Échecs et sens stratégique

lundi 28 janvier 2019
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette, « Les mauvais jours finiront », n°5 – Janvier 1988


I

Clausewitz, dans son introduction à De la Guerre, explique modestement qu’il ne saurait donner de conseils aux praticiens de cet art, le flair du général se situant sur un plan tout autre que celui de l’argumentation méthodique. En revanche, pour la lutte sociale où chacun doit être un peu général afin qu’il n’y ait pas d’état-major auto-proclamé ou incontrôlable, il peut être particulièrement utile de rappeler les principes permettant aux lecteurs qui en ont l’inclina­tion d’améliorer le flair qui devra guider l’activité subversive en des jours meilleurs ; si rien ne remplace la présence d’esprit, on ne peut se reposer en tout sur l’improvisation.

La comparaison entre jeu d’échecs et lutte sociale a pour but d’illustrer comment les problèmes propres à la pratique du premier reflètent ceux que doit affronter l’esprit stratégique dans la seconde et que la confusion ordinaire empêche le plus souvent de formuler. II s’agit de comprendre la manière dont des situations qualitativement nouvelles peuvent surgir.

La portée immédiate de ces réflexions se réduit a une plus grande attention portée aux rythmes spécifiques de toute situation : pour un temps indéterminé, nous sommes évidemment aux marges du jeu social et nous n’avons guère les moyens d’agir à une échelle historique.

Dans une discussion sur le cours chaotique de la réalité, on rencontre peu de gens qui sachent ce que veut dire saisir les facteurs pertinents et s’en tenir là. On en voit au contraire beaucoup plus qui ne peuvent ni ne veulent le savoir, alors que ce serait une condition fondamentale de toute pratique subversive cumulative. Ils réussissent le plus souvent à prévenir toute clarification sur ce genre de capacité en utilisant d’instinct une gamme très complète d’artifices, dont les plus constants sont au nombre de deux ;

  • le saut de registre (qui consiste à parler subitement de tout autre chose que du sujet en discussion pour perdre le propos), et
  • le détail érigé en totalité (ce qui permet de gommer les aspects déroutants de la réalité, ou ceux qui infirment les assertions les plus absurdes).

Depuis quelques dizaines d’années, on a assisté à la lente dégradation de la capacité à discuter, au point que la discussion ne devrait être que très accessoirement un moment trouvant son sens dans une activité ultérieure. Elle se réduit donc le plus souvent à une juxtaposition de monologues dont les auteurs sont tous unis dans un refus spontané de l’esprit critique. On s’explique ainsi que le lien entre les mots et ce qu’ils désignent soit de plus en plus relâché ; de cette façon, toute affirmation et son contraire deviennent irréfutables.

Si traiter du jeu d’échec ne saurait communiquer automatiquement la capacité à sélectionner les facteurs pertinents (on ne s’approprie ce que Wright Mills nommait « l’imagination sociologique » que lorsqu’on la cherche), ce peut être l’occasion d’exposer les principes et les qualités qui donnent forme à cette capacité ; là au moins, ceux qui ne veulent pas comprendre devront l’affirmer sans détour.

II

Afin d’éviter que le parallèle entre les échecs et la lutte sociale ne suscite quelque équivoque, il est bon de donner quelques précisions préliminaires.

Ce jeu qui, avec le Go, est une des formes les plus stylisées de compétition, où n’intervient aucun facteur formellement aléatoire, épure par son hiératisme toute relation avec une réalité concrète pour ne laisser subsister que l’essence d’un affrontement sans compromis, comme l’indique d’ailleurs son nom qui vient de l’arabo-persan sbâh-mat et qui veut dire « le roi est mort ». Si la réalité présente rarement des cas d’antagonisme aussi absolus que ceux mis en scène sur l’échiquier, il est encore une autre différence qu’il convient de garder en mémoire ; la théorie du jeu d’échec est beaucoup plus intéressante que sa pratique, au contraire de ce qui se passe avec la lutte sociale concrète. Le présent texte ne saurait donc même pas servir à un lecteur qui voudrait y trouver une méthode pour briller en société ou dans une arrière-salle de café. En effet, si la force d’un joueur dépend beaucoup de ses connaissances théoriques, qui systématisent et élargissent son expérience, ses capacités dépendent tout autant d’une longue et fastidieuse familiarisation avec la théorie des ouvertures et la pratique du jeu (si étroitement spécialisée que, comme l’a écrit Goethe, son intelligence est ailleurs sans usage). Mentionner certaines des caractéristiques de ce jeu pour en constater la similitude avec ce qui devrait orienter les esprits lucides dans la lutte sociale implique donc de ne pas se perdre dans ce divertissement quelque peu morbide (il tend à développer l’aptitude au délire interprétatif du fait que l’espace limité du champ d’affrontement est immédiatement saturé d’antagonisme ; sur cette surface limitée, n’importe quel mouvement réagit, à des degrés divers, sur l’ensemble de la position).

La richesse des échecs, très supérieure en complexité à la plupart des jeux stylisant un affrontement brut, permet une mise en parallèle avec la lutte sociale, toutes les fois où il s’agit de définir le sens d’un affrontement aigu et le meilleur point d’application des forces propres à chacun des camps délimités par les circonstances ; c’est dire que le parallèle n’est concevable que pour les cas où il s’agit avant tout d’anéantir l’adversaire avec une économie relative de temps et de moyen parce qu’alors le moindre écart entre intention et réalisation fait vite sentir ses effets et qu’on ne peut donc apporter de correctif aux errements d’un moment. Cela est particulièrement vrai des situations où les forces exercent une influence sur le champ d’un affrontement devenu partout immédiat, mais les principes que l’on peut déduire de telles observations valent évidemment au-delà de ces situations exceptionnelles.

Une fois ces précautions formulées, il est utile de rappeler ce qui est spécifique des échecs. De cette façon le lecteur sera préparé aux comparaisons qui suivront.

Ce jeu d’origine orientale avait des règles légèrement différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui en Europe. La Dame (qui anciennement avait été un « vizir ») n’avait pas plus de mobilité que le Roi, et les pions ne pouvaient jamais avancer de plus d’une case à la fois. II en résultait un déroulement beaucoup plus calme de la partie puisque le rayon d’influence des pièces était d’abord gêné par le mouvement lent des pions (d’où les ouvertures « indiennes » qui ont survécu) et que la faiblesse du « vizir » rendait presque irréalisable une attaque brusque (encore aujourd’hui, face à une situation d’attaque aiguë, il est recommandé pour le camp qui n’a pas l’initiative de provoquer l’échange des Dames afin de geler l’offensive). On avait donc un jeu où l’affrontement mis en scène correspondait d’assez près à certaines caractéristiques de la société indienne divisée en castes (les pions, d’un mot sanscrit ou persan qui veut dire « soldat », était la plus basse, puis il y avait celle des pièces légères, fou et cavalier, et au-dessus celle des pièces lourdes, les tours et le « vizir », tandis que le Roi, représentant la caste qui donne sens et cohésion à la société, était une réplique du brahmane). Ces divisions semblent également avoir correspondu aux spécialisations des méthodes guerrières propres à l’Inde. Cette correspondance allait plus loin encore puisqu’il semble que dans les temps où ce jeu est né, la guerre était rarement un conflit allant jusqu’à l’extermination ; il s’agissait de démontrer à l’adversaire qu’il était dans une position perdante.

Ces règles ont été modifiées en Europe, à partir de la Renaissance. Nous jouons en fait ce que les Italiens appelaient la « variante de la Dame enragée » ; ce sont en effet eux qui eurent l’idée de faire du « vizir » un condensé de Tour et de Fou, ce qui permit son couplage si dévastateur avec le cavalier. En admettant plus tard la possibilité d’avancer les pions de deux cases d’un coup à partir de leur position de départ, on rendit la lutte pour le centre (point fondamental de la stratégie échiquéenne) immédiate ; dès l’ouverture il fallut agir pour l’occuper ou au moins le contrôler. Dès lors, l’échiquier devint le théâtre d’une lutte où le rayon d’action des forces en présence leur permettait d’influer sans délai sur l’ensemble de la position.

Pour reprendre la définition d’A. Breton, « le corps-à-corps de deux labyrinthes », le jeu d’échec consiste, à partir d’un ensemble proliférant de virtualités opposées, à développer le seul facteur de dissymétrie initial (l’un des adversaires joue avant l’autre), pour créer une dissymétrie décisive, et réduire l’adversaire à une position d’infériorité irréversible (soit en utilisant ses erreurs, soit en renversant ses points forts en faiblesse). La comparaison qui est le sujet du présent texte n’est intéressante qu’à partir du moment où les camps ne sont plus symétriques ; la richesse du jeu d’échecs doit beaucoup au fait que ses règles contraignent les joueurs a estimer le poids relatif de trois facteurs distincts (temps, espace et matériel) susceptibles de se convertir l’un dans l’autre (le « gambit » par exemple consiste à sacrifier du matériel pour gagner du temps). Mais une particularité tout aussi importante tient évidemment au fait que le mouvement des pions est irréversible, ce qui introduit dans la partie la qualité du temps concret (une erreur de pion se répare rarement). Les lignes de pions, en structurant l’espace de l’échiquier (leur rapport avec les pièces détermine les forces et les faiblesses d’une position) constituent un véritable relief du terrain ; ces lignes, résidus des coups passé, véritable mémoire de ce qui s’est produit, sont d’une importance cruciale pour les décisions à prendre parce qu’elles sont le lieu géométrique où se rencontrent le passé et le futur d’une partie en cours.

Enfin, il est le plus souvent nécessaire de concevoir la partie non comme une succession de moments d’un affrontement absolu, mais plutôt comme un tout antagonique. C’est d’ailleurs la méthode de tous les bons joueurs, qui savent devoir réfléchir dans les termes de chaque adversaire parce qu’ils sont conscients de ne pouvoir vaincre qu’à condition de se désintéresser momentanément de « l’essentiel », la victoire de son propre camp.

III

La réalité sociale est évidemment plus fluide que ce qu’on peut en saisir à travers le formalisme d’un « jeu de société » ; les forces sociales peuvent se structurer ou se défaire d’une manière plus variée, les questions de pouvoir prennent une portée sans rapport avec les bouts de bois évoluant sur un plateau, la constitution du terrain de l’affrontement est elle-même un enjeu, la lutte sociale révolution­naire n’est pas une rivalité mimétique, etc. La réalité est dans une assez grande mesure ouverte, mais cela ne fait que renforcer l’importance que peut y prendre un esprit de finesse stratégique ; les facteurs décisifs sont d’origines infiniment plus, diverses, et l’on n’a pas le temps de faire attention à tous, si l’on veut inscrire une action dans un temps concret. Aux échecs comme dans la lutte sociale les virtualités sont trop nombreuses pour qu’on puisse les passer toutes en revue (la force d’un bon joueur se mesure d’abord à sa capacité à ne prendre en considération que les deux ou trois possibilités les plus fortes, sans mène accorder d’attention aux autres).

II faut à la fois définir des principes d’analyse et prendre des décisions sans connaître à l’avance la sonne des conséquences d’une action. La périodisation du flux temporel en moments distincts permet de simplifier l’analyse des rythmes effectifs et de s’y adapter. II s’agit non seulement d’apprendre à maîtriser la totalité des facteurs utiles, nais bien davantage de voir que toute « totalité » ainsi définie est transitoire. Sur l’échiquier, chaque déplacement suit une logique plus ou moins explicite et laisse un résidu qui devient parfois décisif. Pour se prémunir contre les surprises, il n’est d’autre moyen que de comprendre une situation comme un champ où jouent des facteurs contradictoires, dont, longtemps, aucun ne peut l’emporter complètement sur les autres. L’essentiel est surtout de savoir tourner à son avantage des situations imprévues. C’est dire l’importance de la capacité à soupeser des éventualités qualitativement distinctes, à estimer la nature et la durabilité des tensions qui parcourent le champ de l’affrontement. Comme il est vital de comprendre la différence entre une tendance et sa réalisation, le flux des événements doit être pensé non en terme de causalité stricte, mais plutôt de corrélations multiples, en prenant cependant garde à ne jamais inverser les rapports de causalité. Le jeu d’échec, dans ses variantes « fermées », illustre d’autant plus cette nécessité complexe ; lorsque les pièces agissent derrière la ligne de leurs propres pions, les tendances, aussi virtuelles soient-elles, exercent une influence constante (que les lignes de pion s’ouvrent et le moment de vérité apparaît aussitôt).

II ressort qu’il est nécessaire de savoir estimer en permanence le domaine de validité de chaque principe ; de même que dans le jeu le facteur temporel peut l’emporter sur tous les autres, de même dans un moment culminant de lutte sociale, la vitesse de réaction est en géné­ral déterminante. Le camp qui possède l’initiative jouit d’un avantage écrasant. La question n’est pas tant de vitesse formelle que de démultiplication de l’efficacité, analogue à ces tournures échiquéennes tactiques qui permettent d’accomplir plusieurs actions d’un seul coup (menaces simultanées, échec à la découverte, etc.). Toute action doit donc prendre plusieurs dimensions ; c’est par exemple à partir d’une défense minutieuse contre ce monde que l’on doit déjà rassembler, peu à peu, les conditions d’une contre-offensive. Cette capacité qui permet d’apprécier la nature des rythmes amène parfois à reconnaître la nécessité de temporiser ; aux échecs il arrive qu’il soit préférable de « maintenir la tension » entre les forces en présence, parce que cela permet à son propre camp de se renforcer en rassemblant ses forces et en développant une logique antagoniste supérieure, tandis que l’adversaire n’est pas en mesure de provoquer une simplification de la position (dans la lutte sociale, la « simplification » est en général le fait du pouvoir, qui cherche à couper le mouvement social de sa source créatrice en transposant tout litige sur un terrain purement militaire). [1]

II faut donc s’investir, intellectuellement et surtout effectivement, dans une situation donnée tout en sachant se déprendre de sa position pour penser et agir en termes globaux. Les individus investis d’un pouvoir social sont en général aveuglés par la force qu’ils incarnent ou représentent ; ils peuvent rarement se mettre à la place de l’adversaire et tendent à agir en aveugles, puisqu’ils ne se soucient que des intérêts qu’ils veulent incarner. Dans la lutte sociale, la difficulté est évidemment que ne s’intéressent d’ordinaire aux rapports de force que ceux qui ressentent un goût intense pour le pouvoir ; ceux-là manquent donc du recul nécessaire pour les considérer avec lucidité. [2]

Ce décentrement de la réflexion ne sert qu’à la condition de saisir la manière dont des facteurs qualitativement distincts (rythme des événements, force intrinsèque des sujets en action, occasions de déploiement de ces forces, etc.) peuvent se transmuter les uns dans les autres. Tout n’est pas dans tout, mais tout se transforme et c’est le rythme de cette transformation qu’il importe de saisir dans un temps concret.

Les phénomènes de transposition entre facteurs qualitativement distincts se retrouvent aussi bien dans ce qu’on appelle « la transposition des ouvertures » que dans la coexistence des possibles propre à toute situation historique ; l’effet combiné de divers facteurs dépend le plus souvent de l’ordre dans lequel ils interviennent. II est d’autre part particulièrement fécond pour l’intelligence des situations de considérer le flux des événements comme procédant d’une coexistence de possibles, dont un seul s’actualisera tandis que les autres feront cependant sentir leur influence à distance, comme s’il existait des tendances d’évolution masquées et prévenues par d’autres, plus fortes mais incapables d’effacer tout à fait les potentialités secondaires, Que, pour une raison ou pour une autre, ces tendances dominantes s’effondrent, et l’on voit tout à coup apparaître des orientations historiques dont le surgissement surprend. Mais comme tout n’est pas possible à tout moment, il est important de comprendre la différence entre tournure tactique et situation stratégique.

On voit à quel point il est important de sentir les lignes de force d’une situation pour en suivre la logique et éviter d’agir à contre-temps, jusqu’au moment où divers possibles s’équilibrent et où une occasion décisive se présente parce que l’on a su concentrer ses forces assez vite et rendre actuelles des potentialités latentes (cela revient alors à estimer le moment du renversement pour forcer une situation en prenant l’offensive sur un plan tactique, puisque dans le domaine de la lutte sociale les processus qui définissent les positions stratégiques sont en général hors de portée de l’action volontaire des sujets sociaux) [3]. II est par exemple essentiel, sur l’échiquier, de comprendre qu’un échange égal de pièces peut faire basculer un rapport de force stratégique ; si l’échange est égal, ses conséquences dans le contexte donné ne le sont pas nécessairement.

En comprenant la réalité comme l’interaction entre un donné immédiat, cristallisation en habitudes et institutions d’un passé concret, et des possibilités plus ou moins latentes (c’est-à-dire dont le point d’actualisation soit encore situé dans un futur éventuel), on échappe au préjugé le plus universellement répandu dans les sociétés modernes et selon lequel ne serait réel que ce qui est immédiatement visible.

Ces considérations permettent de voir à quel point la catégorie du devenir prime toujours celle de la totalité, que l’on n’atteint jamais que par des approximations considérables dont la pertinence dépend précisément du sens que l’on a de l’écoulement du temps. C’est parce qu’en fin de compte l’acquisition de « l’imagination sociologique », ou de l’esprit stratégique (et plus généralement du sens historique), doit tout à la sensation de l’écoulement du temps que cette capacité se rencontre si rarement ; le rapport social dominant est cette « fausse conscience du temps » décrite dans La Société du Spectacle.

IV

Les similitudes entre maîtrise du jeu d’échec et compréhension de la lutte sociale tiennent donc à un sens précis, qui rend capable de sentir l’ampleur contingente du côté éphémère des choses. De même qu’aux échecs il n’y a pas de position sans faiblesse, de même les camps potentiels en présence dans les sociétés modernes sont d’une stabilité toute relative ; l’essentiel est toujours de savoir, une fois ces camps délimités, utiliser au plus vite les failles du dispositif adverse, avec cette nuance que la constitution et la délimitation des camps sociaux est partie intégrante de l’affrontement [4]. C’est pourquoi la situation de « double pouvoir », dont la révolution russe fut le théâtre inégalé, a peu de chance de se reproduire jamais ; comme le montrent tous les exemples de révolte sociale depuis une quarantaine d’années (Budapest en 1956, où le pouvoir implosa en quelques jours ; ou les mouvements qui se déroulèrent en Europe occidentale de 1968 à 1975, où l’on assista à des situations de double impuissance plutôt que de double pouvoir ; et enfin en Pologne en mars 1981, lorsque l’élan de Solidarnosc grignotait jusqu’à la milice, et que l’armée n’était pas préparée à une répression dont elle ne fut d’ailleurs finalement que le soutien logistique), l’époque moderne tend de plus en plus à opposer victoire et défaite, sans stade intermédiaire. L’intervalle qui permettait que s’instaure et dure pendant quelques mois un équilibre relatif entre un pouvoir constitué affaibli et une force de contestation pratique de plus en plus active a disparu : même en Pologne en 1980-1981, c’est la menace de l’Armée qui retient Solidarnosc dans sa phase ascendante, tandis que le pouvoir local se décompose à vive allure (il ne reprend de la vivacité que pour autant que le mouvement social s’est enlisé).

Un tel phénomène consistant en une accélération abrupte des rythmes historiques n’est après tout qu’une conséquence logique de la prolétarisation massive des populations ; à partir du moment où la polarisation en camps opposés est clairement amorcée, il se produit nécessairement une réaction en chaîne très rapide qui soit pulvérise le pouvoir constitué (et les vrais problèmes commencent alors à se poser), soit prive presque aussitôt de sens et de substance les germes du mouvement de subversion. Un tel raisonnement stratégique a pour lui d’expliquer fort bien l’originalité de la contre-révolution moderne qui fait porter préventivement ses efforts contre les conditions d’une telle polarisation, car elle sait, par instinct plus que par lucidité, qu’une fois cette délimitation des camps définie, la situation devient pour elle à peu près incontrôlable.

Ce type d’affrontement préliminaire extrêmement bref, où les protagonistes n’ont pas une conscience étendue de tous les enjeux correspond assez bien à certaines ouvertures du jeu d’échec, où les positions sont particulièrement dissymétriques, ce qui donne à l’audace et à la rapidité d’action un avantage considérable sur les principes étroitement défensifs. Mais une telle situation s’annonce d’assez loin, en devenant perceptible à de nombreux esprits ; il n’est pas croyable que la victoire dépende d’une ou deux occasions à peine discernables, et qu’il ne faudrait manquer à aucun prix. Le sens stratégique n’implique que très exceptionnellement l’argument d’urgence.

Ainsi, le renforcement d’un pôle peut parfaitement entraîner à distance la déliquescence de l’autre, réduisant alors le moment d’affrontement ouvert à peu de choses.

V

De nombreux « radicaux » justifient en passant l’inutilité de la réflexion stratégique (cette « science de l’occasion » comme disait élogieusement Aristote) en supposant, par facilité, que la force d’un mouvement subversif doit excéder et déborder toutes les capacités de réponse de l’ordre établi ; en posant implicitement qu’il n’y a de véritable mouvement subversif que secrètement hégémonique dans l’histoire, ils évacuent tous les problèmes de formation concrète d’un mouvement. On peut bien mentionner le fait que l’histoire des batailles militaires, sauf en de très rares occasions, démontre qu’une armée deux fois plus nombreuse que l’adversaire a toujours vaincu, c’est oublier d’une part que l’action de chacun des camps se conformait à quelques principes stratégiques (celui qui ne l’aurait pas fait aurait été balayé ; il n’est que de voir l’histoire de la conquête des Amériques par les conquistadors) et que d’autre part il n’y a aucune raison de penser que le « parti de la subversion » doive apparaître avec une puissance immédiatement écrasante vis-à-vis de toutes les autres forces historiques. La plupart des « radicaux » ne savent en fait qu’exposer un succédané de stratégie ; prisonniers d’un volontarisme borné, ils ne savent penser qu’en termes d’offensive permanente, régulièrement inadaptée à la réalité.

L’inconséquence des adversaires de toute réflexion stratégique (et qui ne sont hélas nullement propriétaires de cette vision erronée, puisqu’elle est produite par la nature même du rapport social dominant) apparaît dans toute son énormité quand on sait à quel point certains sont hantés par l’idée d’une algèbre de la révolution, le plus souvent fondée sur la chimère d’une « science de l’histoire ». Ils préfèrent s’en tenir à une idée de science absolue mais sans applications plutôt que de mettre un peu d’ordre dans leur perception de la réalité, ce qui rendrait leur activité aussi adéquate que possible au but qu’ils affirment rechercher. Comme en tant d’autres matières, la hauteur abstraite de leurs exigences formelles les paralyse.

VI

La comparaison entre jeu d’échec et lutte sociale est donc un moyen d’illustrer de façon pragmatique et simple les qualités minimales de l’esprit stratégique — qu’il faudra s’approprier pour en finir avec ce monde. Comme dans le cas de la violence révolutionnaire, la question de son usage implique de savoir utiliser au mieux des armes pour en finir au plus vite, afin de n’avoir pas le temps d’y prendre goût. On rejoint là le sens d’une ancienne formulation de l’I.S, qui disait que l’avenir appartiendrait à qui saurait faire le désordre sans l’aimer.


[1Le souci qu’a par exemple manifesté Solidarnosc, en 1981, de ne pas suivre le pouvoir sur le terrain de l’affrontement militaire a en fin de compte assuré à ce dernier une victoire momentanée, mais la critique d’une telle « erreur » oublie qu’elle fut la condition du surgissement du mouvement social en Pologne en 1980, et que Solidarnosc a tout de même réussi a éviter un écrasement, et donc préservé l’essentiel ; si demain l’Armée Rouge se trouvait incapable d’intervenir en Pologne, le régime de Jaruzelski ne tiendrait pas plus de quelques semaines d’adversité devant au moins avoir servi a démasquer les « faux amis » dans le combat véritable qui ne ferait alors que commencer).

[2La figure d’un Lénine, qui aimait, et avec quelle avidité, le pouvoir, tire son éclat relatif de ce qu’il savait pourtant se déprendre de sa fascination pour réfléchir en des termes globaux, d’où sa supériorité tactique et stratégique sur la plupart de ses adversaires (dans et hors du parti bolchevique).

[3D’ordinaire le pouvoir institué jouit d’un avantage stratégique énorme. On le constate au fait qu’il dispose presque toujours d’une quantité consi­dérable de solutions alternatives (aux échecs c’est une caractéristique essen­tielle d’un jeu fort bien structuré ; en multipliant les lignes de jeu possi­bles, on oblige l’adversaire à parer des menaces d’autant plus nombreuses). Quand le pouvoir rencontre une résistance déterminée sur un terrain précis, il transpose facilement la nature du problème et contourne l’obstacle quand il ne l’abat pas (la transposition sur le terrain de la force pure est son ultime remède à la résistance), si bien qu’il semble toujours parvenir a ses fins (on peut d’ailleurs voir l’histoire de l’État moderne comme une évolution qui lui a donné des moyens toujours accrus de transposition).

Le fait que, depuis quelques mois, on ait vu se produire des mouvements partiels face auxquels divers pouvoirs institués se sont retrouvés sans solution de rechange autres que la satisfaction des revendications ou la répression systématique est l’indice certain qu’on est entré dans une période où ces pouvoirs manquent de réserves stratégiques. Ce n’est l’assurance d’aucune victoire sociale, mais c’en est au moins une condition.

[4En ce sens, parler de révolution a toujours une connotation ambiguë : nous qui la désirons faisons quelque peu figure d’apprentis sorciers parce qu’on sent bien que nous ne maîtrisons guère ce qui peut surgir une fois les apparences balayées.


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