Le décalage entre pays formel et pays réel s’aggrave
L’affaire du voile, qui a occupé la deuxième partie de l’année politique 2003 en France et s’est prolongée jusqu’à l’automne 2004, a rendu manifeste une béance entre la population ordinaire, d’une part, et les clercs les plus bavards, toutes tendances confondues, d’autre part. La profondeur de cette divergence se mesure à un aspect significatif : l’antagonisme le plus âpre portait non pas sur des positions au contenu opposé, mais sur le fait de savoir s’il fallait ou non aborder le sujet.
C’est dire que, comme pour toute question importante, le fossé se manifestait en amont de toute argumentation, et que l’exposé de celles-ci ne pouvait que démultiplier à l’infini les raisons de désaccord, sans même expliciter les plus aiguës. Cet écart se mesure à un autre critère, le décalage des moments où l’émotion s’est déployée de chaque côté. Les clercs redoutant la simple formulation de la problématique du voile (militants stalino-gauchistes, sociologues plus ou moins ventriloques, journalistes confus, etc.) ont donné l’impression tout au long de l’automne 2003 de lutter contre une avalanche qu’il aurait fallu conjurer. Et ils n’ont su que brandir des formules rituelles dépourvues d’effet. La population, favorable à plus de 75 % à une mesure dépassant le stade du symbolique, a en revanche manifesté un calme remarquable, en laissant les institutions régulières agir selon leur rythme propre. Aucune manifestation favorable à une loi concernant, de près ou de loin, le voile islamique n’était par exemple de mise. La population sentait qu’une telle action de rue aurait été hors sujet. L’émotion diffuse s’était déployée de façon moléculaire, au fil des silencieuses années antérieures, où les provocations islamistes n’avaient cessé de prendre de l’assurance. La majorité écrasante de la population, qui persiste à désapprouver la bigoterie religieuse, s’en était tenue à un effarement conscient de lui-même, mais privé de voix publique.
Ce décalage qui recoupe l’opposition entre pays formel et pays réel a eu une conséquence caractéristique. Lorsque les vannes du débat ont été ouvertes en 2003, et comme à regret, par l’oligarchie politique, ce ne sont pas les ténors de la prise de parole officielle qui ont tenu le devant de la scène, mais des analystes qui avaient œuvré dans la discrétion depuis des années. Le double écart entre le moment et la nature de l’investissement passionnel a fait de l’affaire du voile islamique le révélateur le plus aigu de la divergence entre les clercs patentés et la population, en lieu et place de laquelle ceux-là s’efforcent toujours de parler.
Discuter du sexe des anges pour ne pas s’interroger sur la réalité
Quand il se produit un événement historique important,
dont l’issue fait peu de doute, il peut paraître étonnant
que certains s’enlisent dans des débats interminables et
dépourvus d’issue. S’opposer à la guerre en Irak, quand
on n’est pas partie prenante d’un camp en action, est
par exemple du dernier ridicule. En s’efforçant de
défendre des positions aussi véhémentes que creuses, les
activistes affectent de se réfugier sur un hypothétique
terrain moral, sans plus se préoccuper des réalités.
L’affaire du voile a suscité ce type d’inconséquence : les
idéologues stalinoïdes se sont crispés sur la supposée
infamie qu’il y aurait eu à envisager une loi sur les
signes religieux dans l’école publique, mais c’est d’abord
l’indigence de leur argumentation qui a surpris. Dans la
mesure où le texte de loi était assuré d’aboutir, étant
donné la majorité de députés qui l’appuierait, la posture
du “pour” ou du “contre” relevait de la quincaillerie agitée. Dans l’hypothèse d’un réalisme instrumental, il
s’agit d’une bluff sur ses capacités d’influence dans l’espoir de “recruter” un hypothétique public. Il n’était pas
surprenant que les islamistes adoptent une telle attitude.
Mais quiconque n’adhère pas à leur vision régressive
aurait d’abord dû prendre en compte la profondeur de la
tendance qui se manifestait dans la société française, et
s’interroger sur ce que signifiait sa manifestation aussi
massive.
Idéologues impuissants et hystérie islamiste
Sentant le vent dès le printemps 2003, les oligarques
politiques les plus opportunistes, comme les dirigeants
du PS, avaient abandonné leurs positions antérieures, en
oubliant tout simplement leur défense systématique du
“politiquement correct”, qui avait constitué leur position
de repli depuis le début des années 1990. Cette “trahison” ne fut qu’un élément passif dans le processus. De
même, si les calculs politiques internes aux rivalités du
pouvoir, entre Chirac et Sarkozy notamment, ont joué
leur rôle. Celles-ci se sont trouvées largement instrumentalisées par une situation qui les dépassait.
Le simple questionnement sur le port du voile était synonyme d’impatience devant un islam de plus en plus exigeant et revendicatif. Les positions les plus impérieuses
sont donc venues des milieux désirant interdire ce questionnement public. Et c’est là qu’un aspect étrange et
significatif a ressurgi, pour se renforcer depuis : la nature inchangée du fonds stalinoïde d’une grande partie de
la faune activiste. La position de ces exorcistes très idéologiques, en elle-même fragile étant donné tout ce qu’el-
le affectait d’ignorer, a été gravement desservie par l’attitude de ceux dont ils tentaient de se faire les avocats.
On aurait pu penser, en effet, que les tenants de l’islam
politique adopteraient pour leur part une défense élastique et laisseraient passer l’orage. La logique de guérilla juridique leur est nettement plus favorable que les
déclarations fracassantes et les pétitions de principe.
Mais c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Si l’on
excepte quelques minuscules pôles militants stalino-gauchistes, seuls les courants que l’on peut rattacher à l’extrême-droite musulmane, qui s’est à la fois cristallisée et
trahie en cette occasion, ont tenté d’organiser des manifestations, finalement très restreintes (la plus nombreuse en janvier 2004 n’a pas atteint les 4 000 personnes).
Le peu de réalisme de leur réaction, dans le contexte
français, est énigmatique. Peut-être s’imaginaient-ils
qu’il leur suffirait de paraître pour disperser ceux qui
refusent de se soumettre à leur logique. Sans doute les
plus déterminés ont-ils considéré que le renoncement ou
l’évitement qu’ils avaient rencontrés pendant une quinzaine d’années se poursuivraient, et que le moment de
leur “vérité” était arrivé. Du 21 décembre 2003 au début
février 2004, les quelques démonstrations islamistes se
sont en tout cas avérées régulièrement contre-productives pour leurs participants. Ces pauvres apparitions
de rue ont conforté l’opinion générale qu’un sursaut de
principe devenait nécessaire. Leurs erreurs d’appréciation ont aussi montré à quel point les islamistes méconnaissent les ressorts profonds de la société française,
qu’ils ne peuvent s’empêcher de mépriser. Il est rare que
l’on observe avec attention ce que l’on toise avec dédain.
Ils se sont contentés de faire ce qu’il fallait pour resserrer leurs rangs, certains que les institutions françaises
finiraient par plier d’elles-mêmes. Ce calcul avait pour
lui quelque vraisemblance, tant que ces autorités étaient
les seules à intervenir. D’autant que les médias ont réagi
tout au long de l’affaire avec une mesure confinant à la
complaisance, en n’exposant pas les aspects les plus
rebutants de ces maigres cortèges qui tendaient à la procession. Le ministre de l’Intérieur (Sarkozy, l’agité de
Neuilly, la ville la plus “bourgeoise” de ce pays), hostile
au principe d’une loi, a même tenté de faire gonfler le
chiffre de leur principale manifestation par les services
de police [1], dans l’espoir que les courants indispensables
au maintien du Conseil du Culte musulman sauveraient
ainsi la face.
Une loi votée et appliquée avec détermination, malgré l’oligarchie politique
Face au rouleau compresseur d’un parlement presque
unanime, adossé à un consensus aussi considérable, les
courants islamistes ont tardivement tenté de se rabattre
sur la posture de la chicane, qui est comme leur domaine de prédilection. Vu la disproportion des forces en présence, tenter de vider la loi de toute portée en changeant
le sens du mot “ostensible”, par exemple, était beaucoup
moins irréaliste, de leur point de vue, que d’attendre
quelque chose de manifestations provocatrices, d’autant
que l’oligarchie politique espérait bien s’arrêter au stade
du symbolique, comme l’a montrée la première version
des décrets d’application. La réaction de l’administration et de l’appareil judiciaire, qui peut faire jurisprudence dans certaines interprétations, a balayé ces velléités.
L’enlèvement de deux journalistes français en Irak au
moment de la rentrée scolaire de septembre 2004, a
achevé de mettre en porte-à-faux les groupes liés au
CFCM : sous peine de se proclamer la cinquième colonne
du terrorisme islamiste (ce qu’ils tendent inexorablement à devenir), il leur a fallu prendre eux-mêmes la
tête de la protestation contre ces enlèvements, et abandonner toute opposition organisée à la loi stipulant l’interdiction des signes religieux “ostensibles” dans les
écoles de la république. Celle-ci, retenue d’application
pendant plusieurs semaines, a finalement été mise en
œuvre vers le mois de novembre 2004, malgré les
consignes du gouvernement, qui tentait de finasser avec
les groupes de ravisseurs en Irak.
La loi s’est, pour finir, appliquée avec infiniment moins
de frictions que tout ce que ses adversaires avaient
annoncé, tout en ridiculisant les attentes cyniques ou
manœuvrières des gouvernants (Chirac n’a pu conjurer
une triple et éclatante défaite électorale au printemps
2004).
L’acharnement stalinoïde s’est renforcé après la débâcle
Les courants idéologiques français, hostiles à toute loi
réglementant les signes religieux à l’école, qui ne sont
nullement musulmans, n’ont pas pour autant abandonné leur posture après le vote de la loi. Ces idéologues se
sont lancés dans une production idéologique continue
pour falsifier tous ces développements.
Il y va de leur statut symbolique et social. Les tirades
d’esprits aussi frelatés que les Benasayag, ou les Badiou,
etc., montrent que sont demeurés inentamés les affects
autoritaires qui déguisent en arguties pour la liberté ce
qu’il y a de pire, dans l’islam ou ailleurs, du moment
qu’une position se conforme à une idéologie de force
déguisée en “justice” absolue. Ce qui reparaît là, c’est le
vieil ennemi stalinien, celui qui avait pris un visage
“marxiste-léniniste” (pro-chinois de fait) dans les années
1960, et qui a tant nui au mouvement de l’époque.
L’habillage actuel a changé, mais son essence demeure
intacte. Sa marque de fabrique est une forme de rage
doctrinaire, dont les topiques sont assez simples : il
n’existe qu’un seul ennemi, le “capital”, tout le reste lui
étant subordonné. Il serait la seule vraie source de
monstruosité historique, d’inégalité sociale, de domination, etc. Contre cet ennemi absolu, tout serait permis, et
tant pis pour les dégâts collatéraux qui ont toujours
frappés les paysans et les ouvriers en priorité.
Tout se qui s’oppose aux pôles de pouvoir favorisant les
mécanismes capitalistes seraient ainsi des alliés objectifs de la libération finale, et il faudrait s’abstenir de les
critiquer sous peine de favoriser cet “ennemi” absolu
(qui n’est même plus “de classe”, mais est devenu intemporel et ubiquitaire). L’anti-impérialisme de facture
marxiste-léniniste, le tiers-mondisme, etc., qui en furent
les refuges consolateurs et datés, reparaissent occasionnellement dans certaines tournures de langage car ces
idéologies sont extraordinairement récupérables par les
rhétoriques islamistes.
Il serait fastidieux de s’attarder à démonter les arguties
que ces staliniens recomposés produisent à jet continu
(les quelques exemples fournis dans les pages 11 à 22 du
présent numéro en offrent une illustration suffisante). Il
est cependant nécessaire de souligner à quel point la plupart de ces anciens maoïstes se sont toujours montrés
incapables de revenir sur leurs errements. Même les
convertis officiels au conformisme néo-libéral, comme
les prétendus “nouveaux philosophes”, ont prolongé ces
errements qu’ils ont seulement exprimés d’une autre
manière, en s’inventant une plèbe universelle dont ils
auraient été les porte-parole inévitables. Comment un
ancien guérillero guévariste, si profondément compromis avec les pôles du stalinisme mondial, tel que ce
Benasayag, peut-il encore parler avec tant d’aplomb ?
On pourrait ironiser sans fin sur les sottises rances d’un
Badiou (on interdirait le voile islamique dans les écoles
publiques pour faire fuir les meilleures élèves supposées ! voir Le Monde du 22 février 2004), qui tente lui aussi
de sauver ses références en les transfigurant. Mais
l’odeur est toujours la même.
Il est plus pertinent de s’arrêter aux affects qui sous-tendent ces postures. Leur virulence retrouvée dépend pour
beaucoup de l’absence de critiques impitoyables à leur
endroit. Car le “bras armé” qui appuyait leur arrogance
fait aujourd’hui défaut (ils n’ont plus ni goulag, ni guépéou, ni groupe terroriste, ni barre de fer). Il ne leur
reste que les armes de l’insinuation permanente et de la
calomnie fielleuse. Sous ce déguisement minimal, la
mécanique à l’œuvre est intacte et ne demande qu’à
retrouver ses armes de prédilection.
La compulsion tchékiste se décèle dans toutes les tirades
de ces auteurs. Bien qu’ils soient privés du “pôle mondial” totalitaire auquel se référer, ils n’ont renoncé à rien
de ce qui a conduit leurs grands frères à massacrer tant
de gens. Le peuple “réel” devrait toujours être jugé à
l’aune du peuple imaginé par ces clercs, et traité en fonction de son incapacité à se conformer au modèle que
leurs catéchismes idéologiques lui ont toujours réservé.
L’étendue de la pollution stalinoïde
Quand on considère le parcours de tant de “militants” et
d’intellectuels d’appareils, qu’ils soient universitaires ou
autres, force est de constater l’importance numérique,
quantitative, de cette faune politique pour laquelle la
matrice stalinienne a prévalu. Même les trotskistes, les
moins minoritaires parmi les minoritaires, ont été largement contaminés par les méthodes qui ont détruit
sans retour le mouvement ouvrier.
Cette observation vaut non seulement pour les sociétés
qui ont été colonisées par les États totalitaires “communistes”, mais aussi pour les quelques sociétés occidentales, telles que la France ou l’Italie, où, sans réussir à
s’emparer du pouvoir, la régression stalinienne a tout de
même dévoré le mouvement ouvrier. Le plus préoccupant vient au fond de ce que, même dans les milieux
extérieurs à une telle tradition de crime politique systématique, on peut percevoir des confusions et des hésitations consternantes. Que des milieux libertaires lyonnais, attachés à dénoncer les méfaits de l’industrie
publicitaire, supportent aujourd’hui un Tariq Ramadan,
ce bourgeois de Genève, ou que les altermondialistes
puissent l’inviter à leurs “débats”, quitte à regarder
ailleurs lorsque des militants islamistes font taire par
l’intimidation ceux qui les critiquent dans les discussions, voilà qui n’a rien d’anecdotique.
Ces islamistes se conforment à la figure du tribun qui
fait reposer son influence sur le magistère de la parole,
comme à l’époque précédant la diffusion de la presse
écrite, et qui revendique l’abnégation pour une cause
dont il se proclame l’envoyé. Ces petits personnages
affirment anéantir leur consistance personnelle dans un
mouvement commun qu’ils présentent comme le chemin
du salut personnel et collectif, synonyme pour les naïfs
ou les cyniques du passage enfin trouvé vers l’émancipation. L’islamisme, dans toutes ses variantes, piétistes,
militantes, militaires, terroristes, renvoie à l’ombre de ce
qu’aurait dû être le militantisme rêvé jusqu’au milieu du
XXe siècle. Il y a là une continuité paradoxale avec le
XXe siècle occidental, mais sur le versant de la régression crépusculaire qui étend ses ramifications depuis
une trentaine d’années.
C’est bien pourquoi la mise au jour la nature de la proximité entre tant d’anciens “militants”, plus ou moins
actifs, reconvertis, ou retraités, vis-à-vis des suppôts du
totalitarisme islamique est aussi significative.
Raisons de cette permanence
L’absence sociale de bilan serré sur l’effondrement de
l’Union soviétique agit comme un trou d’air historique.
S’il existe de rares ouvrages recelant une perspective
qui laisse pressentir l’importance immense de cet
aspect [2], il n’y a pas de discussion diffuse sur le sujet.
Alors que la critique du nazisme est puissante, qu’elle
dispose d’une tradition éprouvée, et qu’elle est devenue
un lieu commun (en général affadi), la critique du stalinisme est en revanche parvenue à échapper à son procès de Nüremberg. L’argument ordinaire et fallacieux
qui nous est opposé, c’est que les “marxistes-léninistes”
se seraient toujours référés aux Lumières, c’est-à-dire à
l’espoir d’émancipation sociale et humaine qui s’est
exprimé pendant un siècle et demi en Europe. Même
dans leurs crimes les plus gigantesques et les plus persistants, une étincelle de la cause de l’émancipation
serait demeurée perceptible (la formulation théologique
est ici inévitable, étant donné la nature des apologies qui
les protègent). Mais cet argument doit précisément être
retourné [3], car cette question est la plus redoutable pour
les avocats de l’innommable : les staliniens et tous ceux
qui leur ressemblent sont pires que les nazis parce qu’à
la différence de ces derniers, ils ont subverti de l’intérieur le mouvement d’émancipation, ravagé ses ressorts, broyé et rendu méconnaissables ses références,
jusqu’à disqualifier la terminologie même qui aurait dû
permettre la formulation du mouvement vers la liberté.
“Socialisme” et “communisme” sont aujourd’hui des
termes qui font fuir toute personne dotée de bon sens et
de connaissance historique. Ils ont toujours signifié, là
où leurs partisans furent au pouvoir et en mesure de
réaliser leurs “programmes”, l’édification d’un goulag
et d’un régime policier qualitativement pire que tout ce qui s’était vu auparavant. Même l’autocratie tsariste
paraît en regard étonnamment modérée. Et il faut lire un Souvarine pour comprendre que les régimes staliniens n’ont pas inventé ni seulement reproduit les traits les plus sinistres des autocraties archaïques, mais qu’ils les ont généralisés et systématisés à un point inconcevable. Paradoxalement, c’est ce saut qualitatif qui pro-duit un excès de leur pratique sur la représentation que
le tout-venant peut s’en faire. Ce caractère inconcevable demeure le sanctuaire de leurs crimes. L’absence de critique diffuse et générale permet leur survie.
Le totalitarisme islamiste joue sur des leviers foncièrement analogues, mais en tentant de transporter les frustrations les plus diverses, personnelles, sociales, nationales, etc., sur un terrain religieux idéologisé (au lieu de
transformer une cause sociale en religion d’État). Il s’efforce, au travers de ses divers avatars momentanés et
changeants, de cristalliser une posture de meute offensive. Les intentions immédiates de ses partisans sont de peu d’intérêt : elles servent de couverture à ce genre de
mouvement qui ne peut acquérir force, élan, consistance, que dans une fuite en avant prédatrice.
Les contorsions cauteleuses des “stalinoïdes” (ces staliniens en déshérence d’un parti ou d’un état totalitaires constitués) trouvent là leur explication : ils reconnaissent d’instinct dans l’islamisme cette aspiration sinistre et familière qui leur paraît au fond la seule foi digne de leur appui. Ils n’ont pas abandonné leur accablante propension à s’identifier au pire, tout en le transfigurant en une forme sacralisée. Comme cette convergence spontanée, viscérale, des stalinoïdes avec les islamistes est enracinée en amont de toute théorie et de toute argumentation, il serait vain de chercher à la repérer dans une proclamation. Elle se laisse deviner aux appuis circonstanciés qu’ils apportent, aux attaques qu’ils déclenchent automatiquement contre ceux qui pourraient représenter un danger pour le déploiement conquérant de la rage islamiste [4]. La disparition planétaire des pôles de référence totalitaires staliniens (Cuba et la Corée du nord ne peuvent plus attirer que de minuscules
sectes ou des individus très éparpillés) prive les stalinoïdes d’une posture unifiée. Une étude entomologiste de
ces cas mettrait à jour toute une gamme différenciée de
comportements, mais la pente générale serait toujours
la même.
La survie des stalinoïdes est identique à la régression de l’histoire contemporaine
Ce que démontre l’intense confusion idéologique qui a
entouré l’affaire du voile islamique chez les clercs non
musulmans, c’est que les débris de la gangrène stalinienne qui a détruit le mouvement ouvrier demeurent
étrangement actifs. Les stalinoïdes ont une capacité
exceptionnelle à surnager, comme une pollution irréversible. Soit ils n’ont pas été emportés dans les poubelles
de l’histoire, soit celles-ci dégorgent une fois de plus.
Tant que les leçons de l’échec ouvrier n’auront pas été
tirées, ces poisons historiques continueront à ravager le
terrain historique. Même si leur reproduction a lieu de
façon rétrécie, seul élément réconfortant dans le flux
sinistre de l’histoire contemporaine, leur extinction doit
être envisagée au terme d’interminables décennies.
Les stalinoïdes se réactivent en chaque occasion où des
forces de destruction se déguisent en révolte et prétendent incarner une aspiration à la “libération”. Leur sursaut atavique à l’occasion de l’offensive islamiste sur
l’Europe, que l’affaire du voile met en évidence, mais qui
n’est qu’un élément de l’ensemble de l’antagonisme qui
tend à opposer de plus en plus clairement l’islam à ce
qui a fait l’originalité de l’Occident. Il ne s’agit donc ni
d’une simple aberration d’intellectuels à la dérive, ni
d’une survivance de réseaux qui croulent peu à peu.
Ils s’efforcent en chaque occasion de ce genre de gagner
un sursis supplémentaire.
Plus encore que pour le nazisme, on peut donc reprendre
cette parole de Brecht : le ventre est toujours fécond, d’où
la bête a surgi.
Paris, le 30 septembre 2005
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