L’humanité émerge du Chaos, de l ’Abîme, du Sans-Fond. Elle en émerge comme psyché : rupture de l’organisation régulée du vivant, flux représentatif/affectif/intentionnel, qui tend à tout rapporter à soi et vit tout comme sens constamment recherché. Sens essentiellement solipsiste, monadique -soit aussi : plaisir de tout rapporter à soi. Cette recherche, si elle reste absolue et radicale, ne peut qu’échouer et conduire à la mort du support vivant de la psyché et de la psyché elle-même. Détournée de son exigence originaire totale, essentiellement altérée, formée/déformée, canalisée, elle se trouve à moitié satisfaite moyennant la fabrication sociale de l’individu. Radicalement inapte à la vie, l’espèce humaine survit en créant la société, et l’institution. L’institution permet à la psyché de survivre en lui imposant la forme sociale de l’individu, en lui proposant et imposant une autre source et une autre modalité du sens : la signification imaginaire sociale, l’identification médiatisée à celle-ci (à ses articulations), la possibilité de tout rapporter à elle.
La question du sens devait être ainsi saturée, et la quête de la psyché se clore. En vérité, tel n’est jamais le cas. D’une part, l’individu socialement fabriqué, aussi solide et structuré soit-il par ailleurs, n’est jamais qu’une pellicule recouvrant le Chaos, l’ Abîme, le Sans-Fond de la psyché elle-même, qui ne cesse jamais, sous une forme ou une autre, de s’annoncer à lui et d’être présent pour lui. On peut reconnaître ici une vérité partielle et déformée de certaines conceptions psychanalytiques contemporaines, qui voient dans toute la structure de l’individu (le « Moi conscient ») une défense contre la psychose. Cette structure est certes, par construction, une défense contre le Chaos psychique – mais il est impropre d’appeler celui-ci « psychotique ». Que les strates successivement formées de la psyché présentent, chacune en elle-même et dans leur coexistence presque impossible, des traits et des modes de fonctionnement très proches de la psychose – au sens que celle-ci tend à en préserver des parties importantes -c’est incontestable (l’avoir vu est un des grands apports de Melanie Klein). Mais la psychose n’est ni la simple préservation ni même la dominance de ces traits et modes de fonctionnement ; elle est, comme l’a très justement montré Piera Castoriadis-Aulagnier [1], la construction ou création d’une pensée délirante, avec ses traits et ses postulats propres, ce qui est tout à fait autre chose.
D’autre part, l’institution de la société ne peut pas recouvrir totalement le Chaos du point de vue des individus. Elle peut, tant bien que mal, supprimer le Hasard en gros, non pas en détail. Par exemple, du point de vue de la société, un événement singulier (unique, et affectant l’ensemble : une guerre, une calamité naturelle) n’échappera jamais à l’investissement par la signification qui l’apprivoise ou le domestique, et il sera incapable de détruire, par lui-même le magma de significations imaginaires qui tiennent la société ensemble – à moins de détruire celle-ci corps et biens. L’histoire juive en fournit l’exemple le plus pur et le plus éclatant : les épreuves les plus dures, les catastrophes les plus tragiques s’y trouvent continuellement réinterprétées et investies de signification comme signes de l’élection du peuple juif et de sa permanence. Mais ces mêmes événements se monnayent nécessairement dans des conséquences particulières pour les individus particuliers : c’est un fils, un mari, un frère qui a été tué à la guerre ou noyé par l’inondation. La différence de ces conséquences, qui n’est réductible que par des raisonnements formels et vides ( « statistiques » ), renvoie chaque individu au non-sens de son destin particulier. Des élaborations sociales compensatrices sont possibles dans beaucoup de cas, difficilement dans tous. La mère spartiate peut se glorifier ou, à la limite, être heureuse de la mort valeureuse de son fils à la guerre : elle ne pourrait plus le faire si tous ses enfants étaient mort-nés ou jetés dans le Kaiadas. Ailleurs, tout est couvert par la volonté de Dieu ; mais l’expérience montre que les individus ne parviennent pas, en général, à se tenir à la hauteur de cette idée dès que leur sort personnel est en jeu.
L’institution de la société est institution des significations imaginaires sociales qui doit, par principe, conférer sens à l tout ce qui peut se présenter, « dans » la société comme « hors » celle-ci. La signification imaginaire sociale fait être les choses comme telles choses, les pose comme étant ce qu’elles sont – le ce que étant posé par la signification, qui est indissociablement principe d’existence, principe de pensée, principe de valeur, principe d’action. Mais ce travail de la signification est perpétuellement menacé (et, à un point de vue ultime, toujours déjà mis en échec) par le Chaos qu’elle rencontre, et par le Chaos qu’elle fait resurgir elle-même. Cette menace se manifeste, avec toute sa réalité et toute sa gravité, aux deux niveaux extrêmes de l’édifice des significations : par l’absence de clef de voûte de cet édifice, et par le sable qui est à la place de ce qui devait le soutenir comme son fondement.
Ce fondement aurait dû être la prise des significations sur le monde, sur tout ce qui se présente et pourrait jamais se présenter. Mais cette prise est toujours incomplète et toujours précaire. Elle n’aurait pu être assurée que si chaque chose n’était que ce qu’elle est, si le monde n’était jamais que ce qu’il est – ce qu’ils sont posés par la signification comme étant. Or, d’une part, la signification imposée au monde (et à la société qui s’institue en se posant comme partie du monde qu’elle institue) est essentiellement« arbitraire ». L’autocréation de la société, qui se traduit chaque fois comme position/institution d’un magma particulier de significations imaginaires, échappe à la détermination parce qu’elle est précisément autoposition, elle ne peut être ni fondée sur une Raison universelle ni réduite à la correspondance avec un prétendu être-ainsi du monde. La signification constitue le monde et organise la vie sociale de façon corrélative, en asservissant celle-ci chaque fois à des « fins » spécifiques : vivre comme les ancêtres et les honorer, adorer Dieu et accomplir ses commandements, servir le Grand Roi, être kalos kagathos, accumuler les forces productives, construire le socialisme. Toutes ces fins sont surnaturelles ; elles sont aussi indiscutables, plus exacte ment leur discussion n’est possible et n’a de sens qu’en pré ’supposant la valeur de cette « fin » particulière, création d’une institution particulière de la société – l’institution gréco-occidentale – , qu’est la recherche de la vérité.
D’autre part, aussi fine, subtile, puissante que soit la signification, sa prise complète sur les choses et le monde : sur l’être, exigerait que celui-ci soit réglé de part en part et une fois pour toutes ; ce qui veut dire achevé, terminé, déterminé, identitaire. Or le monde-l’être-est essentiellement Chaos, Abîme, Sans-Fond. Il est altération et auto-altération. Il n’est que pour autant qu’il est toujours aussi à-être, il est temporalité créatrice-destructrice. La signification, en se posant comme totale et recouvrant tout – ce qu’elle est obligée de faire pour répondre aux exigences de la psyché qu’elle socialise – , a renoncé à se créer la niche ontologique étroite dans et par laquelle vit l’animal, lequel ne donne être et sens qu’à ce dont l’être et le sens sont déjà pour lui fonctionnellement assurés. Par là, la signification affronte toujours le risque de se trouver sans prise devant le Chaos, de ne pas pouvoir repriser les déchirures de son recouvrement de l’être. (Pour une religion comme le christianisme, qui est né et s’est développé dans un espace social-historique où l’interrogation illimitée avait déjà surgi, cette situation sous-tend l’insoluble question de la théodicée.)
La clef de voûte absente de l’édifice des significations est représentée par ce point évident et suprêmement mystérieux : la question de la signification de la signification. Formulé ainsi, cela semble un simple arrangement de mots. Cela cesse de l’être, si on le traduit et on le détaille dans et par les questions que la signification elle-même fait être, auxquelles elle donne sens, par lesquelles elle organise le sens en général et le sens de chaque chose particulière. Question de l’origine, question de la cause, question du fondement, question de la fin ; en somme, question du pourquoi et du pour quoi. Du fait que la signification instaure ces questions comme catholiques et universelles, elle court toujours le risque qu’elles puissent rejaillir sur elle-même – comme questions de l’origine, de la cause, du fondement, de la fin de la société, de l’institution, de la signification.
Or ces questions sont à la fois irrésistiblement appelées par l’institution de la signification -et tout particulièrement par les potentialités du langage -et elles ne peuvent pas recevoir de réponse, car, à vrai dire, elles « n’ont pas de sens ». On ne voit pas à partir de quoi elles pourraient recevoir sens et réponse : toute question sur le pourquoi et le pour quoi de la signification s’est déjà située dans l’espace créé par la signification et ne peut être formulée qu’en le supposant comme inquestionnable. Il ne s’agit pas ici simplement d’un argument « logique », mais de l’explicitation de l’idée même de création, émergence d’un niveau ontologique qui se présuppose lui-même et se donne les moyens d’être. Le vivant présuppose le vivant : le « programme génétique » ne peut fonctionner que si les produits de son fonctionnement sont déjà disponibles. L’institution présuppose l’institution : elle ne peut exister que si des individus fabriqués par elle la font exister. Ce cercle primitif est le cercle de la création.
Le surgissement de la signification – de l’institution, de la société – est création et autocréation ; il est manifestation de l’être comme à-être. Les questions de l’origine, du fondement, de la cause, de la fin sont posées dans et par la société ; mais la société, et la signification, n’ « a » pas d’origine, de fondement, de cause, de fin, autres qu’elle-même. Elle est sa propre origine – c’est cela que veut dire autocréation ; elle n’a pas son origine véritable et essentielle dans quelque chose qui serait extérieure à elle-même, et pas de fin autre que sa propre existence comme société qui pose ces fins-là – ce qui est un usage simplement formel et finalement abusif du terme fin.
La signification émerge pour recouvrir le Chaos, faisant être un mode d’être qui se pose comme négation du Chaos. Mais c’est encore le Chaos qui se manifeste dans et par cette émergence elle-même, pour autant que celle-ci n’a aucune « raison d’être », que la signification est finalement pur fait qui en lui-même n’a pas et ne peut pas « avoir de la signification », qu’elle ne peut pas se redoubler sur elle-même. En termes logiques : pour que quelque chose « ait de la signification », elle doit se situer en deçà de la nécessité absolue, comme au-delà de l’absolue contingence. Ce qui est absolument nécessaire a aussi peu de signification que ce qui est absolument contingent. Or la signification imaginaire sociale – le magma des significations imaginaires sociales – est à la fois d’une nécessité absolue, pour celui qui se tient à son intérieur, et d’une contingence radicale, pour celui qui lui est extérieur. Autant dire que la signification sociale est à la fois au-delà et en deçà de la nécessité et de la contingence – elle est ailleurs. Elle est à la fois méta-nécessaire et méta-contingente.
Soit dit par parenthèse, la discussion qui précède montre pourquoi tous les propos sur le « sens de l’histoire » sont dérisoires. L’histoire est ce dans et par quoi émerge le sens, où du sens est conféré aux choses, aux actes, etc. Elle ne peut pas « avoir du sens » elle-même (ou du reste « ne pas en avoir ») – pas plus qu’un champ gravitationnel ne peut avoir (ou ne pas avoir) du poids, ou un espace économique avoir (ou ne pas avoir) un prix.
Sous deux formes, donc, l’humanité continue, prolonge, recrée le Chaos, l’ Abîme, le Sans-Fond dont elle émerge. Chaos psychique, Sans-Fond de l’imagination radicale de la psyché ; Abîme social, Sans-Fond de l’imaginaire social créateur de la signification et de l’institution. Et, en même temps, elle doit se tenir face au Chaos, à l ’Abîme, au Sans-Fond du monde. De cette situation, elle a dès le départ obscurément connaissance sans en avoir connaissance et tout en déployant un immense effort pour ne pas en avoir connaissance, dans une modalité originale, hyperparadoxale, pour ainsi dire inconcevable. Il s’agit de recouvrir ce qui s’annonce et s’affirme dans et par cet effort de recouvrement même. Ce mode, d’affirmation/négation du Chaos pour l’humanité, on ne saurait l’appeler ni refoulement, ni forclusion, ni méconnaissance, ni scotomisation, ni rationalisation, ni idéalisation. Plutôt, tous ces mécanismes apparaissent comme des dérivés ou des rejetons de cette présentation/occultation fondamentale, qui est la modalité du rapport de l’humanité au Chaos qui l’entoure et qu’elle contient.
Cette présentation/occultation du Chaos moyennant la signification sociale ne peut, essentiellement, s’effectuer que d’une seule manière : le Chaos lui-même, comme tel, doit être pris dans la signification – être signification – et aussi, et ainsi, conférer une signification à l’émergence et à l’être de la signification en tant que telle.
Or c’est précisément cela qu’essaie toujours d’affirmer l’institution de la société. Elle pose, en effet, que l’être est signification et que la signification (sociale) appartient à l’être. Tel est le sens du noyau religieux de l’institution de toutes les sociétés connues – à deux ruptures imparfaites et incomplètes près, la Grèce et le monde occidental moderne, qui nous occuperont longuement ailleurs. La signification imaginaire sociale du mana, par exemple, comme plus généralement toutes celles qui sont impliquées dans les croyances archaïques, pose le monde entier comme une société d’êtres animés et motivés selon les mêmes modalités que la société humaine. Il importe peu, à cet égard, que la « représentation mana », die Mana-Vorstellung de Cassirer, soit, comme le voulait celui-ci, une catégorie moyennant laquelle la « pensée mythique » pense l’être en général, ou que, comme l’affirmait Heidegger en critiquant Cassirer, le mana soit pour cette pensée un étant [2]. La distinction elle-même – la « différence ontologique » – entre une pensée qui pense l’être comme tel et une pensée qui pense les étants comme tels est impossible, quoiqu’en ait dit Heidegger. Le mana, pour la pensée mythique, est. Cela veut dire que cet étant concentre en lui, « représente » ce par quoi tout étant est : il est détermination ontologique présentifiée par ce qui est, chez tout étant, principe d’existence effective (Wirtlichkeit-wirken ; énergéia-énergein ; actualitas-actus-agere). La situation est la même dans toute l’ontologie philosophique qui ne se borne pas à dresser une liste des « traits généraux » des étants, qui ne reste pas ontologie formelle, mais essaie de dire ce que l’être est, ce qui fait que X peut être dit être vraiment. Ainsi, pour Platon, est vraiment l’eidos (ou l’agathon) et toute chose n’est que dans la mesure où elle « participe » à l’eidos (et/ou, ainsi, médiatement, à l’agathon). Le type de la pensée n’est pas différent de celui qui préside à la Mana-Vorstellung. Il ne s’agit nullement d’« ethnologiser » Platon – pas plus que d’ « ontologiser » superficiellement les croyances archaïques ; mais de montrer les nécessités profondes immanentes à l’effort d’identifier l’être et la signification, et qui dominent aussi bien la religion que le courant principal de la philosophie, de Parménide à Hegel.
L’institution de la société est toujours aussi, non consciemment, ontologie générale et spéciale. Elle pose, elle doit toujours poser, ce qu’est chaque chose particulière, toute relation et tout assemblage de choses, comme aussi ce qui « contient » et rend possible la totalité des relations et des assemblages – le monde. La détermination, par chaque société, de ce qu’est toute chose est ipso facto donation de sens à chaque chose et insertion de cette chose dans des relations de sens ; elle est, chaque fois, création d’un monde corrélatif aux significations imaginaires sociales et dépendant de celles-ci. Mais le monde tout court ne se laisse pas réduire à cette dépendance. Il est toujours aussi autre chose et plus que ce qu’il est (posé comme étant). A cela, la signification instituée parvient, tant bien que mal, à faire face. Mais elle ne peut pas faire face de la même façon à l’ Abîme qu’elle représente elle-même, à la manifestation du Chaos que constitue sa propre création. Ici, la « solution » a été de lier ensemble origine du monde et origine de la société, signification de l’être et être de la signification. Telle est l’essence de la religion : tout ce qui est devient subsumable aux mêmes significations (même lorsqu’un principe du mal s’oppose à un principe du bien, Ahriman à Ormuzd, le second reste pôle privilégié auquel le premier emprunte, par négation, son sens). Et même dans la société moderne (capitaliste traditionnelle, ou capitaliste bureaucratique), qui prétend s’instituer à distance de la religion, la persistance d’une dimension quasi ou pseudo-religieuse de l’institution s’énonce et se dénonce de la même manière : origine du monde et origine de la société, fonctionnement de l’un et de l’autre sont liés ensemble dans et par la « rationalité », les « lois de la nature » et les « lois de l’histoire ».
Ce lier ensemble de l’origine du monde et de l’origine de la société doit, bien entendu, toujours reconnaître la spécificité de la société sans rompre l’homogénéité du monde. Il doit à la fois différencier et articuler fermement institution humaine et ordre imputé aux choses, culture et nature. Que l’homogénéité du monde et de la société, soit l’homogénéité de l’être, du point de vue de la signification, ne doive pas être rompue, est une conséquence pratiquement irrésistible de l’illimitation de l’exigence de la signification : réponse au Chaos, la signification est simultanément négation de celui-ci. Or, ce postulat de l’homogénéité de l’être – l’ontologie unitaire – est consubstantiel à l’ hétéronomie de la société. Il entraîne en effet nécessairement la position d’une source extra-sociale de l’institution (et de la signification), donc l’occultation de l’auto-institution de la société, le recouvrement par l’humanité de son propre être comme autocréation. Inversement, cette position, et le postulat de l’homogénéité dont elle découle, équivaut à la dénégation de la « contingence » de la signification et de l’institution, plus exactement de ce que nous avons désigné comme l’ailleurs de la signification par rapport à la nécessité et à la contingence, et que nous appelons la méta-contingence (ou la méta-nécessité) de la signification. Cette dénégation est évidemment consubstantielle à l’hubris suprême de l’existence humaine, l’hubris ontologique. Plus que partout ailleurs, elle est manifeste dans l’institution de la religion, même lorsqu’elle s’y déguise, admirablement, sous l’apparence de son contraire.
Il serait plus que superficiel de dire qu’il y a toujours « relation » entre la religion et l’institution de la société. Comme l’avait bien vu Durkheim, la religion est« identique » à la société au départ et pendant très longtemps : en fait, pour la totalité presque des sociétés connues. Toute l’organisation du monde social est, presque partout, presque toujours, essentiellement « religieuse ». La religion n’ « accompagne » pas, n’ « explique » pas, ne « justifie » pas l’organisation de la société : elle est cette organisation, dans son noyau non trivial (organisation qui certes inclut toujours sa propre « explication » et « justification » ). C’est elle qui pose ce qui est pertinent et non pertinent. Plus exactement, comme tout est pertinent pour la société, la signification et la religion, c’est la religion qui organise, polarise et valorise le pertinent, qui le hiérarchise dans un usage du terme qui retrouve ici son sens initial.
Lier ensemble : « image du monde » et « image de la société » pour elle-même – et donc aussi, de sa « place dans le monde » – ont toujours été deux faces du même, appartenant au même magma de significations imaginaires sociales dans et par lequel chaque société se fait être en le faisant être. « Image » ici ne veut évidemment pas dire décalque ou reflet, mais œuvre et opération de l’imaginaire radical, schème imaginaire organisateur et constituant [3]. Les significations imaginaires qui organisent la société ne peuvent qu’être« cohérentes » avec celles qui organisent le monde. Du moins, tel est le fait fondamental qui jusqu’ici caractérise l’institution de la société. Et qui, formulé ainsi et assorti de la question : et pourquoi donc doit-il en être ainsi ? nous révèle ce qui, à la fois, a été apparente nécessité de l’institution de la société dans son être-ainsi, et qui se manifeste à nous, après coup, comme « arbitraire » radical de cette modalité de l’institution.
En particulier, l’origine de l’existence et de l’institution de la société a toujours été définie dans et par les croyances religieuses. La liaison profonde et organique de la religion avec l ’hétéronomie de la société s’exprime dans ce double rapport : toute religion inclut dans son système de croyances l’origine de l’institution ; et l’institution de la société inclut toujours l’interprétation de son origine comme extra-sociale, et renvoie par là à la religion. (Je parle des religions socialement effectives, non pas des sectes ni de certains mouvements religieux comme le christianisme ou le bouddhisme à leurs origines et avant leur transformation en religions instituées. Cette transformation, notamment dans le cas du christianisme, a entraîné du point de vue discuté ici des conséquences très lourdes : l’institution sociale, au départ ignorée ou mise à distance, a été par la suite proprement sacralisée.)
L’institution hétéronome de la société et la religion son : d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. Elles ne visent pas simplement, l’organisation de la société. Elles visent à donner une signification à l’être, au monde et à la société, et la même signification. Elles doivent masquer le Chaos, et en particulier le Chaos qu’est la société elle-même. Elles le masquent le reconnaissant à faux, par sa présentation/occultation, en en fournissant une Image, une Figure, un Simulacre.
Le Chaos : le Sans-Fond, l’Abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère, l’Envers de tout Endroit et de tout Envers. Je ne vise pas, par ces expressions, un résidu d’inconnu ou d’inconnaissable ; et pas davantage que l’on a appelé transcendance. La séparation de la transcendance et de l’immanence est une construction artificielle, dont la raison d’être est de permettre le recouvrement même dont je discute ici [4]. La prétendue transcendance – le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond – envahit constamment la prétendue immanence – le donné, le familier, I ’apparemment domestiqué. Sans cette invasion perpétuelle, il n’y aurait tout simplement pas d’ « immanence ». Invasion qui se manifeste aussi bien par l’émergence du nouveau irréductible, de l’altérité radicale, sans quoi ce qui est ne serait que de L’Identique absolument indifférencié, c’est-à-dire Rien ; que par la destruction, la nihilation, la mort. La mort est mort des formes, des figures, des essences – non pas simplement de leurs exemplaires concrets, sans quoi encore ce qui est ne serait que répétition dans le prolongement indéfini ou dans la simple cyclicité, éternel retour. Il est à peine nécessaire de souligner que la destruction ontologique fait surgir une interrogation aussi lourde que la création ontologique. C’est par le même mouvement et les mêmes nécessités que les deux ont toujours été, dans les faits et au-delà des mots, méconnues par la pensée héritée moyennant la suppression du temps, l’idéalité comme conservation intemporelle, la dialectique comme dépassement cumulatif et récupération intégrale du devenir dans l’Absolu. Et c’est par les mêmes nécessités que la philosophie traditionnelle a toujours nié la possibilité de destruction de ce qui vraiment est : destructible et périssable ont été pour elle (depuis Parménide et Platon) les noms mêmes du moins-être, du non-être, de l’illusion, ou bien simples décompositions-recompositions de collectifs, derrière lesquelles se tiendrait toujours le permanent ou l’a-temporel, que ce soit sous forme de constituants ultimes inaltérables, ou sous forme de lois idéales.
[Je lis dans un texte récemment publié en français de Jan Patočka ( « Les fondements spirituels de la vie contemporaine », Études phénoménologiques, 1985, n°1, Éd. Ousia, Bruxelles, p. 84) que, dans un écrit posthume (que je ne connais pas), Husserl affirmait que « bien que l’homme soit naturellement fini et mortel, le fondement même de l’humain, la conscience transcendantale qui ne cesse de fonctionner au-dedans de l’homme et qui répond de son expérience, serait infinie et immortelle ». Ce qui m’importe ici n’est pas la thèse en elle-même (qui n’a rien de nouveau), mais l’argumentation. Elle aussi n’a rien de nouveau, mais d’une part elle frappe par la persistance, chez Husserl lui-même, de modes d’argumentation archaïques, d’autre part elle illustre de manière éclatante ce que je dis plus haut sur l’impossibilité pour la pensée héritée de reconnaître la destruction ontologique pour des raisons strictement identiques à celles qui lui ont toujours rendu impossible de reconnaître la création ontologique. Voici comment Patočka résume l’argumentation de Husserl : « La seule chose qui soit impensable, c’est la disparition totale. La passivité pure n’est pas une disparition. Husserl appuie ici son argumentation sur l’impossibilité de penser la mort [souligné dans le texte]. La mort, la disparition en général, est quelque chose que nous sommes incapables de penser. Aucun mode de la philosophie ne saurait thématiser effectivement la disparition pure. En l’évoquant, nous pensons ou bien à un changement (ce qui présuppose la persistance d’un quelque /chose qui change), ou à un continuum d’extinction qui, à travers des diminutions infinitésimales, ne parviendrait jamais à une fin totale ; ou bien encore nous la concevons dialectiquement, en affirmant : « l’être et le néant sont identiques », mais dans ce cas le passage s’effectue aussi bien du néant à l’être que de l’être au néant. » Le premier argument est le vieil argument de l’hupokeiménon : dans toute altération, c’est quelque chose qui s’altère, qui elle-même ne s’altère pas. Logique et vide, il est particulièrement spécieux dans le cas considéré : il suppose ce qui est à démontrer – que la conscience transcendantale est un hupokeiménon dans ce sens – ; sans cela, aucune qualité, par exemple ne saurait jamais changer, ou bien il serait exclu que, autre exemple, l’âme soit la forme d’un être vivant, comme le pensait Aristote. – Le deuxième n’est qu’une réédition de la démonstration éléatique de l’impossibilité du mouvement. Quant au troisième, il est le plus intéressant, car il ne dit rien d’autre et rien de plus que cela : impossible d’accepter la disparition (le passage de l’être au néant), car il faudrait alors accepter aussi la création (le passage du néant à l’être). Or (sous-entendu) cette dernière hypothèse est inacceptable. Donc ... Au total, que disent ces arguments ? Que ne peut pas être ce qui ne se conforme pas à un certain mode de penser – le mode d’après lequel il y a des substances inaltérables en elles-mêmes, tout changement ne peut être que de « quantité » (« continuum ... diminutions infinitésimales »), et aucun passage du « néant à l’être » et inversement n’est concevable. La conclusion est claire : ou bien en effet « cela » ne peut pas être, ou bien il faut changer de mode de penser. Remarquons aussi, pour finir, que les arguments de Husserl valent – et ne valent que – pour une immortalité personnelle – alors qu’il s’agit au départ d’une « conscience transcendantale » qui « répond de l’expérience de l’homme ».]
L’idée de transcendance implique l’idée d’une séparation absolue, expression du reste redondante : l’absolu est le totalement séparé. Mais le Chaos n’est pas séparé. Il y a envers insondable de toute chose, et cet envers n’est pas passif, ce qui simplement résisterait, en cédant ou pas du terrain, à nos efforts de compréhension et de maîtrise. Il est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui n’est pas reléguée hors temps ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment présente dans et par le temps. Il est littéralement temporalité – à condition de comprendre que le temps dont il s’agit ici n’est pas le temps des horloges, mais le temps qui est création/destruction, le temps comme altérité/altération. La création est déjà destruction – destruction de ce qui était dans son apparente « complétude » désormais rompue. Le temps de la création est aux antipodes du temps de la répétition, qui seul, par définition, se laisse « mesurer » – à savoir, transformer en son contraire. Le temps n’est pas seulement l’excès de l’être sur toute détermination que nous pourrions en concevoir et en fournir. Le temps est l’excès de l’être sur lui-même, ce par quoi l’être est toujours essentiellement à-être.
De cet Abîme, l’humanité a sans doute l’obscure expérience dès son premier jour ; c’est, sans doute, cette expérience qui signe et scelle sa sortie de la simple animalité. « L’homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s’est posé les questions de la philosophie longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imaginaire la réponse à ces questions [5]. » Naissance, mort, rêve, désir, hasard, prolifération indéfinie des étants, identité et altérité des sujets, immensité de l’espace, retour des saisons et irréversibilité du temps : en un sens nommés, désignés, saisis depuis toujours dans et par le langage, en un autre sens toujours aussi neufs, aussi autres, aussi au-delà. Manifestation elle-même de l’émergence de l’être, l’humanité rompt dès le départ la simple régulation biologique, apparemment et à nos yeux « fermée sur elle-même ». L’homme est le seul vivant à rompre la clôture informationnelle/ représentative/cognitive dans et par laquelle est tout autre vivant. Simultanément, dans une scission absolue et une absolue solidarité, surgissent la monade psychique, essentiellement « folle », a-réelle, création une fois pour toutes et source d’une création perpétuellement continuée, l’ Abîme en nous-mêmes, flux représentatif/affectif/intentionnel indéterminé et immaîtrisable, psyché en elle-même radicalement inapte à la vie, et le social-historique, création une fois pour toutes de la signification et de l’institution, source d’une création continuée, l’Abîme comme imaginaire social ou société instituante, origine de la création comme histoire, de la création/destruction des significations et des institutions particulières. La monade psychique ne saurait survivre un instant si elle ne subissait pas sa socialisation violente et forcée ; c’est par la fabrication sociale de l’individu que l’institution rend possible la vie du sujet humain et sa propre vie comme institution. Et la sève de la monade psychique, qui ne tarit jamais, une fois prise dans un espace socialement institué et formée par un langage, des objets, des idées, des normes qu’elle ne saurait jamais produire elle-même, contribue à nourrir la création historique.
L’humanité se constitue en faisant surgir la question de la signification et en lui fournissant d’emblée des réponses. (En fait, c’est sur les réponses que nous lisons la question.) La société existe en instaurant un espace de représentations participées par tous ses membres, qui monnayent le magma des significations imaginaires sociales chaque fois instituées. Imaginaires au sens strict et fort. Aucun système de déterminations instrumentales, fonctionnelles, s’épuisant dans la référence à la « réalité » et à la « rationalité », ne peut se suffire à lui-même. Pour autant qu’elle pose la question de la signification, la société ne peut jamais s’enfermer dans l ’« en deçà » de son « existence réelle ». Ce n’est pas, comme le croit Marx – et, par moments, Freud – , qu’à une « existence réelle » insatisfaisante elle chercherait pendant toute une période des compensations imaginaires (on se demande si l’existence des vaches est complètement satisfaisante et, dans la négative, quelle est leur religion). C’est que cette « existence réelle » est impossible et inconcevable, comme existence d’une société, sans la position de fins de la vie individuelle et sociale, de normes et de valeurs qui règlent et orientent cette vie, de l’identité de la société considérée, du pourquoi et pour quoi de son existence, de sa place dans le monde, de la nature de ce monde – et que rien de tout cela ne se laisse déduire de la « réalité » ou de la « rationalité », ni « déterminer » par les opérations de la logique ensembliste-identitaire [6].
L’humanité ne peut pas être enfermée dans son existence « réelle ». Cela veut dire qu’elle fait l’expérience de l’Abîme, ou que l’Abîme s’impose à elle. En même temps, elle est restée jusqu’ici incapable d’accepter simplement cette expérience. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est évident lorsqu’on y réfléchit : dès l’origine et toujours, la religion répond à l’incapacité des humains d’accepter ce que l’on a mal nommé « transcendance », c’est-à-dire d’accepter le Chaos et de l’accepter comme Chaos, d’affronter, debout, l’Abîme. Ce que l’on a pu appeler le besoin de religion correspond au refus des humains de reconnaître l’altérité absolue, la limite de toute signification établie, l’envers inaccessible qui se constitue pour tout endroit où l’on accède, la mort qui loge dans toute vie, le non-sens qui borde et pénètre tout sens.
Dans toutes les sociétés connues, et jusqu’au moment de la décomposition commençante de la société capitaliste, les significations imaginaires sociales ont été centralement et essentiellement « religieuses » : elles ont réuni la reconnaissance et le recouvrement de l ’Abîme. Reconnaissance, pour autant qu’elles font droit à l’expérience de l’Envers, du Surgissement, de la soudaine étrangeté du Familier, de la révolte du Domestiqué, de l’évanescence du Donné. Recouvrement pour autant que de l’Abîme elles fournissent toujours un Simulacre, une Figure, une Image – à la limite un Mot ou un Verbe – qui le « re-présentent » et en sont la présentation instituée : le Sacré. Moyennant le Sacré, l’Abîme est prétendument circonscrit, localisé et comme présent dans la vie sociale « immanente ».
La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable, un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’Abîme et le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire – , en lui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent. Elle est, par excellence, la présentation/ occultation du Chaos. Elle constitue une formation de compromis, qui ménage à la fois l’impossibilité pour les humains de s’enfermer dans l’ici-maintenant de leur « existence réelle » et leur impossibilité, presque égale, d’accepter l’expérience de l’Abîme. Le compromis religieux consiste en une fausse reconnaissance de l’Abîme moyennant sa re-présentation (Vertretung) circonscrite et, tant bien que mal,« immanentisée »,
Cette re-présentation obligatoire – la « délégation par représentation », la Vorstellungsrepräsentantz de l’Abîme dans la « réalité », de l ’Envers dans l’Endroit social – constitue l’idolâtrie nécessaire de la religion. Toute religion est idolâtrie. Aucune religion effective, telle qu’elle est historiquement instituée et telle qu’elle fonctionne socialement, n’a ni ne peut avoir vraiment affaire à l’Abîme – à ce qu’elle appelle la « transcendance », lorsqu’elle l’appelle ainsi. L’Abîme, à la fois énigme, limite, envers, origine, mort, source, excès de ce qui est sur ce qu’il est, est toujours là et toujours ailleurs, partout et nulle part, le non-lieu dans quoi tout lieu se découpe. Et toute religion le condense fictivement, le chosifie – ou le personnifie, cela revient au même – d’une manière ou d’une autre, l’exporte dans un « ailleurs » quelconque et le ré-importe de nouveau dans ce monde sous la forme du Sacré. Le Sacré est le simulacre chosifié et institué de l ’Abîme : il se donne comme présence « immanente », séparée et localisée, du « transcendant ». La relation « mystique » à l’Abîme, qu’elle soit « authentique » ou phénomène hallucinatoire, n’importe pas ici : il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de religion mystique ou religion des mystiques. Le mystique vrai ne peut être que séparé de la société. Dans son effectivité sociale la religion fournit et doit toujours fournir des simulacres institués de l ’Abîme. Les « vies des mystiques » elles-mêmes fonctionnent comme de tels simulacres. Toute religion est idolâtrie – ou n’est pas religion sociale effective. Dans la religion, les mots eux-mêmes – les mots sacrés – fonctionnent, et ne peuvent fonctionner que, comme des idoles.
Formation de compromis, la religion est fausse reconnaissance, présentation/occultation de l ’Abîme. Elle fournit des « réponses » déterminées, figurées, chosifiées aux questions en lesquelles s’articule et se monnaye la question de la signification. Parmi ces questions, se trouve toujours la question de l’origine, du fondement, de la cause, de la fin – et qui s’adresse tout autant et surtout à la société elle-même et à son institution. Cette même reconnaissance/recouvrement de l’Abîme que la religion effectue relativement à tout, elle l’effectue aussi et surtout – c’est-à-dire la société moyennant sa religion l’effectue – relativement à l’être de la société elle-même. En assignant une origine extra-sociale, « transcendante », à l’institution comme à l’être de la société, la religion réalise, ici encore, une formation de compromis. Elle reconnaît que la société ne se réduit jamais à ce qu’elle est, que son existence « réelle », « empirique » ne l’épuise pas ; que, par exemple, ni le fonctionnement de la société instituée ne peut jamais rendre compte de son institution puisqu’il la pré-suppose ; ni aucune « cause », « raison », « facteur » immanents, déterminés,« intramondains »(donc,« intra-sociaux », au sens de la société instituée) ne peuvent expliquer, encore moins fonder, le pourquoi et le pour quoi de l’institution de la société en général et de son être-ainsi chaque fois spécifique. Mais en même temps elle recouvre l ’Abîme, le Chaos, le Sans-Fond que la société est elle-même pour elle-même, elle l’occulte comme autocréation, source et origine immotivée de son institution. Elle nie l’imaginaire radical et met à sa place une création imaginaire particulière. Elle voile l ’énigme de l’exigence de la signification – que fait naître et qui fait naître la société – en imputant à la société elle-même une signification qui lui viendrait d’ailleurs.
Quelle est l’origine, la cause, le fondement de l’institution (c’est-à-dire de la société) ? Quel est son pour quoi, sa raison d’être ? A cette question la religion depuis toujours fournit une réponse, en affirmant que l’institution de la société procède de la même « origine » que toute autre chose, qu’elle possède donc la même solidité et le même fondement que le monde entier et les choses qui le remplissent, et une finalité articulée à la leur. Ainsi ménage-t-elle une sortie ou une fenêtre à l’en deçà, reconnaissant que la société, pas plus qu’une autre chose quelconque, ne s’épuise pas dans ce qu’elle est. Et, en même temps, elle ferme la question, elle assigne à l’être et à l’être-ainsi de la société une cause et une raison d’être déterminées. Pierre angulaire de l’institution de la société, véhicule des significations ultimes et garant de toutes les autres, la religion doit sanctifier, d’une manière ou d’une autre, à la fois sa propre origine et l’origine de l’institution de la société dont elle forme le noyau.
Or pas plus que l’individu ne peut, généralement, reconnaître l’Abîme qui est en lui-même, pas davantage la société ne peut, n’a pu jusqu’ici, se reconnaître comme matrice et comme Abîme. A l’individu, l’institution sociale assigne chaque fois imaginairement une origine ou cause et un pour quoi qui est fin ou destination. Elle lui assigne comme origine une généalogie, une famille, le milieu social lui-même – afin qu’il puisse recouvrir et méconnaître le noyau abyssal qu’il est en lui-même, oublier qu’il ne peut être réduit à aucune origine, qu’il est toujours aussi autre que ce qu’il est, « effet qui dépasse ses causes, cause que n’épuisent pas ses effets [7] », que sa fabrication sociale comme individu ne pourra jamais ramener ce qu’il sera à ce qu’il a déjà été. Elle lui assigne un pour quoi – une fonction, fin, destination sociale et cosmique – pour lui faire oublier que son existence est sans pour quoi et sans fin. C’est cette assignation d’une origine et d’une fin hors lui, l’arrachant au monde de la monade psychique (qui est, pour elle-même, origine et fin d’elle-même) qui fait de l’individu quelque chose de socialement déterminé, qui lui permet de fonctionner comme individu social, astreint à la reproduction en principe indéfinie de la même forme de société que celle qui l’a fait être ce qu’il est.
L’origine, la cause, le fondement de la société est la société elle-même, comme société instituante. Et, jusqu’à maintenant, cela n’a pas pu être reconnu. La société n’a pas pu reconnaître en elle-même sa propre origine ; se reconnaître comme faisant surgir la question de la signification, engendrant des réponses immotivées à cette question, réponses incarnées dans et instrumentées par son institution ; se voir comme création, source de son institution, possibilité toujours présente d’altération de cette institution ; se reconnaître comme toujours plus et toujours aussi autre chose que ce qu’elle est. Reconnaissance, sans doute, extrêmement difficile. Il est caractéristique que la pensée philosophique a su, dès l’origine, reconnaître plus ou moins le Chaos générateur/destructeur de la psyché, l’Abîme dans le sujet singulier, fût-ce sous des titres maladroits ou inappropriés ; mais que rien d’analogue n’a pu jusqu’ici être pensé dans le domaine du social-historique dont l’altération, l’instauration et l’existence même ont toujours été considérées par la pensée héritée comme effet ou conséquence de causes extérieures à la société.
Cette occultation acharnée, cette méconnaissance ininterrompue pose une question, à laquelle j’ai essayé de fournir des éléments de réponse ailleurs [8]. L’essentiel revient à ceci :
l’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. Autant dire : elle lui permet de s’instaurer comme société hétéronome, dans un clivage désormais lui-même institué entre société instituante et société instituée, dans le recouvrement du fait que l ’institution de la société est auto-institution, soit autocréation. Ici certes une nouvelle question surgit : et pourquoi donc la société s’institue-t-elle comme société hétéronome ? On sait qu’il y a eu des auteurs pour affirmer que l’hétéronomie sociale est d’essence ou de structure. L’humilité politique à laquelle ils nous convient cache mal l’arrogance métaphysique de la réponse – on saurait déjà l’essentiel sur l’essence du social – , laquelle n’est guère qu’une constatation empirique (déjà discutable) travestie en tautologie ontologique.
Dans ce cadre traditionnel, la question non seulement ne comporte pas de réponse : elle ne peut même pas être pensée. La société se crée – et, pour commencer, se crée comme société hétéronome. Ces faits ne comportent pas d’« explication ». Quel pourrait jamais être le lieu où se tiendrait celui qui la fournirait, et comment pourrait être fabriquée la sonde qui sonderait cet endroit particulier de l’Abîme ? Nous pouvons certes élucider en partie la chose en constatant – comme je l’explique ailleurs [9] – que c’est une condition presque nécessaire de l’existence de l’institution telle qu’elle a été créée, telle que nous l’avons connue jusqu’ici, qu’elle affirme sa propre inaltérabilité pour se stabiliser ; que, produit de l’activité créatrice de la société, elle se donne une origine extérieure à la société, tendant ainsi à se soustraire à l’altération. Mais seule la distraction pourrait nous faire oublier qu’en disant cela, nous nous mouvons à l’intérieur du cercle de la création déjà faite, nous ne faisons qu’expliciter la solidarité de ses points. En posant son institution comme imposée par une source extérieure à elle, la société recouvre le Chaos, ou établit un compromis avec lui, elle se défend contre l’Abîme qu’elle est en elle-même. Ce n’est assurément pas la seule façon possible de vivre sur l’Abîme. Et seule la distraction pourrait nous faire oublier que cette interrogation même réfute l’idée d’une hétéronomie essentielle ou structurale, puisqu’elle n’est elle-même possible que comme rupture effective – fût-elle partielle – de cette hétéronomie.
Nous ne pouvons pas « expliquer » l’hétéronomie de la société, ni pourquoi la religion a été, jusqu’ici, une composante centrale de l’institution de la société. Mais nous avons élucidé certains aspects de ce fait capital : que toute institution hétéronome de la société ait été, centralement et essentiellement, religieuse. Autrement dit : l’énigme de la société hétéronome et l’énigme de la religion sont, pour une très large part, une et la même énigme [10].
Inutile d’ajouter, après cela, que l’idée selon laquelle la religion appartiendrait à l’« idéologie », à la « superstructure » ou serait un « reflet inversé » du « monde réel » est au-dessous du ridicule. Le « monde réel » est chaque fois défini et organisé moyennant un magma de significations imaginaires sociales ; significations relatives à des questions auxquelles aucune réponse « réelle » ou « rationnelle » ne saurait jamais être fournie. La réponse, de même que la manière d’articuler implicitement les questions, a été chaque fois fournie par cet ensemble de croyances instituées que nous appelons religion. Et, en situant obligatoirement l’origine de l’institution au même lieu que sa propre origine – à l’extérieur de la société – , la religion a toujours été expression centrale, véhicule essentiel et garant ultime de l’hétéronomie de la société.
L’autonomie de la société présuppose, évidemment, la reconnaissance explicite de ce que l’institution de la société est auto-institution. Autonome signifie, littéralement et profondément : posant sa propre loi pour soi-même. Auto-institution explicite et reconnue : reconnaissance par la société d’elle-même comme source et origine ; acceptation de l’absence de toute Norme ou Loi extra-sociale qui s’imposerait à la société ; par là même, ouverture permanente de la question abyssale : quelle peut être la mesure de la société si aucun étalon extra-social n’existe, quelle peut et quelle doit être la loi, si aucune norme extérieure ne peut lui servir de terme de comparaison, quelle peut être la vie sur l’Abîme une fois compris qu’il est absurde d’assigner à l’Abîme une figure précise, fût-ce celle d’une Idée, d’une Valeur, d’un Sens déterminés une fois pour toutes ?
La question de la société autonome est aussi celle-ci : jusqu’à quand l’humanité aura-t-elle besoin de se cacher l’Abîme du monde et d’elle-même derrière des simulacres institués ? La réponse ne pourra être fournie, si elle l’est, que simultanément au plan collectif et au plan individuel. Aux deux plans, elle présuppose une altération radicale du rapport à la signification. Je ne suis autonome que si je suis origine de ce qui sera (archè tôn esomenôn, disait Aristote) et me sais comme tel. Ce qui sera – ce que je ferai – , compris non trivialement, ne concerne pas le tas de foin vers lequel je me dirigerai de préférence à un autre équidistant, mais le sens de ce que je ferai, de mes actes, de ma vie. Sens qui n’est ni contingent, ni nécessaire, qui est au-delà, ou ailleurs ; il ne pourrait être nécessaire que dans le solipsisme absolu, et contingent que si je me plaçais, par rapport à moi-même, dans une position de totale extériorité.
L’analogie — et ce n’est pas seulement une analogie – est valide pour la société. Une société autonome est origine des significations qu’elle crée – de son institution – et elle se sait comme telle. Une société autonome est une société qui s’auto-institue explicitement. Autant dire : elle sait que les significations dans et par lesquelles elle vit et elle est comme société sont son œuvre, et qu’elles ne sont ni nécessaires, ni contingentes. Et ici encore, l’idée que les significations sociales sont, dans leur être-ainsi défini, nécessaires est allée de pair, historiquement, avec l’équivalent d’un solipsisme social-historique : la vraie Révélation est celle dont nous avons bénéficié, notre société est la seule vraie ou société par excellence, les autres ne sont pas vraiment, sont moins, sont dans les limbes, sont en attente d’être – d’évangélisation. De même, l’idée que les significations sociales sont simplement contingentes semble bien à la base de la décomposition progressive du tissu social dans le monde contemporain.
Août 1978 - mai 1980
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