Ce texte fait partie de la brochure n°21 « Islamismes, islamogauchisme, islamophobie »
Première partie : L’islam à l’offensive, de la prédication à la guerre
Novembre 2015
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Sommaire :
- Islamisme : concevoir l’impensable (Exposé) — ci-dessous...
Texte dont le contenu a servi de base à une intervention faite devant un cercle de discussion politique le 27 février 2015, ici retranscrite et largement complétée. Le texte a été relu en septembre 2015, subissant quelques corrections et modifications dont les plus importantes sont signalées entre crochets.
1 – Une situation nouvelle ? Janvier 2015 : un paroxysme La gauche et les médias touchés en leurs centres Une application de la loi musulmane 2 – Les réactions populaires Les réactions anti-musulmanes Les rassemblements de solidarité Les demandes d’explication 3 – Failles dans le discours officiel « Les islamistes sont une infime minorité » « L’État assure votre sécurité » L’islamisme en cercles concentriques |
4 – Une situation impensable La barbarie Une sécession sur une base migratoire Donner raison aux Le Pen La société contre l’oligarchie Déni et déréalisation 5 – Questions ouvertes Une libanisation en cours ? Quel jeu de l’oligarchie ? L’avenir du Front National ? Mort anthropologique de l’Occident ? |
Je vais évoquer les attentats de Paris [de janvier 2015] pour en comprendre les implications, mais avant, quelques mots de présentation. Je fais partie d’un groupe politique, le collectif Lieux Communs, dont l’objectif est de viser l’instauration d’une démocratie directe, régime politique qui doit entraîner, pour nous, la redéfinition des besoins et l’établissement de l’égalité des revenus. Nous sommes donc pleinement engagés dans la critique sans concession des sociétés telles qu’elles existent, et aujourd’hui largement dominées par les imaginaires de consommation, de délégation et de hiérarchie. C’est un projet ambitieux qui vise l’autonomie individuelle et collective, nous reprenons le projet d’émancipation, mais nous sommes tout à fait lucides sur les chances d’y arriver... Il y aurait un énorme travail à faire, que nous prétendons entamer d’ailleurs [1], du moins dans la théorie puisque la pratique n’est plus que parcellaire voire quasi inexistante.
Tout ça pour dire que nous avons autre chose à faire que de nous occuper de ces questions d’islamisme, de religion, etc. qui ne nous intéressent a priori pas du tout, mais que nous rencontrons dans l’analyse que nous faisons de la réalité. Par exemple certains d’entre nous vivent et/ou travaillent dans des zones d’immigration, où la question de l’extrême droite musulmane, puisque c’est ainsi que nous caractérisons politiquement tous les courants islamistes [2], se pose d’elle-même, et de manière assez inquiétante, depuis de nombreuses années. La chose a pris de l’ampleur depuis les prétendus « printemps arabes ». C’est ce que nous avions déjà constaté lorsque nous nous étions rendus en mars 2011 dans la Tunisie post-insurrectionnelle [3], où nous avons des copains depuis des années qui se trouvent dans des situations très délicates. Et puis certains d’entre nous sont d’origine maghrébine et musulmane, ce qui fait que nous sommes particulièrement concernés et avertis. Bref, comme nous prétendons changer le monde, nous sommes mis en demeure de le comprendre, de saisir son évolution et ses tendances, à l’échelle locale comme géopolitique. C’est là que l’analyse du phénomène de l’islamisme nous semble inévitable [4]. Et une fois encore, depuis janvier dernier, nous voilà devant une situation qui est à penser mais que nous n’avons pas choisie et qui n’a rien de réjouissant.
Le fil qui va guider mon propos, c’est la tentative d’interpréter l’événement comme un révélateur d’une situation plus générale. En gros : en quoi ces attentats permettent-ils de décrire la situation dans laquelle nous sommes vis-à-vis de l’islamisme ? Je vais procéder en cinq points.
D’abord je vais me demander en quoi la situation est nouvelle depuis ces attentats perpétrés à Paris, le massacre du comité de rédaction de Charlie Hebdo, les assassinats qui ont suivi, jusqu’à la tuerie de l’Hyper Cacher ; et à partir de là – ce sera ma deuxième partie – quelles ont été les différentes réactions dans la population française. Troisièmement, je vais aborder les réactions médiatiques et l’affaiblissement du discours officiel, qui a laissé passer une image de la réalité particulièrement inquiétante et qui me semble littéralement impensable. Je passerai donc en revue, lors du point suivant, les « verrous » idéologiques qui me semblent empêcher de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer. Et je finirai par quelques questions grandes ouvertes sur l’avenir.
1 – Une situation nouvelle ?
Je vais donc commencer par me demander en quoi la situation qui fait suite aux attentats de ce début 2015 est, ou crée, une situation nouvelle. Et la réponse n’est pas évidente parce que, après tout, en toute lucidité, tout ceci a un air de déjà-vu, rien qu’en nous limitant au cas français...
Des scandales autour des caricatures, il y en avait déjà eus en 2004, les caricatures danoises, réactivées en 2011 par l’incendie des locaux de Charlie Hebdo, précisément. Des menaces et des réclusions d’intellectuels, c’est presque devenu courant depuis Salman Rushdie en 1988, jusqu’à Robert Redecker en 2006 en France, et des assassinats ont également déjà eu lieu, comme celui de Théo Van Gogh aux Pays-Bas en 2004. Des meurtres de militaires, de policiers, d’enfants, de juifs ou d’anonymes aussi depuis 30 ans, selon différents modes opératoires. Quant au niveau de violence, on est encore loin des presque 200 morts et 2 000 blessés de Madrid il y a dix ans et, question mise en scène, il semble que le summum ait été atteint en mai 2013 lorsqu’un soldat de la British Army avait été trucidé en pleine rue à Londres avec un hachoir de boucher quasiment sous l’œil des caméras... Alors quoi ?
Janvier 2015 : un paroxysme
Peut-être est-ce un mélange de tout ça, une sorte d’accumulation, de paroxysme, mais qui a lieu dans, qui est lié à, un contexte particulier : du côté géopolitique, il y a l’émergence foudroyante du Califat de l’État Islamique cet été, créé ex nihilo, et qui essaime en Afrique avec Boko Haram ou Ansar Din, mais aussi dans le Caucase, aux Philippines, maintenant en Chine, et qui suscite, en tant que réalisation du fantasme musulman, des émules partout dans le monde, Tunisie et Belgique en tête, qui partent s’y engager. Sans même parler de l’exécution d’otages comme celle d’Hervé Gourdel, la connexion avec la situation nationale est donc immédiate, exactement comme avec la situation palestinienne, avec les manifestations antisémites du mois de juillet. Fait nouveau, on voit une réaction, notamment sur le front intellectuel : c’est l’écho de livres comme Le Suicide français d’E. Zemmour et Soumission de M. Houellebecq, la diffusion de films comme l’Apôtre ou Timbuktu, la popularité des thèmes autour du « Grand Remplacement de population », l’intérêt d’une partie de la population pour l’incernable mouvement « anti-islamisation » en Allemagne (Pegida) cet automne, etc. Bref, avant même ces tout derniers attentats, l’islamisme commençait à ne plus être perçu globalement comme un épiphénomène passager, mais bien comme un courant de fond international qui concerne tout le monde.
La gauche et les médias touchés en leurs centres
Mais je crois aussi que les meurtres à Charlie Hebdo – je pense que ceux de l’Hyper Casher, pourtant tout aussi affolants, passent malheureusement très largement derrière – ont choqué surtout parce qu’ils ont visé des valeurs profondes, d’abord françaises, ensuite de gauche, et enfin de l’oligarchie médiatique. C’est le droit au blasphème qui est violemment remis en cause (en fait, aboli) alors même que chacun le pensait aussi évident, naturel, au point que le terme même semble sorti du Moyen Âge – ne parlons pas de celui d’apostasie. C’est, plus largement, la liberté d’expression, la liberté de penser, qui est attaquée, mais aussi l’humour, la dérision, l’impertinence, la caricature, la gauloiserie, alors même que, de Rabelais à Desproges, elles semblaient consubstantielles à la mentalité de ce pays depuis des siècles. Et c’est aussi la presse qui est en cause, et plus largement le monde médiatique, alors même qu’il semble se substituer peu à peu au pouvoir politique [5], d’où sa réaction, dont je vais parler, qui exprimerait une sorte d’« esprit de corps ». Et il y a aussi l’aspect humaniste qu’incarnait l’hebdomadaire, défenseur de toutes les causes de la « gauche » contemporaine et partageant son auto-aveuglement et ses bons sentiments – en ce sens-là, le comité de rédaction décimé a aussi été victime de sa propre idéologie. C’est la raison pour laquelle ces attentats sont vraiment une erreur stratégique pour les islamistes : ils ont mis en porte-à-faux leurs propres défenseurs [6]. Enfin, je crois ne pas avoir été le seul à avoir eu l’impression d’avoir perdu avec Wolinski, Charb, Cabu, Honoré, des copains de lycée, potaches et attachants dans leur connerie même. J’ai grandi avec Cabu, et j’ai du mal encore à réaliser qu’il a été trucidé par des islamistes...
Une application de la loi musulmane
Trucidé ou plutôt exécuté, parce que ce qui ressort de l’événement, c’est que c’est un acte de guerre qui a été pensé, planifié et mis en pratique. C’est donc l’application d’une sentence d’exécution [prononcée par une sorte d’État diffus], une application de la loi musulmane, et c’est la première fois, je crois, que ça ressort avec autant d’évidence. Charlie Hebdo était condamné par des fatwas depuis des années, l’UOIF était explicite et avait épuisé les voies légales de recours, c’était clair à qui voulait le savoir – je dois avouer que je regardais Charb comme un homme mort – et les islamo-gauchistes lui tombaient dessus à bras raccourci depuis au moins 2011 en traitant le comité de rédaction de tous les noms en attendant que la Tchéka s’en occupe ; c’est chose faite. Nous avons parlé ailleurs de cette nébuleuse militante [7], je ne vais pas m’y attarder. Ce petit milieu a justifié a priori, idéologiquement, pour son petit public, l’exécution qu’il y a eu, et des rappeurs connus l’appelaient d’ailleurs explicitement de leurs vœux [8] (il faudrait un jour établir toutes les connexions qui les relient les uns aux autres, et tous aux milieux islamistes, à travers des blogs, des radios [9], des pseudo-intellectuels à la T. Ramadan ou A. Gresh, des militants pro-palestiniens, le MIB, le PIR, etc.). En attendant, il y avait cabale, référence à la Charia, menaces physiques, et elles ont été mises à exécution.
Et les islamistes ont gagné, là, parce qu’il est évident que l’interdiction du blasphème est rétablie aujourd’hui en Europe. Il n’y a qu’à voir toutes les annulations (pardon les « reports » !) de manifestations artistiques, intellectuelles, théâtrales, etc. qui risqueraient d’inciter les assassins à remettre le couvert, sans parler de l’autocensure, invisible par définition. La chose est encore plus évidente pour les dessinateurs du monde entier, faussement solidaires, qui nous ont fait subir un déferlement de gribouillis plus ou moins pleurnichards ou bravaches et vains alors qu’ils n’avaient qu’une seule chose à faire : des milliers de nouvelles caricatures de Mahomet. On n’en a rien vu, rien d’étonnant d’ailleurs, la chose était pliée en 2011 [ou même en2006]. Bref, on se retrouve avec deux systèmes législatifs en compétition en France et ça contribue, souterrainement mais certainement, à créer cette ambiance malsaine dans laquelle nous vivons depuis (et ce n’est pas mieux en Allemagne où le mouvement « anti-islamisation » Pegida a été brusquement interrompu au même moment par les menaces islamistes...).
2 – Les réactions populaires face à ces massacres
Tous ces éléments me paraissent avoir contribué aux réactions populaires d’ampleurs très différentes, dont je distinguerais trois types, classés par ordre d’importance.
Les réactions anti-musulmanes
Le premier, marginal, ce sont les réactions anti-musulmanes dans les deux semaines qui ont suivi, qui ont été rapportées par diverses institutions, dont certaines extrêmement suspectes puisque militantes islamistes comme l’Observatoire de l’Islamophobie. On a assisté à une centaine d’actes, les plus conséquents étant des tirs d’armes à feu contre des mosquées fermées ou des lancers de têtes de porcs, ou des tags... Mais la grande majorité des actes ont été de simples insultes, dont on ne connaît pas les circonstances, mais dont le nombre est trois à quatre fois inférieur à celui des femmes portant la burqa officiellement recensées sur le territoire [10]... On reste donc dans le symbolique et l’ultraminoritaire. On peut rapporter la faiblesse de ces réactions à un « fait divers » totalement passé sous silence qui s’est déroulé presque un mois après les attentats, lorsque la Tunisie a été éliminée de la Coupe d’Afrique des Nations contre la Guinée, suite à un penalty arbitré de manière un peu litigieuse. Ça a déclenché en Tunisie des pogroms anti-Noirs. C’est une association d’Africains qui a relevé des dizaines d’insultes, d’agressions physiques, y compris à l’arme blanche, de cambriolages, de vols, de saccages de magasins, etc. Bien sûr, pas de statistiques officielles nationales, et la presse tunisienne est restée complètement muette... Rien de tel en France, même après un acte de guerre, on est même très loin des campagnes anticléricales du début du XXe siècle.
Là comme depuis trente ans, la stratégie islamiste visant à déclencher des ratonnades pour faire basculer le camp musulman échoue lamentablement. Tout se passe comme si le racisme qu’ils imputent à l’Occident n’était qu’une projection de leur incapacité de principe à concevoir une société cherchant à instaurer une égalité entre les gens, les cultures et les confessions.
Les rassemblements de solidarité
Deuxième type de réactions, beaucoup plus massives, les rassemblements le soir même du 7 janvier, dans les jours qui ont suivi et jusqu’aux grands rassemblements officiels du 11, et quelques-uns encore après. Ils ont été tous spontanés, non encadrés, massifs, donc ils révèlent quelque chose d’important (il n’y a vraiment que les islamo-gauchistes pour pouvoir les réduire à leur remorque politicienne du 11 janvier !). Je suis allé à quelques-uns à Paris, et j’ai eu une impression enthousiasmante mais fugace de reconstitution d’un corps politique, notamment du fait, paradoxalement, que les formes de mobilisation étaient vraiment indigentes : c’était le silence, il n’y avait aucun slogan (à part un vague « Charliberté ! »), des applaudissements de temps en temps, des chants de Marseillaise (enfin, le refrain, les Français ne connaissent pas leur hymne et s’en foutent), quelques drapeaux français (d’autres égyptiens, marocains, israéliens, tunisiens, etc.) et des pancartes qui affichaient des choses assez puériles.
Ce qui frappait surtout, c’est que l’ennemi n’était pas du tout nommé. Rien du tout. Je n’ai vu ni entendu nulle part quoi que ce soit contre les étrangers, ni contre les Maghrébins, ni contre la religion en général, ni contre l’islam, ni contre l’islamisme, ni contre le terrorisme... Peut-être contre la violence, et encore... On ne condamnait rien du tout. Alors à la fois, c’est une bonne nouvelle, et à la fois on se demande ce qu’il y a en-dessous, quand même. Tout le monde a bien conscience que la guerre est plus ou moins déclarée, on sentait un état d’insécurité physique, d’où des applaudissements pour les forces de l’ordre, mais l’ennemi n’était pas nommé. Sûrement un mélange d’antiracisme foncier, de retenue, de volonté de ne pas créer de clivage, d’auto-censure, de peur aussi. Et, par-dessus tout, je pense, un refus viscéral du conflit – j’y reviendrai. Bref, c’est resté en suspens. Et j’ai l’impression que ça reste toujours en suspens... C’est assez lourd, comme ambiance.
Alors je me suis demandé si c’était le début timide d’un réveil de la population ou plus simplement l’expression d’un deuil. Le temps passant, je me dis plutôt qu’on a fait le deuil, comme les 10 millions de manifestants en Espagne après les attentats de 2004. Mais vu ce qui a suivi, ça a été l’expression d’un deuil assez particulier : c’est terrible à dire, mais je pense qu’on a fait le deuil de la liberté d’expression, avec solennité. C’était d’ailleurs impressionnant de voir que les gens défendaient une chose dont ils ne se servaient absolument pas en la circonstance. On défend la liberté d’expression, mais les slogans et les pancartes étaient totalement nuls. On n’y disait absolument rien : « Je suis Charlie », c’est vraiment le degré zéro de l’expression publique, même si sur le moment ça peut faire chaud au cœur.
Les demandes d’explication
Troisième réaction simultanée de la population : la demande d’explication. Tout le monde a été abasourdi, accablé, et chacun a senti que la bataille était perdue dans une guerre de trente ans jamais déclarée [en tout cas, que c’était bien la paix qui était perdue]. Il fallait bien que l’État tente d’expliquer, de s’expliquer, ce qui se passait dans ce pays. Et là, et ça me semble nouveau, le discours officiel a été battu en brèche par l’épreuve de la réalité. Au moins durant quelques semaines, les médias ont porté à la connaissance du public une série de faits et de réflexions auparavant passés sous silence ou toujours honteusement contrebalancés [11].
3 – Failles dans le discours officiel
Jusque-là, la position de l’État et de ses divers porte-parole dans différents milieux était : « Pas d’amalgame ». Aucun amalgame à faire entre la communauté des musulmans et les terroristes islamistes, on s’occupe de tout, dormez tranquilles. C’est l’ex-porte-parole de N. Sarkozy, ex-ministre de la justice, maire et députée européenne Rachida Dati (une des nombreuses « victimes » du fameux « plafond de verre » !) qui a formulé la chose crûment : « Ceux qui sont engagés dans ces combats barbares ne sont ni liés à l’immigration, ni liés à l’intégration et encore moins à l’Islam »... Bref, rien n’a à voir avec rien, tout ça nous tombe dessus comme la crise économique, et d’ailleurs le discours de François Hollande au soir du 7 janvier l’illustre à merveille, on aurait dit qu’un ouragan s’était abattu sur Paris, et qui portait le nom de « terrorisme ».
Mais au moment même où les perroquets padamalgamistes commençaient à chanter, des faits massifs et successifs ont battu en brèche les deux piliers de cette position.
« Les islamistes sont une infime minorité »
Le premier pilier, c’est que les terroristes, les islamistes et leurs amis sont une toute, toute petite minorité, minuscule, insignifiante, riquiqui, pas de quoi s’affoler vraiment. Et pourtant, dès les heures qui ont suivi le massacre de Charlie Hebdo, on a vu proliférer sur les « réseaux sociaux » informatisés des milliers de messages faisant l’apologie du terrorisme, explicitement. On aurait pu croire que la vague d’indignation qui leur a répondu les aurait fait rentrer sous terre – raté : ils ont resurgi sous la forme « Je ne suis pas Charlie » que les islamo-gauchistes ont tenté de désamorcer en le prenant à leur compte [12]. Ce genre de propos a également pris une ampleur impressionnante lors de la minute de silence dans les établissements scolaires mais ils n’ont pas émané que d’adolescents, loin de là : des profs de fac et des conseillers municipaux ont aussi été condamnés. Et l’immense majorité des « incidents » n’ont pas été rapportés, comme ceux survenus dans les écoles primaires, via les enfants ou les parents eux-mêmes, dont beaucoup ont été témoins [13]. Même chose concernant les théories du complot qui se sont multipliées partout, exonérant les assassins et, bien entendu, l’islam, comme il est d’usage à chaque nouvelle monstruosité depuis au moins le 11 septembre, et comme la mentalité musulmane en a coutume [14]. Encore plus éclatante, l’absence massive des populations immigrées, et particulièrement arabo-musulmanes, des manifestations de solidarité, y compris en banlieue parisienne et y compris le 11 janvier. Ça, ça a sauté aux yeux de tout le monde : les gens qui venaient de banlieue se sont retrouvés exactement dans la situation du 1er mai 2002, avec des rames de RER et de métro exceptionnellement blanches, à l’aller comme au retour. Symétriquement, les Blancs étaient introuvables en banlieue le 11 janvier après-midi... Je crois que ça a troublé pas mal de monde, cette défection dans un moment de recueillement collectif, où la société éparpillée se rassemble exceptionnellement, a minima, pour dire qu’elle refuse la barbarie... Sans parler des manifestations de solidarité dans d’autres pays. En parallèle, on a vu dans les jours qui ont suivi, mais comme après le 11 septembre là encore, des manifestations pro-islamistes dans des pays musulmans, amplifiées lors de la sortie du numéro suivant de Charlie Hebdo qui avait pourtant affiché une Une particulièrement capitularde.
Tout ça a été relayé par tous les grands médias (même Libération s’y est mis !), d’habitude beaucoup plus discrets sur le sujet, laissant voir une réalité maintenue jusqu’ici à distance et que les internautes signalaient dans leurs commentaires depuis deux ou trois ans. Cette réalité, c’est celle des enclaves qui existent à l’intérieur du pays, où les gens n’ont ressenti aucune émotion, sinon une vague inquiétude, mais pas pour la liberté d’expression ou la liquidation des opposants, mais plutôt parce qu’ils sont musulmans, l’affichent ostensiblement et sentent que c’est un peu déplacé à certains moments... Et ces lieux sont nombreux, que ce soient des mosquées, où des imams ont explicitement appelé à ne pas aller aux rassemblements, où les fidèles refusent d’affirmer toute solidarité vis-à-vis de Charlie Hebdo (ne parlons pas des meurtres de juifs), exonèrent leur religion de toute implication, etc. ; des quartiers des grandes villes, des portions de villes entières même, comme la tristement célèbre Lunel, où les gens ne se sentent pas du tout en solidarité avec ceux qui descendent dans la rue contre la barbarie et le vivent même comme une menace... Et ce sont des endroits que les juifs, évidemment, fuient en premier lieu, comme ils ont fui les pays musulmans où les chrétiens leur emboîtent le pas...
Je ne parle même pas des milliers de départs d’apprentis-djihadistes pour la Syrie ou l’Irak et de leurs retours... Ni de Joué-les-Tours, où l’agresseur des policiers a bénéficié de rumeurs qui couraient dans la ville et qui l’innocentaient – là encore appuyées par l’antenne locale islamo-gauchiste... Impossible d’être exhaustif. Pour qui a suivi l’actualité de ce mois de janvier 2015, et qui s’en souvient encore, la chose est évidente : le discours soutenant que les terroristes et les islamistes sont une toute petite minorité ne tient plus. L’islamisme violent ou patient bénéficie de nombreux soutiens, je vais en parler juste après, mais surtout de grands courants de sympathie et de bienveillance dans une partie importante de la population musulmane. Ça laisse un point d’interrogation qui est énorme, mais il n’est plus question en tout cas de dire que ce sont quelques brebis galeuses ou loups solitaires, au choix.
« L’État assure votre sécurité »
Deuxième pilier du discours officiel, justement : l’État assure la sécurité, ce n’est pas aux citoyens de s’en charger, circulez s’il vous plaît, mêlez-vous de ce qui vous regarde.
Là, on a vu des terroristes agir au cœur de Paris, dans un quartier bourgeois, parvenir à fuir la capitale sous le nez de la police, partir en Picardie, redescendre avec des dizaines de milliers de troufions à leurs trousses, investir un local d’entreprise (on a évité la prise d’otage de justesse) et tout ça pendant trois jours et deux nuits... C’étaient des gens connus des services de police – et des services sociaux – qui avaient été arrêtés, incarcérés, libérés, qui étaient suivis, qui avaient même été signalés à la police lors de leurs repérages sur la zone, etc. Et Charb était sous protection du ministère de l’Intérieur... Et je ne parle même pas de l’Hyper Casher ni de la policière tuée à Montrouge par A. Coulibaly ! Tout ça dans une nation qui est en alerte « Vigipirate » depuis des décennies et qui n’en est pas à son premier attentat... On avait déjà vu ça avec Mehdi Nemmouche, qui avait traversé toute la France depuis Bruxelles. À l’époque, le gouvernement avait expliqué que ses services étaient trop efficaces, qu’ils démantelaient tous les mois des cellules prêtes à l’attaque, donc que l’on n’avait plus affaire qu’à des loups solitaires, isolés et auto-radicalisés. On s’attendait donc à entrer dans l’ère des attentats low cost, voitures-béliers, coups de couteau, fuites de gaz, etc., difficilement discernables des accidents, des actes de banditisme ou des comportements de « déséquilibrés » : c’est d’ailleurs ce qu’on a vu à Nantes et Dijon juste avant Noël – ou depuis. Avec les attentats de janvier, revient, en plus, la perspective du bon vieux terrorisme, avec cellules, organisations et ramifications, entraînement physique, formation idéologique, coordinations nationales et internationales, soutien de la famille, de proches, etc. Seule explication de l’État face à ces bérézinas, c’est de dire – ce qui me semble tout à fait vrai : les services de renseignement et du contre-terrorisme sont dépassés. Ce n’est pas tellement que leurs moyens aient diminué, au contraire, c’est plutôt que ceux des gens prêts à passer à l’acte ont fortement augmenté, et augmentent de plus belle, et que l’effectif des viviers dans lesquels les islamistes puisent dépasse les capacités habituelles de surveillance d’un État occidental de la fin du XXe siècle.
Autrement dit, les islamistes ne sont pas une petite minorité, et ils ne sont pas du tout sous contrôle de l’État.
L’islamisme en cercles concentriques
Que ressort-il de tout ça ?
Que l’islamisme est un courant profond, mondial, dont la France est une des nombreuses zones d’affrontement. Qu’il est organisé comme tous les grands mouvements populaires historiques, et comme l’a été le mouvement ouvrier, en cercles concentriques autour des plus hardis.
Au centre, les djihadistes, les combattants, les escadrons proprement dits, dont le mode d’action est la violence. En France, quelques milliers d’individus d’après les juges antiterroristes. Autour, dix fois plus nombreux peut-être, ceux qui les admirent, les soutiennent matériellement, visent à les intégrer à l’occasion. Troisième cercle, ceux qui sont d’accord et qui les couvrent, mais que la violence ne tente pas (encore ?), militant pour la cause avec des moyens différents, un blog, une émission de radio, une construction de mosquée, l’organisation de manifestations, la défense des tenues islamiques, etc. Pour ceux-là, à la limite, et ils ont raison, les terroristes desservent leur cause commune, qui avance tranquillement, toute seule, dans la rue, dans les écoles, dans les entreprises [15]... Pas la peine de brusquer la situation, elle évolue, décennie après décennie, maintenant année après année, le niqab supplantant le simple voile, le halal généralisé remplaçant la seule interdiction du porc, l’école coranique passant devant les réticences face aux enseignements d’Histoire-Géo ou de Biologie. Et, enfin, dernier cercle, les musulmans moyens, pratiquants ou non, au mieux qui ne pensent rien de tout ça, sinon bienveillants ou complaisants, et qui, comme le dit un copain tunisien, « n’ont rien, finalement, contre la domination mondiale d’Allah » et, dans tous les cas, n’iront jamais prendre position clairement et sans ambiguïté contre l’islamisme, même dans les conversations où ils louvoient et renvoient sans cesse dos à dos les djihadistes (lorsque leur existence est seulement reconnue) et, au choix, les gouvernements, les Américains, Israël, le Mossad, les Juifs, etc., etc. ad nauseam.
Je pense d’ailleurs qu’il faut faire le deuil d’une mobilisation de ces populations contre l’extrême droite musulmane [qui est en fait un néo-islam] : ce qu’on a vu devant la Grande Mosquée de Paris en septembre lors des massacres de chrétiens d’Irak était une mascarade de trois cents personnes (dont la moitié de journalistes, observateurs et soutiens) qui s’est finie aux cris de « Non à l’islamophobie ! »... Bref, impossible d’arriver à déterminer la proportion dans le milieu musulman de ceux qui ont des positions islamistes et ceux qui n’en ont pas. Et je pense personnellement, après de nombreuses discussions, que la frontière est extraordinairement mouvante – c’est peu dire que cette situation est inquiétante. Je ne parle pas des franges éclairées, imams réformateurs, croyants laïcisés, syncrétistes ou mystiques ou plus simplement agnostiques et surtout athées [16], tous si rares et inaudibles dans le bruit médiatique, qui ne semblent avoir aucun public, et qui constitueront probablement les prochaines cibles des djihadistes.
Quoi qu’il en soit, existe maintenant le sentiment d’un corps étranger à la société, dont on ignore les effectifs, mais surtout un corps étranger qui se constitue progressivement lui-même comme corps et se rend peu à peu de lui-même étranger en faisant sécession d’avec l’imaginaire collectif sur des points fondateurs de l’histoire de la civilisation occidentale : la place de la religion, le statut des femmes, les visées de justice et d’égalité, etc. Et cela n’est pas dit, pas dicible, pas concevable, d’où le malaise épais qui s’insinue dans toute la société au fil du temps.
Je crois que tout ce que je dis là est maintenant très partagé mezzo voce. Le discours officiel a été battu en brèche par ses propres porte-parole, les médias, pendant plus d’un mois. Bien sûr, les politiques continuent, M. Valls en tête, d’invoquer des « problèmes sociaux », [l’inoubliable « apartheid social »] et d’arroser à qui mieux mieux, instillant dans l’imaginaire collectif que ce qui se déroule est un énorme racket... Mais ça ne prend plus. Ce n’est pas tellement que la réalité ait vraiment changé, c’est plutôt que pendant quelques semaines, le couvercle du politiquement correct a sauté : les médias ont offert une voix nouvelle à des analyses anciennes, mais qui, d’un coup, ont commencé à devenir plus concrètes et parlantes.
Quelle va être l’attitude de l’oligarchie médiatique au prochain événement de ce type ? Elle se trouve dans la situation du Comité Central de l’URSS dans les années 1980, devant faire comprendre à la population que ce qu’il raconte depuis quarante ans est faux, que la situation est catastrophique, et qu’il va falloir changer... Effectivement, il va falloir changer beaucoup de choses. Mais quoi et de quelle manière, ça, on n’en a aucune idée... Peut-être faudrait-il d’abord comprendre ce qui se passe, mais, justement, c’est une chose qui semble presque impossible.
4 – Une situation impensable
J’en arrive à la partie qui me semble la plus importante : la situation n’est pas vraiment nouvelle, elle est l’aboutissement de trente ans d’évolution, mais elle devient inévitable et tend même à constituer le premier problème du pays. Et pourtant (ou plutôt justement), elle est impensable, très difficilement concevable, incompréhensible au point que l’on préfère l’occulter, l’oublier, la dénier, la minimiser. La pensée est obstruée par des verrous idéologiques importants, j’en vois quatre, que je vais passer en revue.
La barbarie
D’abord la barbarie de l’ennemi auquel on a affaire. Avant tout le fait même que la population française considère avoir un ennemi, un vrai, pas celui que l’on combat par armée et télévision interposées, mais celui que chacun a en haine, est une chose qui n’est pas arrivée depuis... depuis quand, au fait ? La dernière guerre mondiale, peut-être... [Plus sûrement la première.] Pas la guerre d’Algérie, en tout cas [nous n’en serions pas là]. Et maintenant, non seulement la population découvre que des gens lui en veulent, à elle, mais qu’en plus il s’agit d’une barbarie inconnue depuis très longtemps. Il y a bien entendu la violence de l’État islamique, proprement inimaginable pour un Occidental moyen. La barbarie industrielle, on la connaît, ça oui, les camps de concentration, la rationalité dans l’horreur, la scientificité et le raffinement des machines d’extermination, ça nous est familier. Mais la barbarie artisanale, où l’on tue les yeux dans les yeux en éventrant, où l’on décapite avec une délectation sadique et une mise en scène macabre, les viols massifs, l’épuration ethnique sur une base religieuse, tout ça nous est difficilement concevable, à moins de remonter aux guerres de Religion [17]... Même en tant que jeunes militants, on s’attendait à combattre des milices nazies, des appareils d’États, des bureaucraties totalitaires, des idéologies construites, certainement pas des fanatiques hirsutes brandissant des sabres et détruisant des statues assyriennes ou tirant à la kalachnikov pour venger un prophète... Mais – c’est terrible à dire – tout cela semble encore relativement abstrait et lointain.
Ce qui est encore plus impensable est l’obscurantisme, l’archaïsme de la croyance et le niveau de régression des discussions, lorsqu’elles sont possibles, avec un nombre croissants de musulmans, et cela en bas de chez soi, chez le voisin, le commerçant, le copain, le collègue, le passant, le cousin, le beau-frère. Il devient rare (ce n’était pas le cas il y a encore dix ou quinze ans) de discuter avec un musulman sans, à un moment ou un autre, tomber sur l’expression, contournée ou franche, d’une position caricaturalement moyenâgeuse concernant la condition des femmes, l’éducation des enfants, le cours de l’histoire, un fait d’actualité ou une conception du monde – sans même évoquer la bêtise des superstitions religieuses et la tartuferie obscène qui les accompagne. Il y a peu, un Algérien me confiait benoîtement qu’il ne croyait pas, tout simplement, en la théorie de l’évolution des espèces. Aucun argument scientifique, il n’y croyait pas, c’est tout, et d’ailleurs il ne voulait pas en parler, à la limite, c’est moi qui cherchais les problèmes... Et ce n’était pas un petit boutiquier inculte : il était lui-même scientifique de formation et de profession... Et accessoirement amené à enseigner... [Arrivé en France suite au chaos des années 1990...] Comment cela est-il concevable ? Et les tentatives d’explications, s’il y en a, enchaînent de pénibles absurdités à mille lieux de ce à quoi nous avons été éduqués – et on ne sait plus par où commencer. Il y a là quelque chose de profondément dérangeant, une nouvelle mentalité particulièrement difficile à comprendre, à appréhender et que l’on fuit ou relativise intuitivement pour ne pas admettre qu’une partie non négligeable, et croissante, de la population tient des positions aussi archaïques et dogmatiques que l’on attribuerait sans peine à l’extrême droite si elles étaient tenues par des autochtones. Et pourtant telle est la situation : nous avons affaire à l’éveil d’un courant d’extrême droite, certes sous les traits de l’immigré a priori sympathique, qui mène une offensive mondiale, armée ou non, une sorte de totalitarisme de bazar qui a une base populaire très conséquente sur quatre continents sur cinq. C’est quelque chose qui ressemble à une guerre mondiale, mais à fronts discontinus, plutôt une guerre d’enclaves, en peau de léopard, qui se déroule en Afrique, en Asie, en Europe, en Océanie. Nous qui avons été biberonnés aux images de la prise de pouvoir d’Hitler et au « Plus jamais ça ! » [18], il nous est impossible de réaliser que cela reprend, sous nos yeux, avec une forme et des exigences nouvelles, et qu’on n’a quasiment rien vu venir.
Une sécession sur une base migratoire
Deuxième point qui rend la situation cauchemardesque, c’est que cela réveille des questions enfouies, notamment la guerre d’Algérie ou plutôt ce qui s’est passé depuis.
D’abord, parce que l’islamisme en France est majoritairement le fait de Maghrébins venus après les indépendances obtenues justement... contre la France. Et je crois qu’il y a eu en France un tabou total sur la question de l’immigration à partir de ce moment-là : il n’a plus été question de se demander ce qu’était l’immigration, ce qu’il y avait derrière, ce qui la motivait, qui y gagnait et qui y perdait. Et je crois qu’aujourd’hui, ce sont ces questions qui remontent, côté français mais aussi côté immigrants, surtout parmi les enfants de la deuxième ou troisième génération : Qu’est-ce qu’on fout là [19] ? Pourquoi a-t-on quitté notre pays et notre culture au moment de l’indépendance ? Pourquoi a-t-on rallié l’ex-colonisateur vaincu comme les harkis [ou les pieds-noirs] ? Ça, c’est un véritable tabou des premiers arrivants et l’islamisme conquérant et néocolonial qui gagne progressivement la dernière génération semble être une manière, certes ahurissante mais conséquente, d’y répondre très franchement – tout en gênant des parents qui ne semblent pas trop s’en émouvoir.
Cela pose, justement, la question du devenir de l’immigré : parce que la radicalisation qu’on voit en France n’est pas le fait des primo-arrivants ni d’hier ni d’aujourd’hui, mais bien de leurs descendants, intégrés, et qui sont en train de subir – d’agir plutôt – un processus de dés-intégration, de sécession, de reconversion, inconnues des générations passées et des mouvements migratoires historiques. Le ressentiment maghrébin qui en est la source ne vient pas du tout de la colonisation, comme on le répète sans réfléchir, et encore moins des discriminations, grossies à dessein et aujourd’hui suscitées par les revendications communautaires, mais bien de l’échec des décolonisations, qui se traduit très concrètement par cette immigration. Il y a donc une situation proprement impensable, tant du point de vue de l’autochtone que du descendant d’immigré, mais qui se répète. Il y a vingt ans, des Algériens sont venus en France pour fuir le GIA lors d’une décennie noire qu’ils ont depuis complètement refoulée. Et aujourd’hui que la situation algérienne semble s’importer ici, on ne voit pas plus d’Algériens combattre l’islamisme – à quelques notoires exceptions près... Au contraire, dès que le sujet est abordé, on se retrouve avec la traditionnelle levée de bouclier, jusqu’à l’accusation d’islamophobie, voire de racisme... On est proches d’une situation littéralement délirante [20].
Donner raison aux Le Pen ?
Le troisième point qui rend la situation impensable est qu’il est extrêmement difficile de rendre compte de toutes ces réalités sans avoir l’impression de donner raison aux Le Pen. Le Pen-fille, d’abord, dont les positions sont aujourd’hui très édulcorées : elle a repris la défense de la laïcité, elle reprend plusieurs discours pro-intégration, etc. Mais même les propos du père, qui avait un discours inacceptable sur l’Algérie et l’immigration, prennent, aujourd’hui, un relief très particulier... Or les thèses lepénistes, personne, au fond, n’y souscrit vraiment, à part une petite minorité de Français. Le nouvel électorat FN est réellement en rupture avec l’ancien pro-Algérie française ou pro-catholique des années 1980. La population ici est fondamentalement antiraciste, il suffit de regarder autour de soi : jusqu’au fin fond des campagnes, tout le monde a un copain, une connaissance, sinon un voisin, un commerçant, un collègue maghrébin ou immigré, qui est largement accepté ; l’ascension sociale et hiérarchique des Maghrébins est effective, et les propos xénophobes qu’on peut entendre sont sans conséquences pratiques. Ce n’est donc qu’avec une énorme réticence qu’une partie des Français donne raison, rétrospectivement, au discours frontiste, à rebours et à reculons. Autrement dit, beaucoup de gens refusent d’affronter ces réalités parce qu’elles entérineraient immédiatement les thèses frontistes, et ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas y échapper s’y rallient finalement. C’est ce que tout le monde observe, je crois, avec plus ou moins d’effarement autour de soi.
Parce que, effectivement, il n’y a aucune autre grille de lecture qui permette de rendre compte de ce qui est en train de se passer – même si nous prétendons en avoir une, mais qui remet en cause pas mal de dogmes idéologiques [21]. Là, la responsabilité de la « Gauche » et de l’extrême gauche est énorme, qui ont minimisé, ridiculisé, vilipendé ce que les milieux populaires exprimaient depuis des années parce que ça ne rentrait pas dans les cases marxisantes et tiers-mondistes : toutes les « explications » (en fait des excuses déresponsabilisantes) pseudo-sociologiques qui invoquent le colonialisme, la ségrégation, le racisme, la pauvreté ou je ne sais quoi ne tiennent pas, il suffit de se décentrer un peu, en d’autres temps, en d’autres lieux – ou simplement de sortir de chez soi [22]. Pour le dire très vite : si l’oppression entraînait mécaniquement le fascisme, nous ne serions pas là à nous réclamer du mouvement ouvrier antimilitariste, anticlérical, coopératif, autogestionnaire... Alors pour ceux qui prétendent vaguement s’en réclamer, la gauche et ses gauchistes, prendre en considération ce qui se passe réellement dans les quartiers et les institutions, et le connecter avec ce qui se déroule sous d’autres climats, ce serait se dédire, se contredire, d’où la tentation de la surenchère qu’exprime l’islamo-gauchisme. Symétriquement, côté musulman, c’est un peu la même chose : Le Pen ne peut pas avoir raison contre nous depuis 40 ans, donc nous ne sommes responsables de rien et même pas de notre présence sur le sol français, et Allah ouakbar (soit dit en passant : ça ne semble pas intéresser grand monde, mais l’électorat immigré de Le Pen existe et s’étoffe, pas seulement chez les Asiatiques ou les Subsahariens chrétiens, et le FN y recrute même nombre de candidats). Bref, les populations se retrouvent face à un vide intellectuel, idéologique, alors qu’elles cherchent simplement à donner sens à ce qui est en train de se dérouler sous leurs yeux et à tenter de se positionner pour sauvegarder ce qui peut encore l’être.
L’oligarchie contre la société
Le quatrième point qui rend la situation littéralement inacceptable, c’est la question : comment en est-on arrivés là ? Il semble clair que la situation actuelle résulte des politiques menées depuis trente ou quarante ans, du regroupement familial à l’antiracisme bien-pensant, des menus scolaires confessionnels aux « politiques de la ville », de l’idéologie du multiculturalisme à l’installation des Frères musulmans dans les institutions, etc. Que s’est-il passé durant tout ce temps-là et que cherche l’État là-dedans ? A-t-il voulu cette situation ou est-il dépassé ? Dans les deux cas, l’impression qui domine est que, dans ce problème-là, l’oligarchie abandonne une bonne partie de la population à son sort, et que cette dernière se retrouve seule face à la situation, dans une société sans unité, sans projet, sans consistance... Les gens réalisent, peu à peu : l’État n’est plus avec nous et pourrait bien jouer contre nous, véritablement, sans contrepartie. Or ça, pour une population française qui a profondément incorporé l’omniprésence de l’État-providence et de l’État-policier, c’est une chute vertigineuse. Déjà sur le versant économique, tout le monde se rend compte, petit à petit, que le contrat tacite qui prévalait jusque-là avec la couche dominante, c’est-à-dire apathie politique contre maintien du niveau de vie, est en train d’être rompu. Et maintenant, c’est le deal passivité contre sécurité physique qui est en passe de l’être... C’est impensable pour un Français, vu sa structure mentale et l’histoire du pays. C’est une situation qui n’a pas été vécue depuis au moins la deuxième guerre mondiale – et encore pas par tous, loin de là – et les réflexes d’autonomie ont été largement oubliés. C’est donc la peur panique, [panique latente, sourde, blanche,] qui domine, viscérale, et la tentative, encore et encore, de faire appel à l’État : c’est la bienveillance servile vis-à-vis des policiers et le regain animal de popularité de Hollande après le 7 janvier, et c’est le recours à Le Pen, l’appel au Père pour que tout ça se règle sans avoir à s’impliquer, que le quotidien reprenne tranquillement, comme avant.
Et en même temps, c’est le second aspect du problème, que pourrait réellement l’État ? Imaginons qu’une Le Pen arrive au pouvoir, ou un autre de cet acabit, et prétende en finir avec ces histoires d’islam, comme tout le monde le souhaite. Que va-t-il se passer ? Quelles sont les mesures qui pourraient être prises ? Certes, il y en a une multitude, mais essentiellement symboliques, qui pourraient avoir un effet psychologique certain et calmer un temps la surenchère islamiste. Mais il sera de toute façon impossible d’isoler la France du reste du monde... Plus important : les leviers de l’État vont-ils encore répondre ? On voit bien, par exemple, que dans les écoles, collèges et lycées, il y a une multitude de mesures, notamment sur la laïcité, les tenues vestimentaires ou les absences, qui ne sont pas appliquées, parce qu’il y a une pression populaire qui va jusqu’à l’intimidation et la violence physique. La loi anti-burqa n’est tout simplement pas applicable dans certaines zones, de peur d’émeutes comme à Trappes en 2013. Autrement dit, on a affaire à une dynamique populaire qui s’apparente à un vaste mouvement de désobéissance [capillaire] face auquel les moyens coercitifs de l’État ont toujours été limités. Il est clair que la question du voile n’a pas du tout été réglée par la loi (qui est d’ailleurs en elle-même liberticide) : celle-ci est contournée de multiples manières et les tenues islamistes prolifèrent plus que jamais dans la rue, les universités, les entreprises... Qu’un législateur veuille vraiment régler le problème et il devra résolument sortir du cadre républicain du respect des libertés individuelles – ce qui est recherché explicitement par les stratèges islamistes. Plus problématique encore : des pans entier des institutions elles-mêmes pourraient ne pas répondre. Par exemple, dans beaucoup de quartiers, il y a de plus en plus de personnel et d’enseignants musulmans dans les écoles, collèges et lycées – preuve que l’« intégration », au moins professionnelle, fonctionne – : vont-ils réellement appliquer les directives officielles qui iraient contre leur propre éducation, leurs croyances, leur situation ? Ce n’est déjà plus le cas. Même chose dans nombre de petites entreprises [ou même à la RATP, à la SNCF, dans les aéroports], au sein des forces de l’ordre (on sait qu’A. Coulibaly avait une complice dans la gendarmerie), ou même dans l’armée, qui recrute dans ces quartiers, et qui pourrait se retrouver divisée – on a vu qu’une dizaine d’anciens militaires français avaient rejoint l’État Islamique... Bref, on refuse de prendre conscience que c’est un problème qui ne se résoudra, ou ne sera contenu, que si une bonne partie de la population se mobilise d’elle-même, c’est-à-dire indépendamment des appareils et des organisations [23]. La question du voile, par exemple, ne se poserait pas si une pression populaire existait dans l’espace public – et si un espace public existait encore. Mais, pour de multiples raisons, des excellentes et des exécrables, c’est inenvisageable, inimaginable pour 95 % des Français, éduqués dans la passivité politique d’une part, le refus des discriminations et de la délation d’autre part, et surtout dans l’indifférence mutuelle, l’atomisation sociale, l’insignifiance culturelle, le consumérisme effréné.
Déni et déréalisation
Voilà je crois les quatre points qui verrouillent profondément la situation et empêchent de prendre la mesure de ce qui se passe, de comprendre, tout simplement, de donner un sens aux événements mondiaux, nationaux, locaux ou même intimes qui se succèdent. Face à cela, la population, qui ne cherche que la paix, la tranquillité, le divertissement, la passivité, le confort, la reprise de la croissance en attendant les prochaines vacances, réagit par le déni, l’amnésie, la dé-réalisation. On préfère évacuer la chose, elle est trop importante, bien trop anxiogène, paniquante, sans solution facile ni rapide. Donc on courbe l’échine et on attend que ça passe. Mais l’histoire continue, dans le mauvais sens dirait-on, et ce comportement ne règle rien. Pire, il institue une atmosphère qui confine peu à peu au délire. Parce que le déni systématique, c’est une sorte d’hallucination (fût-elle négative [24]), la porte ouverte à la psychose, et que la structure psychique occidentale, déjà délabrée, semble en train de vaciller, assaillie par les réalités virtuelles qui font miroiter des mondes parallèles...
Alors tous les points que je viens de lister sont facilement identifiables côté franco-français, mais on peut aussi les voir côté musulman, et là ils seraient même décuplés : le déni est omniprésent, presque consubstantiel. Sa clef de voûte est que l’islam, bien entendu, n’aurait rien à voir avec l’islamisme. Et là je crois que le processus qui mène à la psychose est largement entamé, l’islamisme en serait d’ailleurs une manifestation.
5 – Questions ouvertes
Quelques questions ouvertes pour finir.
Une libanisation en cours ?
Il est évident que les attentats ne vont pas s’arrêter mais surtout que la pression islamiste « civile » va s’accentuer. Même si l’existence de l’État Islamique en tant que réalisation du fantasme fondamental de tout véritable musulman peut avoir un effet cathartique et déclencher une prise de conscience, ou une lassitude, il va falloir du temps, temps durant lequel les rapports de force vont s’approfondir. On va vers une polarisation de la société, qui pourrait devenir déterminante, même en cas d’effondrement économique. Je ne crois pas du tout à ce qui se dit depuis six mois sur la possibilité d’une guerre civile. Parce qu’il faudrait qu’il y ait deux camps constitués, or il n’y en a qu’un, celui des islamistes, éduqués depuis le plus jeune âge dans la haine contre Israël et les juifs en général, et au sein desquels il y a maintenant de véritables combattants, des guerriers – souvenons-nous de Merah donnant l’assaut aux policiers du RAID, stupéfaits.
Rien de tel du côté d’une population française vieillissante et apathique, sans aucune tradition ni pratique ou intérêt militaire depuis une ou deux générations, ça se voit lors des mouvements sociaux, qui sont toujours restés massivement pacifiques, et quasiment sans aucune réserve de violence comme auraient pu la constituer les skinheads. Donc on irait plutôt vers une libanisation ou une balkanisation de l’Europe, avec une militarisation généralisée, des milices de protection un peu partout, une ségrégation ethnico-religieuse grandissante, une augmentation des violences et des clivages. Sur quelles bases, c’est toute la question. Il est évident que l’absence de mobilisation et de positionnement clair de beaucoup de Maghrébins et de musulmans (le second terme tendant d’ailleurs à englober complètement le premier) est absolument catastrophique et ethnicise un problème qui est avant tout politico-idéologique – le rendant insoluble dans un cadre moderne. On irait donc vers un chaos social et politique, avec une oligarchie totalement discréditée qui ne se maintiendrait que par un chantage incessant à une impossible sécurité.
Quel jeu de l’oligarchie ?
Justement, quel est le jeu de l’oligarchie ? On sait que l’immigration est une pièce maîtresse de sa stratégie depuis quarante ans (avec le soutien actif de toute l’extrême gauche), à la fois en tant que réservoir de main-d’œuvre docile mais aussi pour éclater la relative unité culturelle de chaque peuple européen à la fois source de nationalismes meurtriers et de mobilisations sociales. Le modèle multi-culturel décrit par J. Attali, par exemple, avec des villes-hôtels et des campagnes de relégation, est révélateur [25]. Mais la passivité des dominants, voire leur complaisance, vis-à-vis de l’islamisme semble difficilement compréhensible à moyen terme (les pétrodollars dominent le court terme) : le chaos qui s’instaure leur permettra effectivement de surplomber la situation et d’en finir une bonne fois pour toutes avec ces valeurs occidentales de l’émancipation, de la révolte, de l’égalité, etc., mais ça tend à rendre la société ingérable et à atteindre le fonctionnement capitaliste lui-même, qui exige quand même une relative paix sociale, des leviers étatiques qui répondent, une corruption réduite, un minimum d’État de droit. Là on va vers un fonctionnement pré-moderne, clanique, communautariste... Très concrètement, on assiste à une montée des tensions dans les entreprises autour de ces questions religieuses [26], ça ne peut que gripper le travail, voire le rendre impossible puisque toutes les tâches demandent une coordination minimale, une coopération réelle entre les travailleurs de la base... [Une hiérarchie laissée à elle-même paralyse immédiatement l’institution [27].] On a vu dans l’histoire des oligarchies mener des politiques suicidaires : peut-être assiste-t-on à ça. Tout se passe comme si le suicide de l’aire arabo-musulmane entraînait celui du reste du monde [28].
L’avenir du Front National ?
Troisième question : qu’en est-il du Front National ? Il a évidemment le vent en poupe, il est parti pour gagner l’élection présidentielle de 2017 si rien ne se passe d’ici-là. Il est clair que l’oligarchie va tout faire pour le discréditer, mais alors ses électeurs resteront avec leurs questions, leurs exigences, leur ressentiment. Que se passera-t-il ? Et si jamais il remporte la présidentielle, un front républicain imposera une cohabitation immédiate, entraînant la paralysie politique du pays. Quelles seront les réactions des différentes composantes de la population ? La situation politique n’a jamais été aussi ouverte – malheureusement les forces qui pourraient lui donner une issue heureuse sont quasiment inexistantes.
Deuxième question dans la question : qu’en est-il du Front National et de l’islam ? On a l’impression que depuis quelques mois, Marine Le Pen est en train de modérer son discours anti-islam : sa déclaration le soir des attentats était exemplaire. Plus, même : peut-être essaye-t-elle de brosser dans le sens du poil toute la réserve de voix que représente l’extrême droite musulmane. Opération déjà tentée par le père dans les années 1990 et qui avait complètement raté. Il est possible aujourd’hui, avec les soraliens en passe de devenir le premier courant politique dans la jeunesse, qu’il puisse y avoir une alliance électorale assez détonante entre Marine Le Pen et l’islamisme soft. Comment conciliera-t-elle ce nouvel électorat avec celui, encore récent, des populations des grandes périphéries, pour aller vite [29], et avec sa traditionnelle base historique, certes vieillissante ? Sans parler de l’électorat juif, tenté lui aussi par le vote FN...
Mort anthropologique de l’Occident ?
Dernière question, et je finirai là-dessus : une réaction de la population française, ou européenne, ou même occidentale est-elle encore possible ? En forçant le trait, la puissance de l’Occident ne réside plus que dans ses institutions héritées, sa technologie et ses armées. Ses populations sont totalement passives, atomisées, atrophiées et ne semblent prêtes à mourir pour rien – la persévérance d’un Charb exaspérait. Assiste-t-on à la mort anthropologique de l’Occident ou y a-t-il encore des ressources, endormies, de mobilisation sociale et politique, d’engagement pour orienter la marche du monde, ou est-on vraiment en présence d’un troupeau infantilisé et résigné ? Peut-il, par exemple, y avoir des réactions authentiquement fascistes, dont on nous rebat les oreilles depuis la petite enfance ? Ça, je ne crois pas, personne en Europe n’a envie de marcher au pas, d’adorer un leader (sinon pour le plaisir de le destituer peu après), de répéter un dogme haineux ou même d’adhérer à des valeurs qui ne soient pas solubles dans le confort. Existe-t-il encore la possibilité d’un agir et d’un penser en commun ? J’ai cru assister à ça juste après le 11 janvier, et les gens exprimaient leur désir de continuer, mais les pratiques d’auto-organisation, hors d’appareils politiques ou syndicaux, n’existent plus [30].
Parce que, et ce sera le mot de la fin, il est évident que l’on assiste à l’effondrement de l’Occident. Celui-ci a commencé il y a bien longtemps, peut-être après la « guerre de trente ans » qu’a connue l’Europe de 1914 à 1945, et a des causes endogènes strictement étrangères aux questions soulevées durant cet exposé [31]. L’islamisme n’arrive qu’en fin de parcours, il révèle l’extrême faiblesse intrinsèque de nos sociétés, leur insignifiance, leur nihilisme, leur vacuité. Il donne un visage à ce délabrement, en marque une étape, peut-être l’agonie, tout en accélérant, maintenant, le processus. Et ça, c’est un point central pour la compréhension de la situation : impossible de saisir l’importance du phénomène de l’islamisme en Europe sans admettre que nous appartenons à des sociétés qui s’effritent, qui se disloquent dans tous les domaines, et réciproquement. Et ça aussi, c’est pratiquement impossible à assumer pour nos contemporains, que la société à laquelle ils tiennent tant, puisqu’on ne peut pas décemment parler d’idéal, soit aussi inconsistante face à une idéologie aussi incohérente, archaïque et obscurantiste.
Collectif Lieux Communs
Janvier – mars 2015
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