L’islam en dissidence — Genèse d’un affrontement

Gabriel Martinez-Gros, Lucette Valensi
dimanche 18 octobre 2015
par  LieuxCommuns

Introduction au livre de Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi, L’islam en dissidence — Genèse d’un affrontement, Seuil 2004, réédité sous le titre L’islam, l"islamisme et l’Occident chez Points, 2013.

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Il est des confusions si fécondes qu’on se garde de les dissiper. « Islam » s’entend de la religion que Mahomet fonda sur le message inaltérable, sur la parole éternelle dont Dieu lui fit la grâce de la dictée. Ce Coran (Qur’ an, la « récitation », la « lecture ») dit aux hommes la Loi que Dieu leur a prescrite pour le temps qu’Il daignera octroyer à la Création, et qui les jugera au Dernier Jour. En ce sens, l’islam, comme le christianisme, échappe à l’histoire [1]. En revanche, l’Islam (ici pourvu d’une majuscule) désigne le domaine, vaste mais circonscrit dans l’espace et le temps (quatorze siècles, le cinquième de l’humanité), où s’est déployée l’aventure des musulmans, l’histoire des sociétés qui se réclamèrent de la Loi de Dieu et de l’exemple du Prophète.

L’islamisme est-il d’Islam ou d’islam ? Défend-il les droits d’une civilisation ou d’une religion ? Le plus souvent, et sans que la question soit ouvertement posée, c’est ce dernier parti qu’on adopte, et qui dicte la réponse qu’on entend apporter, ou opposer, à l’islamisme. Pour les télévisions occidentales, l’islamisme se traque à la sortie des mosquées ou dans l’hypocrite douceur des propos d’un imam. À la fin du reportage qu’on consacre à un pays musulman, l’image d’une salle de prière au moment où les fidèles s’y prosternent suffit à dénoncer le danger, sans même qu’il soit besoin de commentaire. Les mots — « fondamentalisme », « intégrisme » » — sont clairement tirés du lexique de l’histoire récente des religions, en particulier du catholicisme. Les islamistes, de leur côté, ne cessent d’invoquer le Coran, d’excommunier leurs adversaires, de restaurer le vieux fossé creusé à la frontière de la foi et de l’infidélité, de l’islam et de l’immense territoire de l’Incroyance — des kuffar odieux et des apostats criminels. Tous les signes convergent donc : c’est bien une religion qui dit non au monde moderne.
On mesure mal, en général, les implications de cette interprétation si spontanée, si largement partagée par le militant islamiste et par l’observateur occidental qu’elle ne semble pas mériter discussion, quand elle repose en vérité sur un large socle de discours enracinés qu’il convient d’expliciter.

Archaïsme contre modernité, Nord et Sud. Définition du tiers-mondisme

Dès lors que la religion investit le champ du politique et de l’histoire, l’analyse peut hésiter entre deux voies, également empruntées depuis l’attentat du 11 Septembre en particulier. La première constate que l’Islam bigot et l’Occident agnostique n’ont ni la même saisie, ni la même pesée du monde, qu’ils ne partagent aucun principe commun et que l’Occident est devenu incapable de comprendre l’Islam. « Devenu », car l’Occident fut autrefois ce que l’Islam offre au regard : une culture fondée sur une foi — une Chrétienté. L’affrontement, ou plutôt l’incompréhension, repose donc sur une conception progressive de l’histoire, si familière que les innombrables réfutations des historiens du XXe siècle ne l’ont guère ébranlée. La religion a précédé la raison, dont le triomphe semble assuré. Malgré la jeunesse des foules islamistes, et le vieillissement de l’Occident, renversement paradoxal du conflit de l’ancien et du moderne, il ne fait guère de doute que le dogme religieux et la pratique pieuse reculeront devant le doute scientifique et l’opulence de la vie. Sans doute est-ce même la conscience douloureuse de son inévitable décadence qui nourrit le regain inattendu de l’islam. La rancœur islamiste naît des progrès mêmes de l’Occident et de la raison, de la difficulté persistante des musulmans à accepter la civilisation universelle que l’Occident leur propose, et dont ils sentent bien, malgré leur refus désespéré, que la victoire est là.
Ces considérations ne sont pas sans fondement, mais elles impliquent, là encore, un postulat généralement tu : le rôle exclusif de sujet dévolu à l’Occident. Lui seul agit, invente, propose, et finit par disposer. « Les autres » subissent, s’étonnent, refusent, et finissent par s’incliner. Leur résistance même donne la mesure du progrès. C’est parce que l’islam refusa l’imprimerie qu’on en sait toute l’importance. _Histoire du progrès et monopole de la créativité occidentale sont liés. Ils naissent du même constat : à partir du XVIIe siècle — nous reviendrons sur cette chronologie — la percée scientifique, technique, économique, militaire et politique de l’Europe forge une civilisation aussi différente de l’âge agraire qui l’a précédée depuis les débuts de l’histoire, quatre mille cinq cents ans auparavant, que les sociétés historiques l’étaient des cultures du Néolithique. C’est cette percée qu’on peut à juste titre nommer « moderne ». Elle aura, en quelques siècles, multiplié le nombre des hommes, leur puissance et leur richesse, dans des proportions inouïes [2]. Elle aura aussi consacré l’exception européenne, puis occidentale, parmi les civilisations. À la diversité des foyers de peuplement et des sources de création (Inde, Chine, Islam, Europe...) se substituent un centre unique et des périphéries soumises, conquises et convaincues, un sujet et des objets, une histoire à deux tons, en noir et blanc. Disparues les couleurs du tableau de l’humanité : la diversité des parlers, les nuances des savoir-vivre, la délicatesse des savoir-faire ternissent sous la lumière aveuglante des nouveautés européennes. L’observateur du XIXe siècle ne distingue plus que deux catégories, qu’il nommera selon les cas « Orient » et « Occident », puis « métropoles » et « colonies ». Le nombre, l’immobilisme, la superstition religieuse d’une part ; de l’autre l’individu, l’invention, le dépassement rationnel, technique, des barrières que l’humanité avait crues jusque-là naturelles. L’Islam figure en bonne place dans le premier camp, parmi les forces les plus étroitement conservatrices que la modernité ait à surmonter.
Le XXe siècle, l’ère des combats et des indépendances, accentuera paradoxalement l’hégémonie des concepts mis en place à l’apogée de la colonisation, entre 1880 et 1914. Là où Lénine parlait de « colonies et semi-colonies » [3], on dira à partir du milieu des années 1950, en un seul mot d’une prégnance et d’une autorité jamais démenties des décennies durant, « Tiers-Monde ». On y retrouve la fracture de l’humanité en deux blocs aux arêtes tranchées [4], et l’exacerbation des traits qui les opposent : d’un côté la richesse, la maîtrise technique et scientifique, l’initiative historique ; de l’autre le nombre indistinct des pauvres, dont l’histoire se résume à la réaction aux stimulus de l’aiguillon des dominants [5]. C’est ce monde en deux tons aussi inséparables que violemment contrastés, cette hostilité en miroir, cette gémellité du maître et de l’esclave engendrée par la construction occidentale du monde moderne, reprise par certains de ceux qui la contestent, que nous nommerons « tiers-mondisme ». Un exemple parlera mieux que de longs développements. Le Mecca-Cola est récemment apparu dans les boutiques communautaires. Ce nouveau breuvage est une copie du Coca-Cola auquel il entend se substituer. En fait, le Coca-Cola a déjà été contesté depuis plusieurs dizaines d’années par les adversaires de « l’impérialisme américain », qui appelaient à le remplacer par des boissons plus « authentiques » et mieux enracinées dans les cultures traditionnelles — en vain. Le Mecca-Cola reconnaît au contraire le triomphe du Coca-Cola qu’il reproduit. Il lie d’emblée sa diffusion au goût du Coca-Cola chez ses consommateurs, et à leur refus de ce penchant qu’ils avouent. Boire Mecca, c’est boire Coca en disant non à ce qu’on fait — ce qui est une parfaite illustration du tiers-mondisme et de son aporie.
Logiquement, cette conception « tiers-mondiste » ne reconnaît qu’une seule civilisation, dont la richesse et la pauvreté, le savoir et le nombre, l’injustice et la révolte, l’Occident et le Tiers-Monde sont les pôles opposés et solidaires [6]. Elle niera donc la pertinence d’une civilisation islamique dont l’expansion de l’Occident, le colonialisme, l’impérialisme ont depuis longtemps anéanti les trésors et appauvri les peuples. Elle admettra, en revanche, que la religion musulmane, ultime refuge de peuples humiliés, ait pu servir de recours et se gonfler, sous l’aspect de l’islamisme, de la colère et de la violence désespérée des pauvres [7].
L’islam — la religion musulmane — n’en demeure pas moins, dans cette conception, un déguisement, une façon de dire le Sud à la face du Nord [8], une transgression archaïque jetée en défi à la modernité satisfaite du capitalisme victorieux. L’islamisme présenterait une apparence religieuse, mais en réalité il tiendrait un propos social. Nul ne s’étonnera de ce travestissement. Depuis que l’hégélianisme, et après lui le marxisme, se sont établis au cœur de la pensée européenne, la dialectique de la marche de la raison à travers la fausse conscience des acteurs de l’histoire est devenue familière aux sciences humaines. Qui plus est, cette « fausse conscience » qui traduit en termes religieux une protestation sociale est un des signes de l’aliénation du Sud, une des preuves de la justesse de son combat — mais d’un combat dont le sens véritable n’est donné qu’à l’observateur bienveillant du « Nord ». L’intégrisme religieux, redouté, combattu, ne serait pourtant que le masque de la résistance à la World Company.
Ce discours « tiers-mondiste » met l’accent sur d’indiscutables réalités. Après deux siècles de domination économique, culturelle, politique de l’Occident, la pression d’une croissance démographique forte depuis 1930, écrasante après 1950, a détruit les structures archaïques de l’économie et précipité un énorme exode rural. Sous l’impulsion des premiers gouvernements de l’indépendance, soucieux de rompre avec l’immobilisme conservateur de la colonisation, une ambitieuse politique scolaire a été mise en place, qu’on oublie aujourd’hui trop souvent de porter au crédit de régimes discutés [9], mais qui a consommé la rupture avec les traditions paysannes encore dominantes au milieu du XXe siècle. On a raison de souligner la brutalité de cette fracture, d’y voir l’une des failles fondatrices de la violence islamiste, mais aussi, selon toute probabilité, d’ajouter que cette crise est sur le point de se refermer, et que les générations à venir auront des défis moins redoutables à affronter [10].
Il est clair que l’explication est insuffisante. Les courbes démographiques de l’Islam, on le verra, ne sont guère différentes de celles du reste du Tiers-Monde. La brutalité des évolutions démographiques ou sociales, l’urbanisation écrasante, l’extension rapide d’une scolarisation souvent médiocre, peuvent aider à comprendre l’ampleur des crises ; elles ne suffisent pas à en saisir les racines propres à ce monde qu’il faut bien se résigner à nommer « islamique ». Car l’une des conséquences paradoxales de l’histoire de ces trente dernières années, si favorables, de l’avis général, aux progrès de la « mondialisation », c’est la résurgence de frontières de civilisations qu’on aurait crues surannées, et qui démentent la définition monolithique d’un Tiers-Monde affronté à l’Occident. L’essor économique de l’Asie orientale a rétabli une parenté — et une confrontation — de destins entre la Chine et le Japon, que semblaient séparer naguère les frontières infranchissables de l’Est socialiste et de l’Ouest libéral, du Nord industrialisé et du Sud sous-développé. Et l’islamisme, répandu de la Bosnie à l’Indonésie, a ressuscité le territoire de la vieille civilisation islamique.

Le retour du refoulé ?

Les civilisations sont-elles donc de retour ? Ou n’ont-elles jamais quitté la scène ? C’est la thèse centrale de Samuel Huntington, largement caricaturée par le préjugé et la rumeur, mais qu’on ne saurait balayer sans l’avoir lue. L’auteur y défend l’idée que les grandes civilisations de l’histoire humaine — qu’il réduit à vrai dire le plus souvent à l’Occident, à l’Islam et à l’Asie orientale sino japonaise [11] ont aussi vivantes qu’obstinément niées par l’idéologie du « village planétaire », cosmopolite et métissé. C’est dans la négation universaliste des identités particulières, dit l’auteur, que réside le danger des coexistences hostiles et des guerres culturelles. Sans doute la « mondialisation » des échanges favorise-t-elle ces évolutions ; mais leur ampleur est décuplée par la poussée idéologique des États-Unis, dont le creuset s’est nourri du refus de ces mêmes barrières culturelles qu’ils nient aujourd’hui dans le monde. Arche de Noé d’une humanité nouvelle nourrie de toutes les espèces culturelles anciennes, l’Amérique les dépasse toutes pour ne plus faire qu’un. La malédiction de Babel est levée — elle l’est pour les États-Unis, elle doit l’être, et le sera, pour le monde. Vision désastreuse, qui conduit aux pires conflagrations, affirme l’auteur. La solution tient au contraire dans la reconnaissance des frontières de civilisation, ou des lignes de cessez-le-feu d’une guerre des cultures incipientes ; il convient enfin, ajoute Samuel Huntington, que les États-Unis abandonnent le mythe, fût-il fondateur, d’une nation-arche, indifféremment ouverte à toutes les cultures, pour se rallier à leur camp naturel, dont la survie exige leur présence, c’est-à-dire à l’Occident.
Cette pensée au sens strict conservatrice — des équilibres culturels — a le mérite de l’apparente confirmation des faits. Dès le XIXe siècle sans doute, le fossé scientifique, technique, militaire, culturel, politique qui séparait l’Occident du reste du monde était si large que le regard européen ne discernait plus sur la rive opposée qu’une cohue informe de peuples également arriérés, comme nul n’hésitait alors à le dire. Africain ou Chinois, Algérien ou Indien, tous se reconnaissaient au même trait saillant, si caricatural qu’il en abolissait les rides particulières creusées par les siècles : leur ignorance de la modernité. Les colonies, le Tiers-Monde, eurent l’avantage de dire en un seul mot tout ce que ce monde n’était pas, et qui lui donnait son identité [12]. Cette époque est révolue, et il revient à Samuel Huntington de l’avoir reconnu. Le Tiers-Monde est en train de disparaître sous des poussées multiples, mais cohérentes. Il paraît difficile de nier la convergence des évolutions démographiques, sociales, économiques, de l’Asie orientale et leur divergence d’avec celles de l’Afrique. De même, l’islamisme identifie le monde musulman, et le distingue d’une masse tiers-mondiste qui se décompose.
À une différence près, sensible à la lecture de Huntington. Si les succès économiques rendent ses frontières à l’Asie orientale, l’Islam semble retrouver les siennes par la violence politique. L’Asie sino-japonaise a reconquis son unité en maîtrisant la modernité, l’Islam se regrouperait en la refusant. Dans le premier cas, les clefs décisives de l’analyse des sociétés seraient données par les événements des deux derniers siècles, qui ont totalement bouleversé les sociétés traditionnelles au Japon comme en Chine, au Vietnam comme en Corée. En terre musulmane au contraire, l’impression prévaut souvent, si l’on s’en tient aux images télévisées de prières publiques et de voiles exhibés, que rien n’a changé depuis des siècles — et que rien n’y changera jamais, ou qu’on y effacera les changements éphémères voulus par l’étranger. Après de spectaculaires tentatives réformistes, et avec d’éminentes exceptions, la Turquie en particulier, la modernité aurait échoué à pénétrer le monde islamique. La révolution y sonne réactionnaire — en Iran —, l’Égypte réformatrice de Méhémet Ali a laissé la place à celle des Frères musulmans. L’immobilisme et la régression seraient les signes où se reconnaîtrait l’Islam.
Si complexe que soit l’islamisme, si difficile sa définition, on peut du moins exclure catégoriquement qu’il se résume à un immobilisme. Une large part des développements qui suivent tendront à le démontrer. Les pays d’Islam ont connu d’énormes mutations sociales. Rien, ou presque rien, ne reste de ce qui fut le paradigme de l’État islamique traditionnel. La religion enfin, sous l’aspect de l’islamisme, a gagné des espaces dont elle était largement exclue dans le monde ancien, tandis qu’elle en perdait d’autres au contraire.
Il reste, dira-t-on, dans ce cas comme dans celui de l’Asie orientale, qu’une identité islamique se manifeste ostensiblement dans la marche quotidienne du monde. Quelle qu’en soit la définition, ne peut-on, comme le suggère Samuel Huntington, tracer des frontières, géographiques et symboliques, qui lui donneraient un domaine de civilisation et limiteraient la violence des conflits qui l’opposent à d’autres — et à l’Occident en particulier ? On ne le pense pas, s’il faut prendre « civilisation » dans le sens plein qu’on peut donner à la « civilisation islamique » des siècles qui précédèrent le choc de la modernité.

L’aporie de la « guerre des civilisations » : la frontière abolie et revendiquée

La « guerre des civilisations » paraît bien relever, en effet, de ces discours aporétiques dont l’existence même dément le contenu [13]. Pour les cultures les plus affirmées, les plus conscientes de leurs frontières, qui furent aussi, souvent, celles d’un empire — Rome, Chine, Islam des VIIIe-XIe siècles —, « civilisation » ne s’entend qu’au singulier, et s’oppose à barbarie. La guerre que mènent ces empires pour leur défense ne les oppose pas à d’autres conceptions du monde, à d’autres civilisations, mais à des néants informes, terres de guerriers sauvages ou de gibier servile auxquels de rares esprits paradoxaux condescendent à donner le nom d’hommes. Dans cet espace indistinct, que le droit islamique nomme dar al-harb (« domaine de la guerre »), la Loi, propre au dar al-islam (« territoire de l’islam »), est suspendue. Le meurtre, le viol, la réduction à la servitude y sont permis — c’est de ce principe que se nourrit le djihad. Sans les avoir aussi clairement explicitées, Rome, la Chine recoururent aux mêmes pratiques à l’encontre des Barbares [14].
La modernité abolit les frontières de la barbarie, étendit à l’espèce entière le bénéfice potentiel de la civilisation, qu’elle comprit elle aussi, par conséquent, au singulier. Elle ne fut pas la première à concevoir son unité comme une convergence de diversités, comme un océan où se jetaient les fleuves apaisés des civilisations antérieures [15]. Mais ce pluriel n’appartient qu’au passé. Il y a longtemps déjà que le monde fait unité, que les conflits y sont les termes opposés d’alternatives universelles, capitalisme ou socialisme, libéralisme ou fascisme, Nord ou Sud. La « guerre des civilisations » n’échappe pas à la règle. On y voit souvent le heurt de deux galaxies à l’intersection aléatoire de trajectoires indifférentes ; ou encore, comme Samuel Huntington, la réaction désespérée d’une civilisation (l’Islam) dont le territoire serait envahi par l’Occident en expansion. Il n’en est rien. Depuis des décennies, voire des siècles, il n’est plus possible de penser l’ « Islam » hors de l’Occident qui le presse, le domine, l’obsède, ni des échanges qu’ils entretiennent. Une culture islamique pure de toute contamination étrangère n’est aujourd’hui qu’un slogan islamiste, en opposition aux règles universelles dont on assigne l’origine à l’Occident. Tout trait particulier n’y est discerné que pour être opposé au modèle occidental, voile contre féminisme, châtiments corporels contre décadence des mœurs, religion contre laïcité, djihad contre pacifisme ou guerre high tech. L’islamisme ne conçoit, par définition, pas de conciliation possible avec l’Occident, puisque tous les caractères de son identité sont choisis pour leur incompatibilité avec les valeurs dominantes. Le conflit est inhérent à l’entreprise, il témoigne paradoxalement de l’existence d’un terrain commun, des polarisations antagonistes d’un même discours. En bref, l’islamisme ne connaît que les contrastes violents du noir et blanc où se reconnaît son ascendance tiers-mondiste.
Il n’y a donc pas de « guerre des civilisations » parce que la guerre implique un commun champ de bataille, des enjeux affrontés, mais partagés, des valeurs communes, mais inversées ; c’est-à-dire deux camps, mais une même civilisation. L’Occident a sa part dans l’identité islamiste, comme le Mal l’avait dans l’esprit du croyant d’autrefois. Le Bien se nomme l’Islam, un Islam circonscrit et défini par l’interdit de l’Occident, comme le Bien l’est par l’interdit du Mal.
On pressent là l’originalité de l’islamisme. Le village planétaire existe. On peut, en revanche, accorder à Samuel Huntington que des quartiers s’y organisent, et que les hommes s’y regroupent selon les affinités que les trois ou quatre mille ans de l’histoire humaine ont établies — c’est-à-dire selon les lignes de partage des vieilles civilisations d’ambition universelle [16]. Chaque quartier porterait haut sa bannière — Asie orientale, Occident, Islam — dans des joutes pacifiques dont les compétitions sportives internationales offrent déjà l’exemple. L’Islam, comme d’autres, aurait son quartier, sa couleur. Mais ce que dit l’islamisme est malheureusement tout différent. De la « guerre des civilisations », il a retenu la guerre, c’est-à-dire d’une part l’existence de deux camps, et de deux seulement — l’Islam et le reste ; d’autre part une volonté de conflit actif et rapide. Quoi qu’il en soit de son dénouement, l’islamisme est une crise, dont la durée ne saurait s’étendre au-delà de quelques décennies. Ce choix qu’ont fait, accepté ou subi des pans significatifs des sociétés musulmanes, il nous faut maintenant tenter de l’éclairer en plongeant dans cette histoire plus ancienne que la mouvance islamiste se plaît à invoquer [17].


[1Où il avoue pourtant s’incarner. Tout comme le Christ est mort dans sa chair avant de ressusciter éternel, le Coran, comme Le Livre de sable de Borges qu’il a peut-être inspiré, contient dans la finitude de ses lettres et de ses versets l’indéfinité de l’histoire humaine.

[2Entre 1800 et 2050, en deux siècles et demi, le nombre des hommes aura été multiplié par 10 (de 850 à 8 500 millions), soit autant que pendant les cinq mille ans qui ont précédé (la population mondiale y serait passée de 80 à 850 millions d’êtres) et sans doute plus que pendant les trois à quatre mille ans de la « Révolution néolithique », au cours de laquelle l’humanité acquit agriculture, élevage, céramique et métallurgie, ce qui multiplia ses effectifs par cinq ou six.

[3Pour désigner, dans ce dernier cas, les pays de l’« Orient » (étrangers à la civilisation européenne) qui n’étaient pas directement soumis à la tutelle coloniale, mais qui n’en dépendaient pas moins du système capitaliste universel, de l’« impérialisme », comme on commence alors à dire dans les milieux socialistes (Turquie, Iran, Chine...).

[4Comme on sait, du moins en France où l’expression fut forgée, ce « Tiers » ne requiert nullement deux autres termes, mais un seul — les privilégiés. « Tiers-Monde » est en effet calqué sur « Tiers-État », l’immense majorité face aux deux autres ordres de la France de l’Ancien Régime, noblesse et clergé, unis dans les mêmes « privilèges ». De même l’Est et l’Ouest, politiquement opposés, sont les deux ordres privilégiés de la deuxième moitié du XXe siècle, auxquels s’oppose le « Tiers-Monde » nombreux et misérable.

[5La radicalisation des caractères distinctifs des deux mondes se lit par exemple dans l’élimination des catégories intermédiaires, étrangères à la fois au monde colonisé et au monde colonisateur (ainsi l’Argentine ou le Brésil, progressivement rangés, dans les années 1950 et 1960, parmi les pays du Tiers-Monde) ; ou dans les métaphores opposées de la bombe atomique, signe écrasant de la supériorité technique et militaire de l’Occident, et de la « bombe démographique » , prolifération indistincte des pauvres qui achève de les dépouiller de toute nuance de culture propre : ces pauvres n’existent que pour menacer les riches. On ne s’étonnera pas que cette menace d’un Enfer terrestre, mieux adapté à l’entendement des riches du XXe siècle, ait connu un vif succès au sein de l’Église catholique, sous la forme de la « théologie de la libération ». Pour autant, la bombe démographique, politiquement fantasmatique, n’en traduisait pas moins « l’explosion démographique » des années 1950-1980, et le renversement du rapport des forces démographiques, après 1930, au détriment de l’Occident et à l’avantage du reste du monde.

[6Les conceptions « tiers-mondistes » triomphent donc en particulier là où la victoire culturelle de l’Occident est la plus totale et la plus destructrice, mais où subsiste, à défaut d’une culture propre à opposer au colonisateur, la conscience d’une étrangeté, ou d’une aliénation : ainsi en Amérique latine, où le triomphe des langues latines se conjugue parfois à la revendication officielle d’une origine indigène (ainsi au Mexique ou au Pérou) ; ou en Afrique subsaharienne non musulmane, où les progrès des langues européennes durcissent souvent le ton envers l’Occident. Au sens propre, l’histoire se vit alors dans la même langue, en noir et blanc... A priori, la Chine ou l’Islam, mieux assises sur des traditions vivantes, devraient échapper à cette radicalisation. C’est ce que dément, précisément, l’islamisme.

[7J’utilise volontairement les termes « humiliation » et « désespoir », qui permettent presque à coup sûr de distinguer une conception tiers-mondiste de l’histoire. Ces mots supposent en effet l’action première d’un maître tout-puissant et tyrannique, auquel répond la réaction de l’esclave.

[8La substitution, depuis une dizaine d’années, du « Sud » au « Tiers-Monde », de la métaphore des points cardinaux au lexique de la Révolution française, vient d’abord de la chute de l’Union soviétique, « deuxième monde » qui a rejoint le premier, et bastion effondré de l’héritage révolutionnaire. Le « Sud » permet aussi d’écarter l’Asie orientale (Chine comprise), voire l’Asie dans son ensemble, gagnée au capitalisme. De fait, c’est l’image de l’Afrique subsaharienne, et très secondairement de l’Amérique latine, qui se présente spontanément à l’esprit quand on parle du Sud.

[9Voir le chapitre VI : « L’Islam et l’Occident. Du choc colonial au ressentiment post-colonial ».

[10On consultera sur ce point Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000. Une analyse très schématique, mais dont il ne faut pas écarter les perspectives, insistera par exemple sur la baisse rapide de la fécondité en Algérie après 1980, et pronostiquera, à activité économique égale, une amélioration sensible de l’emploi des jeunes dans les années 2000-2010, donc un allègement du malaise social et politique lié au chômage des 18-25 ans.

[11Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996 ; traduction française, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000. Non sans quelque raison, on essaiera de l’expliquer au début du chapitre V : « Islam et chrétienté. Qu’est-ce qui a mal tourné ? » En gros, l’histoire de la plupart des autres ensembles peut être rattachée sans scandale à l’un de ces trois.

[12Identité négative, dont le tiers-mondisme est bien sûr l’exacte traduction.

[13Sur le modèle aristotélicien : « Tous les Crétois sont des menteurs, affirme le Crétois ».

[14L’Islam reconnaît d’autres divisions du monde, et trace entre civilisation et barbarie une frontière moins abrupte que Rome ou que la Chine impériale.

[15C’est précisément le cas de l’Islam.

[16Je veux parler de l’histoire encore vivante, dont se réclament des héritiers d’aujourd’hui. Il n’est guère, par exemple, de langue aujourd’hui pratiquée dans le monde et dont l’existence soit déjà attestée au-delà de trois mille ou trois mille cinq cents ans. Il en est de même de nos religions, de nos formes de gouvernement, etc.

[17Contrairement à un avis répandu, selon lequel les islamistes se soucieraient peu de l’histoire, tout envoûtés qu’ils sont au feu ardent du texte sacré, les discours d’Oussama ben Laden montrent un vif intérêt pour la relecture du passé, en particulier pour l’immense série des injures subies par l’Islam au long de sa longue existence, et qu’il lui revient maintenant de venger.


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