes de la direction, puis en « tournant » ces normes par tous les moyens disponibles — apparaît, aux yeux de la direction, comme « restriction du rendement » ou « restriction de la production ». Face à cette restriction, la riposte « rationnelle » classique de la direction c’est le « salaire au rendement » ou « aux pièces » . L’ouvrier sera ainsi poussé, « par son propre intérêt », à augmenter son rendement au maximum. Ce faisant, il fournira aussi incidemment des indications sur le rendement maximum qu’il est possible d’atteindre — ce qui permettra de réviser le moment venu les normes vers le bas. Les sociologues industriels (principalement l’école d’Elton Mayo) ont critiqué cette méthode comme « mécaniste », parce qu’elle postule que l’ouvrier est un « homme économique » dont le seul mobile serait le gain maximum, tandis que d’autres mobiles jouent , en réalité un rôle beaucoup plus important. Cette critique part d’une idée vraie pour aboutir à une conclusion fausse ; elle atteint le système capitaliste dans son ensemble, mais très peu le problème qui nous occupe. Les ouvriers ne sont certainement pas des « hommes économiques » ; mais ils se comportent exactement comme des « hommes économiques » face à la direction, ils la payent avec sa propre monnaie. Tout d’abord, les ouvriers en général ne se laissent pas prendre à l’appât du rendement, car l’expérience leur enseigne rapidement qu’après une courte période de primes élevées surviendra une réduction draconienne des normes (42). Ensuite, ils découvrent des moyens pour réaliser un salaire accru sans augmentation réelle ou sans augmentation apparente du rendement.

Dans la production en petite et moyenne série avec primes individuelles, les moyens utilisés par les ouvriers sont pratiquement imparables. En prenant comme exemple l’atelier décrit par un auteur américain (43), on peut les formuler comme suit :

1) Pour éviter une révision des normes en cas de rendements élevés, les ouvriers ne présentent jamais (ce qui ne veut pas dire qu’ils n’atteignent jamais) des résultats dépassant 145-150 % de la norme.

2) Sur les « bons boulots », représentant à peu près la moitié des travaux faits à l’atelier, et définis par la possibilité d’atteindre un rendement de loin supérieur à la norme, lorsque les ouvriers ne peuvent pas « maquiller » le rendement effectif pour rester à l’intérieur du dépassement permis de la norme, ils « flânent » au propre ou au figuré. Le gaspillage qui en résulte est estimé par l’auteur à l’aide de longs calculs très prudents à environ 40 % du temps des ouvriers —et c’est là à son avis une « sous-estimation ».

3) Sur les « sales boulots », représentant l’autre moitié des travaux de l’atelier et définis par l’impossibilité d’atteindre une prime substantielle quel que soit l’effort déployé (la ligne du partage des eaux semble se situer, dans le cas analysé par Roy, aux alentours de 120 % de la norme), les ouvriers en général « laissent tomber », et se rabattent sur le taux de base (le « mini garanti », le taux horaire qui sera payé d’après la convention collective, quel que soit le rendement atteint). Il y a toutefois une exception importante : si le « sale boulot » en question représente une commande importante ou un type de travail qui revient souvent, une lutte impitoyable avec les chronos commence pour obtenir la révision des normes (44). Le gaspillage réalisé dans ce cas est, d’après l’auteur, comparable à celui du cas précédent.

4) L’existence même de ces deux types de travaux (comme aussi d’autres travaux mineurs payés au temps : réglage des machines avant la production, travaux sur lesquels des normes n’ont pas encore été fixées, « retravail » de pièces manquées) donne aux ouvriers de grandes possibilités d’accroître leur salaire sans que leur rendement apparent dépasse le taux « normal ». Ainsi, si un ouvrier a un « bon boulot » de 4 heures, pendant lesquelles il pourrait réaliser 200 % de la norme et un « sale boulot » de 4 heures pendant lesquelles il ne pourra réaliser que la norme, il a le choix entre trois attitudes. Il peut (a) suivre les règles formelles de la direction, auquel cas il se fera un salaire de 12 heures (4 x 2 ± 4 x 1) — avec la certitude que quelques jours plus tard les délais seront réduits sur le « bon boulot ». Il peut (b) s’en tenir sur le bon boulot à un rendement de 150 % ; il se fera alors un salaire de 10 heures (4 x 1,5 + 4 X 1). Il peut enfin (e) réaliser le rendement de 200 % sur le « bon boulot » et de 100 % sur l’autre, mais présenter le premier travail comme ayant été effectué en 5 h 1/3 et le deuxième comme ayant été effectué en 2 h 2/3. Il apparaîtra alors que la norme a été réalisée à 150 % dans les deux cas, l’ouvrier se fera un salaire de 12 heures, la production maximum aura été effectuée — et les délais ne risqueront pas d’être réduits (45).

L’ouvrier peut atteindre un résultat analogue en changeant la répartition apparente de son temps entre les « bons boulots » et les travaux payés au temps (avec la différence que dans ce cas il augmente sa paye sans augmenter la production).

5) La réalisation de ces possibilités par les ouvriers implique une rupture avec la plupart des règles d’organisation du travail établies par la direction. En fait, tout le système de « rationalisation » capitaliste du travail en est atteint ; la direction perd la possibilité de déterminer la répartition du temps des ouvriers entre différents travaux, finalement toute sa comptabilité et ses calculs de rentabilité sont ruinés à la base. La direction réagit donc nécessairement et elle ne peut le faire qu’en instaurant des « contrôles » additionnels. Si ces contrôles sont « efficaces », ils ramènent les ouvriers vers la solution (b) décrite plus haut —à savoir la restriction de la production, d’où gaspillage. Mais ils deviennent rapidement inefficaces. Si les contrôleurs restent dans les bureaux, ils ne peuvent au fond rien contrôler. C’est le cas des chronos, utilisés en fait d’après l’expression de Roy comme les véritables « haches » de la direction : impitoyables face aux ouvriers qu’ils trouvent en infraction et dont ils provoquent immédiatement le renvoi, ils n’apparaissent que très rarement dans l’atelier. S’ils vivent dans l’atelier, ils sont incapables à la longue de résister à la pression continue des ouvriers (46). Tel est le cas des « contrôleurs de temps » censés pointer le temps du début et de la fin de chaque travail, afin de prévenir précisément le « maquillage » du rendement effectif. Très rapidement, ces contrôleurs demandent d’eux-mêmes aux ouvriers : « A quelle heure veux-tu que je te pointe ? » En fait, non seulement les ouvriers de la production, mais tous les employés des « services » en contact direct et permanent avec les premiers (« contrôleurs de temps », magasiniers d’outillage, convoyeurs de stock, régleurs, inspecteurs et finalement même contremaîtres) coopèrent constamment à un degré plus ou moins grand pour enfreindre le règlement (à leurs yeux, et objectivement, absurde) de la direction et permettre aux ouvriers de se débrouiller. Ce débrouillage serait impossible sans cette coopération constante, englobant les parties de l’appareil de direction qui se trouvent en contact permanent avec les producteurs.

Ne pouvant plus se fier à ses représentants humains, la direction est obligée à nouveau de se rabattre sur une réglementation impersonnelle et abstraite. Elle introduit des règlements nouveaux, visant à rendre « objectivement impossible » la transgression de ses principes. Mais l’observation effective de ces nouveaux règlements dépend nécessairement à son tour d’un contrôle humain leur efficacité présuppose qule problème qu’il sont appelés à résoudre est déjà résolu. De ce point de vue, les règlements additionnels restent vains, car les ouvriers coopérant avec les couches inférieures des « services auxiliaires » arrivent rapidement à les tourner. Mais il y a plus la plupart du temps ces règlements introduisent un degré supplémentaire de gaspillage et d’anarchie. Les ouvriers et les employés des services sont de ce fait obligés à consacrer une partie de leurs efforts non seulement à tourner le règlement, mais à compenser ses effets irrationnels.

Ainsi, dans l’usine décrite par D. Roy, pour éviter que les ouvriers ne se « débrouillent » de la manière décrite plus haut en répartissant comme il leur convient la distribution apparente de leur temps entre différents travaux, la direction nomme des « contrôleurs des temps ». En fait, ceux-ci deviennent des alliés des ouvriers et se tournent contre la direction. La direction, à un certain moment, décide de réagir et prend un « décret » visant à rendre « objectivement impossible » le débrouillage des ouvriers. Le « décret » en question interdit que les ouvriers gardent auprès de leur machine les outils et autres moyens auxiliaires de production après la fin d’un travail donné, comme aussi qu’ils obtiennent des magasiniers de l’outillage « en avance » (deux pratiques évidemment nécessaires pour pouvoir s’occuper d’autre chose que le travail qu’on est censé faire). Des bons d’outillage en triplicata doivent assurer le contrôle. A la fin de chaque équipe, cartons de fabrication et jauges doivent être rendus aux magasiniers, que le travail soit terminé ou non, et repris par l’équipe suivante.

Les effets du décret — prévus d’ailleurs par les ouvriers expérimentés — ne se font pas attendre : accroissement considérable du travail des magasiniers, résultant aussi bien de l’augmentation de la paperasserie que de la nécessité de ré-assembler et de réassortir chaque fois l’outillage demandé (jusqu’alors, ouvriers et régleurs se servaient eux-mêmes dans le magasin d’outillage) ; perte de temps considérable pour les ouvriers et formation de queues devant le magasin. Mais le résultat voulu par la direction n’est pas atteint : les triplicata sont rédigés et échangés chaque fois, — mais les magasiniers continuent à fournir aux ouvriers de l’outillage en avance. Devant cette situation la direction, quatre mois plus tard, modifie son premier décret par un deuxième. Pour éviter la formation de queues devant le magasin on n’oblige plus les équipes de rendre cartons et jauges à la fin de leur journée, mais l’outillage ne peut être fourni désormais que sur la base d’une commande en duplicata issue par les « contrôleurs des temps ». En même temps, les inspecteurs doivent contresigner le temps de terminaison d’un travail avant qu’une nouvelle commande puisse être obtenue (ceci afin de permettre un contrôle réciproque des temps marqués par les « contrôleurs des temps » et les inspecteurs).

Cependant le deuxième décret aussi n’a comme résultat que d’accroître le travail de paperasserie des magasiniers. Pour le reste, les régleurs qui ont le droit de pénétrer dans le magasin s’y procurent l’outillage nécessaire aux ouvriers pour effectuer des -travaux non encore commandés. Les inspecteurs se mettent rapidement au pas et « contresignent » les temps à la convenance des ouvriers. L’atelier retrouve sa routine, sous des formalités légèrement différentes — avec une production de papiers bleus, blancs et roses notablement accrue.

La direction ne se laisse pas décourager. Elle publie un troisième « décret » interdisant formellement l’entrée du magasin d’outillage à toute personne autre que les magasiniers et les deux chefs de département (super-intendants). L’ordre, signé par Faulkner, Directeur de l’usine, est affiché à la porte du magasin.

Un vieil ouvrier, Hank, prédit que le nouvel ordre « ne durera pas une semaine », et un régleur explique pourquoi ses effets retomberont surtout sur les magasiniers et les affûteurs : « Jusqu’ici les contremaîtres et les régleurs faisaient eux-mêmes une grande partie de l’affûtage, et facilitaient le travail des magasiniers en cherchant eux-mêmes les outils dont ils avaient besoin. »

Le résultat du troisième décret est que de nouveau une queue est formée devant le magasin. Les contremaîtres sont furieux, injurient les magasiniers et les préviennent qu’ils les chargeront de chaque minute de retard subie par les ouvriers qui n’obtiennent pas à temps leurs outils. Les gars qui feuillent la queue devant la fenêtre du magasin gueulent et se moquent des magasiniers. Alors Jonesy, le plus consciencieux et le plus efficient des magasiniers, déclare qu’il en a marre », et laisse à nouveau contremaîtres et régleurs entrer dans le magasin. Les notes prises le soir même par D. Roy méritent d’être citées textuellement

« Dix jours exactement après la promulgation du nouvel ordre, le soleil perce à nouveau les sombres nuages de l’efficacité directoriale. La prédiction de Hank avait été dépassée de quatre jours... Johny (régleur) et d’autres entrent dans le magasin presque à volonté... Lorsque j’ai demandé à Walt (magasinier) quelques « mâchoires » s’adaptant à une autre pièce, il m’a dit : il y en a des quantités là derrière, mais je ne sais pas laquelle il te faudrait. 11 vaudrait mieux que tu amènes le régleur pour qu’il te trouve la bonne. II m’a encore dit : J’enfreins les règles ici, mais pas trop — juste ce qu’il faut pour permettre aux gars de produire.

« L’ordre de Faulkner est toujours accroché, à hauteur des yeux, à la porte du magasin... « Et voilà pour l’ordre de Faulkner. On se débrouille à nouveau, et les ouvriers et leurs alliés des services auxiliaires se sont remis aux affaires courantes... »

La dialectique de la situation peut facilement être résumée en un certain nombre de moments de portée universelle. L’élément essentiel des coûts de production c’est le travail humain (de toute façon, le seul élément sur lequel la direction peut ou croit pouvoir constamment agir : les autres dépendent de facteurs qui échappent la plupart du temps à son contrôle). La direction essaie de réduire ses coûts en essayant d’obtenir le rendement maximum avec le salaire minimum. Les ouvriers veulent obtenir le salaire maximum en fournissant le rendement qu’eux-mêmes considèrent correct. D’où le conflit fondamental sur le contenu de l’heure de travail. La direction essaie de surmonter ce conflit en « rationalisant », en définissant strictement l’effort à fournir par les ouvriers, en liant le salaire à la production atteinte. Cette « rationalisation » ne fait que développer le conflit initial, et à le faire proliférer en nombre de conflits spécifiques : conflit sur la définition des normes —conflit sur l’application concrète des normes — conflit sur la qualité et l’usure de l’outillage — conflit sur l’application des règlements visant à organiser le travail dans la perspective de la direction. Le conflit initial, loin d’être surmonté, s’est amplifié en même temps qu’approfondi, car les ripostes successives de la direction obligent les ouvriers à mettre en question tous les aspects de l’organisation du travail. En même temps, les faux frais de la gestion capitaliste se sont considérablement accrus : restriction volontaire du rendement de la part des ouvriers, temps perdu à simplement lutter contre les normes et le règlement, multiplication des services auxiliaires et en particulier des services « de contrôle » qui doivent chaque fois être contrôlés par d’autres, etc. a(a) .


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