La pluralité anonyme : héroïsme et démocratie

Nicolas Poirier
lundi 15 août 2016
par  LieuxCommuns

Publié dans Monde Commun, revue en ligne du Circem, n°2, Université d’Ottawa, automne 2009.

Source : http://www.mondecommun.com/index.ph...

Dénoncer la démocratie en tant que régime politique médiocre, abolissant l’idéal d’excellence en interdisant l’expression de tout héroïsme, est comme l’a montré l’historien Zeev Sternhell un lieu commun de la pensée réactionnaire [1]. Or, on peut à rebours de cette platitude faire l’hypothèse que, loin de se réduire à l’égalitarisme nivelant et au règne du « dernier homme » commandé par ses humeurs, la démocratie implique une conception héroïque de la citoyenneté, en ce sens qu’elle repose sur l’activité d’individus autonomes qui ne doivent justement pas se laisser aller à leur volonté d’indépendance, mais doivent se donner pour désir et pour responsabilité la tâche de faire vivre la chose publique. On cherchera donc ici, en se référant aux analyses de Castoriadis sur la Grèce ancienne, à montrer que, loin de supprimer les vertus de l’héroïsme célébrées par la pensée traditionnelle, la démocratie radicale – forme politique dans laquelle la société se reconnaît apte à se gouverner par elle-même en s’instituant comme l’unique source légitime de la loi – constitue le régime qui pousse le plus loin la tension entre l’excellence et le nombre, ou entre la singularité et l’anonymat, sans jamais sacrifier l’une de ces deux exigences.

La démocratie comme régime de l’auto-limitation

L’un des mérites de l’anthropologie politique de Castoriadis est d’avoir mis en évidence, à rebours de la tradition anarchiste avec laquelle Castoriadis peut néanmoins s’accorder sur certains points, la nécessité du travail de l’institution dans la formation d’individus autonomes. A partir d’un chaos initial où elle puise sa substance, l’institution doit en effet travailler à séparer [2] ce qui ne se présentait au départ que sous un mélange informe, en vue de produire des individualités, puisque ce n’est que par l’activité d’individus suffisamment singularisés qu’une société peut créer la nouveauté requise pour la protéger du risque d’inertie, tout en créant l’ordre minimal dont elle a besoin pour que cette nouveauté ne soit pas un facteur d’instabilité qui rendrait sa perpétuation dans le temps problématique : pour le dire d’une autre manière, ce n’est qu’au travers du travail des institutions que la société peut créer le type anthropologique qui produira les individus nécessaires à la perpétuation de la société instituée tout autant qu’à son auto- altération en tant que société instituante, la société instituante et la société instituée se trouvant articulées dans un rapport d’union et de tension. La difficulté pour l’institution sociale est de réussir à articuler deux exigences contraires qui ne peuvent jamais cesser d’être complètement contradictoires : d’un côté, la prise de distance de l’individu par rapport à l’institution, mise à distance nécessaire à la création requise pour éviter que la société se fige dans une immobilité stérile ; de l’autre, la limitation sociale de cette volonté de remise en question de l’institution par l’individu, l’interrogation illimitée sur les normes et les valeurs de la société devant justement être limitée afin d’assurer à l’institution sa pérennité dans le temps [3].

Existe à cet égard un piège dans lequel l’institution ne doit pas tomber : la société instituée est dans l’obligation, si elle veut se préserver, d’ouvrir un futur et de faire naître chez les individus les capacités novatrices lui permettant non seulement d’anticiper ce qui n’est pas encore, mais surtout d’accueillir la nouveauté qui ne manquera d’éclore parce qu’aucune institution sociale ne peut prétendre abolir le temps : la société instituée doit nécessairement se nourrir de l’activité de la société instituante, en suscitant et en encourageant la capacité à faire-être qui n’émerge qu’au travers de l’action de la société instituante se produisant elle-même en tant que société instituée, et ceci, dans le cadre d’une dynamique sans cesse renouvelée [4].
L’institution devra ainsi produire les singularités à même de créer de nouveaux possibles, en définitive les « héros » permettant à la cité d’accoucher d’elle-même [5]. Seulement, s’il n’existe pas quelque chose comme un « contre-pouvoir instituant », qui puisse limiter les prétentions des singularités à se vouloir complètement séparées les unes des autres, le risque est que les singularités finissent par se délier les unes des autres dans une fragmentation qui conduirait à la dissolution du lien civique, et ne se durcissent de trop dans leur désir de singularisation, perdant tout sens de la mesure commune qui est précisément donné dans, par, et comme institution – les philosophes risquant ainsi de se transformer en prophètes, les artistes en possédés de la muse divine, les gardiens de la cité en tyrans. C’est dans une telle optique, pour s’en tenir à la seule Grèce ancienne, que l’on doit comprendre le conflit entre la liberté illimitée de l’interrogation (la philosophie) et le principe de l’auto-création collective (la politique), qu’il ne faut pas interpréter trop rapidement à la manière de Leo Strauss comme un conflit entre le philosophe et la cité [6], mais plutôt comme un rapport d’unité et de tension entre la société instituante et la société instituée. Car il est nécessaire que la société instituante puisse produire les conditions institutionnelles de son auto-limitation, afin de ne pas être submergée par la démesure dont les héros ne peuvent manquer de faire preuve en tant que créateurs [7] – tel est le sens véritable du projet démocratique d’après Castoriadis : établir des institutions qui soient telles qu’elles rendent possible une remise en cause de la loi instituée propre à introduire une transformation dans l’ordre des lois, sans que s’effondre l’ordonnance globale de l’institution qui seule permet à l’individu d’exister. La démocratie réaliserait ainsi l’exigence d’un régime politique qui repose sur l’activité critique des individus. Castoriadis donne une définition très explicite de la politique démocratique, dont le but consisterait à « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société  » [8].

Ainsi, en reconnaissant dans le chaos le fond de l’être, les Grecs, ainsi que le montre Castoriadis dans ses séminaires de l’EHESS, ne se sont pas contentés de faire ressortir la contingence de l’ordre humain, mais ils ont dans le même mouvement mis en évidence la nécessité absolue de l’institution, elle seule pouvant fournir aux hommes un habitacle où séjourner en l’absence d’ordre naturel. Castoriadis caractérise la création grecque de ce point de vue par la double reconnaissance de l’hubris et de la nécessité de lui imposer des limites [9], qui se serait traduite comme le fait remarquer Gilles Labelle à ce propos, par l’institution d’une certaine tension entre le monde institué et la réflexivité instituante, le principe de « juste mesure » témoignant à cet égard de la prise en compte de deux exigences contradictoires – le fait de ne pas adhérer totalement à l’institution sans chercher à lui devenir par ailleurs complètement étranger [10]. Si une société autonome est en effet une société qui s’auto-institue, en se reconnaissant comme la source ultime des normes qu’elle pose, c’est également une société qui se confronte à la question de la valeur de la loi que celle-ci institue, et ne prétend pas éliminer toute question portant sur le sens profond de la justice, sous prétexte qu’elle sait que son institution est l’œuvre de ce qu’il faut bien appeler l’arbitraire du nomos : « Dans une démocratie, affirme Castoriadis, le peuple peut faire n’importe quoi – et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. La démocratie est le régime de l’auto-limitation ; elle est donc aussi le régime du risque historique – autre manière de dire qu’elle est un régime de la liberté – et un régime tragique » [11]. Cette capacité d’auto-limitation peut s’entendre en un sens purement restrictif, si l’on pense à la nécessité des contre-pouvoirs, comme dans la tradition du libéralisme politique : en postulant la nécessité de limiter les prérogatives de l’Etat, le libéralisme débouche sur une conception de la politique qui se fonde sur le principe de l’auto-régulation du corps social, le pouvoir se réduisant à n’être qu’une instance désubstantialisée au plan des valeurs, c’est-à-dire neutre et laïque en matière idéologique et religieuse, rendant possible l’articulation des volontés individuelles qui convergeraient par agencements successifs vers la poursuite de l’intérêt commun. Mais ce type de mise en rapport fondé sur l’auto-limitation réciproque des volontés interdit, selon Castoriadis, de penser la possibilité d’un véritable pouvoir collectif de la société sur elle- même, et tend à dissoudre l’ordre propre du politique dans le réseau des interactions individuelles, et au final à transformer la politique en un simple mode du social. Castoriadis aperçoit justement dans la polis grecque la « forme » de régime qui aura clairement assumé l’exigence d’auto- institution, sans la recouvrir derrière une fondation pseudo-« naturelle » des droits comme dans le libéralisme moderne, en créant les institutions rendant possible l’activité démocratique d’auto-limitation moyennant laquelle le pouvoir ne constitue pas le privilège d’une instance particulière mais appartient à tous sans appartenir à personne, occupant la place centrale à égale distance de tous [12]. C’est sans doute dans l’institution d’un type de lien social et politique, qui permette aux singularités de se singulariser au maximum et d’exprimer leurs potentialités créatrices, sans que cette individuation poussée à son paroxysme ne provoque un délitement du désir de vivre-ensemble et ne rende caduque le projet démocratique d’auto- institution, que se situe l’extrême originalité de la création grecque dont les germes restent selon Castoriadis encore féconds.

Reste que la démocratie n’est pas le seul régime politique à affronter la question du Sans-fond. Toute société doit en effet faire face au chaos qui ne cesse de la travailler. Il existe, à ce titre, différents types d’institution par lesquels les sociétés donnent forme au chaos en produisant de la séparation et du lien, ou si l’on préfère, en articulant l’imaginaire instituant et l’imaginaire institué. Les sociétés instituent en effet différentes manières d’affronter le chaos, en séparant et en reliant les individus séparés au travers de modes chaque fois singuliers. Or si dans toute société il est nécessaire de séparer afin de tisser ensemble, l’ensemble par lui-même ne spécifie pas la forme d’organisation qui met en rapport les individus, et c’est à partir de la prise en compte de ces organisations possibles que l’on peut établir une typologie des institutions, anthropologiques et politiques ; ainsi doit-on distinguer trois types d’institution : l’institution religieuse qui fait signe vers le chaos tout en le recouvrant, le totalitarisme qui forclot le chaos en cherchant à mettre un terme à l’histoire, et l’institution démocratique au travers de laquelle la société arrive à reconnaître le chaos d’où elle provient et s’affirme comme l’auteur de ses lois, se posant de façon explicite et délibérée comme auto-instituante.

Instituer le chaos : le religieux, le totalitarisme, la démocratie

L’institution religieuse est la forme la plus ancienne et la plus répandue par laquelle la société essaie de donner sens au chaos et cherche à s’en préserver. Le propre de l’institution religieuse de la société est, à la différence du totalitarisme, de faire signe vers le chaos, même s’il tend finalement à le recouvrir [13]. La religion, au contraire du totalitarisme, ne nie pas que l’institution première de la société se fasse sur du désordre, c’est là même sa justification : il lui faut produire le mode d’institution qui protège la société du danger d’anéantissement dont elle pressent en permanence l’ombre menaçante. Traduite en termes directement politiques, la mise en sens religieuse du chaos implique nécessairement la négation de l’auto- création de la société par elle-même, le refus d’admettre que la société est auto-institution, le religieux posant comme vérité ultime qu’il n’y a qu’un ordre politique possible, un ab-solu, une instance de pouvoir séparée, sacrée, qui ne peut être mise en question [14]. Refusant de voir l’imaginaire instituant à la source de la société, elle substitue à cette force immotivée créatrice une création ou une signification imaginaire particulière : elle met donc l’institué à la place de l’instituant, voyant en quelque sorte dans ce qui a été institué l’origine et le garant de ce qui est et sera dorénavant institué. En sacralisant son origine, la religion permet ainsi de circonscrire le chaos et de s’en protéger, le chaos étant en définitive ordonné par Dieu : c’est ce qui protège la société contre la menace de la désintégration, et cette protection passe par l’institution du sacré comme formation de compromis qui réifie le chaos, en lui donnant une place, un nom, une figure, une image [15].

Mais la religion n’est pas seulement un système de représentations fournissant aux hommes une réponse quant à leur origine et à leur destinée ; elle est aussi un système d’obligations et de dettes qui force l’individu à se préoccuper du chaos en tant que menace toujours présente – ainsi fait-elle par exemple peser sur lui le poids de la culpabilité, de la faute, et pour une large part l’oblige au sacrifice de soi. De ce point vue, si elle met l’individu en face de l’abîme, la religion cherche aussi à en masquer le vide abyssal, c’est pourquoi Castoriadis dit de l’institution religieuse de la société qu’elle est présentation en même temps qu’occultation du chaos [16]. La religion aliène en effet la société à une représentation de l’origine extra-sociale de la loi qui rend celle-ci non questionnable, et fabrique un type d’individu devant travailler à la perpétuation de cette institution posée comme soustraite à l’activité instituante des hommes, donc ne pouvant être modifiée. L’individu membre d’une société religieuse a donc incorporé le principe d’une origine hétéronome de l’institution, ne devant se préoccuper du chaos que pour le tenir à distance, plutôt que d’y voir la source de l’activité instituante au travers de laquelle la société fait ses propres lois : il est dans ces conditions tout à fait logique que l’imaginaire de l’individu soit formaté de telle sorte que son expression ne menace pas le principe de l’hétéronomie par où la société s’aliène à ses institutions posées comme indiscutables [17]. En définitive, dans une société religieuse, le type anthropologique qui est institué ne permet aucune altération véritable qui rende possible la création véritable, puisque le principe du vivre-ensemble religieux est donné et légitimé une fois pour toutes en tant qu’ordre unique [18].

Or à la différence de la religion, le totalitarisme ne constitue pas une institution de la société à proprement parler, vu qu’elle en est précisément la forclusion. Ainsi que l’affirme Lefort, le totalitarisme peut en effet se caractériser comme une tentative désespérée de réincorporation du social, au-delà de sa fragmentation en atomes qui constitue le trait central des sociétés libérales modernes. Contre cette dissolution du tout organique que formaient les sociétés d’ancien régime, le totalitarisme va en effet édifier un dispositif dont la finalité est de ressouder le pouvoir et la société, en conjurant d’après le modèle d’une société homogène et transparente à elle- même, la division sociale et la désintrication des sphères de la loi, du savoir et du pouvoir [19]. La volonté implicite du projet totalitaire se situerait donc dans la dénégation du chaos, ou parce que la dénégation ne peut supprimer réellement l’objet de son déni, par la volonté de l’épuiser – le totalitarisme ne laissant aucune multiplicité libre hors de la tutelle de l’Un. Le totalitarisme est volonté d’occultation sans reste du chaos : il est la négation du double principe de l’individualité et du vivre-ensemble. Le totalitarisme voit dans chaque individu une menace de chaos, et afin de conjurer cette menace, il cherche à les transformer en des atomes désindividués qui agissent mécaniquement au service de l’Un : de ce point de vue, il faut voir dans le totalitarisme la destruction de la politique, qui est selon Arendt fondée sur la condition primordiale de la pluralité, plus que son exacerbation, ainsi que le laisse supposer la vulgate anti-totalitaire [20].

Le mode d’institution démocratique de la société passe, quant à lui, à l’inverse des deux types d’institution précédents, par la reconnaissance que la société est auto-création, que c’est la société qui se donne librement et explicitement ses propres lois et institutions, qu’il n’y a donc pas de source extra-sociale de la loi : l’institution étant clairement reconnue comme relevant du nomos, de la convention, et non de la phusis, celle-ci n’est donc pas fondée en nature. Une démocratie laisse ouverte la possibilité de révision des lois dans une proximité ouverte au chaos, c’est pourquoi l’institution démocratique de la société implique l’exposition lucide au chaos qu’elle donne à mettre en forme. Elle reconnaît que les lois, n’ayant pas d’origine autre que sociale, peuvent être mises en question et fabrique un type d’individu investissant de sens la participation à l’activité instituante par laquelle la société se donne délibérément ses lois. Bien entendu, l’imaginaire de l’individu démocratique doit être lui aussi « formaté », mais de sorte cette fois que sa libération et son expression nourrissent le principe de l’autonomie par où la société s’interroge en permanence sur la légitimité de la loi [21]. L’individu démocratique doit donc incorporer le principe de l’origine autonome de l’institution, se souciant du chaos autant pour le tenir à distance que pour l’affronter avec lucidité, en reconnaissant que la seule source de la loi est l’activité instituante de la société, la démocratie posant par principe qu’il existe une pluralité d’ordres possibles [22].

Figure du citoyen démocratique en héros

Si la démocratie apparaît comme un régime paradoxal, et en ce sens peu conforme à ce qu’on pourrait caractériser comme une « nature » inhérente à la chose politique, c’est que son fonctionnement repose sur une opération qui risque de conduire celle-ci à son auto-dissolution – la démocratie est en effet le mode d’institution qui pousse le plus loin la subjectivation des individus et la dissolution des hiérarchies [23], au risque de l’hyper-singularisation et de l’atomisation du corps social. La grande difficulté pour la démocratie est de produire un type de « formatage » anthropologique, qui concilie l’individuation maximale et le désir du vivre-ensemble, et l’originalité de l’institution démocratique est d’essayer de « résoudre » ce paradoxe au travers de ce que l’on pourrait caractériser comme l’héroïsation de tous les individus, ce qui peut sembler à bien des égards paradoxal, puisque l’héroïsme est traditionnellement pensé comme une valeur aristocratique, celle de l’exception qui destitue la règle commune au profit de l’exemplarité du nom. Le type anthropologique démocratique serait celui du citoyen-héros qui dévalorise l’héroïsme des singularités se voulant seules contre tous, et fait du citoyen se reconnaissant à l’égal de tout autre une figure héroïque – héroïque en ceci que les individus investissent en tant que citoyens responsables le souci du bien commun et se reconnaissent également aptes à décider des affaires publiques. C’est pourquoi le régime démocratique n’est pas un régime de noms propres mais le régime de la pluralité anonyme [24], la pluralité des « je » s’articulant dans l’anonymat du « nous » politique capable de s’interposer face au désir de singularisation qui conduirait à la tyrannie [25] – de sorte que l’instance « séparatrice » soit elle- même prise dans l’opération de séparation, le pouvoir institué devant lui- même se faire valoir aux yeux des citoyens comme une instance qui n’est pas séparée du collectif social instituant. Le citoyen démocratique serait un héros en ce sens qu’il hérite du pouvoir de créer les lois et de constituer des modèles de vie bonne qui appartenait antérieurement aux singularités héroïques (législateurs, prophètes, philosophes, saints) –, et s’il est héroïque, c’est qu’il doit combattre un double désir, d’un côté celui de rester dans l’anonymat de la masse en se contentant de vaquer à ses affaires privées sans prendre sa part aux affaires de la cité, de l’autre celui de prendre plus que sa part en cherchant à décider pour les autres et à leur place.

C’est précisément ce refus d’assumer la tension inhérente à la pluralité humaine, qui consiste en ce que chacun doit précisément ne pas renoncer à sa singularité afin de pouvoir nouer un rapport politique authentique avec les autres, qu’Arendt perçoit dans le geste platonicien de rupture avec la doxa politique, qui poussa l’élève de Socrate, soucieux sans doute de réhabiliter héroïquement la philosophie contre les illusions du sens commun, à nier la primauté du bios politikos sur le bios théôrètikos. Nous pouvons légitimement rapprocher Arendt et Castoriadis pour deux raisons essentielles. D’abord, parce que selon la lecture que fait Arendt de l’allégorie de la caverne [26], Platon privilégierait le voir sur l’agir et serait ainsi conduit, comme le fait remarquer Miguel Abensour, à penser que l’homme ne peut s’accomplir « que dans la mesure où il est un être voyant et non un être agissant » [27]. Or la principale difficulté de la « pensée héritée » consiste selon Castoriadis dans son incapacité à concevoir l’agir autrement que comme un mode de la teoria, c’est-à-dire comme une activité devant se régler selon des normes qui lui sont extérieures. Ensuite parce que la pensée platonicienne amènerait à penser la politique, non pour elle-même en tant que domaine des affaires humaines ayant sa consistance et sa valeur propres, mais en fonction de la philosophie, dont elle ne constituerait qu’un domaine – c’est d’ailleurs ce qui autoriserait à penser les problèmes de la cité dans les termes de la « philosophie politique » [28]. Or là encore tout l’effort de Castoriadis aura consisté à arracher la politique à l’emprise de la philosophie, en pensant celle-ci comme une activité créatrice qui ne tire pas ses normes d’une autorité extérieure à elle-même, mais s’auto-institue en faisant surgir un eidos nouveau – soit une forme d’être qui se donne ses propres lois [29]. Ainsi que Castoriadis pourra l’écrire : « Il n’y a pas eu, jusqu’ici, de pensée politique véritable. Il y a eu, dans certaines périodes de l’histoire, une véritable activité politique – et la pensée implicite à cette activité. Mais la pensée politique explicite n’a été que philosophie politique, c’est-à-dire province de la philosophie, subordonnée à celle-ci, esclave de la métaphysique, enchaînée aux présupposés non conscients de la philosophie et grevée de ses ambiguïtés » [30].

Par la réhabilitation qu’ils opèrent de la praxis, Arendt et Castoriadis contribuent donc à repenser l’agir politique comme la dimension constitutive d’un héroïsme paradoxal, agir qui ne serait pas une déficience par comparaison à une norme pré-donnée de l’excellence humaine, mais renverrait à la capacité à habiter le chaos en instituant un monde commun.


[1Voir Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978 ; Zeev Sternhell, « La droite révolutionnaire entre les anti- lumières et le fascisme », Paris, Gallimard, 1997, rééd. « Folio Essais », 2007, p. XXXV- XL, p. 551-554. Voir aussi Zeev Sternhell, Mario Sznajder et Maia Ashéri, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989, rééd. « Folio Essais », 2007, p. 25-27. « … Le fascisme ne constitue pas seulement une critique de ce qui est : il exprime la volonté de voir s’instaurer une civilisation héroïque sur les ruines d’une civilisation bassement matérialiste. Il veut façonner un homme nouveau, activiste et dynamique. » (Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, p. 444).

[2Voir à ce sujet le travail de Sion Elbaz, La séparation. Platon lecteur du Pentateuque, thèse d’habilitation, Université Paris 8, décembre 2007.

[3Voir sur ce point les remarques de Gilles Labelle, « Cornelius Castoriadis et les tensions inhérentes à l’imaginaire politique grec », Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Paris, Éditions du Sandre, 2008. « La rareté des moments dans l’histoire de l’humanité où s’est manifesté le dispositif psychique et affectif si particulier que décrit Castoriadis, qui exige de l’individu qu’il se situe dans une sorte d’“entre-deux” par définition instable, entre l’adhésion au monde institué et le refus de ce monde, une telle rareté ne tiendrait- elle pas à l’extrême difficulté, voire à la quasi-impossibilité de vivre à la hauteur de cette exigence, autrement dit de s’installer d’une manière durable dans un tel entre-deux ? » (Labelle, « Cornelius Castoriadis et les tensions inhérentes à l’imaginaire politique grec », dans Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, p. 220).

[4Voir sur ce point la remarque de Sion Elbaz « … L’autorité organise le futur comme avenir. Il n’est pas question pour elle de laisser fuir le temps hors d’elle. Si elle se fait la garante du passé en y tissant les filiations, elle construit tout autant l’avenir. C’est là que s’entend que l’Autorité ne meurt jamais. » (Sion Elbaz, La séparation. Platon lecteur du Pentateuque).

[5Ces héros peuvent être les législateurs, les scientifiques, les artistes, tout ceux qui créent de la nouveauté, des formes nouvelles (art), des institutions nouvelles (politiques), des paradigmes nouveaux (science). Il faut certes noter que dans leur grande majorité les sociétés humaines se sont instituées contre l’innovation et le changement, à travers leur arrimage hétéronome (niant par là explicitement leur activité instituante). Cela n’enlève rien au fait que toute société est travaillée par un mouvement d’auto-altération, fut-il imperceptible ou dénié, qui contraint celle-ci à ouvrir quelque chose comme un futur.

[6Voir Leo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 32-44 ; voir également Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, rééd. Presses Pocket, 2000, p. 47 ; Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, rééd. « Folio Essais », 1991, p. 142.

[7Sur le problème de l’héroïsme, voir Cornelius Castoriadis, Ce qui fait La Grèce 1, Paris, Seuil, 2004, p. 155-156.

[8Cornelius Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », dans Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil, 1990, p. 138.

[9Voir Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 1, p. 291.

[10Voir Labelle, « Cornelius Castoriadis et les tensions inhérentes à l’imaginaire politique grec », dans Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, p. 219-220.

[11Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 296-297. La tragédie donne à voir le problème de l’autonomie humaine, l’autolimitation de l’individu et de la communauté politique rendue nécessaire par la tendance constitutive de l’homme à faire preuve de démesure (p. 299-303) ; Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 2, Paris, Seuil, 2008, p. 137-147.

[12Voir Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 1, p. 290. Le fait pour le pouvoir d’être au centre n’implique nullement, selon une représentation superficielle du pouvoir central, qu’il soit le privilège d’une minorité, c’est au contraire son caractère central qui en garantit le partage. Sur le parallèle entre la représentation de l’espace dans la pensée cosmologique milésienne, en particulier Anaximandre, et l’espace politique de la polis démocratique, voir Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, Presses universitaires de France, 1962, rééd. « Quadrige », 2007, p. 125-130.

[13Voir Cornelius Castoriadis, « Institution de la société et religion », dans Domaines de l’homme, p. 378.

[14« L’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. Autant dire : elle lui permet de s’instaurer comme société hétéronome, dans le clivage désormais lui-même institué entre société instituante et société instituée, dans le recouvrement du fait que l’institution de la société est auto- institution, soit auto-création. » (Castoriadis, « Institution de la société et religion », dans Domaines de l’homme, p. 381).

[15« La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable, un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’Abîme et le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire – en lui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent. » (Ibid., p. 378).

[16« La religion instituée, formation de compromis, est toujours présentification/occultation de l’abîme. Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme. » (Cornelius Castoriadis, Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981, p. 241).

[17« La dénégation de la dimension instituante de la société, le recouvrement de l’imaginaire instituant par l’imaginaire institué, va de pair avec la création d’individus absolument conformes, qui se vivent et se pensent dans la répétition (quoiqu’ils puissent faire par ailleurs – et ils font très peu), et dont l’imagination radicale est bridée autant que faire se peut et qui ne sont guère vraiment individués. » (Castoriadis, « Politique, pouvoir, autonomie », dans Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, p. 130).

[18« La tradition signifie que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas posée. Les individus sont fabriqués de telle sorte que cette question reste pour eux mentalement et psychiquement impossible. » (Ibid., p. 130)

[19Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981 et 1994, rééd. 1998, p. 174-175 ; Lefort, « La question de la démocratie », p. 23.

[20Voir à ce propos les remarques de Miguel Abensour : « Destruction de la politique signifie d’abord atteinte portée à la condition de la pluralité, au fait que ce sont les hommes qui habitent la terre ; ni un homme, ni la simple multiplicité, mais la pluralité qui inclut à la fois l’être-parmi les hommes et l’unicité. Véritable condition ontologique de la politique qui, selon Hannah Arendt, doit continuer à susciter l’étonnement d’une philosophie politique renouvelée. » (Miguel Abensour, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », dans Enzo Traverso, Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, 2001, p. 759).

[21« ... La formation d’une instance réflexive et délibérante, de la vraie subjectivité, libère l’imagination radicale de l’être humain singulier comme source de création et d’altération, et lui fait atteindre une liberté effective. » (Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », dans Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, p. 132).

[22On pourrait évoquer deux autres modes possibles d’articulation du chaos et de l’institution : le nihilisme romantique, marqué par la volonté de fusion négative avec le chaos, et qui ne serait en réalité qu’une forme dégénérée de la mise-en-sens religieuse ; le relativisme sceptique qui pose que tous les ordres se valent sous prétexte qu’il n’y a pas d’ordre absolu – il faudrait voir là le résultat de l’exacerbation des tendances du libéralisme à refuser de trancher substantiellement quant à la légitimité des différents systèmes de valeurs, sous le prétexte de respecter le principe de la pluralité humaine.

[23« Le surgissement de créateurs vraiment individuels et d’un public capable d’accepter leurs innovations va de pair, en Grèce ancienne, avec le surgissement de la polis et des significations nouvelles que celle-ci incarne : démocratie, isonomie, logos, réflexivité. » (Cornelius Castoriadis, « Le délabrement de l’Occident », dans Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p. 63-64).

[24Voir Jacques Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 74-75. D’après Rancière, il n’y aurait d’histoire que dans la mesure où les mots choisis par les hommes pour nommer ce qu’ils vivent ne sont pas des noms « propres », en ce sens qu’ils ne coïncident pas avec les réalités objectives historiques, celles dégagées par le travail de l’historien dans l’après-coup, mais des noms « communs » au travers desquels s’opère un nouveau partage du sensible et une nouvelle configuration du social.

[25De ce point de vue, la tentative opérée par Badiou de penser l’histoire comme l’articulation de séquences définies par des noms propres (Marx, Lénine, Mao) est très pernicieuse, puisqu’elle cherche à résoudre la création politique anonyme sous le régime de l’Un. On ne voit pas trop comment il s’avère possible de penser l’« événement » que marquerait l’irruption de la politique sans se référer à l’historicité dont il est inséparable : or en refusant de penser l’histoire autrement que comme une trouée sur fond de vide, la tentative de Badiou conduit à abolir la chair même de l’histoire, en parfaite contradiction avec que le marxisme pouvait justement présenter de fécond.

[26Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, p. 143-152.

[27Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, Paris, Sens & Tonka, 2006, p. 78.

[28Ibid., p. 84-85.

[29Voir Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », dans Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, p. 131.

[30Voir Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 1, p. 274.


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