Principes d’activité

dimanche 6 septembre 2009

Ce texte fait partie de la brochure n°15 « Éléments pour une démarche politique ».

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La brochure est constituée des documents suivants :

  • Principes d’activité, ci-dessous
  • Quatrième de couverture - Bientôt disponible

Texte extrait du n°5 du bulletin « Les mauvais jours finiront », janvier 1988, Guy Fargette


Principes d’activité

(1)

Le type d’activité que nous tendons à développer et que cette société combat de façon préventive dans presque tous les domaines depuis des décennies et surtout depuis une dizaine d’années, a cette particularité qu’il est à la fois facile à comprendre et cependant peu communicable. Le rappel de ses caractéristiques, sans présenter de grosses difficultés, ne peut servir pour le moment qu’à un nombre restreint d’individus, ce qui est en soi assez inquiétant pour l’avenir. Pour un certain temps encore nous ne réussirons à nous dresser contre ce monde qu’en pratiquant une opposition quotidienne aux processus dominants de socialisation.

(2)

Ce type d’activité se situe évidemment à l’intersection d’une discipline individuelle et d’une fusion collective d’actions diverses. D’une part il s’agit de s’opposer à la complaisance personnelle qui règne presque partout : on la travestit souvent en « paresse » pour éviter de parler de capitulation devant le mode de vie dominant, mais le goût pour l’inaction ne peut durer toujours, à moins de n’être qu’un paravent de l’incapacité. D’autre part, il est indispensable de prévenir les phénomènes de structuration hiérarchique qui apparaissent facilement dès que l’on voit quelques individus joindre leurs efforts pour agir collectivement contre cette société. Nous voulons donc développer nos capacités tout en les rendant accessibles à autrui. Cela revient à dissoudre, en le répandant et non en le refoulant, ce qui pourrait rappeler en nous les caractéristiques d’une avant-garde (la détermination, la volonté de maintenir la mémoire des luttes sociales, la disposition à prendre des initiatives, etc). Le reflux de la subversion dans les dix ou quinze dernières années a montré que les seuls qui restent capables d’activité critique autonome sont ceux qui cherchent à échapper au statut dans lequel la société tend à nous enfermer tous. C’est la difficulté actuelle d’un tel effort qui rend les « subversifs » très peu nombreux, d’autant qu’il ne suffit même pas pour échapper aux ornières vers lesquelles les processus sociaux poussent tout un chacun : il faut encore préparer avec un certain soin l’usage des moyens qui ont pu être préservés, bien que fassent trop souvent défaut les occasions de mettre en mouvement les capacités ainsi sauvegardées.

C’est là qu’intervient la nature de la rencontre avec autrui, qui donne ou non une réponse à de telles énergies, pour les développer ou les volatiliser. Ce rapport entre l’individuel et le collectif est désormais particulièrement fragile : l’effort pour être lucide et définir une vision globale nous rend très vite suspects à ceux qui l’ont trop peu ou trop mal accompli (quand ils s’en sont soucié). Ceux-là veulent traduire toute différence en ternes hiérarchiques (pour s’en plaindre ensuite), toutes les fois qu’ils sentent qu’il ne sera pas possible d’échanger leur admiration contre de l’indulgence. Plutôt que de couper court à des rencontres mal commencées, ils ont recours à de banals procédés de confusion pour sauver des apparences de « radicalité »... Il ne suffit pas d’être révolté, il faut encore mettre en forme cette révolte pour lui donner une expression vivante et créatrice. En ce domaine, il n’y a guère d’égalité, du fait que depuis longtemps il n’existe plus de milieu social large où se produirait spontanément une telle jonction entre le mûrissement de la révolte et son expression. Jusqu’à très récemment on en était réduit à considérer chaque petit groupe et même chaque individu en fonction de la manière dont il échappait aux mailles du reflux. Aujourd’hui, c’est à la manière dont il tente de remédier aux effets de cette période qui finit.

(3)

On rencontre en général une gamme variée d’enlisement, qui vont de la recherche exclusive d’une confirmation de thèses préétablies a un éclectisme informe, qui ne sait jamais se ressaisir, et qui ne comprend donc jamais ce qu’il fait tout en devant régulièrement oublier ses mécomptes. C’est pourquoi nous sommes ennemis de toute idéologie, c’est-à-dire de l’utilisation d’un système d’idées abstrait devenu plus fort que la perception de la réalité. Le terne « idéologie » est à prendre dans son sens critique (utilisé par Marx, Lukàcs, Korsch, Gabel, etc.) : cristallisation discursive de fausse conscience. Comme cette dernière expression est souvent considérée comme trop floue par ceux qui ne veulent pas comprendre ce phénomène, la citation suivante tiré d’un livre, par ailleurs confus, de Max Scheler (L’Homme du Ressentiment, écrit en 1915), permet de faire l’économie d’une discussion :

« A côté du mensonge et de la tromperie, il y a ce qu’on pourrait appeler le « mensonge organique » ; la falsification ne se fait pas consciemment, comme dans le simple mensonge, mais avant toute expérience consciente, dès l’élaboration des représentations et des sentiments de valeur. Le « mensonge organique » fonctionne chaque fois que l’homme ne veut voir que ce qui sert son « intérêt » ou telle autre disposition de son attention instinctive, dont l’objet est ainsi modifié jusque dans son souvenir. L’homme qui s’abuse ainsi n’a plus besoin de mentir consciemment. Ce qui, chez l’homme naturellement honnête, est le résultat d’une tromperie consciente, est, chez lui, le seul effet de l’automatisme tendancieux de sa mémoire, de sa perception, de son affectivité. A la surface de sa conscience, règnent peut-être des intentions parfaitement loyales et honnêtes ; mais sa manière de percevoir les valeurs tend, petit à petit, à les transmuer complètement. Et sur ce donné déjà faussé, il porte un jugement qui lui paraît « sincère » et « vrai » dès là qu’il le mesure correctement à ces valeurs, qui, en réalité, lui sont données par l’effet d’une illusion. »

Le rejet de l’idéologie implique le rejet symétrique de la confusion. Elle provient en général non d’erreurs intellectuelles mais d’un manque de détermination et de discernement sur le plan de la réflexion, d’une incapacité à trancher de façon nuancée dans le champ des idées. La confusion veut toujours passer pour de la profondeur, alors qu’elle revient à relâcher le lien entre les mots et les actes. Ce décalage, perceptible de fort loin, permet de la détecter en des circonstances très variées et n’est jamais sans conséquence. II se manifeste en général de deux manières ; soit les affirmations ne sont que promesses inconsistantes pour des activités qui ne viennent jamais, soit les idées sont réduites à l’état d’instruments chargés de justifier en toute occasion un comportement qui suit une logique en deçà des mots. Dans ce dernier cas, les plus retors ont l’habitude de discuter comme s’ils se trouvaient sur un champ de bataille ; en avançant toujours, sans se préoccuper des pertes, des obstacles ou des contradictions, afin de miner la position adverse, sans s’occuper du fond. Ils réduisent la polémique éventuelle à un combat en mettant à profit le fait que leur interlocuteur ne cherche pas à les détruire. Ces gens-là ont ceci de commun avec les léninistes qu’ils prennent toute patience à leur égard pour une faiblesse invitant à l’abus.

Dans la mesure où ce qui caractérise une démarche vivante, c’est la capacité à synthétiser et à intégrer les remarques et informations nouvelles qui atteignent le groupe ou l’individu, l’accord sur les intentions et les méthodes est plus important que toute entente minutieuse sur les références théoriques. Un certain sens des proportions joue là un rôle décisif : la plupart de ceux qui placent trop haut les exigences formelles en sortent stérilisés, au point de ne plus faire ce qui est à la portée du premier venu.

C’est parce que le « délire de la théorie » comme le « délire de l’action » sont non seulement aisément reconnaissables mais similaires (on parle comme on agit, avec le même sérieux et les mêmes défauts), qu’il est vain de chercher à les redresser par une discussion raisonnée (aucun échange vivant n’est possible avec ceux qui utilisent des schémas). En général, seule la dérobade à de tels contacts nous évite un gaspillage absurde de temps et d’énergie.

II va de soi que toute atmosphère où voisinent mensonges cristallisés et décomposition de la raison procède d’une capitulation diffuse devant la complexité des problèmes que l’on doit affronter aujourd’hui, capitulation qui ne va pas sans une gigantesque déficience de sens historique, l’un des principaux produits de cette société du spectacle. C’est d’ailleurs ce qui explique l’effarante dissociation qui règne aujourd’hui entre la connaissance historique et son emploi. Sauf pour de rares individus, ceux qui la possèdent n’en font pas usage et ceux qui en auraient besoin l’ignorent.

(4)

II n’y a moyen d’affronter les problèmes posés à notre activité qu’en faisant en sorte de prévenir les manquements les plus lourds de conséquence. La première réaction est, banalement, de refuser la bêtise, cette cicatrice d’une ouverture au monde manquée : elle est toujours le signe d’une régression ou d’une infiltration par l’esprit dominant. II est certain d’autre part qu’on ne peut tolérer ceux qui, par une duplicité plus ou moins consciente mais toujours pleine de signification, veulent gagner sur tous les tableaux (c’est-à-dire s’intégrer aux rôles sociaux officiellement valorisés tout en prétendant s’engager dans un refus de ce monde). Contre un tel double jeu, on peut affirmer que nous préférons l’annihilation sociale si la tradition subversive qui parcourt l’Europe depuis au moins trois siècles et qui est toujours renée de ses cendres ne pouvait plus reprendre consistance dans les trente ans qui viennent ; sur ce terrain, plutôt rompre que plier.

De tels principes, consistant à ne parler que lorsqu’on sait ce que l’on dit et à lier dans le détail, bien que sans obsession, comportement pratique et affirmations critiques, sont des préalables à toute discussion devant atteindre et dépasser le stade du dialogue.

(5)

Les remarques qui précèdent ne prétendent guère à l’originalité. Voici maintenant les grandes lignes de ce qu’il faudrait réussir pour donner forme au peu qui dépend de nous : là encore, on ne vient pas proposer une théorie nouvelle, mais la reformulation de certaines vérités.

· le premier point consiste à développer pour le moment un ton de la vérité sans emphase, non seulement parce que la fascination qu’exerce une efficacité trop apparente peut à la longue entraver la développement de toute action, mais aussi parce que dans la période actuelle on n’est jamais si efficace qu’en passant par des brèches, là où les défenses du vieux monde se trouvent tournées. Sans être le « style de l’époque » (on se demande bien ce qui aujourd’hui pourrait en tenir lieu), il devrait rendre des services remarquables.

II s’agit d’exister avec notre taille réelle au milieu de nos semblables en prévenant autant que possible les mécanismes de prestige qui nous rendraient prisonniers d’une image surfaite ou mensongère. L’efficacité de ce ton de proximité viendra de ce que le refus de ce monde est, à certaines questions de formulation près, un thème extrêmement familier à nos contemporains, même quand ils ne veulent pas en entendre parler. Ce ton se caractérise surtout par le fait que le contenu excède la forme. II est par exemple impensable d’affirmer des prétentions radicales et de se moquer totalement des conséquences. Une observation de Georges Gläser dans Secret et Violence illustre l’importance de cette question :

« j’avais senti que tous les programmes, tous les plans contenaient des offres secrètes qui seules étaient entendues des hommes, et si quelque chose résistait, ce n’était jamais une doctrine à une autre doctrine, mais une promesse à un marché, un rêve à une peur. »

On peut aussi le définir comme le contraire du style propagandiste, qui veut toujours donner une conclusion et un ordre avant de fournir les justifications (quand il s’en préoccupe !). Le seul argument contre une telle manière serait qu’elle est trop en deçà de ce que nous voulons être et faire et qu’elle ne permettrait pas d’y accéder. Mais notre modestie d’apparence est toute relative puisqu’elle procède d’une ambition démesurée (contribuer à un changement jamais vu dans l’histoire humaine, qui, entre autres, ferait de la Terre un jardin). Nous ne voulons pas mesurer nos actes à leurs effets immédiats, plus ou moins satisfaisants, et qui ne peuvent donner que des résultats partiels et intermédiaires. C’est au rapprochement du but final que l’on pourra définitivement juger de la justesse des actions entreprises. Dans ce siècle qui a apporté tant de déceptions, ce serait assurément la plus amère des victoires que d’avoir su être lucide et de n’avoir pu qu’annoncer les désastres.

Un tel choix pourrait même être une condition de succès. En effet l’effort quotidien de survie dans cette société est devenu de plus en plus âpre, au point que la lutte pour l’apparence absorbe une part croissante d’énergie individuelle. Le principe de la vérité sans emphase procède au fond d’un pari stratégique : couper court à tout effort sur les questions d’apparence pour concentrer nos forces sur le contenu de la critique contre ce monde. N’avoir l’air de rien pourrait permettre de devenir capable de beaucoup. Ce choix d’allure peu raisonnable a toutes les chances de produire des effets considérables : l’adversaire ne peut croire que l’on choisisse de délaisser un tel front. De plus, cela ne nous prive d’aucune force, puisque nous ne voulons de partisans que parmi ceux qui savent juger véridiquement des êtres et des choses. Le succès des rencontres et des regroupements doit exclusivement reposer sur la sûreté des jugements, la pertinence des arguments, la justesse des analyses.

· le second point de référence consisterait à se soucier d’expliciter clairement et simplement la critique de la décomposition de cette société, en détournant ce qui fait la force constructive de la « morale » quand elle est non pas professée pour autrui mais pratiquée par soi-même. II ne s’agit là que de cultiver la suite dans les idées, une mémoire de la volonté, ce qui s’appelle aussi cohérence. Si on ne peut définir une norme de .comportement, la constellation de ceux que l’on refuse dessine la limite où cesserait notre efficacité. Cela entraîne par exemple une défiance absolue vis-à-vis de tous les dérivatifs que cette société propose avec entrain (hallucinogènes, produits de l’industrie du divertissement, etc.). Le critère qui juge ce que nous faisons est très simple ; saurons-nous rendre cumulative notre activité et notre réflexion contre ce monde ? Saurons-nous nous prémunir du mythe de la personnalité innée qui a fait tant de ravages dans nos rangs au cours des vingt dernières années ? Nous ne réussirons à faire que nos qualités se complètent au lieu que nos défauts s’ajoutent qu’à la condition de mener chacun une guerre obscure contre nos faiblesses, en sachant que ce qui importe vraiment, c’est ce que chacun peut devenir et non ce que la société a fait de lui.

· Il s’agirait aussi de favoriser la naissance de réseaux incontrôlés doués d’une vigoureuse intransigeance vis-à-vis de toutes les organisations sociales constituées (où l’on n’apprend qu’à obéir et non à penser et à agir, parce que la discipline y tient lieu de pensée). Le but est que se développent des réseaux où la fierté de ne pas parvenir soit un signe de reconnaissance minimal, où soient dépassées les frontières sectaires (sans qu’on y perde le peu de rigueur déjà acquis), et où règne la conscience que les prolétaires ne peuvent aujourd’hui se permettre aucune erreur qui n’ait de conséquence immédiate sur leur vie. Ces réseaux d’êtres humains décidés à conspirer au grand jour contre tous les gangs étatiques, tous les partis et tous les syndicats doivent néanmoins savoir d’une part qu’ils doivent rester le plus longtemps possible invisibles aux instances médiatiques (afin de garder le contrôle de leurs relations) et d’autre part qu’ils ne peuvent pour autant se séparer de la population et créer des structures dont la logique s’autonomiserait. L’objectif qui reste à tout moment à notre portée consiste dans la formation de pôles cohérents qui pourraient servir de références pour les éventuels affrontements à venir.

· Enfin, devant l’ampleur de la transformation que nous souhaitons et estimons nécessaire pour l’humanité tout entière, il faudra participer un jour d’une polarisation de l’humanité en deux camps. La préparation à une telle division ouverte du corps social nous vaut déjà une défiance considérable de la part de ceux avec lesquels nous pensons avoir beaucoup en commun. D’un côté le pessimisme profond de l’époque s’est cristallisé en une mentalité défensive, où toute division profonde de la société est vue comme menant à une catastrophe historique, mais de l’autre, cette crainte diffuse provient d’une expérience effective : guerre et révolution ont toujours été de pair, et aujourd’hui, toute guerre généralisée semble mener à un désastre irrémédiable. S’il n’y a d’autre moyen que de participer à la création de ce qui devra réunir pour un court moment certaines caractéristiques d’une « armée du bien », luttant sur toute la planète contre le mal étatique et marchand, il faudra pourtant éviter que l’affrontement ne se transpose sur un terrain strictement militaire. En ce sens, nous n’en avons pas fini avec les problèmes soulevés par « l’auto-limitation » du mouvement polonais. A l’opposé de ce dont tant de « radicaux » rêvent (réussir des « coups »), il serait désormais plus prudent de revendiquer le courage de la durée qui caractérisa l’ancien mouvement ouvrier, et de tenir en moindre estime la mise en mouvement d’une énergie éphémère.

II faut donc dès aujourd’hui se conformer à un principe très simple ; nous voulons être libres avec le reste de l’humanité, ou rien (nous ne voulons être ni les porteurs de la destruction ni les esthètes de l’échec). Comme certains ont pu l’écrire en formulant un sentiment diffus qui imprégnait une partie de la jeunesse viennoise dans les années vingt, « nous voulons tout pour tous ». Si pour le moment, nous sommes encore dans une période défensive, où il est surtout nécessaire de rendre les coups, tout en ménageant l’avenir, c’est parce que nous aurons su pratiquer une défensive méthodique que nous pourrons saisir les occasions permettant la reprise de l’initiative contre le vieux monde.

De telles occasions s’offriront probablement au fur et à mesure que s’amplifiera la déroute de l’intégrisme bourgeois (qu’incarne la reviviscence inconsistante du « libéralisme »).

L’effondrement de plus en plus probable de ce type de discours dominant devrait permettre une renaissance de la critique aussi bien contre la bourgeoisie que contre sa cousine et héritière, la bureaucratie : c’est dire qu’il faut dès maintenant heurter de front les préjugés des milieux aux prétentions plus ou moins « révolutionnaires » (sans parler des militants de toute sorte) qui, sous des apparences variées, partagent l’envie impérieuse de s’intégrer à la classe dominante ou de la remplacer (envie qui est par ailleurs le fondement principal des discours sur la prétendue « disparition » des classes) et qui se trahit toujours par la même incapacité à critiquer la bureaucratie dans ses particularités (comme le dit à peu près un proverbe grec ; « si tu parles contre ta maison, elle te tombe sur la tête »). Nous ne sommes donc pas pressés de convertir nos capacités vivantes en « activités professionnelles ». Nous espérons en effet réserver à nos dispositions un meilleur usage que celui offert par la mutilation salariale.

(6)

L’exposé de telles intentions serait incomplet si on n’y ajoutait la description des inconvénients qui naissent directement de notre attitude :

· notre élan vers les autres est freiné par le souci même de préserver notre cohérence et nos capacités, délicates à entretenir dans le milieu hostile de la société actuelle

· le fait d’avoir raison trop tôt provoque régulièrement l’incrédulité, et les traces de ce premier moment s’effacent difficilement par la suite...

· la moindre réussite de détail nous apporte d’embarrassantes miettes de prestige, qui intimident assez vite nos semblables et sont sources de malentendus interminables.

(7)

Certains trouveront chimériques les principes ainsi résumés (ou nous traiterons d’« intellectuel », en profitant de ce que l’écriture d’un texte si elle est une pratique pour son auteur prend une allure d’abstraction pour ses lecteurs), mais rien de ce qui a été exposé ici n’a été inventé. Le propos a consisté à condenser ce qu’un mouvement vaste et diffus a exprimé ou tendu à exprimer dans les dernières décennies et qui nous a saisis plus que nous ne l’avons choisi. En effet, contrairement à ce que veut produire la mise en scène spectaculaire de l’histoire récente, nous ne ressentons pas l’effet d’éloignement vis-à-vis de Mai 1968. Pour nous ce mouvement fondateur s’est produit hier, même si le temps écoulé fait que ce moment passé ne peut plus imprégner directement des comportements actuels. En ne nous soumettant pas au double mouvement du refoulement et de la nostalgie, nous déplairons à beaucoup : la plupart des individus s’emparent aujourd’hui avec avidité de l’idée que tel ou tel événement est « dépassé » pour la simple raison que c’est toujours ça de moins à prendre en compte dans ce monde confus.

Le secret de la réussite d’une activité selon les principes qu’elle s’est elle-même fixé, c’est d’agir avec le flux du temps et non contre lui. A ce point il apparaît clairement que notre présence et notre intervention éventuelle dans l’histoire sont évidemment moins « dialectiques » que ce qu’un historicisme spectaculaire voudrait communiquer en proclamant que « tout passe, tout lasse ».

Saisir le cité éphémère des choses est indissociable de l’appréciation de leur consistance.


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