Aujourd’hui [1985], le nombre des Maghrébins vivant en France égale celui des Européens installés au Maghreb à la fin de la période coloniale. Cette ruse de l’histoire excite Charles-Robert Ageron à dénoncer quelques mythes tenaces. Non, il n’y eut calcul ni du patronat ni des pouvoirs publics dans l’appel à la main-d’œuvre d’Afrique du Nord, jusqu’en 1959. Non, le sous-développement, le sous-emploi et la surpopulation du Maghreb n’ont pas été les seuls mobiles qui poussaient ses pauvres à franchir la Méditerranée. Dans l’imaginaire de l’émigrant, en revanche, gagner « le paradis des hommes » fut un beau moyen d’émancipation. Tout a changé, il est vrai, dans les années 1950, quand l’émigration devint familiale et permanente. Mais, on le verra en conclusion, ce survol historique est une dénonciation de bout en bout de quelques inconséquences qui traînent dans le débat actuel...
L’immigration maghrébine fut naguère en France l’affaire de quelques journalistes et de quelques spécialistes : elle est devenue un des problèmes majeurs de la société française. C’est un véritable challenge au sens de Toynbee, « un défi de civilisation », que lancent aux dirigeants politiques et économiques de notre pays la présence massive et l’enracinement progressif de la plus importante communauté étrangère que la France ait jamais connue. Avec près de 1 300 000 Maghrébins recensés à la fin de 1979, la colonie nord-africaine, compte tenu des immigrants clandestins et de son fort accroissement démographique interne, s’achemine, en 1985, vers le chiffre de 1 500 000.
Ce chiffre agit sur la mémoire de l’historien comme une révélation : tel était aussi - se le rappelle-t-on ? - le nombre des Européens installés au Maghreb à la fin de la période coloniale. Par un retournement saisissant de la perspective esquissée naguère par la colonisation, c’est la France qui voit maintenant installées sur son territoire des populations maghrébines d’une importance égale à celles de sa tentative manquée de peuplement colonial. Cette ruse de l’histoire, comme eût dit Hegel, devrait fasciner tout esprit attentif au processus d’accélération des évolutions contemporaines. Elle invite à tout le moins à contempler de haut le processus d’immigration nord- africaine en France. Il vaut peut-être d’en survoler l’histoire, d’en détecter les causes, d’en préciser les pulsations et les transformations, d’en rappeler enfin le climat psychologique. Une approche historique, nécessairement critique à l’égard des mythes ou des phantasmes les plus courants, peut permettre un diagnostic plus exact. A elle seule, elle ne saurait inspirer de justes réponses aux « défis » que pose et posera à la France la constitution sur son sol d’une minorité nationale non européenne et musulmane.
Un phénomène social d’une telle ampleur et d’une durée aussi longue ne saurait, a priori, s’expliquer par une cause unique. Aussi bien certains auteurs insistent-ils sur l’importance primordiale des facteurs psychologiques, tandis que d’autres, les plus nombreux, donnent la priorité aux phénomènes économiques. Certains soulignent que l’émigration est due avant tout à l’appel des industriels français pressés d’utiliser à bon compte la force de travail des Maghrébins ; d’autres, qu’elle a pour mobile essentiel la volonté d’hommes acculés, au départ, par la misère ou le sous-emploi. Quelques spécialistes parlent de l’écoulement naturel d’un trop plein démographique vers des zones à faible densité de peuplement ou de natalité. Des politologues enfin insistent sur la permanence de la décision politique : longtemps, l’Etat colonisateur aurait réglé à sa convenance « l’importation de travailleurs coloniaux » ; plus tard, les Etats maghrébins indépendants, soucieux d’écouler leurs chômeurs, s’occupèrent, discrètement ou non, de faciliter leur entrée et leur séjour en France. Face à ces divergences d’interprétation, peut- être revient-il à l’historien de rendre pour chaque période un jugement motivé.
L’APPEL DE LA MÉTROPOLE ?
Que les tout premiers travailleurs algériens soient venus à l’appel d’employeurs métropolitains, cela ne fait aucun doute.
Mais le mouvement migratoire fut alors très limité : à peine 10 000 ouvriers pour toute la période antérieure à la première guerre mondiale (1904-1914). Durant celle-ci, il va sans dire que les pouvoirs publics, qui recrutaient de la main- d’œuvre jusqu’en Chine, n’hésitèrent pas à exiger de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, des travailleurs « volontaires » ou requis. L’administration a cru pouvoir en 1919 surévaluer jusqu’à 132 321 le nombre des travailleurs nord- africains employés en France de 1914 à 1918 [1]. Malgré des rapatriements autoritaires, quelque 36 000 ouvriers recensés demeuraient en France en 1921.
Le mouvement ainsi créé, facilité par la liberté absolue des départs en France (depuis la loi du 14 juillet 1914), fut désormais assez fort, semble-t-il, pour que les industriels, bien qu’en quête de main-d’œuvre pour la reconstruction, n’aient pas songé, sauf exceptions individuelles, à faire venir spécialement des travailleurs maghrébins. Ils préféraient en effet employer des ouvriers italiens, espagnols, polonais, jugés plus performants. Durant l’entre-deux-guerres, les gouvernements successifs, de leur côté, s’employèrent plutôt à restreindre l’arrivée de travailleurs maghrébins qu’à faire procéder à de nouveaux appels de main-d’œuvre. Sous divers prétextes juridiques ou sociaux, l’administration française, en exigeant carte d’identité, cautionnement, visite médicale, contrat de travail, décourageait de son mieux les départs vers la métropole d’ouvriers nord-africains [2]. La guerre elle-même ne provoqua que très peu de recrutement [3].
Ce fut seulement après la seconde guerre mondiale qu’apparut l’idée d’une politique d’immigration raisonnée. La commission du plan Monnet envisageait de faire venir jusqu’en 1949, et pour des raisons surtout politiques, 90 000 Nord- Africains sur les 310 000 travailleurs immigrés jugés nécessaires à la reconstruction. Mais, dès 1947, on s’aperçut de l’existence de 80 000 chômeurs algériens. Le ministère de l’Intérieur et celui du Travail s’opposèrent donc à l’appel de nouveaux travailleurs algériens. L’Office national d’immigration introduisit, seulement de 1946 à 1952, 5 997 Marocains comme mineurs de fond sur un total de 272 539 travailleurs étrangers appelés à titre permanent [4]. Contrairement à la légende, il n’y eut donc pas, dans ces années d’après-guerre, une politique officielle d’immigration nord-africaine. Il en fut à nouveau question cependant au début des années 1960, lorsque la croissance continue de l’économie française entretint l’illusion d’un nécessaire recours massif à l’immigration officielle. Mais cette fois encore, l’afflux spontané des migrants déjoua par son ampleur toutes les prévisions [5]. Il fallut même tenter de freiner les arrivées (tel est le sens de l’accord franco-algérien du 10 avril 1964). Un nouvel accord du 27 décembre 1968 autorisa au contraire un contingent annuel de 35 000 nouveaux migrants, lequel fut ramené à 25 000 en décembre 1971. Mais cette politique, inappliquée d’ailleurs, de contingentement cache mal la perte de contrôle de l’Etat sur le mouvement migratoire. Réduits au « laisser faire-laisser passer », les pouvoirs publics se bornèrent généralement à régulariser les entrées clandestines. Ce n’est qu’à partir de la crise, depuis 1974, que les gouvernements tentèrent d’arrêter le flot des entrées et même de mettre en marche une politique d’aide aux retours (juin 1977-mai 1981). L’échec de cette tentative - la politique dite du « million » - fut ensuite consacré par une démarche inverse : quelque 130 000 travailleurs clandestins virent leur situation régularisée entre 1981 et 1982.
Ce bilan volontairement succinct permet au moins d’affirmer que « l’appel de la métropole » ne fut pas, durant cette longue période, le facteur essentiel, ni même le plus déterminant, de l’émigration maghrébine. La preuve en est que le flot des arrivées ne coïncide que rarement avec les périodes où elles étaient souhaitées ou acceptées. Les pouvoirs publics et le patronat ne désiraient pas, par exemple en 1923-1924 ou en 1936-1938, voir le nombre des travailleurs maghrébins augmenter. Ils étaient au contraire d’accord pour le faire baisser ; sans résultats cependant, puisque l’inverse se produisit. La conclusion de notre recherche est aussi nette qu’inattendue : attirer en France de la main-d’œuvre maghrébine n’entra presque jamais, après 1919 et jusqu’en 1959, dans les calculs du patronat ou dans les politiques gouvernementales. Si l’on en jugeait même par le seul contenu des archives, on serait tenté d’écrire que les pouvoirs publics français furent surtout préoccupés de contenir l’immigration spontanée [6]. Quant au patronat français, on ne le voit que très exceptionnellement avant 1962 demander ou rechercher des travailleurs maghrébins.
Après 1962, il est vrai, il affirma parfois une attitude inverse. Du fait peut- être de la modernisation de la grande industrie, l’utilisation d’une main-d’œuvre non qualifiée effectuant un travail parcellisé redevenait possible. C’est alors que certaines grandes entreprises, celles de l’automobile notamment, firent effectivement appel, et parfois directement par des agents recruteurs, à des travailleurs maghrébins, spécialement à des Marocains. L’Etat se borna à autoriser cette nouvelle immigration (notamment par l’accord franco-marocain du 1er janvier 1963) et à « laisser passer » le flot accru des migrants, quitte à tenter d’imposer aux Etats maghrébins des quotas non respectés. Mais s’agissant de l’ensemble de la période 1910-1980, on ne saurait donc sans abus décrire le processus migratoire comme répondant à la seule volonté de la France ou du capitalisme industriel d’utiliser une main-d’œuvre à bon marché.
SOUS-DÉVELOPPEMENT, SOUS-EMPLOI ET SURPOPULATION ?
L’incitation au départ, selon la majorité des enquêteurs de l’époque coloniale, trouverait bien plutôt ses racines dans la situation économique du Maghreb. Pour eux, le sous-développement persistant et l’aggravation continue du sous-emploi déterminaient la pression majeure. Le courant d’émigration était d’abord provoqué puis intensifié par les « hauts salaires » relatifs pratiqués en métropole [7]. Point n’est besoin d’illustrer longuement cette loi économique bien connue : lorsque les prix de la main-d’œuvre sont différents dans deux régions voisines, il y a écoulement de la main-d’œuvre vers la zone à hauts salaires. Or la disparité des salaires entre la France et le Maghreb fut toujours considérable.
Avant 1914, les salaires de manœuvres offerts aux « travailleurs kabyles » en France étaient plus de deux fois supérieurs à ceux qu’ils pouvaient éventuellement percevoir dans la Mitidja. Peu après 1919, les salaires journaliers moyens en France étaient de l’ordre de 15 F à 30 F, tandis que l’ouvrier agricole algérien ne pouvait prétendre qu’à un salaire de 3,50 F à 5 F et à une embauche très irrégulière. En 1954, les salaires des manœuvres algériens travaillant dans l’industrie métropolitaine étaient encore deux fois et demie plus élevés que ceux de leurs homologues algériens. Avec les versements des prestations familiales au taux métropolitain, les disparités étaient en réalité plus fortes encore. Au-delà de ces évidences, des enquêtes sociologiques attentives ont montré que le mécanisme global des départs était bien lié à la situation économique des familles. Les mois de pointe des départs se situent partout en hiver et au début du printemps. Les migrants d’origine rurale, de beaucoup les plus nombreux, ne se décident à partir qu’après épuisement des subsistances familiales.
Toutefois, la conjoncture économique, globale ou individuelle, n’explique pas tout et surtout pas l’accélération continue de l’émigration. On le vérifiera d’abord au fait trop peu remarqué que la grande crise économique des années 1930 n’interrompit pas le mouvement migratoire. Même ralenti, il maintint les effectifs des Algériens en France, en dépit d’un chômage important alors très peu secouru [8]. Mais le même constat peut être dressé après guerre : en 1951, le nombre des chômeurs algériens était d’environ 100 000 selon les services de la main-d’œuvre (80 000 selon le ministère de l’Intérieur) sur 203 000 Algériens vivant en France. Le solde migratoire positif fut pourtant cette année-là de 54 587. Dès lors qu’on croit devoir refuser la version raciste de la presse française d’Algérie selon laquelle « les Algériens montaient travailler au chômage en France », il faut bien admettre que les départs n’étaient pas étroitement subordonnés aux aléas de l’économie française.
Faudrait-il donc penser, comme l’écrivait en 1947 Louis Chevalier dans un ouvrage qui fit beaucoup réfléchir [9], que « l’immigration nord- africaine est un fait démographique » c’est-à-dire soumis aux lois de la démographie et non à celles de l’économie ? Ce phénomène, parfaitement décelable dès l’entre-deux-guerres, n’apparut pourtant aux yeux des responsables qu’après la seconde guerre mondiale. On mesure alors qu’en dépit de la surmortalité due à la misère des années 1942 à 1945, les populations maghrébines connaissaient un développement accéléré. Le maintien de la très forte natalité, combinée avec l’abaissement progressif des taux de mortalité, accentuait la surpopulation relative, eu égard aux possibilités de l’emploi et à l’état arriéré de l’économie. De là à penser que l’écoulement des populations du Maghreb, zone de haute pression démographique, vers la France, zone de dépression, était un phénomène naturel quasi météorologique, il n’y avait qu’un pas. Et Louis Chevalier pronostiquait pour 1960 un million de Nord- Africains présents en France (chiffre atteint en 1970).
Si les prévisions des futurologues (qui sous-estimèrent pourtant l’accroissement démographique du Maghreb) se révélèrent assez exactes, c’est que la situation économique du Maghreb ne connut pas l’amélioration attendue. Les plans de développement et d’industrialisation, d’ailleurs incomplètement appliqués, se révélèrent vite dans l’incapacité de remédier à l’extension du sous-emploi. La mécanisation de l’agriculture coloniale, caractéristique de la décennie 1946-1955, devait accroître le chômage dans les campagnes et accélérer les phénomènes migratoires. L’exubérance démographique ne provoqua pas pour autant une « émigration de la faim », expression dont on a peut-être abusé. La situation économique et démographique ne devint pas brusquement intolérable dans la décennie 1945 à 1954 où s’est accéléré le flux migratoire. Par rapport aux « années de braise » et de famine (1941-1945), il y eut même une amélioration relative. Par ailleurs, l’enquête menée en Algérie sous la direction de Robert Montagne montre qu’avant 1954 la corrélation entre la densité de la population et l’importance de l’émigration n’était pas aussi évidente que l’affirmaient désormais les démographes. Contrairement à l’attente, ce n’étaient pas les douars les plus densément peuplés qui envoyaient outre-Méditerranée le plus grand nombre d’émigrés. A population égale, des douars voisins n’avaient pas du tout le même nombre d’émigrants.
N’était-ce point suggérer qu’intervenaient bien d’autres mobiles que la classique et indéfinissable surpopulation ? Si même des zones à faible densité de peuplement donnaient beaucoup d’émigrants, c’était peut-être parce qu’ils étaient plus pauvres, mais aussi parce que la tradition du voyage y était plus ancienne, la scolarisation plus précoce, l’exemple ou l’appel des expatriés plus clairement entendu. Autrement dit, cette enquête imposait l’idée que les Algériens n’émigraient pas seulement pour des raisons économiques.
LES MOTIVATIONS PSYCHOLOGIQUES
Ces motivations psychologiques des départs n’ont pas été, semble-t-il, suffisamment prises en compte, ni analysées. Certes les Maghrébins, hommes de grande pudeur, taisaient volontiers aux enquêteurs les raisons de leurs départs. Ceux- ci n’étaient, en effet, pas bien considérés par la société traditionnelle et pendant longtemps ils furent condamnés par les colons. La loi du silence s’imposait donc.
Devant le mutisme des intéressés, certains sociologues français, parfois prisonniers de clichés coloniaux, imaginèrent que l’émigration devait être avant tout un phénomène de la psychologie berbère. « La société berbère est à tendance égalitaire. Quand une famille s’enrichit, les autres considèrent qu’il y a un véritable défi à leur égard » (G. Marcy). Chaque famille berbère aurait donc insisté pour le départ d’un des siens, dès lors qu’elle aurait vu l’émigration enrichir ses voisins. Mais les berbéristes restaient cois pour expliquer que le même phénomène touchait les zones purement arabes. Pour d’autres auteurs mieux inspirés, le mirage d’une France riche, tolérante, plus respectueuse des droits des Maghrébins, aurait été essentiel. En Algérie, des Européens ajoutaient volontiers « l’attrait de la femme française réputée facile chez les Nord-Africains » ; ils incriminaient aussi, en majorant l’effet de quelques annonces publicitaires, « la propagande effrénée des compagnies de transport maritime ».
Il paraît plus simple de rappeler une constante historique : l’émigration se produit seulement en direction d’un pays qui offre à l’imagination de l’émigrant la chance d’obtenir ce qui lui est refusé dans son propre pays. Travail régulier, hauts salaires et liberté ont toujours attiré les émigrants. Un personnage de Mouloud Feraoun déclarait à son fils en instance de départ : « Tu quittes le pays de la faim, tu vas au paradis des hommes ». Pourquoi ne pas reconnaître aussi que chez les plus jeunes, et en particulier les célibataires, l’émigration a toujours représenté un moyen d’émancipation ? Quel meilleur moyen de fuir l’oppressante ruche kabyle ou l’autorité souveraine d’un père de famille que de motiver son départ par de nobles considérants d’aide à la famille ? Ceux qui partaient pour tenter l’aventure, parfois séduits par l’Eldorado raconté par quelques parents « retour de France », n’en convenaient, certes, que rarement. Mais on a quelques raisons de penser que, plutôt que d’assumer la dure condition paysanne et de supporter ses rudes contraintes sociales, beaucoup de jeunes ruraux ont préféré la grande aventure de l’émigration. Comment les fils de paysans miséreux auraient-ils d’ailleurs résisté au spectacle de l’ouvrier revenu de France au volant de sa voiture personnelle et distribuant généreusement aux siens les multiples cadeaux, fruits de son épargne ? La scolarisation, le journal, la radio, voire le cinéma, en faisant entrer le monde moderne dans l’univers rural naguère le plus fermé, éveillaient bien des rêves, bien des tentations.
Puis, très vite, les départs isolés et difficiles ont été banalisés ; l’acte courageux de rupture de quelques-uns a fait place à un consensus social. L’émigration a joui d’un climat favorable d’abord dans les villages où sa rentabilité avait été éprouvée et peu à peu, par contagion, dans tout le monde rural. Cet entraînement social devait même parfois créer une tradition dans certaines régions [10]. La voie était dès lors ouverte à l’émigration définitive tacitement acceptée. Les psychologues sociaux auront pourtant à s’interroger sur la persistance d’un sentiment de culpabilité chez les immigrés. Ne nourrirait-il pas en partie le ressentiment contre la France, ce pays trop riche pour lequel on a dû abandonner la terre des ancêtres ? Cette interrogation renvoie à un phénomène plus considérable : les transformations de nature de l’émigration.
LES TRANSFORMATIONS DE NATURE DE L’ÉMIGRATION
La nature même de la migration nord- africaine a considérablement évolué, faut-il le rappeler, selon un schéma assez simple dès lors qu’on entend s’en tenir aux grandes lignes.
Des origines (1905-1910) à la fin de la décennie 1940, l’immigration en France est le fait d’hommes seuls, mais non isolés. Ces hommes, le plus généralement mariés mais venus sans femme, ni enfants, agissaient dans un cadre communautaire encore très solide. D’âges divers (on trouvait parmi eux des hommes mûrs et de très jeunes gens), ils étaient pratiquement délégués par la communauté familiale étendue ou par des familles plus étroites mais ayant conservé la mentalité patriarcale. Envoyés à titre temporaire pour deux ou trois ans au maximum par le groupe familial, ils savaient qu’ils seraient bientôt relayés par des frères ou des cousins. A côté de cette émigration temporaire essentiellement liée à l’existence d’une famille patriarcale solide et d’une entraide collective puissante, une émigration moins organisée voire individualiste se développa. Les caractères en étaient différents : concentration moins forte, dispersion géographique, tendance plus accentuée à la fixation. Ces émigrants désagrégés, déracinés, qui évoluaient en marge de leur groupe d’origine, perdaient souvent contact avec le pays. Ils étaient les plus nombreux à se marier en France. Cette distinction entre ce qu’on pourrait appeler l’émigration solidaire et l’émigration solitaire indique plus une tendance qu’une réalité. Les enquêtes ont révélé, en effet, bien des nuances et pas seulement locales ou régionales.
Aussi bien toutes ces distinctions allaient s’effacer après 1950 devant les phénomènes nouveaux qui caractérisent désormais l’émigration nord-africaine, devenue une émigration familiale et une émigration permanente. Le début de la venue des familles marque un tournant capital dans l’histoire de l’émigration. Provoqué essentiellement par l’importance des allocations familiales versées en France et accessoirement par la possibilité ouverte aux familles d’obtenir un logement dans les sociétés d’HLM, le mouvement fut d’abord assez limité : pour les Algériens, il portait sur une centaine de familles par mois, de mai 1952 à août 1953. Puis il s’est très rapidement accru. Le solde migratoire calculé de fin 1954 à fin 1960 enregistrait déjà 17 198 femmes et 30 573 enfants algériens pour 125 057 hommes. Dès 1961, on évaluait à quelque 78 000 le nombre des enfants algériens présents en France, dont 10 000 arrivés dans l’année. En 1968, on recensait 76 760 femmes algériennes et 154 000 enfants [11]. Désormais, plus de 60% des nouveaux immigrants arrivent avec leur épouse et leurs enfants [12] et s’installent sans esprit de retour, semble-t-il.
Ainsi est-on passé de l’émigration temporaire à l’émigration permanente. La colonie algérienne, quelles que soient les vicissitudes du marché du travail, continue à s’accroître non seulement du fait de sa démographie propre mais par suite de nouvelles arrivées légales ou clandestines. A en croire les évaluations du ministère de l’Intérieur, le nombre des Algériens présents en France se serait accru de 190 200 entre 1948 et 1957 et de 248 600 de 1958 à 1967. Dans la décennie 1968 à 1977, la progression aurait été de 267 572, la colonie algérienne passant de 562 000 à 829 572. Il n’appartient pas encore à l’historien de dire si cette colonie s’enracinera définitivement en France, ni si les difficultés d’insertion seront résolues. Mais le processus d’acculturation des enfants d’immigrés est visiblement en marche et cela quelles que soient les difficultés de la « seconde génération ».
Une troisième transformation essentielle peut toutefois être notée au tournant de la décennie 1950. Jusqu’à cette date, l’immigration nord-africaine en France était avant tout algérienne ; désormais, elle allait devenir nettement maghrébine par suite de la progression surprenante des effectifs marocains et tunisiens. Historiquement, tout se passe comme si cette immigration nord-africaine avait relayé l’immigration latine désormais partiellement tarie des apports italiens et espagnols, tout en accompagnant cependant une forte immigration portugaise.
Les Marocains, pourtant fort attirés par les hauts salaires français et généralement appréciés par leurs employeurs, ne furent jamais plus de 20 000 présents en France entre 1918 et 1948. Travailleurs temporaires, presque tous originaires du Sud Marocain, ils ne purent venir librement en France du fait de l’obstruction du régime du Protectorat. Au contraire, à partir des années 1950 et surtout 1960, l’immigration marocaine déferla dans l’Europe entière. Par tous les moyens, surtout illégaux, ils affluèrent en France. Ils étaient environ 50 000 en 1962, 218 000 en 1972 et environ 400 000 en 1975 (322 000 en 1979 ?).
Le déclenchement de l’immigration tunisienne fut presque simultané vers 1956-1957 et lié au même phénomène : l’expansion démographique accélérée. Malgré son faible attrait pour l’extérieur, la migration tunisienne devint une nécessité : 40 % des actifs seuls avaient une occupation permanente. Le marché français de l’emploi exerça dès lors une forte attraction que les gouvernements n’officialisèrent qu’après coup [13]. Une colonie tunisienne naquit en France : alors qu’elle comptait moins de 5 000 résidents en 1954 (et 6 715 en 1956), elle atteignait le chiffre de 46 749 en 1964. Dès lors, sa croissance ne devait plus cesser : 161 000 en 1974 et 183 782 en 1979. Deux raisons essentielles à cet accroissement : le départ pour la France de la grande majorité de la communauté juive, le déclenchement de la migration ouvrière, accélérée depuis 1966 par l’octroi aux familles des travailleurs même restées en Tunisie des allocations familiales. L’immigration familiale reste encore relativement faible comme dans la colonie marocaine, mais elle va croissant. Tout indique que les migrations marocaine et tunisienne demeurent encore partiellement du type de la migration ouvrière temporaire mais s’acheminent déjà vers le modèle de la colonie permanente [14].
Ces variations de nature intervenues dans un délai relativement court expliquent peut-être, sans les justifier, les embarras ou les suspicions du public français face à ces « étrangers » qui, de migrants temporaires, se sont transformés en colonies « d’immigrés » réclamant le droit à l’insertion sociale et le maintien de l’identité culturelle.
IMMIGRATION ET OPINIONS PUBLIQUES
Parmi les innombrables problèmes que soulève l’étude de l’immigration nord- africaine en France, l’historien aimerait pouvoir présenter une étude des variations des opinions française et maghrébine concernant ce grand phénomène social. On ne trouvera naturellement dans ce bref article que quelques indications très sommaires.
L’accueil des métropolitains, fait de curiosité et de sympathie dans les années 1910 à 1918 [15], se nuança d’inquiétude après la première guerre mondiale. Favorables aux ouvriers algériens pour des raisons patriotiques, les Français s’alarmèrent de leur afflux dans l’après-guerre, du nombre de leurs chômeurs et de leur politisation révolutionnaire [16]. D’autre part, la grande presse, en soulignant et en grossissant les méfaits de quelques- uns, déclencha un climat d’insécurité à Paris et dans quelques grandes villes, l’organisation d’un contrôle policier et un réflexe d’hostilité ente les deux communautés. La « grande peur » des Parisiens face aux « sidis » devint un thème familier de la presse populaire. L’opinion et les gouvernements français subirent aussi des pressions venues d’outre-Méditerranée. Les colons qui s’estimaient « dépossédés de leurs travailleurs » exigeaient qu’on mit fin à « l’exode des indigènes » sous divers prétextes : ils laissaient leurs familles à l’abandon, rapportaient la tuberculose en Algérie, « revenaient avec un moral détraqué de véritables bolchevistes ». En fait, ils entendaient se réserver « une main- d’œuvre certainement médiocre mais malgré tout utilisable en Algérie, mais là seulement ». Les gouvernements ayant cru devoir donner satisfaction aux exigences coloniales, l’immigration régressa considérablement. Cette pause permit aussi à la vague xénophobe de s’apaiser en France et à l’image des travailleurs algériens de s’améliorer. Celle-ci redevint même assez positive pendant les années 1939 à 1945.
De leur côté, les Maghrébins n’ont pas cessé de dire « la grande pitié » de ceux des leurs qui travaillaient en France [17]. Déjà pendant l’entre-deux- guerres, la presse algérienne de langue française faisait volontiers écho aux doléances d’ouvriers déçus [18] et à leur colère contre la surveillance policière. Ces thèmes misérabilistes ou revendicateurs devaient être largement exploités par la presse nationaliste du Maghreb. A l’en croire, l’émigration n’était point une nécessité mais le fruit d’une politique maligne. Trompés, démoralisés, les migrants étaient « attirés par le vice, l’alcoolisme et la débauche ». Victimes du racisme français, ils subissaient « une exploitation éhontée de la part d’un patronat avide et rapace » et étaient l’objet de mesures discriminatoires en ce qui concernait la Sécurité sociale, le logement et la formation professionnelle.
Pourtant les mêmes publicistes nationalistes s’exaspéraient de voir que « la France permette l’accès de son territoire aux travailleurs étrangers et particulièrement aux Espagnols alors qu’elle le défend aux musulmans. L’indigène est Français plus que les Français lorsqu’il s’agit des charges, mais il n’a pas les avantages des Français (Tawfiq el Madani) ». Ainsi s’explique en partie le réflexe de défense des travailleurs maghrébins. Même les militants ouvriers refusaient leur intégration au mouvement ouvrier français suspect de servir les desseins du colonialisme ou du communisme [19]. Ils requéraient l’aide politique et sociale de leurs camarades de travail et des syndicats sans pour autant s’associer à toutes leurs consignes. Migrants temporaires, repliés sur eux-mêmes, ils entendaient condamner tout l’environnement et ne pas céder aux pièges de l’entraide et de l’assistance : « Nous sommes contre l’assimilation. Nous tenons à rester Arabes et musulmans ».
Après les indépendances, le même discours se retrouve pourtant dans toute la presse maghrébine. Pour les intellectuels et les journalistes, l’exploitation par le capitalisme français de la force de travail maghrébine représente « une nouvelle forme de ponction opérée sur le Tiers Monde » et une aide quasi directe aux employeurs français. A en croire le directeur de la revue marocaine Lamalif, M. Zakya Daoud, la France, du fait de son intégration au Marché commun, avait « besoin d’augmenter la capacité technique de ses industries, de réduire les coûts unitaires de production et pour ce faire de créer une masse de salaires très bas. Elle n’y est parvenue qu’en ayant recours à l’immigration ». Selon lui, les travailleurs maghrébins seraient ainsi « responsables du quart de la croissance économique française ». Du fait de « la plus-value supplémentaire tirée de leur sur-travail », les travailleurs migrants auraient largement amélioré le niveau de vie de tous les Français et de tous les Européens [20]. Selon un autre lieu commun, en principe plus facile à chiffrer, l’apport bénéfique de l’immigration maghrébine à une population française vieillissante « incapable même de se renouveler » aurait été essentiel. Les enfants de souche maghrébine représentaient 12 % de l’ensemble des naissances en France en 1973 [21] et près de 16 % en 1982 ! Faut-il préciser que ces affirmations et pourcentages erronés risquent seulement d’alimenter les phantasmes de certains Français [22].
Dans les premières années de l’après- guerre (1945-1950), l’hostilité de l’opinion française à l’égard de l’immigration surtout maghrébine s’accrut d’une manière que les sondages permirent pour la première fois de mesurer. Avec les débuts de la croissance économique, le public français, peut-être rassuré, parut considérer d’un œil moins soupçonneux l’arrivée des travailleurs migrants. Dans les années de prospérité qui suivirent, on les acceptait même assez facilement puisqu’ils permettaient aux travailleurs français d’abandonner certains travaux pénibles ou les emplois les plus mal payés. Toutefois, les comportements racistes des milieux populaires s’affichèrent peut-être plus visiblement du fait de la guerre d’Algérie et du rapatriement des Européens d’Afrique du Nord. Ils n’en étaient pas moins minoritaires et ne justifiaient pas les campagnes très alarmistes de la presse algérienne.
Depuis la crise économique, l’extension et la prolongation du chômage [23], des sentiments nouveaux s’emparent, semble- t-il, de l’inconscient collectif des Français. Ceux-ci perçoivent que les Maghrébins s’organisent en colonies permanentes constamment accrues et mesurent avec quelque effroi le développement des « ghettos » nord-africains. Le comportement agressif de certains jeunes inadaptés est parfois reproché à la communauté entière.
Ces peurs et ces défiances réciproques ne font pas bien augurer de l’avenir. Elles devraient inviter les intellectuels français responsables à se méfier d’affirmations incontrôlées, dictées par une mauvaise conscience issue de l’époque coloniale, et qui vont le plus souvent à l’encontre du but qu’elles entendent servir. On ne peut laisser dire que « la prospérité récente de la société occidentale n’a été assurée qu’au prix de la servitude d’une partie de ceux qui la font (les Maghrébins) » (Madeleine Trébous). On ne peut pas laisser dire que la France devenue Etat multi-racial doit renoncer à son traditionnel « complexe de supériorité » et donc à toute tentative d’intégration des immigrés maghrébins, car ce serait mettre leur avenir en péril. Exiger pour les Maghrébins immigrés un statut qui leur donne tous les droits des Français y compris le droit de vote et tous les droits des étrangers, y compris le droit à des écoles arabo-musulmanes, sans reconnaître même au pays d’accueil le droit de « transformer ces étrangers », relève de l’inconscience [24].
Le refus opposé par les Algériens installés en France à la naturalisation française [25], si compréhensible qu’il soit eu égard au passé du colonialisme, ne devrait pas être encouragé par leurs amis français. « Le droit à la différence », c’est en pratique le maintien du ghetto, c’est le refus opposé à la « deuxième génération » - ou aux générations suivantes - de s’intégrer à la communauté française.
Or le dilemme existe : ou bien les Maghrébins s’adapteront peu à peu et s’assimileront volontairement à la civilisation française, ou bien ils resteront une minorité sur le qui-vive, exposée à toutes les vagues de la xénophobie et à tous les ressacs de l’histoire.
L’immigration a été et reste un bienfait pour les pays du Maghreb [26], elle a rendu des services évidents à l’économie française. Puisque les avantages ont été réciproques, mieux vaudrait cesser toute polémique rétrospective, toute querelle idéologique, et laisser les familles nord- africaines juger simplement où se situe le meilleur avenir pour leurs enfants...
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