« L’homme naît libre, et il est partout dans les fers », écrivait Rousseau. Non : aucune loi naturelle ou disposition divine ne fait naître l’homme libre (ou pas libre). Mais, s’il est en effet presque partout dans les fers, c’est qu’il naît au milieu de fers prêts à l’accueillir — et qui le rendent tel qu’il ne demande qu’à les accepter. Fers surtout immatériels, et qui ne sont pas seulement et pas tellement ceux forgés par la domination d’un groupe social particulier. Aucun groupe ne saurait maintenir vingt-quatre heures sa domination sur une société dont la grande majorité ne l’accepterait pas.
Cette domination est celle de l’institution chaque fois établie : de la loi donnée, des significations et des représentations instituées et sanctionnées. Les plus « égalitaires » des sauvages sont tout autant, sinon plus, aliénés, à savoir hétéronomes, que les esclaves à Rome ou les serfs médiévaux. Ni les uns ni les autres ne peuvent penser que l’institution sociale pourrait être mise en question et changée. Presque partout, presque toujours, les humains socialisés — et, sans cette socialisation, ils ne seraient pas des humains — n’ont pu exister qu’en intériorisant pleinement l’institution, c’est-à-dire en s’y asservissant complètement. Ce qui entraîne aussi que les institutions des autres sont nécessairement inférieures, étranges, monstrueuses, diaboliques.
L’ hétéronomie — caractère intangible de l’institution existante, caractère indiscutable des croyances de la tribu — été, presque partout, presque toujours, l’état des sociétés humaines.
Cet état — à bien y réfléchir « normal », à savoir de loin le plus probable — n’a été vraiment rompu qu’en Europe. Il n’y a qu’en Europe — en Grèce d’abord, en Europe occidentale à nouveau plus tard — qu’une société s’est créée, capable de se mettre en cause et en question elle-même. C’est ici que les questions : qu’est-ce qui est juste ? et qu’est-ce qui est vrai ?surgissent et travaillent effectivement la société, non pas comme questions de philosophie de cours ou d’interprétation d’un livre sacré, mais comme questions qui informent une lutte sociale et une activité politiques. C’est ici aussi que la division sociale n’a pas été passivement acceptée, n’a pas conduit à des révoltes sans lendemain ou visant simplement la permutation des rôles dans le même scénario, à de nouvelles prophéties ou de nouvelles religions — mais à une activité politique. La politique, comme activité collective orientée explicitement vers le changement des institutions ; la philosophie, comme interrogation illimitée ; et surtout leur fécondation et solidarité réciproque émergent ici. Ici aussi naît le projet d’autonomie individuelle et collective, porté par les luttes des peuples pour la démocratie, et dont le contenu a fini par concerner tous les aspects de l’institution de la société (au-delà des aspects étroitement « politiques »). Et c’est en Europe aussi que, pour la première fois, la mise en question des institutions établies, impliquant leur relativisation, a entraîné la reconnaissance de l’égalité en droit de toutes les cultures.
Ainsi entendue, l’Europe n’est plus en droit, depuis longtemps, ni une entité géographique ni une entité ethnique. Un des moments les plus forts de la création européenne se situe en Nouvelle-Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle — et ses effets n’ont pas cessé d’être vivants. Et elle ne l’est plus, en fait, depuis deux siècles. Le Japon, les dissidents du Mur de Pékin, des millions de gens éparpillés sur toute la planète lui appartiennent. L’Afrique du Sud blanche, non.
L’Europe n’a certes pas engendré que cela. Elle est aussi l’aire social-historique où se crée le capitalisme, projet démentiel mais efficace de l’expansion illimitée d’une maîtrise « rationnelle » ; l’impérialisme, qui en a été la matérialisation à l’échelle de la planète ; enfin, moyennant une torsion et une inversion monstrueuses du projet socialiste, le totalitarisme. Sur ce point aussi, un Européen ne doit pas faire preuve de fausse modestie. Partout et toujours, les hommes ont pu être d’une cruauté infinie les uns pour les autres. Mais Auschwitz et le Goulag sont des singularités de notre histoire.
L’Europe n’a pas inventé la guerre, la haine des autres, le racisme, l’asservissement, les massacres d’extermination, l’acculturation forcée : l’histoire enregistrée en regorge. Elle les a également pratiqués. Mais sa singularité, c’est que tout cela en Europe a été contesté et combattu de l’intérieur.
Le projet d’autonomie, né en Europe, est loin d’y avoir trouvé sa réalisation : c’est pourquoi, appeler les sociétés occidentales « démocratiques » est abus de langage ou mystification. Les sociétés « européennes » restent des sociétés mixtes, à institution duelle, où la division sociale, la domination par le capitalisme bureaucratique, l’impérialisme à l’égard du Tiers Monde, coexistent avec les éléments démocratiques que les luttes des peuples ont réussi à imposer à l’institution de la société. Ce sont, rigoureusement parlant, des oligarchies libérales. Mais le projet d’autonomie continue de les travailler, et les a, déjà, substantiellement transformées. Les institutions et les droits permettant aux individus de mener, plus ou moins, leur vie comme ils l’entendent, et d’agir politiquement s’ils le veulent ; l’existence même d’individus pouvant contester l’autorité, s’opposer aux pouvoirs, se battre contre l’injustice même si elle ne les affecte pas personnellement — tout cela n’est pas « formel », cela fait une différence profonde quant à la texture même de la société. Et tout cela n’a pas poussé de la terre, ni n’a été donné par Dieu — et pas davantage octroyé, par le capitalisme. Cela est le produit de luttes plusieurs fois séculaires, le prix de montagnes de cadavres et d’océans de sang. Cela ne fait pas des sociétés « européennes » des sociétés idéales, ni des sociétés autonomes ; mais cela en fait un socle historique extrêmement précieux — car improbable, et fragile — sur quoi autre chose pourra être édifié.
Ce qui se trouve à présent mortellement menacé, dans son essence, ce n’est ni l’impérialisme américain ni les régimes de tortionnaires qui en dépendent. Le remplacement de l’Amérique par la Russie, et des policiers argentins par des collègues de M. Andropov [1], ne ferait que porter le système de domination à un degré supérieur de perfection. Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde.
Cette composante est menacée d’abord, militairement aussi bien que politiquement, par la stratocratie russe, que sa dynamique interne pousse à la domination mondiale et qui ressent comme un danger mortel la simple existence de sociétés où se pratiquent des droits et des libertés effectifs. (C’est cela aussi, la leçon de Jaruzelski. [2])
Elle est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». Certes, les créations européennes y pénètrent aussi. Mais cette pénétration est fortement déséquilibrée. L’emploi des Jeeps et des mitraillettes, des méthodes avancées de torture et de la manipulation abrutissante des médias est assimilé partout avec une vitesse et une facilité infiniment plus grandes que les attitudes démocratiques et l’esprit critique. Jusqu’ici, il semble bien que l’amindadaïsation [3] (ou kadhafisation, ou khomeinisation, ou galtiérisation [4]) représente pour les pays du Tiers Monde la pente politique la plus forte.
Elle est enfin menacée par un processus de décomposition sociale dont la progression s’accélère. La société politique s’y morcelle en lobbies. Le conflit politique et social, évanescent, cède la place à la simple défense des intérêts sectoriels et des situations acquises. L’irresponsabilité s’y propage rapidement, dans tous les sens et tous les domaines (des ministres aux automobilistes, et des écrivains aux postiers). Imagination et créativité politiques y ont disparu.
La symétrie que veulent établir les plus audacieux des « pacifistes » entre « impérialisme russe » et « impérialisme américain » (ou « occidental ») est absurde. Politiquement, il n’y a rien à défendre — à part les vies humaines — dans la société russe. Dans les sociétés « européennes », il y a à défendre beaucoup de choses dont rien n’assure que, une fois détruites, elles resurgiraient.
Mais ce qui est à défendre ne peut pas l’être avec les États et les gouvernements tels qu’ils existent. D’abord, parce que ceux-ci en sont organiquement incapables. La décomposition des couches dirigeantes occidentales et des mécanismes de direction de la société n’est ni accidentelle ni passagère. Les manifestations en sont innombrables : de l’aberration des « politiques » économiques actuelles à l’inexistence d’une stratégie face à la Russie, et des absurdités du réarmement américain à la guérilla permanente entre les prétendus « alliés ». La « politique » occidentale à l’égard des pays du Tiers Monde est le principal allié qu’y rencontre la pénétration russe : les événements en cours en Amérique centrale le montrent jusqu’à la caricature.
Ensuite et surtout, parce que l’on ne défend pas les mêmes choses. Il est certain qu’on peut revenir de Franco, de Salazar, de Papadopoulos, des généraux brésilliens, probablement demain de Pinochet — et que l’on ne revient pas d’un régime communiste une fois établi. Mais ni ce fait ni la rhétorique officielle ne peuvent masquer l’appui massif des gouvernements occidentaux aux régimes dictatoriaux du Tiers Monde. (L’hypocrisie de la « gauche » française à cet égard est, comme d’habitude, particulièrement savoureuse. Plusieurs régimes soutenus par la France en Afrique n’ont rien à envier, c’est le moins qu’on puisse dire, aux régimes latino-américains ; et ils dépendent beaucoup plus, pour leur survie, de Paris que les régimes d’Amérique du Sud ne dépendent de Washington.) Le réalisme élémentaire indique que, plus la confrontation avec la Russie s’intensifiera, plus MM. Marcos [5] , Mobutu et d’Aubuisson [6] bénéficieront de l’appui inconditionnel des gouvernements « démocratiques ». Et le jour n’est pas loin où les populations seront invitées à soutenir M. Botha [7] au nom des valeurs démocratiques et humanistes de l’Occident.
A ces gouvernements et à ces États on ne peut accordes aucune confiance au plan réaliste, et aucune solidarité au plan des principes.
La défense de ce qui est à défendre dans les sociétés « européennes » ne sera possible qu’à condition que les peuples de ces pays sortent de leur apathie et de leur privatisation (dont l’état de disgrâce de la France en sommeil offre aujourd’hui l’exemple le plus affligeant), qu’ils se ressaisissent, s’engagent derechef dans l’activité politique, luttent à nouveau pour faire leur histoire au lieu de la subir. S’ils le font, des répercussions décisives en Europe de l’Est et dans plusieurs pays du Tiers Monde ne manqueront pas de se produire. Dans le cas contraire, ni les Pershing ni les MX n’empêcheront le pire : la guerre totale, ou la domestication graduelle de l’Europe par la stratocratie russe, prélude à son asservissement complet.
Travailler à ce réveil est le seul objectif réaliste que peuvent se proposer ceux qui veulent défendre ce qui est à défendre dans la création historique européenne et le tissu social où elle est aujourd’hui sédimentée.
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