Islam, phobie, culpabilité (2/2)

Daniel Sibony
lundi 31 août 2015
par  LieuxCommuns

Première partie disponible ici

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Un préjugé aussi tenace que la bureaucratie française veut que l’intégration vienne à bout de l’intégrisme. Celui-ci tient bon contre – et tout contre – le mépris que lui vouent les musulmans modérés, qu’il agace, mais qui en ont besoin, on a vu pourquoi. Il tient bon aussi contre le mépris déguisé de l’establishment occidental qui le traite comme un enfant borderline qui finira par rentrer dans le rang. Or il n’en a aucune envie et, en un sens, il n’a pas tort. Pourquoi brader ses origines, son âpreté, sa pureté, sa perfection si on peut en même temps bénéficier de l’intégration ? On aura donc un intégrisme bien intégré.

S’il y a une malédiction arabe […] c’est d’avoir une identité vivante qui, par à-coups, est ressaisie par l’identité écrite, laquelle comporte la malédiction envers l’autre. C’est ce qui empêche l’identité vivante de se déployer vers des formes plus libres d’existence. Et cela rejoint ce que nous appelons le problème fondamental de l’islam.

[…] Si quelqu’un dit que les juifs sont des pervers, il encourt une peine de prison, mais s’il enseigne à cent adeptes du Coran que celui-ci tient les juifs pour des pervers, il ne fait que transmettre un texte sacré.

Deux verrous au moins permettent d’empêcher qu’on évoque le problème. L’un est cette forme de laïcité ; l’autre est le déguisement de la vindicte fondatrice en opinion politique. Dans un cas, il s’agit d’une religion, et c’est sacré ; dans l’autre, c’est une question d’opinion, et c’est digne de respect.

La culpabilité narcissique, qui se justifie par elle-même puisqu’elle prétend être une éthique, renonce à d’autres exigences, s’arrondit dans une belle indifférence et a pour effet de fausser le jeu de l’autre ; il n’a plus en face de lui une existence différente et des gens qui s’y tiennent ; il est mieux fondé à les mépriser, donc à justifier le mépris initial.

Le respect pervers consiste à enfermer l’autre dans son cadre identitaire. Le premier signe de respect pour deux cultures, c’est de les reconnaître irréductibles, si elles le sont, et d’accepter qu’elles n’aient pas à se fondre ou à se confondre.

Très peu, en France, savent que la guerre d’Algérie s’est faite sous le signe du djihad. La doxa la range sous l’emblème de « révolution », ou de « guerre de libération », ce qu’elle fut en partie, mais les combattants algériens s’appelaient moujahidine et le journal du FLN El Moujahid  : tenant du jihad.

Le narcissisme, comme certitude d’être aimable (et même d’être ce qu’il y a de plus aimable), aura donc trouvé, dans le cas de la culture occidentale, une assise inexpugnable : la croyance en une faute antérieure, une culpabilité première, qui s’actualise quand le problème de l’altérité est présent sous nos yeux. Alors, si l’on pose déjà en faute envers elle, on peut espérer l’absorber, l’intégrer.

Cette culpabilité est une opération narcissique pour prévenir l’épreuve de réalité, laquelle peut être traumatisante. On choisit d’être coupable de certaines choses inaccessibles afin de ne pas l’être pour des choses plus réelles, mais on garde les bénéfices d’un acte réputé difficile : reconnaître sa faute.

En un sens, l’extrême droite est devenue le meilleur protecteur des tabous sur l’islam, puisque vouloir toucher l’un d’eux, c’est passer pour être de cette mouvance. Cela pose un problème plus vaste : pouvoir soutenir une idée même si d’autres que l’on n’aime pas la partagent. Autrement dit, pouvoir être divisible et reconnaître que les autres peuvent l’être aussi.

Il y a la culpabilité « humaniste », celle de l’Européen qui est sûr d’être supérieur. Certes, il « trouve ça très injuste », cette supériorité, et l’on pourrait s’écrier : « Il n’a pas besoin de croire à sa supériorité ! » Mais non, il a besoin d’y croire et besoin d’être coupable. Sa culpabilité devient le signe de sa culpabilité supposée.

Quand on se pose comme responsable là où il n’y a pas lieu de l’être (l’Occident n’est pas responsable des fondamentaux de l’islam), quand on s’invente une faute, elle devient presque le symbole du « sans-faute » où l’on s’est cru à la belle époque où l’on dominait sans partage. Avec cette forme de repentir, on panse la blessure narcissique de n’avoir plus l’occasion de « fauter », c’est-à-dire d’abuser de ces peuples « attardés ». On a vu l’iman Oubrou déclarer sincèrement : « Limitez votre liberté, car nos peuples sont en retard. »

En somme, le danger en Europe, et surtout en France, ce n’est pas l’islam, c’est la culpabilité narcissique comme moyen de pression silencieux et imparable pour garder le Secret ; et pour cacher l’impuissance des responsables devant la réalité, leur incapacité profonde à libérer les forces vives du pays, forces actives qui se mortifient d’être à ce point inhibées, énergies juvéniles mises au chômage ou dans un cadre étouffant.

Ces culpabilités européennes, souvent confuses et inconscientes, se compliquent du fait qu’en face, il y a aussi un tas de culpabilité, souvent refoulée, mais que les « jeunes », inconscients comme ils le sont, expriment ou passent à l’acte. Il y a une souffrance chez ces jeunes violents qui ignorent que par leur acte, ils paient une dette à leur tradition ancestrale, que leurs parents ont différée par impuissance, et qu’ils font vivre, eux, par des « mini-jihad » perso, à leur petite échelle, en agissant ce qu’ils entendent, ce qu’ils décodent dans leur famille ou entourage comme discours sur les autres, dans le fil d’une tradition qu’ils n’ont pas à chercher dans le Texte (encore faut-il savoir le lire : des sites Internet pléthoriques leur en donnent le contenu, souvent réarrangé). […] Tout se passe comme si beaucoup de musulmans appréhendaient que leur Livre – c’est-à-dire l’Écrit premier de leurs contours identitaires – soit le seul à fustiger des peuples vivants et actuels, comme s’ils savaient que les autres savaient et que ça ne devait pas se dire, même si chacun n’en pense pas moins et gamberge d’autant plus fort qu’il n’y a jamais eu là-dessus de véritable explication. En tout cas, il s’ensuit chez eux une culpabilité, dont le refoulement est cher payé dans les faits et ne peut que craquer un jour ou l’autre.

Pour la tradition islamique, le Coran était écrit de tout temps, avant la Bible, et attendait d’être dicté à Mahomet. La Bible est donc venue après  ; on comprend mieux que les grands Hébreux de la Bible soient musulmans. Cela peut surprendre, mais c’est ainsi, c’est une donnée. Tout comme celle dont nous parlons, qui fait l’objet du Secret.

La décision de refouler les contenus fondateurs de l’islam, s’agissant du rapport aux autres, mérite d’être étudiée dans ses effets. D’abord, elle a du mal à se maintenir, puisque les intégristes ne cessent d’évoquer ces fondamentaux, ce qui oblige à un mensonge assez coûteux : ce que clament ces intégristes n’a « rien à voir » avec l’islam. L’autre effet, aussi coûteux, est d’engendrer de la colère chez ceux qui finissent par savoir et qui ne peuvent pas en parler ou qui se retrouvent, quand ils en parlent, assimilés à des ennemis de l’islam. Si les opinions négatives sur l’islam ne cessent de croître, c’est sans doute en rapport avec l’échec de ce refoulement.

Marquons que le matériau, la culpabilité, est d’emblée disponible, non seulement chez tout un chacun (peu de conduites névrotiques n’empruntent pas ce relais) mais aussi dans le discours et la culture européens où, à partir des années 1970-1980, l’éthique de la faute envers l’autre s’est vraiment affirmée [1]. Une partie de la pensée de Levinas a fourni un support à la posture où l’on est d’avance coupable envers l’autre. Le travail d’Edward Saïd a été plus marquant et plus efficace. On y retrouve la vindicte envers les gens du Livre et leurs descendants. Par ce geste, Saïd prolonge la vindicte fondatrice et ses variantes. Sa position semble quasi religieuse dans ses effets : l’opprobre et le rejet qu’il jette sur les Occidentaux ne sont pas si loin de ceux qui sont inscrits dans le Coran.

L’Occident devient « responsable » des violences islamiques, alors qu’il en est le symbole. Au départ, il en est bien la cause première : elle est écrite dans le Texte fondateur. Cependant, quand il réagit à ce fait par le narcissisme coupable, il semble entériner l’arrêt qui le condamne, et il s’engage par là même à en maintenir le secret. C’est logique : lorsque l’on se sent coupable, ou qu’on s’impose de le paraître, on n’est pas prêt à diffuser le texte de sa condamnation, on préfère qu’il soit couvert de silence. En outre, du fait que certains peuvent y puiser une incitation à la haine, le fait d’en parler, de lever le voile du secret, devient à son tour une incitation à la haine, plus palpable que la première, qui est inscrite depuis treize siècles. C’est ainsi que le narcissisme coupable semble à la fois donner raison à la vindicte initiale, et s’interdire de l’évoquer, car, s’il le fait, il la justifie réellement. Voilà pourquoi il ne peut pas critiquer cette vindicte, ni toucher aux contenus de l’islam qui le concernent ; il doit même veiller à ce que personne n’y touche [2].

L’ordre établi et le discours dominant présentent un éventail de contorsion allant des plus grossières aux plus raffinées ; ceux qui dénoncent le consensus sont ceux-là même qui le fabriquent. On ne trouve plus de membre de l’establishment qui ne pourfende le consensus et ne déplore la censure à laquelle il s’active. Dans l’espace où évoluent ces braves gens, la censure est mauvaise sauf quand c’est eux qui l’exercent ; et le consensus est hypocrite, sauf celui qu’ils produisent.

Avec le tabou et le silence imposés, les gens supposent que les musulmans acquiescent à cette vindicte, qu’ils la ruminent par-devers eux, ce qui est faux.

Les intégristes ne sont pas tous, loin de là, des sans-avenir désespérés. Ils sont plutôt les lecteurs automatiques d’un Texte qui les enveloppe ; les marqueurs de son emprise, ou du fait que cette emprise l’emporte sur la raison. Quand ils passent au terrorisme, ils deviennent, avec leurs corps, ses décodeurs inconscients.

Il leur dit que les autres sont des « perdants ». Et faute de gagner au jeu de la vie en montrant qu’ils sont les meilleurs, ils prennent appui sur leur vindicte pour gagner d’avance, ou plutôt, pour avoir gagné de tout temps, dès l’origine. Ici s’instaure le régime de l’autoréférence. « Si je détruis des choses, c’est qu’elles méritent de l’être : la preuve, c’est que j’ai décidé de les détruire », disait un terroriste allemand des années 1980. Le montage autoréféré perçoit l’altérité comme un danger vital. C’est un montage narcissique et on lui répond par un narcissisme plus grand, mieux gonflé par la culpabilité, celle qu’il s’est inventée pour paraître supérieur. Chez les terroristes islamistes, la preuve que l’acte est juste, c’est qu’il est voulu par Dieu : c’est qu’eux-mêmes, ses porte-voix le disent.

Les culpabilités narcissiques donnent un tel poids à ceux qui s’en servent, et qui sont au pouvoir, qu’elles les aident à ignorer certains faits, comme s’ils n’avaient pas de réalité. Les exemples aigus abondent, mais, dans l’ensemble, on peut dire que le problème de l’islam n’a pas pour eux de réalité. Il est vrai qu’il inclut l’interdit d’en parler et que c’est là le vrai problème, qui donne au premier une réalité négative assez forte. Pour autant, négliger la réalité d’un être ou d’un acte qu’on a sous les yeux est en soi un phénomène intéressant, qui peut frôler ce qu’on appelle l’hallucination négative (ne pas voir ce qu’il y a, par opposition à la « positive », qui est de voir ce qu’il n’y a pas ). Le phénomène s’est déjà vu en Europe : quand Hitler a annoncé l’extermination devant des foules enthousiastes, avant de la mettre en œuvre, les bonnes gens ont feint de croire que cela n’avait aucune réalité ; c’était la sienne, au fond, c’était sa folie. Mais quand sa réalité s’est approchée de plus en plus de la réalité commune, jusqu’à coller avec elle sur un certain nombre de points, ce narcissisme si sûr de lui s’est transformé en une sorte d’indifférence. On garde la culpabilité, mais le narcissisme devient une sorte d’insensibilité, justifiée par un soudain réalisme : « On est loin de tout ça, et d’ailleurs on n’y peut rien. C’est avant qu’on y pouvait quelque chose. » L’éthique de la faute excelle dans l’art de jouer avec le « trop tard ». En somme, on se défile tout simplement, on laisse faire les choses, et elles se font sous la pression des plus rigides ou des plus décidés. On affiche une sorte d’indifférence qui, elle aussi, est un mode d’être narcissique : elle suppose que si on prend la bonne distance vis-à-vis d’une réalité, elle existe beaucoup moins, elle peut même disparaître. Et si malgré tout elle a lieu, sur un mode catastrophique, on pourra toujours s’indigner et dire qu’elle était « incroyable », qu’on ne pouvait pas l’imaginer. Après quoi, pour remonter dans sa propre estime, on s’offre une culpabilité intense, qui peut rallier au passage tous ceux qui veulent à bon compte un supplément de morale.

Ce serait curieux s’il y avait des militants d’un type nouveau, un peu étrange, qui s’efforcent de faire sentir la réalité de l’événement qui approche ; des militants de la réalité, non pas des réalistes (on sait ce que vaut la realpolitik), mais des personnes qui montrent que certaines choses qui ont l’air irréelles ont bien une réalité.

Dire qu’une chose ou un acte a une certaine réalité, cela vous engage bien plus que de barrer comme irréel ce qui vous dérange. C’est peut-être là qu’il faut chercher la réponse à notre question : quelle est la réalité de ce qui s’annonce, de l’événement qui se prépare ? Si vous n’y êtes pas engagé, il aura, entre autres, la réalité de votre fuite. Si vous y êtes engagé, sa réalité sera marquée par votre engagement.

Le problème avec l’islam, c’est qu’il est lui-même une réalité si dense que la vindicte originelle qu’il comporte devient elle aussi une réalité qui laisse l’autre impuissant, sidéré, inconscient des moyens réels de répondre et de changer la situation. Cela paraît impossible tant que règne la culpabilité narcissique : elle prétend « comprendre » l’islam et pour ainsi dire l’englober, l’envelopper de sollicitude humaniste, et inclure tous ces problèmes. Or elle ne peut rien y changer sans se changer d’abord elle-même, et c’est le dernier de ses soucis.

3. Europe et Islam

Résumons : la culpabilité de l’Europe, et bien sûr de la France, au regard de l’islam est fabriquée et maintenue parce qu’elle sert le narcissisme européen. Elle se paie d’une grosse perte en liberté de parole (censure implicite confiée à l’autocensure) pour maintenir l’illusion qu’il lui est supérieur. Et si on est supérieur, on est responsable de ce qui arrive, on s’octroie en principe la maîtrise des événements, tout en cédant aux demandes.

La culpabilité est quelque chose dont l’homme ne peut pas se passer. On est toujours en défaut ou en faute, ne serait-ce que par rapport à l’image de soi ou à des normes qui font partie de cette image. La culpabilité est l’approche ordinaire de la loi : par crainte d’être fautif, on la respecte. Seul le pervers endurci ignore la culpabilité. Ici, on en a un usage assez pervers, sans être soi-même pervers. On s’accable de reproches, on met les déficiences inévitables sous le signe de l’autoreproche collectif, qui contient des choses comme : « Et nous, avec notre chauvinisme, notre égoïsme, notre enfermement, notre rejet de l’autre… » On y met des reproches formels qui ne tirent pas à conséquence. Celui qui se lève pour objecter : « Mais non ! on aime être avec les autres quand c’est possible », on le rabroue, il perturbe une célébration.

C’est que le sentiment de culpabilité, autant il est pénible dans l’intimité, autant il est chaleureux quand on le vit collectivement. Il stimule le narcissisme des « responsables », de la partie représentative. On y reconnaît tellement ses fautes qu’on les devance, on les prévient ; du coup, c’est comme si elles n’avaient pas eu lieu. On acquiert donc un signe de grandeur morale. Mieux : ce sentiment de culpabilité sert à effacer les fautes avant même qu’elles ne s’inscrivent ; elles sont déjà reconnues, et dénoncées. En l’occurrence, on ne refuse pas à « l’autre » ce qu’il demande, on intègre sa demande en croyant l’intégrer lui. S’il veut qu’on limite la liberté de parole quand elle le gêne, c’est déjà fait.

La fierté d’entrer dans ce discours l’emporte sur le regret qu’il affiche. Le discours collectif de la culpabilité gratifie ceux qui le tiennent, il panse la plaie qu’il évoque. Il tourne en rond et se donne un léger vertige euphorisant. Des montages de ce type, qui s’auto-entretiennent et fondent eux-mêmes leur valeur, ne sont pas loin des montages pervers qui, par exemple, inversent la douleur en plaisir. Ici, l’aspect douloureux du reproche devient la complaisance de se reconnaître coupable de ce qui arrive… aux autres. La souffrance d’être coupable s’inverse, collectivement, dans le plaisir de le déclarer.

Parfois, cela évoque la compassion : leur souffrance nous fait souffrir. Et si « on ne fait rien », nous voilà cause de leur souffrance, responsables de leur malheur. Il faut répondre pour eux, puisqu’ils ne peuvent pas « répondre » vu qu’ils sont « irresponsables ». Sans le vouloir, Levinas a produit le discours qu’il faut pour ça. Son éthique du « répondre pour l’autre » semble être exactement ce qui a manqué à l’Europe humaniste quand les nazis et leurs amis traquaient cet autre qu’étaient les juifs, pour qui personne ou presque n’acceptait de « répondre ». Aujourd’hui donc, « l’autre » pour qui on veut « répondre » exprime envers eux une vindicte assez forte.

Le discours laïque-coupable envers cet autre est de nature religieuse, mais le Dieu qu’on y sert n’est autre que l’Image de soi. En tout cas, il abonde : « On n’a pas su « les » intégrer, « leur » ouvrir la voie de l’ascension sociale, on s’est laissé tromper par les clichés sur le choc des cultures, on a été influencés par un pouvoir américain va-t’en guerre ; on n’a pas pris à bras-le-corps et globalement le problème de l’intégration, on « les » a parqués dans des banlieues, on n’a pas inclus le logement immigré dans le tissu urbain, on ne leur a pas donné les moyens. »

Si, en Europe, le consensus – l’identité – a besoin de l’éthique coupable, et si on doit la consommer à haute dose, il y a peu de chances que le « problème » soit transformé ; on cherchera à le « contenir », en le laissant intact. Il faut croire que le narcissisme de l’Europe a besoin de cette culpabilité pour gérer son clivage et son mode d’être mortifère. En principe, le narcissisme est une forme de vie qui dit l’affirmation première de l’ancrage dans l’être, et qui porte le sujet (individuel ou collectif) à intégrer des limites assez vivantes qui le partagent, et qui font que son Autre est aussi partagé. S’il se soumet à l’Autre comme tel et si l’Autre est supposé non partagé, c’est-à-dire entier ou intégral, le narcissisme devient mortifère et clivé : entre une culpabilité de façade qui le valorise, avec une vraie aliénation à la bonne image qu’il se donne de lui-même, et un déchaînement tranquille des égoïsmes les plus rapaces. On comprend que cela fausse beaucoup de cartes dans le jeu social, cela entérine une perte d’ancrage dans l’être et dans la réalité.

La présence du problème – posé par le Secret – nous a permis de dégager une logique du pouvoir et de l’emprise, originale et de plus en plus fréquente, par laquelle une posture minoritaire peut faire la loi si l’establishment est marqué par le narcissisme coupable. Il suffit d’isoler dans la masse des opposants un noyau répulsif qui sert de repoussoir, d’objet phobique, qui obligerait tous les autres à passer pour être de ce bord-là, moyennant quoi ils sont figés par la peur, et ils fuient dans l’indifférence. On peut mettre cette dynamique du côté des pulsions de mort : de celles qui conservent l’identité mais empêchent d’innover.

Ajoutons qu’à force d’envelopper de secret la vindicte initiale, qui pourrait devenir désuète, l’Occident laisse croire que c’est une tare sur laquelle il est plus poli de se taire. Or, c’en est une seulement si on la traite comme telle, par cet effet de tabou. En soi, on ne voit pas pourquoi une identité ne serait pas construite d’abord contre les autres, contre ceux qui la précédaient, dont elle s’est efforcée de se distinguer. Injustement, on la colle aux musulmans actuels comme ce qui pourrait les définir. L’Occident chrétien est coutumier de ce genre de traitement : la tare qu’il a collée aux juifs pendant vingt siècles – à savoir qu’ils ont tué le Sauveur – a longtemps permis de ne pas se questionner sur la folie d’imputer aux juifs actuels un « crime » commis par leurs ancêtres à une époque aussi lointaine (et de ne pas enquêter sur le crime en question, de ne même pas avoir à dire que Jésus était juif, etc.). Il est donc possible que cette manœuvre perverse du narcissisme coupable colle à bon nombre de musulmans (des pays occidentaux) une donnée initiale dans laquelle ils ne veulent pas – ou n’ont pas à – se reconnaître. En pointant cette donnée comme une honte originelle, on force beaucoup d’entre eux à la revendiquer. Une identité, quelle qu’elle soit, n’a aucune envie de se faire dicter ses codes de dignité ou de bonne conduite par une autre qui n’est pas mieux placée qu’elle, si ce n’est qu’elle drape sa supériorité de façade derrière une contrition, elle-même de pure façade.

Le refoulement consensuel (à base de culpabilité) pointe de façon péjorative l’idée de communauté quand elle se réfère à du lien que des personnes réelles partagent. C’est comme si le consensus apportait aux gens une vie sociale si intense que, s’ils se procurent de plus, sur les marges, des liens communautaires privilégiés, c’est qu’ils trichent ou qu’ils sont ingrats. La culpabilité fondatrice, ses grands acteurs ne l’approuvent pas, mais ils tiennent à la faire éprouver par les autres ; ils veulent leur faire honte, pour leur esprit borné. On stigmatise leur tendance avec cet – isme : communautarisme.

Or le désir de communauté, le désir d’être affilié à un groupe, d’y être rattaché même par un fil ténu, ce désir est humain et essentiel. À preuve, lorsqu’on n’a pas de « communauté », on la crée, on la cherche et, s’il le faut, on l’invente pour y être relié, même de loin.

Parfois, on a besoin d’une communauté pour ne pas être dedans, mais pour, du dehors, sentir ce fil qui vous rattache, à elle ou à ce qui lui arrive. Certes, lorsqu’on est dans le groupe, on a besoin d’un dehors à quoi se rattacher, mais c’est l’entre-deux qui est intéressant, qui n’est pas le juste milieu mais le mouvement du lien entre le sujet et l’ensemble en question, quand ce lien passe par le dehors. Le désir d’entre-deux, c’est d’être ce qu’on est et d’être autre chose ; être dans le social et avoir une autre attache plus singulière, qui enrichit l’espace de jeu. Toute identité vivante est un entre-deux ; et lorsqu’elle se crispe sur l’un des pôles, c’est qu’il y a un danger, non reconnu dans l’une ou l’autre des composantes.

4. Le conflit au Proche-Orient

On trouve dans la charte du Hamas (article 31) que ce mouvement est « guidé par la tolérance islamique quand il traite avec les fidèles d’autres religions […]. Sous la bannière de l’islam, les fidèles des trois religions, l’islam, le christianisme et le judaïsme, peuvent coexister pacifiquement. Mais cette paix n’est possible que sous la bannière de l’islam. » C’est la remise au jour en version light du statut de dhimmi. L’article 32 dénonce les sionistes, ce qui est bien le moins, mais précise que leur plan est contenu dans Les Protocoles des sages de Sion.

Face à cela, le narcissisme coupable peut se donner libre cours : c’est notre faute s’ils en sont là… On exclut qu’un peuple puisse tout seul, en adulte, exprimer des tendances qui l’habitent, qui sont d’ailleurs très complexes : vivaces et mortifères. Même si le pouvoir appartient aux dernières, aux tendances fondamentales, on « oublie » qu’elles existent et travaillent ces peuples bien avant les abus de l’Europe, d’Israël ou de l’Amérique. On exclut que des peuples arabes expriment, en toute démocratie, des choses qui sont lisibles dans leur Texte fondateur. S’ils le font, c’est de « notre fait ». Puis on nuance : « Nous avons une grosse responsabilité. »

Parfois, d’anciens hauts responsables à la retraite (par exemple des ex-dirigeants du Shin Bet, le service de renseignements) se font très incisifs envers leur gouvernement, sur le thème : il y a assez de Palestiniens modérés avec qui on peut s’entendre, il faut satisfaire leurs demandes. Et plus tard, ils s’aperçoivent qu’au moment décisif, quand on doit signer, l’interlocuteur conciliant est rattrapé par la posture identitaire et doit s’aligner sur elle, sauf à être pointé comme traître. On retrouve l’idée que les modérés sont portés par les gardiens de l’identité, et qu’en Palestine comme ailleurs, ils sont loin de l’emporter sur les intégristes. Si, par miracle, ils triomphaient, ils seraient accusés de trahir l’islam par la masse intégriste des autres pays musulmans, qui, elle aussi, n’envisage de se libérer de son carcan que parce qu’il y a là-bas, dans cet ombilic nerveux du monde, les gardiens vigilants qui empêchent l’adversaire d’être pleinement souverain. (C’est là un invariant logique : chaque partie modérée, ou « modérable », redoute qu’il n’ait plus de gardien du « temple » de l’identité.)

J’ai dit en quel sens les modérés servent souvent, sans le vouloir, à renforcer les radicaux : on constate en effet que les tentatives de paix qui ont voulu ignorer le Secret, et s’en tenir aux apparences, aux phénomènes visibles, ont radicalisé le conflit. […] Lorsqu’on voit des débats sur le Proche-Orient, on entend bien que le non-dit que chacun s’impose, la limite qu’il trace juste en deça du Secret, pour ne pas y toucher ; les débatteurs s’activent en surface, au niveau des apparences (la plus facile étant de s’envoyer au visage des images des victimes) ; ou bien ils se hissent au niveau des stratégies toujours plus subtiles, jusqu’à une certaine lassitude. Puis on jette l’éponge, cela semble « vraiment » trop insoluble. Quant à savoir pourquoi, cela ferait pénétrer trop avant dans le Secret.

Des intellectuels musulmans pourraient secouer « tout ça » ; mais, on l’a dit, beaucoup ont besoin des fondements encore plus que la masse. Ils font penser à des radicaux nuancés, sophistiqués, qui veulent résoudre, par un surcroît d’intellect ou de rhétorique, leur tiraillement entre la soumission originelle et l’effort de modernité.

Conclusion

Ceux qui ont « la haine » signifient par là qu’ils n’ont pas assez de jeu autre que leur loi narcissique et qu’elle n’a pas de pouvoir. En l’occurrence, ils n’ont pas assez de je  : l’absence de sujet mise en place par le Texte est reconnue par ses tenants le plus lucides. Heureusement pour cette identité, elle reçoit sans cesse du réel des chocs qui la révèlent en manque : en manque de failles assumables et d’ouvertures sur l’existence, trop souvent recouverte par le voile identitaire.

Quant aux Textes, on s’en doute, il s’agit non pas de les changer, c’est impossible, mais de transformer le rapport qu’on a avec eux ; comme on ne change pas son passé, mais le regard qu’on a sur lui. Il s’agirait non plus de s’identifier au Texte, mais de le prendre comme un des éléments identifiants dont on dispose, avec lesquels il y a du jeu, puisqu’aucun d’eux n’est le tout. Encore faut-il avoir une « identité » qui supporte la partition, les manques, les fissures ; qui puisse les transformer en impulsions existentielles plutôt qu’en demandes accrues de plénitude. C’est tout un « travail ». Et l’idée de ce livre, c’est que la culpabilité perverse, développée en Occident et dont la France est un modèle, rend ce travail très difficile, voire inutile, en renvoyant dans leurs retranchements les différents protagonistes, leur offrant d’afficher un « vivre-ensemble » de façade.

Soit dit en passant, l’idée de changer le Texte sacré sans y toucher semble irréelle, mais elle fait sens : dans d’autres sphères culturelles ou religieuses, cette tâche a été prise en charge d’une façon étonnante et simple. Pour changer un texte écrit sans y toucher, il faut en parler, au point de le mélanger, presque le dissoudre dans la parole commune, quotidienne ou savante, de sorte que son aspect fétiche est entamé, et que s’établit une passerelle multiple et permanente entre l’écrit et la parole qui submerge l’écrit, qui en un sens le fait craquer sous la pression de la vie, la vie présente qu’elle porte, qui échappe aux cadrages rigides bien qu’elle en ait aussi besoin. Cela va plus loin que d’interpréter le texte, encore que l’interprétation multiple fasse partie de cette parole vive et débordante qui « emporte » le Texte au point de le submerger par la parole et de le mêler à ce qu’on dit et qu’on discute. Or, parler d’un Texte au point de le submerger par la parole et de le mêler à ce qu’on dit et qu’on discute, cela suppose lever le Secret dont on l’enveloppe. Ce qui nous ramène au problème central : affronter le duo entre la phobie et la culpabilité perverse.

L’idée que le Texte est une création de Dieu, que donc il est parfait, est un réflexe défensif de théologiens apeurés. Après tout, l’homme aussi, selon eux, est une création de Dieu, et il n’est pas vraiment parfait ; il semble même difficilement perfectible, mais il essaie de se parfaire, de se refaire comme il peut. Cela suppose de sa part l’énorme courage de se reconnaître insuffisant, toujours en manque. De fait, toute création, divine ou humaine, est insuffisante, c’est ce qui fait son charme, sa valeur : elle signale l’insuffisance du monde à lui-même, et dans la foulée elle révèle la sienne comme féconde.

Le narcissisme de la faute, pas plus que la logique purement gestionnaire, n’est à la hauteur de l’enjeu. Pourtant, cette logique avait un bon alibi, la « laïcité » : classer le problème dans les affaires religieuses ; le laisser aux théologiens. Mais il ne bouge pas d’un pouce, vu que l’aspect religieux n’est qu’une façon de nommer les questions d’existence ; et de les ramener à des repères d’identité.

Les idées, pour chercher des passages possibles, ne sauraient être purement « rationnelles », tant cette histoire est assez « folle » ; elles peuvent être symboliques. En voici une : tout comme il y a des extrémistes de la brutalité, il y a des extrémistes de la douceur ; ce seraient des musulmans qui feraient une courte prière à leur Dieu pour qu’il cesse de maudire les autres (les chrétiens et les juifs).

Une version laïque est possible, équivalant à la prière ou au rêve d’inverser la tendance : un jour, on se demandera s’il ne vaut pas mieux reconnaître la violence – extrême – de l’acte fondateur, et dire qu’elle est obsolète, qu’on n’en est plus là, plutôt que de laisser les extrémistes la mettre en œuvre, ou des gens se faire rattraper par elle et devenir extrémistes parce qu’ils doivent la rappeler.

Faut-il conclure ? Il n’y a pas de peur de l’islam, il y a la peur que le narcissisme de la faute n’impose sa loi, induisant – outre l’« islamophobie » subtile, du second degré, que nous avons analysée –, la censure pure et simple dans ce domaine et dans bien d’autres. Cela invite à « décoller » de notre sujet, pour constater que le mal est déjà fait, et qu’il progresse : la liberté d’expression a beaucoup perdu ces temps-ci en France, et cette perte, stimulée par le Secret touchant l’islam, prend des proportions qui n’ont plus rien à voir avec lui.

Nous avons parlé de la vindicte et surtout de son déni ; il faut aussi parler de l’amour, du désir d’autre et du besoin de s’en rapprocher. Dans le monde arabe, il y a un désir d’autre, un désir de vivre avec ; de vivre comme l’autre tout en étant différent ; il y a un besoin d’ignorer les barrières, ou de les franchir, ou de les laisser exister sur un mode vivant et actif, plutôt que de les subir comme un handicap. Chez les esprits simples qui ignorent la richesse de cet entre-deux, où l’éventail e : st ouvert sur la variété des possibles entre soi et l’autre, on a tendance à ne garder qu’un seul aspect : la fusion ou l’effusion pour dire l’amour : la surenchère conviviale qui dénie l’altérité ; l’amour du même toujours avec le même, etc. Alors que, là encore, l’amour suppose la différence plus profonde pour l’assumer.

Les dissensions, chacune des identités marquées par le Livre y a son drame insoluble mais vivable. Le drame des juifs, c’est d’être porteurs de la faille, donc de ne rien vouloir en savoir ; ce sont les autres qui le savent pour eux et qui projettent sur eux la faille identitaire qui les menace, quand c’est le cas. Le drame du monde chrétien est d’avoir si bien comblé la faille de son Sauveur, et d’avoir si bien réussi, que son discours ne se distingue plus du discours humaniste ambiant, ce qui met les fidèles en position délicate et les expose à des replis intégristes. Le drame du monde islamique, c’est d’avoir expulsé la faille sur la faillite des autres, du moins dans son acte fondateur et d’être encore un peu captif de cette fondation ; capture que l’Occident a, de son côté, aggravée, comme pour garder son hégémonie vacillante.

Je ne puis donc que rappeler ma conclusion d’il y a plus de vingt ans, restée inaudible, donc à mes yeux, bien conservée : que chaque identité s’approprie sa cassure intérieure, sa faille ontologique et compare ce qu’elle en fait avec ce qu’en font les autres, au lieu de, à chaque fois, tenter de la leur imputer.


[1Le groupe où je n’ai pas observé la moindre trace de cette culpabilité construite, ce sont les juifs ayant vécu en terre d’islam : ils savent, par leur expérience, par celle de leurs parents et des récits familiaux, que l’Arabe le plus pauvre pouvait traiter son âne de juif s’il faisait un faux pas ; et qu’en même temps le convivial était de mise, grâce au commerce et à l’échange, donc au dialogue : on se rencontre autour de l’objet, et grâce à lui on se parle. L’objet comme tiers sublimatoire est une des grandes trouvailles humaines.

[2Par exemple, pointer de jeunes musulmans comme « antisémites », c’est leur imputer quelque chose de mauvais, c’est donc faire preuve de « racisme ». Le résultat normal est que le milieu musulman se sent victime du « racisme » ; comme si le soin que mettaient les responsables à cacher leur hostilité ne servait qu’à la signaler.


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