I. La légende dorée de l’Union sur elle-même
L’enlisement de l’Union européenne est multiple, comme le montrent son incapacité à prendre en charge la dimension sociale ou la lourdeur des processus législatifs et juridiques qu’elle ne cesse de tisser.
La fonction proprement politique avancée comme ultime objectif du processus d’union européenne est désormais de plus en plus douteuse. En effet, cette “Union” ne met pas tant en avant ses “réalisations” politiques (les institutions européennes sont un modèle d’opacité et d’étrangeté bureaucratique) que le danger majeur qu’elle prétend avoir conjuré par sa seule existence : elle serait un “espace de paix”. Il y a là un écho à certaines attentes du XIXème siècle : même Renan dans “Qu’est-ce qu’une nation” parlait d’aboutir à une fédération des nations d’Europe. Malgré un “Prix Nobel de la paix” de convenance, décerné en 2012, la prétention de cette “Union” à constituer une garantie de “zone de paix” relève du faux-semblant. Cette “réalisation” revendiquée constitue le principal mensonge des partisans de l’UE.
De fait, c’est le condominion soviéto-américain sur l’Europe qui a permis la paix après 1945, parce qu’elle résultait d’une conception réaliste des rapports de force bruts. La mort de Staline a sans doute évité que les tensions de la “guerre froide”, qui a constitué une véritable troisième guerre mondiale, n’évoluent en conflit ouvert sur le sol européen. Les enjeux apparurent comme trop imprévisibles : les États-Unis furent toujours conscient qu’une “conquête” de l’Union soviétique n’était pas envisageable, comme l’indiquait leur stratégie d’endiguement, et les bureaucrates de Moscou comprirent à partir de Khrouchtchev que la riposte américaine à toute agression serait dévastatrice.
Il suffit surtout de se souvenir de quelques définitions élémentaires pour échapper aux illusions de la doxa européenne. L’Union européenne ne possède pas de centre politique décisionnel, ni de direction militaire, ni d’armée commune qui en serait l’instrument. Au sens de Clausewitz, elle est incapable de se donner le moindre but stratégique et de s’opposer à une agression. Bref, elle ne constitue en rien une puissance géopolitique.
L’UE est rentière de la paix, elle a hérité d’une situation de fait lorsqu’elle est née à la fin des années 1950. Au vu des soixante années écoulées, elle n’est ni capable de faire la guerre ni d’imposer la paix, y compris dans son voisinage européen : la guerre civile en Bosnie, comme la guerre au Kossovo, ont été endiguées parce que la puissance étasunienne a utilisé l’Otan pour agir. Si dans les deux cas la situation n’a pas été assainie (en Bosnie, notamment, les combats ne sont au fond que suspendus), un arrêt durable de la belligérance a été atteint.
A voir les immenses ratés de Schengen (qui prétendait unifier l’espace de circulation européen tout en définissant des frontières extérieures), l’UE est incapable de contrôler les flux de population pénétrant en Europe, notamment par l’Italie. Là encore, elle s’avère incapable de tenir une zone géographique, et d’y assurer une souveraineté. Il n’est pas étonnant en ce sens, que ces failles lui interdisent de faire face à la guerre moléculaire que l’islam militaire veut désormais introduire en Europe même (cf la formule d’A. Finkielkraut en janvier 2015 : “ce n’est pas la France qui est en guerre, c’est la guerre qui est en France”). A tous les niveaux, l’UE ne prévoit que des mesures strictement défensives, qui excluent toute victoire, et qui reposent seulement sur l’espoir d’un apaisement ou d’un épuisement des agresseurs.
La situation que la Russie a provoqué en Ukraine tout au long de l’année 2014 indique qu’un processus de guerre tend à revenir en Europe de l’est. L’empire russe, qui a échoué à se faire “nation”, est désormais à l’offensive et entend passer l’Ukraine au hachoir, puisqu’il n’a pu la contrôler par des méthodes plus discrètes. Les quatre vagues successives de mouvements démocratiques qui se sont produits en Ukraine depuis 1991 ont motivé cette détermination délirante, héritée de la logique des “organes de force” [1]. Tous les partisans de Poutine en Occident s’évertuent, dans la grande tradition des compagnons de route de l’Union soviétique, à trouver des arguments à la Russie, que celle-ci serait bien incapable de formuler par elle-même, mais ils sont aveugles sur le point fondamental : une grande partie de la population ukrainienne a décidé de sortir une fois pour toutes des décombres de l’Union soviétique, et c’est la cause décisive de la situation.
Le rapport entre l’Ukraine et la Russie est crucial du point de vue géopolitique : sans l’Ukraine, la Russie ne peut prétendre tenir un rôle de puissance offensive. Les pathétiques navettes des dirigeants européens qui craignent d’armer les Ukrainiens pour qu’ils se défendent évoquent les accommodements de Münich en 1938 (devrons-nous répéter la phrase de Churchill qui y répondit : “vous avez voulu éviter la guerre, vous aurez et le déshonneur et la guerre” ?). Ce dont les Européens de l’est sont intensément conscients, des Baltes aux Polonais, qui ont réussi à échapper à l’empire soviétique il y a 25 ans, c’est que ce monstre historique peut toujours revenir. L’affaire n’a rien d’anecdotique, tant l’Union soviétique a poussé loin le crime de masse, notamment dans l’Ukraine orientale et au Kouban, régions où la prépondérance “russe” vient d’un remplacement des populations ukrainiennes à la suite du génocide de millions de paysans ukrainiens.
II. L’acharnement contre les références nationales
La revendication publicitaire de l’UE comme “zone de paix” fonde une propagande intense, relayée par l’idéologie de la gauche fondamentale, et assume une fonction à destination interne : pour les partisans de l’Europe technocratique, lâcher la bride aux nations reviendrait à retourner automatiquement vers de nouvelles guerres intra-européennes. Ce refrain n’est jamais accompagné de démonstration, et l’analyse historique rétrospective montre aujourd’hui la faiblesse de cette pétition de principe.
Contrairement à la version officielle sur 1914, il n’y avait pas de demande de guerre dans les populations des grandes nations d’Europe, sauf dans les couches dirigeantes, ou mieux, régnantes, c’est-à-dire celles qui s’enracinaient dans le passé d’Ancien régime qu’elles voulaient éterniser. Les États-nations étaient alors minoritaires en Europe et ce sont les empires russe, austro-hongrois et allemand, qui jouèrent un rôle déterminant dans le déclenchement du conflit [2]. L’enchaînement de ratés diplomatiques qui marque le mois de juillet 1914 montre que les pôles favorables à la guerre se sont appuyés de manière décisive sur les contraintes techniques de l’appareil de mobilisation pour rendre le processus irréversible. Les médias de l’époque ont, in extremis, mis en scène un “enthousiasme” populaire pour aller à la guerre, mais il y eut surtout une réaction de “civisme”, chaque population se sentant attaquée par l’étranger et pensant partir pour une guerre de quelques mois, conformément à l’expérience historique du XIXème siècle. L’esprit de “civisme” n’est, curieusement, pas diabolisé rétrospectivement. Si la référence nationale a joué un rôle, c’est ensuite, par l’immense ténacité qu’elle permis face à l’épreuve. Après la guerre, l’ampleur des sacrifices fut reconnue et sanctifiée à travers la mémoire de cet élan national obscur, que même les dirigeants n’avaient pas imaginé, même s’ils avaient travaillé depuis des décennies à le cultiver. Il suffit de rappeler le rôle des “hussards noirs de la république”, ces instituteurs qui exaltaient le chauvinisme bien avant la guerre, et de souligner le rôle immense des intellectuels avec la propagande des années de guerre, dont les modernes “donneurs de leçon” sont les héritiers sociologiques. Ces derniers reprochent désormais aux populations présentes que leurs ancêtres aient trop écouté leurs propres prédécesseurs ! La posture de surplomb dédaigneux sur des troupeaux qu’il faut sans cesse “piloter” est leur credo politico-social intangible.
La doxa unioniste invoque aussi la marche à la Seconde guerre mondiale, travestie en “incandescence nationaliste”, alors que les fauteurs de guerre furent très directement les nouveaux types d’État idéologique que constituaient le régime national-socialiste allemand et l’Union soviétique. Une remarque d’Albert Speer dans ses mémoires est révélatrice : jusqu’en 1938, les dignitaires nazis étaient accueillis dans toutes les régions d’Allemagne par des foules en liesse, mais à partir de cette année-là, leurs déplacements rencontrèrent subitement le vide. A. Speer affirme, avec vraisemblance, que cette soudaine désertion résultait de ce que la population allemande avait compris que le risque de guerre était revenu. Cette population ne la désirait nullement, pas plus que celles des pays voisins.
Le pacte Molotov-Ribbentrop, si extraordinairement escamoté dans l’historiographie de la gauche fondamentale, est la date pivot de l’histoire du XXème siècle européen : l’antifascisme s’est allié à Hitler en août 1939 pour détruire les États polonais et baltes, ce dont leurs populations ont conservé une conscience aiguë. Affirmer que l’Union soviétique “a vaincu” le fascisme, c’est donc escamoter la première phase qui dura de 1929 à 1939, où l’Union soviétique a favorisé sans retenue la victoire du nazisme en Allemagne (entre 1929 et 1933 avec la tactique délibérément suicidaire de l’Internationale communiste, dite de la “troisième période”), puis préparé l’alliance avec Hitler, en liquidant toutes les résistances internes à l’URSS qui auraient pu y faire obstacle dans les années 1936-1939 (le sabordage délibéré de la révolution espagnole y trouve aussi sa principale explication). L’Union soviétique n’était pas “antinazie” : elle était concurrente du nazisme.
Comme pour la Première, la Seconde guerre mondiale a fait un usage particulièrement pernicieux de la référence nationale en second lieu, afin d’exacerber la ténacité dans la guerre, le cas soviétique étant à la fois le plus grossier et le plus parlant : Staline, attaqué en 1941 par un gangster un peu plus rapide que lui, a subitement fait appel aux sentiments “patriotiques” pour mobiliser la population, qui a mis néanmoins plusieurs mois pour s’y rallier, et ne l’a fait qu’au vu des crimes nazis qui annonçaient un malheur encore aggravé. La manière dont les paysans biélorusses et ukrainiens, dans les premiers temps, accueillaient en libérateurs les unités de la Wehrmacht (en leur offrant le pain et le sel et en leur disant “c’en est fini de ce régime où l’on ne peut ni vivre ni mourir”) était dénuée d’ambiguïté. Et les “antifascistes” oniriques actuels oublient de rappeler l’immense gâchis humain dont Staline fut responsable dans la guerre, avec sa propension à gaspiller sans compter le “matériel humain” (les pertes soviétiques furent régulièrement le triple de celles de l’armée allemande). Ces “antifascistes” passent toujours sous silence l’infamie exceptionnelle du régime soviétique qui déporta les preuves vivantes du gâchis militaire : les mutilés de guerre disparurent des villes “soviétiques” pour les camps sibériens, où ils étaient plus discrets et où leur vie fut “écourtée” en conséquence.
III. Fonction interne de la dénonciation des nations
La propagande de dénonciation des nations dans l’Union européenne que développe toute la structure eurocrate, et qui est reprise par les appareils médiatico-politiques des divers pays, assume donc une fonction stratégique : il s’agit de désagréger les références anthropologiques autonomes des populations. Le jeu sur l’immigration extra-européenne, de plus en plus gérée au niveau européen [3], est particulièrement catastrophique et participe de la même intention. Il suffit de comparer l’histoire européenne et celle des États-Unis pour saisir à quel point l’aspiration à la justice sociale qui se cristallisa en “mouvement socialiste” au XIXème siècle dépendait d’un très long tissage de relations populaires qui, malgré le déracinement dû à l’exode rural, participaient d’un imaginaire commun, d’une matrice culturelle profonde. La mosaïque de migrants vers les États-Unis, pourtant d’origine européenne, pour la plupart, ne permit pas que se développent de tels processus qui assuraient en Europe la vitalité de la société par en bas. Cette vitalité se réalisa dans la fondation d’une nouvelle nation étasunienne, dans un creuset original, où les réactions ouvrières n’ont jamais acquis la même force structurante qu’en Europe. Les oligarchies européennes espèrent cyniquement utiliser une telle désarticulation des couches populaires, mais en prenant soin d’éviter la constitution d’un creuset européen !
Quand on observe les XVIIIème et XIXème siècle, il apparaît que mouvement ouvrier et esprit national furent presque toujours corrélés de l’Europe du nord-ouest jusqu’en Europe centrale (là où apparut l’un, l’autre finit toujours par se cristalliser), et rarement antagonistes (cf l’esprit patriotique de la Commune de Paris). La confusion national-socialiste allemande a fait fond sur cette corrélation, et conjointement avec le régime soviétique, a détruit le mouvement ouvrier tout en instrumentalisant la référence nationale jusqu’à la saborder elle aussi [4]. L’immense catastrophe bolchevique, amplification du naufrage tsariste dans la guerre de 1914, apparaît à chaque fois comme l’élément qui a fait dérailler l’histoire européenne, en servant à la fois de repoussoir pour les populations d’Europe centrale, moins mal informées que l’ouest du continent, et de modèle pour le régime national-socialiste (cf Ernst Nolte, dans “La Guerre civile européenne”) [5]. Il demeure une absence béante : le bilan de l’histoire de la nation est passé hors champ politique [6].
IV. Union européenne et nation
L’incapacité de la droite conservatrice à se saisir de la question de l’identité nationale en 2010 confirme sa dépendance profonde à l’égard des idéologies figées de la gauche fondamentale [7]. Le fait massif, pluriséculaire, est que la nation a pour principe et pour finalité la participation de tous les gouvernés à l’institution (l’État entendu comme moment structurant de la collectivité, et non comme “pur appareil de coercition extérieur à la société” que l’idéologie marxiste a voulu y voir et qu’elle a bâti dans tous les régimes marxistes-léninistes). “Il y a (...) dans la nation l’ineffaçable découverte de la matrice de la citoyenneté moderne” (C. Lefort, ibid.).
Une oligarchie “nationale” considère que la “nation” se réduit au fond aux élites et à l’administration. Mais le moment “post-national” où sont parvenues ces “élites de fait” aboutit à l’exact inverse, et se trouve avalisé par les structures de l’UE : la “nation” est condamnable ontologiquement et se trouve réduite à tout ce qui n’est ni l’élite ni l’administration. Ces oligarchies entendent se constituer comme “non-nation”. Le plus intrigant est qu’il y a convergence profonde de ces élites oligarchiques avec l’atmosphère idéologique distillée par les “contre-élites” qui achèvent de transposer dans le gauchisme culturel les mécanismes et les rhétoriques du marxisme-léninisme.
Tout se passe comme si élite et contre-élites cherchaient au fond à “élire” un nouveau peuple à leur main, en appuyant et en amplifiant les migrations les plus gigantesques et fragmentées que l’histoire ait jamais connues. Nul besoin pour cela de remplacer toutes les couches populaires, il suffit que la substitution ait lieu dans les seules métropoles, ce qui est désormais très avancé pour quelques-unes, comme le constate le géographe Christophe Guilluy [8]. Cette question du remplacement stratégique de certaines populations en divers lieux majeurs de la mondialisation [9] est au fond un secret public. Il se recoupe avec deux types de données : il y a d’abord, depuis 25 à 30 ans, le refrain qui enchante régulièrement les médias français, assurant que 100 000 voire 200 000 personnes quittent chaque année les grandes villes pour s’installer à la campagne ou dans de petits bourgs (mais on n’explique jamais pourquoi les grandes villes ne voient pas pour autant leur nombre d’habitants diminuer !). Et il y a les statistiques implacables des tests de drépanocytose en France, marqueur, quoi que prétendent les “antiracistes” oniriques, de la majeure partie des populations venant d’Afrique, du nord ou des régions situées au sud du Sahara, car cette maladie génétique la plus répandue au monde constitue une relative immunité à la malaria.
Paris, Bruxelles, Londres, étant devenues des “villes-monde”, ce changement de population ne peut que désarticuler profondément les sociétés où prédominaient ces villes qui ont joué depuis des siècles un rôle amplificateur pour leur nation. La conséquence accablante en est que les différences sociales dans les métropoles s’y trouvent métamorphosées en oppositions “ethnico-religieuses” insolubles. L’aspiration au remplacement du peuple concret par un peuple conforme à une abstraction plus ou moins mystique est profondément ancrée dans l’imaginaire de la gauche fondamentale, comme l’ont illustré les Bolcheviks dès la guerre civile de 1918-1921, et tout au long du fonctionnement de l’Union soviétique. Le caractère aussi forcené qu’artificiel de la démarche de l’Union européenne, consistant à liquider les nations, augure donc très mal de l’avenir.
Paris, le 28 février 2015
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