Brève histoire des empires : Et l’Europe ? (1/2)

Gabriel Martinez-Gros
lundi 16 novembre 2015
par  LieuxCommuns

Dernière partie de la conclusion du livre de Gabriel Martinez-Gros « Brève histoire des empires — Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent », Seuil 2014.


Et l’Europe ?

Nous l’avons maintes fois dit : l’Europe ne participe pas du système impérial, et c’est de là sans doute que naît l’extrême originalité de son histoire. Mais peut-être n’est-il pas inutile de retourner encore une fois notre regard, et de mesurer, à la lumière de ce que nous avons appris des normes impériales, en quoi l’Europe pourrait ressembler aux empires, en quoi aussi elle s’en sépare décidément.
Car à première vue, la Chrétienté européenne, prise globalement, est un empire. Elle naît de l’Empire romain, et son ascendance impériale est confortée par sa conversion au christianisme, religion de l’empire à partir des IVe et Ve siècles, à laquelle elle finira par s’identifier, et par être identifiée. Un seul mot, Rum, suffit à désigner en arabe l’Empire romain, son épigone byzantin et l’ensemble de la Chrétienté occidentale, dont le centre de gravité se déplace peu à peu au cours du haut Moyen Âge de Constantinople vers Rome ou Aix-la-Chapelle. Ce mot unique, Rum, « Rome », reconnaît l’unité des successeurs de l’empire des Césars, soudés par une même religion et une même mémoire. Histoire romaine, langue latine ou grecque et religion chrétienne associées assurent à la Chrétienté le premier et le plus important des traits essentiels des empires : la certitude de son unicité, la conscience d’abriter la flamme de la civilisation et le constat qu’il n’existe, au-delà de ses limites, que la barbarie. Il est aisé de repérer ce limes mental dans l’histoire de la Chrétienté médiévale, puis de l’Europe moderne, puis de l’Occident contemporain. Il est peu probable qu’il ait cédé, même de nos jours. Il est assez fréquent de le dénoncer sous le nom d’« européocentrisme ». Certains y voient l’occasion de clouer au pilori l’histoire singulièrement criminelle de l’Occident. On est au regret de les décevoir sur ce point. Le limes mental de l’Europe, le rejet du reste du monde dans la catégorie du barbare, n’a rien de singulier. On le retrouve dans l’Islam, ou en Chine. C’est l’attribut par excellence de l’empire.

L’Europe a en outre longtemps conservé l’ambition de restaurer l’autorité impériale. Après l’effacement de la présence romaine à la fin du Ve siècle, les royaumes « barbares » des VIe – VIIIe siècles ont le plus souvent reconnu le souverain de Constantinople, quitte à se heurter à la politique des empereurs « byzantins » quand elle s’efforçait de donner chair et réalité à ces déclarations d’allégeance sans contenu. À partir du milieu du VIIIe siècle, la dynastie franque des Carolingiens rassemble l’essentiel de la partie occidentale de l’ancien empire que l’Islam n’a pas conquis – Gaule, Germanie, Italie et nord de l’Espagne. Le couronnement de Charlemagne à Rome sanctionne à la fois la rupture politique de l’Occident avec Constantinople, le constat de la dislocation du monde méditerranéen et de l’héritage romain sous la poussée de l’Islam, mais aussi le renouveau de l’ambition impériale en Occident. Jusqu’en l’an mil probablement, on peut étendre à cet Occident l’assertion qu’on avançait un peu plus haut pour l’Islam : les frontières des entités politiques sont des lignes de cessez-le-feu – ou, plus pacifiquement, de partage – d’un territoire impérial dont l’unité n’a cessé d’être présente à l’esprit de ceux qui y vivent comme de ceux qui le voient depuis la rive de l’autre empire. La géographie arabe de l’an mil désigne tous les peuples de l’Europe occidentale sous le même nom de « Francs » — et leur attribue des souverains qui portent le nom générique de « Charles », comme celui des empereurs de Rome était « César ». Ce nom de « Francs » désignera les Croisés de Syrie-Palestine aux XIIe et XIIIe siècles ; il accueillera les Portugais, puis les Anglais et les Hollandais aux Indes et dans les îles de la Sonde au XVIe et au début du XVIIe siècle. Il désigne encore aujourd’hui les Occidentaux en Thaïlande.
Cette constante ambition idéologique de restauration impé­riale est portée par l’institution qui garde la mémoire, la culture et la langue de Rome, en même temps que le principe d’unité de la Chrétienté, c’est-à-dire l’Église. Mais entre le VIIe et le Xe siècle, elle se heurte, comme l’a bien vu Henri Pirenne, la réalité d’une humanité clairsemée, repliée sur des unités de production locales, et dont le centre de gravité politique et productif, le long des vallées de la Moselle, de la Meuse et des côtes de la mer du Nord, s’éloigne toujours plus de son centre idéologique romain. L’impôt d’État a pratiquement disparu, les villes romaines périclitent. Les nécessités d’une défense active et d’une riposte rapide aux invasions normandes, sarrasines et hongroises des IXe et Xe siècles accentuent ce repli local, qui triomphe au même moment dans l’Anatolie byzantine avec le système des thèmes. La Chrétienté, latine ou grecque, se sait l’héritière de Rome — et elle est reconnue pour telle par les auteurs arabes. Mais les moyens et les pratiques de l’empire sont passés à l’Islam. C’est cette marginalisation de l’Occident et de l’Empire byzantin au IXe et au Xe siècle, combinée avec la sédentarisation et le désarmement de l’Empire islamique qui leur permet, on s’en souvient, de ressaisir l’initiative militaire, pour Byzance dès le Xe siècle, pour l’Occident au XIe et au XIIe siècle en Espagne, en Sicile ou lors des Croisades de Syrie-Palestine.
La charge impériale, héritée des Carolingiens, passe en 962 aux rois de Germanie qui s’efforceront près de trois siècles durant de réaffirmer leur pouvoir. Leur entreprise se heurte à l’hostilité du pape, de fait empereur rival, à celle des rois de France ou d’Angleterre, et au souci d’émancipation de la partie la plus riche et la mieux peuplée de leur domaine en Italie du Nord. Elle se heurte surtout à la poursuite du très vaste mouvement d’enracinement local, à la fois de l’économie et de la guerre, engagé dès le IXe siècle, conforté du Xe au XIIe siècle par la multiplication bourgeonnante des châteaux fortifiés— en un mot à ce qu’une historiographie surannée, mais ici commode, appelle la « féodalité ».
L’Occident connaît alors un essor démographique et économique impressionnant, comme la Chine sa contemporaine, et comme l’Inde semble-t-il. Mais là où les Song favorisent un déploiement sans précédent de l’État, de l’impôt et de la ville, là où les Turcs Ghaznévides et Ghourides jettent les bases du sultanat de Delhi à coups de pillages et de tributs imposés aux indiens conquis, le projet d’empire occidental se brise sur l’écueil des villes, e noblesses et de chevaleries qui lui refusent les privilèges fondamentaux de l’empire, à savoir le désarmement des sujets et le paiement de l’impôt.
Après 1250 et la mort de l’empereur Frédéric II, l’ambition impériale est durablement anéantie, même si l’évidence collective demeure que l’Occident est l’Empire chrétien, hors duquel il n’existe que barbares ou agresseurs. Le titre impérial demeure dans la lignée des maîtres de l’Allemagne et de l’Europe centrale, qu’on nomme empereurs « d’Autriche » à partir du XVIIIe siècle. C’est sur cette appropriation spontanée du privilège impérial par la nation allemande que joue Bismarck en 1871 pour faire proclamer l’empire après la victoire commune des Allemands contre la France. Plus à l’est, la Russie se dit empire en héritière de Byzance, la deuxième Rome.

Le désordre et le droit

La réalité des rapports de force est tout autre et très déconcertante pour qui chausse les lunettes de l’histoire des empires pour la considérer. Là où l’empire avait exercé son autorité, c’est l’émiettement qui prévaut. Après 1250, l’Italie du Nord et du Centre abrite des dizaines de cités , l’Allemagne des centaines de principautés. Mais l’Espagne connaît aussi plusieurs royaumes et l’autorité des rois de France, même après Saint Louis, se heurte à bien des résistances en Aquitaine, en Bretagne ou en Flandre. En un mot, la situation de l’Occident ressemble à un assemblage de ce que les historiens arabes nomment des taïfas, des autorités de fortune nées dans l’urgence d’un effondrement impérial, et qui ne sont pas destinées à durer — ainsi les taïfas d’Espagne, les mieux connues en Occident, qui succèdent au califat de Cordoue naufragé, et que balaie soixante ans plus tard le nouveau projet impérial des Almoravides [1].
Mais précisément,en Occident, cette désintégration s’organise pour des siècles. Là où un observateur islamique attendrait la plus extrême instabilité, comme ce fut le cas dans l’Espagne des taïfas [2], l’historien d’aujourd’hui constate au contraire une étonnante stabilité politique. Ce que nous appelons des « dynasties nouvelles » dans l’histoire de l’Europe n’en sont généralement pas, à partir des XIIe et XIIIe siècles. L’avènement des Valois (1328), des Bourbons (1589) marque simplement l’interruption d’une descendance en ligne directe et le passage de la légitimité royale à une lignée cousine. Il en est de même des Lancastre (1399), York, Tudors (1485) ou Stuarts (1603) en Angleterre. Dans l’empire, les Habsbourg règnent plus de six siècles (1273-1918). En Castille, la « révolution » des Trastamares installe la descendance d’un demi-frère du dernier souverain de la dynastie précédente (1369), et le passage des Trastamares aux Habsbourg en 1504 tient à ce que c’est une fille qui hérite de la royauté, la dynastie prenant alors le nom de son époux.
Ces changements somme toute insignifiants — même si des guerres civiles décident entre les prétendants — maintiennent jusqu’à la Révolution française et aux bouleversements napoléoniens les mêmes familles sur les trônes d’Europe. On n’y trouve rien des changements brutaux de tribus ou d’ethnies qui scandent l’histoire de l’Islam, de la Chine, de Rome ou de Byzance [3]. On n’y voit pas, comme en Chine ou dans l’Islam, des peuples inconnus aux dialectes sauvages piller en vainqueurs les métropoles de l’empire. L’instauration d’un pouvoir étranger par la conquête, qui est presque la norme dans l’histoire des empires, comme on l’a compris, y est très rare. La chaîne légitime des rois, par quelque biais qu’on en retrouve le fil, n’est en Europe presque jamais rompue. L’élection de Charles Quint aux trônes de Bohême et de Hongrie après la défaite des Hongrois à Mohacs face aux Ottomans (1526) comme celle de Philippe II au trône du Portugal (1580) s’expliquent par l’urgence des circonstances, la mort du roi légitime sur le champ de bataille et la brutale menace sur l’ordre global de la Chrétienté que fait peser le vainqueur, musulman dans les deux cas. Dans ces conjonctures rares, l’Occident se retrouve Empire chrétien. C’est à l’empereur Charles Quint, ou au monarque le plus puissant de la Chrétienté d’alors, Philippe II, que revient la succession vacante.
L’extrême division du pouvoir s’associe donc à une extrême légalité que les empires ignorent pour l’essentiel. La restriction du pouvoir des souverains de l’Europe est ce qui justifie paradoxalement leur droit de régner auprès de leurs pairs et auprès de l’Église, qui maintient l’ambition impériale en rappelant l’unité chrétienne. Le souci de la légitimité royale tient donc à ces deux vérités contradictoires : l’Occident est un empire — chrétien ; mais nul n’en assume plus la charge souveraine depuis 1250 au moins [4]. Lorsque l’empire s’incarne, en Chine ou en Islam, il se soucie peu de légitimité, car il n’existe pas d’instance capable de juger de l’empire, sinon l’empire [5]. La guerre de l’État n’a pas à prouver qu’elle est légitime ou sainte. Elle s’exprime naturellement, en Islam par exemple, sous l’aspect du jihâd. La religion bénit le pouvoir.
Au contraire, la contrainte juridique qui pèse sur le pouvoir en Occident y interdit de fait la conquête et l’annexion d’un royaume voisin. Mais cette retenue s’étend aux biens des sujets, que protège la même légalité. Le roi est assuré de son pouvoir dans la mesure où — et pour les mêmes raisons que — ses sujets sont assurés de leur vie et de leurs biens, voire de la possession de leurs armes [6]. Le pouvoir royal en Occident, tout habillé qu’il est au fil des siècles de droit romain, est de la même nature originelle que celui d’un seigneur possesseur de sa terre. L’empereur de Chine, le sultan de l’Islam sont par essence d’une autre nature que leurs sujets. Ils commandent à des forces par définition étrangères à leurs populations sédentaires, qui sont des esclaves (douloi), un troupeau (ra’ iyya, ryot dans l’Inde moghole). En retour les souverains, issus d’une ’asabiya tribale, ne se font empereurs et garants du monde sédentaire qu’au prix d’une véritable conversion, de la steppe à la ville, de la guerre au palais, d’une mutation génétique qui tue leur lignée au terme de quelques générations. Les vies des dynasties impériales sont donc aussi courtes, si elles accompagnent le déclin de la valeur guerrière de la ’asabiya qui les a portées au pouvoir, que celles des dynasties européennes, garanties par le droit, sont longues.
En conséquence, les pouvoirs européens ont une emprise limitée sur leurs sujets et sur leurs voisins, tandis que l’expansion potentielle d’un pouvoir islamique n’a d’autre frontière que celles de l’Islam, et ses exigences fiscales d’autres bornes théoriques que la survie de ses sujets [7].
Le monarque impérial n’a donc pas à « monopoliser » le pouvoir, comme le dit Max Weber, comme un gros actionnaire acquiert peu à peu le reste des parts d’une compagnie — ce qui fut en effet à peu près la démarche des rois d’Occident au détriment de leur noblesse entre le XIVe et le XVIIIe siècle. Car, dans les empires, la ’asabiya fondatrice de l’État est par définition un bloc allogène propre au service de la monarchie, qui ne se partage pas, ne se découpe pas et dont les sujets sédentaires sont rigoureusement écartés de la moindre parcelle. Une fois épuisée, elle se renouvelle d’un coup, par une défaite militaire ou une révolte. Dans les empires aussi, la toute-puissance du souverain sur la richesse de son troupeau producteur est absolue, arbitraire. Il n’y a pas de sujet que l’empereur ne puisse, pour le bien de l’État, ruiner ou mettre à mort. C’est cela que les Européens des Lumières horrifiés nommèrent le « despotisme oriental ». Ils ne se trompaient que sur l’adjectif. Ce « despotisme » est impérial , probablement aussi présent dans l’Empire romain finissant ou à Byzance qu’en Inde islamique ou en Chine [8].

Après avoir ainsi vigoureusement opposé l’histoire de l’Europe à celle des empires, il est bon d’y apporter les nuances qui s’imposent : l’Europe moderne a connu la situation impériale là où elle a pris la succession des empires, c’est-à-dire dans ses domaines coloniaux. L’Empire colonial britannique est-il un empire au sens où nous l’avons jusqu’ici entendu ? La réponse est double. Le royaume de Grande-Bretagne n’est pas un empire. L’attribut impérial par excellence, c’est-à-dire la solitude, la certitude de résumer la civilisation, lui fait défaut. La Grande-Bretagne est en 1914 l’une des cinq puissances majeures de l’Europe ; mais le plus farouchement nationaliste des Britanniques aurait du mal à se convaincre que les Français ou les Allemands sont des « barbares », au sens où un Chinois accepte spontanément le terme pour désigner un étranger, au sens où un musulman entend le mot « Infidèle » ou « païen » — ce qui est la forme religieuse naturelle à la définition impériale islamique. En revanche, on l’a vu, l’Inde britannique se construit en héritière de l’Empire moghol, et, plus généralement, l’hégémonie britannique en Asie peut s’identifier comme un empire. L’Angleterre outre-mer, notamment l’Angleterre en Inde — où les Britanniques ont appris les recettes séculaires des vizirs de l’Inde islamique — cette Angleterre-là est bien un empire.
Les colonisateurs ont retrouvé spontanément la posture et le rôle des vieilles aristocraties guerrières, dont ils n’ont pas manqué de reprendre à leur service les forces vives — Sikhs, Pendjabis, Gurkhas, Pathans aux Indes par exemple. L’empire colonial français a suivi, parfois précédé, les pratiques britanniques. Napoléon III proclame un Empire arabe en Algérie — par « arabe », il faut ici entendre les tribus de l’Algérie intérieure qui avaient suivi Abd al-Kader dans son combat. Lyautey impose la nouvelle ’asabiya des Français dans le rôle de sauveurs de la dynastie chérifienne et des équilibres sociaux conservateurs du Maroc sédentaire. Comme les vieilles tribus, les colonisateurs sont le plus souvent d’infimes minorités perdues dans des océans d’humanité sédentaire, sur laquelle ils savent pouvoir exercer l’autorité naturelle des « races martiales » sur des troupeaux dépourvus de solidarité et de courage, comme eût dit Ibn Khaldûn. Le tranquille mépris colonial pour le fellah égyptien, le Maure algérois, le petit fonctionnaire bengali, va de pair avec la fascination pou la loyauté féodale du Sikh, la bravoure sauvage de l’Afghan ou du Berbère de l’Atlas.

Où l’on retrouve Max Weber

Il n’y a donc pas en Europe d’exemple de ces chevauchées épiques qui balaient les immensités de l’Ancien Monde et qui sont si communes dans l’histoire de l’Islam et de la Chine. L’Europe a refusé la division du sédentaire et du tribal, du —producteur et du violent. Son histoire montre des pouvoirs d’une étonnante stabilité et d’une remarquable modestie dans leurs entreprises d’expansion ou de conquête, du moins sur le continent — seule l’expansion coloniale, on l’a vu, y fait résonner les échos de l’empire.
Tout change à partir de la fin du XVIIIe siècle et de la modernité. La révolution politique en France, entre 1789 et 1814, fait voler en éclats les règles de la légitimité qui s’étaient imposées pendant des siècles sur le continent, et qui y avaient modéré toutes les entreprises politiques – même celles des monarques les plus impérieux ou les plus ambitieux, un Charles Quint ou un Louis XIV. L’Empire napoléonien (1804-1814) [9] est la première véritable tentative, appuyée sur la ’asabiya neuve des armées révolutionnaires, de constituer une toute-puissance impériale dans la totalité d’un espace européen qui l’avait refusée depuis huit siècles. Elle échoue rapidement, même si elle contribue à détruire l’ordre ancien, même si elle préfigure, par l’ampleur des guerres qu’elle a déchaînées, les monstrueux conflits mondiaux du XXe siècle.
Quoi qu’il en coûte cependant à l’orgueil national, l’historien est contraint d’admettre que la révolution politique en France, après 1789, n’est pas le moteur essentiel de la modernité, qu’il faut au contraire chercher dans le bouleversement radical des conditions de l’économie — ce qu’on désigne communément et légitimement sous le nom de « Révolution industrielle ». Ce bouleversement très complexe des conditions de la civilisation matérielle de l’humanité, apparu en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, et de loin le plus important de l’histoire humaine, libère en effet des énergies créatrices de richesses et d’hommes et les multiplie dans des proportions au sens propre inouïes, jamais vues, jamais pensées, jamais imaginées auparavant.
Il met ainsi pratiquement (mais sans doute provisoirement) fin à l’histoire des empires en abolissant la distinction fondamentale de la théorie d’Ibn Khaldûn — et de la pratique des empires — entre producteur et guerrier. Distinction que rendait impérative la nécessité de désarmer l’immense majorité pour assurer à l’État le bénéfice du travail pacifique des sujets par le biais de l’impôt, et qui promettait en retour à ceux-ci la prospérité. Désormais en effet, l’État et l’impôt ne sont plus les sources uniques, ni même principales, de la création de richesses. La distinction du producteur et du guerrier, de la sédentarité et de la tribu, que l’histoire de l’Europe n’avait jamais pleinement acceptée, disparaît donc totalement au cours du XIXe siècle, le plus souvent entre 1870 et 1914 : le citoyen, partout triomphant en Europe après 1870 et la généralisation du suffrage universel, unit les droits et les devoirs du producteur et du guerrier quand la patrie le requiert — ce qu’elle fera pour la majorité dès Européens à deux reprises, en 1914 et en 1939.
On a depuis plusieurs décennies insisté à juste titre sur la « brutalisation » qu’ont infligée au monde les deux guerres mondiales et les régimes totalitaires de la première moitié du XXe siècle. On a moins souvent relevé que cette brutalité croissante est directement attachée à l’extension et au triomphe des sociétés « démocratiques » au sens où l’entendait Tocqueville de sociétés de masse. Le désarmement de l’immense majorité, que les empires assignaient exclusivement aux tâches productives, disparaît avec le monde moderne. La violence qui était interdite à la plupart est donc rendue à tous. Le producteur est maintenant armé et la guerre prend des dimensions qu’on ignorait jusqu’alors. La Chine, empire par excellence, héritière d’une millénaire culture du mépris de la force militaire, éprouve en 1949 la première véritable victoire d’une insurrection paysanne, d’une armée de producteurs qui s’approprient une violence jusque-là interdite et condamnée, au terme d’une guerre mondiale et civile qui lui coûta sans doute au moins une quinzaine de millions de vies. Il est significatif par ailleurs que les guerres de la Révolution et de l’Empire aient mobilisé pour la première fois autant d’hommes, fait périr autant de soldats sur les champs de bataille et déchaîné autant de destructions dans toute l’Europe sans provoquer les irrémédiables fléaux de la famine et de l’épidémie, inhérents aux grandes invasions du passé, et sans y laisser pour plusieurs générations — comme ce fut encore le cas pour la guerre de Trente Ans (1618-1648) — les traces d’un profond recul du peuplement dans les régions les plus affectées par le conflit. En ce sens aussi, et peut-être surtout, ces guerres ouvrent l’ère moderne.
C’est tout cela que porte la célèbre phrase de Max Weber sur le « monopole de la violence légitime » qui ouvre ce développement. Comme toutes les formules qui pèsent et qui s’enracinent dans la conscience collective, l’expression est en fait composite. « Légitime », « monopole » et « violence » allient et relient plusieurs époques de l’histoire de l’Europe : la légitimité vient de ce monde ancien, médiéval, où le souverain « vit du sien » (XIe-XIIIe siècle), comme un seigneur exploitant sa terre, à l’image de milliers de ses vassaux ; un monde où, plus tard (XIVe-XVe siècle), il agit sous le regard suspicieux de l’Église et des corps sociaux, dont il doit requérir l’assentiment pour lever des fonds et faire la guerre. Le monopole de la violence est lentement acquis entre le XVe et le XVIIIe siècle par la généralisation de l’impôt, la « domestication » de la noblesse et la constitution d’armées de métier — en échange, pour l’essentiel, de la garantie des personnes et des biens que la monarchie assure à ses peuples. La violence enfin vise surtout l’immense énergie belliqueuse que libèrent la Révolution industrielle et sa conséquence politique, l’armement général des peuples au XIXe siècle. La formule définit parfaitement l’État européen tel qu’il s’est lentement constitué hors du mécanisme des empires, tel qu’il parvient à maturité entre 1870 et 1940. Le texte de Max Weber (1920) est donc exactement daté.
Cette admirable définition de l’État par le monopole de la violence légitime heurterait probablement aujourd’hui, si on la leur soumettait, la plupart de nos contemporains : nous sommes sans doute plus proches aujourd’hui de la morale des empires et de l’exclusion de la violence qui en est l’une des marques que du monde « démocratique » et violent des masses où vécut Max Weber.

Un monde sédentaire

On peut globalement affirmer que, dans les deux derniers siècles, le paradigme européen de l’État tel que le définit Max Weber s’est imposé dans le monde au détriment de celui de l’empire : des démocraties armées, volontiers agressives à l’égard du monde extérieur mais attentives en revanche aux conditions de vie et aux opinions de leurs citoyens, respectueuses de leurs droits, au moins en principe [10] ont remplacé des empires profondément élitistes, étrangers à leurs peuples, par nécessité arbitraires dans leurs décisions mais très prudents, en revanche, dans leur relation avec le monde barbare. L’empire est pacifique non seulement parce qu’il craint le conflit avec les tribus qui le cernent, mais parce qu’il répudie la violence, pour la simple raison qu’elle entrave le processus de fiscalisation, d’urbanisation et de progrès de la prospérité qu’il se donne pour but. Le recours à la violence des barbares contre les barbares, pour le dire comme le général Ban Chao, conquérant du Tarim sous les Han, est un remède empirique et imparfait qu’implique le nécessaire désarmement des sédentaires, un pis-aller dont aucun empire n’a par définition réussi à faire l’économie.
Mais le paradoxe du triomphe de l’État national sur l’empire, c’est qu’il remplit mieux les fonctions de l’empire que ne faisait l’empire. Fort de l’armement de son peuple — souvent traduit par un « service militaire » qui se généralise en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle — l’État se dispense enfin du recours aux barbares, dont il abolit peu à peu l’existence avec les fonctions. Les derniers peuples de la steppe sont, au sens le plus commun, « sédentarisés », non sans de sauvages violences dans l’Union soviétique, la Chine, l’Iran ou la Turquie des années 1920-1960. Les réduits montagnards, les particularismes qui pourvoyaient jusque-là les empires en distinctions ethniques utiles à la gestion de leurs armées ou au maintien de l’ordre, sont partout pourchassés au nom de l’« unité nationale », réduits au silence quand ils ne sont pas anéantis. À la fin du XXe siècle, sans doute pour la première fois dans l’histoire à ce point, l’immense majorité des populations humaines vit sous l’autorité d’un État. Au sens qu’Ibn Khaldûn donne au mot, il n’y a plus guère de bédouins ou de tribus — d’ethnies ou de groupes incontrôlés, totalement étrangers à la protection ou à la dépendance d’un État. Le pilier bédouin de l’empire a disparu, et la construction d’Ibn Khaldûn s’effondre.
L’État européen, national, « démocratique » et populaire — dont le modèle s’étend désormais sur toute la terre — a ainsi paradoxalement tiré de la modestie de ses origines et des limites autrefois posées à ses pouvoirs une puissance qu’aucun empire n’avait jamais atteinte — et que les totalitarisme du XXe siècle manifestent pleinement. Les révolutions techniques et l’énorme accumulation de richesse et de population ont ajouté leurs effets à l’armement des peuples et à l’éradication des poches tribales pour accroître la place de l’État dans nos sociétés dans des proportions impensables voici seulement deux siècles. Peu ou prou, un Français — mais aussi un Américain — sur six ou sept travaille aujourd’hui pour la puissance publique, nationale, fédérale ou territoriale. Cette énorme inflation des fonctions de l’État a été rendue possible, il convient toujours de rappeler ce paradoxe, par l’émergence d’une économie qui ne dépend plus exclusivement de l’accumulation première du capital par l’impôt et qui s’est donc en partie au moins affranchie de la dépendance financière immédiate de l’État. Le but de la sédentarisation au sens où l’entend Ibn Khaldûn, c’est-à-dire la pacification et la prospérité, a été atteint par la démarche inverse de celle qui paraissait s’imposer : au lieu du désarmement des peuples, leur émancipation et leur accès aux armes ; au lieu du Léviathan de l’empire, la garantie juridique des personnes et des biens de l’État ; au lieu de l’impôt écrasant et arbitraire infligé aux sujets, une assez large répartition de la richesse parmi les citoyens.
L’autre paradoxe en effet, c’est que le monde est aujourd’hui mieux sédentarisé qu’aucune autorité impériale n’a jamais rêvé qu’il le fût. S’il fallait définir les symptômes – et les moteurs à la fois – de l’incessant courant de sédentarisation qui a irrigué jusqu’aux provinces les plus reculées de notre monde depuis deux siècles, on pourrait les réduire, non sans schématisme il est vrai, à quelques mots symboliques : urbanisation, scolarisation, mutations démographiques.

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Seconde partie disponible ici


[1C’est bien ainsi qu’lbn Khaldûn décrit l’Occident du XIVe siècle. Il y existait un empire — franc, ici dans le sens de « français » — que la guerre (de Cent Ans) perdue contre la ’asabiya neuve des Anglais a réduit en miettes, en particulier sur les rives méditerranéennes. D’infimes cités, Gênes, Venise ou Barcelone, font désormais la loi sur mer.

[22. Presque constamment en guerre les unes contre les autres. Une soixantaine d’années après la création de ces principautés (entre 1016 et 1025), plus de la moitié d’entre elles ont disparu, avant même l’intervention des Almoravides, qui liquident toutes les survivantes (1086-1091).

[3Du moins jusqu’au XIIe siècle pour Byzance. À partir de la dynastie des Comnènes, Byzance s’aligne sur le modèle des royautés occidentales.

[4Peut-être même depuis l’échec des empereurs germaniques Ottoniens peu après l’an mil.

[5La légitimation ne se déploie que lorsque la `asabiya fait défaut : ainsi aux Xe et XIe siècles dans la querelle des califats abbasside, fatimide et omeyyade, dont le conflit armé n’aboutit à aucun résultat. La propagande prend alors le relais, comme par exemple au moment de la déclaration solennelle de juristes bagdadiens en 1011 qui conteste la véracité de la généalogie alide des Fatimides — Ibn Khaldûn se moque ouvertement de cette manœuvre dans son introduction à la Muqaddima. Les sultans ottomans déploient aussi un véritable effort de propagande à l’heure d’affronter les Mamelouks. Mais la raison en est sans doute qu’ils se préparent à franchir l’unique frontière réelle qui divise à la fin du XVe siècle le corps de l’Empire islamique, entre le monde de culture persane d’où ils viennent et le monde de culture arabe dont Le Caire est encore la capitale.

[6À partir du XIVe siècle, et de la renaissance d’un impôt longtemps léger, le désarmement des sujets est payé d’un renforcement de la protection juridique de leurs possessions. Tocqueville voyait sans doute juste en reprochant à la noblesse d’avoir d’abord renoncé à sa liberté, consenti aux avancées du pouvoir royal, en échange de la dispense de l’impôt.

[7On peut en dire autant de la Chine, avec plus d’évidence encore. Toute entreprise politique en Chine vise à l’empire, à en contrôler la totalité du territoire. Dans le cas de l’Islam, la chose est un peu moins vraie après les conquêtes mongoles, qui établissent, à partir du XIVe siècle, une fracture qu’aucun pouvoir politique ne réduira entre monde « persan » à l’est (y compris l’Inde) et monde « arabe » à l’ouest, que domineront bientôt les Ottomans. C’est ce monde que dessinent encore les trois empires des XVIe-XVIIIe siècles, ottoman à l’ouest, safavide et moghol à l’est, en Iran et en Inde.

[8La « sédentarisation » des populations pourtant nombreuses et éminemment productives de l’Europe, c’est-à-dire l’imposition d’une fiscalité aussi lourde que celle des empires, n’intervient pas, dans les monarchies les plus absolues comme la France, avant les XVIIe et XVIIIe siècles ; d’où la nécessité d’une accumulation détournée, par le biais des bénéfices commerciaux de cités libres (italiennes, allemandes, helvétiques), où s’enracinent les banques longtemps les plus actives du continent (à Florence, Gênes, Augsbourg, Genève...). On pourrait dire de l’ensemble de l’Europe de l’Ancien Régime, comparée à l’Inde moghole ou à la Chine des Ming, accablées par l’impôt, ce qu’Arthur Young dit de la France de l’Ancien Régime : la société y est prospère, et l’État ruiné.

[9Ou 1792-1814.

[10Même les pires dictatures, fascistes ou communistes, se préoccupent du peuple, des masses, et affirment jouir du soutien des immenses majorités.


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