Faut-il demander la permission de s’exprimer dans les manifs ?
Des affiches de manifestants ont été arrachées par le service d’ordre à l’occasion du rassemblement contre l’islamophobie du 18 janvier [2015]. Compte-rendu des faits et première tentative de réflexion.
Le 18 janvier 2015, il y avait un rassemblement contre l’islamophobie à la fontaine des Innocents, qui avait été autorisé, contrairement à celui de Riposte laïque contre l’islamisme.
Nous sommes venus avec quelques affiches de format A3, que nous avons collées sur deux bandes de scotch, comme nous le faisons depuis des années sur toutes sortes de manifs : contre la « réforme des retraites, contre les bombardements de Gaza, en solidarité avec Kobanê, ou dans tous les collectifs de solidarité depuis 2001. C’est moins cher qu’un tract, moins chiant à lire et le message passe facilement. Des dessins humoristiques attirent l’attention du passant (et prêtent à sourire), les slogans la fixent et les textes donnent matière à réflexion. Le message prend son sens dans l’ensemble des affiches.
Des gens du service d’ordre sont alors arrivés et ont menacé de les arracher. Des gens ayant protesté, certaines affiches sont restées, mais les plus éloignées du centre du rassemblement ont été effectivement arrachées.
Nous avons essayé de discuter, mais, n’ayant pas envie de créer d’incidents, nous avons laissé tomber. Nous n’étions pas allés avec un service d’ordre pour protéger nos affiches, pensant que la volonté de défendre la liberté d’expression des manifestants et un peu de sens de l’humour seraient une protection largement suffisante.
Les « arguments » des arracheurs : « Elles sont ambiguës », « Ce n’est pas le message du rassemblement », « Il est question de Charlie. Ce n’est pas le sujet », « C’est notre rassemblement, c’est nous qui avons demandé l’autorisation, allez les mettre ailleurs », « Le rassemblement a été convoqué depuis longtemps, avant Charlie. Donc le seul sujet est l’islamophobie ». Et pour finir : « On vous le dit gentiment une, deux fois, pas trois. »
Quelques questions viennent spontanément à l’esprit :
– Depuis quand rassemblements et manifestations sont la propriété privée de ceux qui en ont demandé l’autorisation ?
– Depuis quand ne peut-on apporter sa propre contribution (tracts ou affiches) dans une manif qu’avec l’assentiment des organisateurs ?
– La prochaine étape, ce sera un comité de lecture chargé de faire passer un examen à ceux qui apportent leurs textes ?
Le service d’ordre n’avait pas d’ennemis (fascistes ou flics) contre lesquels défendre le rassemblement, mais il a quand même joué le rôle de la police, en décidant de ce qui était légitime ou pas.
Si la bêtise et le manque d’humour sont un handicap qui mérite compassion, quand ils sont associés à une volonté de censure, ils deviennent une faute politique. Et il faut en discuter publiquement. C’est pourquoi il nous semble important que ces agissements soient connus et discutés.
Un rassemblement est fait normalement dans le but d’ouvrir une discussion, d’interpeller les gens qui sont autour, de poser à la société un problème qu’elle ne veut pas voir…
Si on commence par empêcher que des opinions s’expriment – à commencer par celles de militants qui sont là pour soutenir la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie – on est vraiment mal barrés.
Les quelques rares fois où nos affiches ont été arrachées jusque-là, c’était l’œuvre des flics. Ces « camarades » se sont comportés comme eux, sans en avoir encore le pouvoir officiel. Encore heureux, peut-on se dire.
Deux vieux anarchistes
Dans cette vidéo on voit dès le début l’arrachage des affiches non conformes. https://www.youtube.com/watch?v=oDy...
On trouve la même vidéo sur un site facho : http://ombre43.over-blog.com/2015/0...
Contre la censure et l’intimidation dans les espaces d’expression libertaire
Empêcher des débats de se tenir dans des espaces « libertaires » par des menaces en amont ou par des interruptions intempestives (hurlements, coups et menaces de mort), répandre des accusations fallacieuses, pratiquer l’amalgame et l’anathème, inonder de commentaires injurieux des sites « libertaires » qui osent donner la parole aux auteurs mis à l’index, tels sont les comportements auxquels on assiste de plus en plus fréquemment de la part de nouveaux censeurs se décernant à eux-mêmes le label libertaire qu’ils refusent à d’autres.
Jouant avec une remarquable efficacité sur le sentiment de culpabilité des éditeurs, libraires, animateurs de sites ou de revues et organisateurs d’événements qui craignent plus que tout de se voir décerner des qualificatifs en « phobe », ces censeurs parviennent le plus souvent à leurs fins. Pour préserver une illusoire unité du milieu, beaucoup d’entre nous préfèrent, en effet, éviter les questions qui fâchent. Ces pratiques autoritaires nous rappellent les agissements des staliniens français qui molestaient, menaçaient, interdisaient d’expression, et discréditaient tous ceux qui, parlant d’un point de vue de gauche, osaient dénoncer la face sombre de l’Union soviétique. Panaït Istrati, Victor Serge, et bien d’autres en ont fait l’amère expérience.
La destruction violente d’un repas carné par certains « vegans » intégristes lors des journées libertaires de Saint-Imier en août 2012 est un symptôme de ce nouvel état d’esprit. Plus récemment, en novembre 2014, Alexis Escudero auteur de La reproduction artificielle de l’humain et ses éditeurs (Le Monde à l’envers) invités à débattre au salon du livre libertaire de Lyon ont été violemment attaqués, événement qui fait écho à l’annulation d’une conférence de Marie-Jo Bonnet sur le thème « Résistance-Sexualité-Nationalité à Ravensbrück » prévue le 9 décembre 2014 au centre LGBT de Paris en vertu de menaces liées à ses positions en défaveur de la GPA. Face à ces récents événements, nous estimons ne plus pouvoir continuer à nous taire devant ceux qui prétendent nous dicter ce que nous devons manger, boire, lire ou penser. Nous affirmons notre volonté de ne plus tolérer, au prétexte qu’elles émaneraient de gens de « notre milieu », des comportements autoritaires empruntés à la pire tradition stalinienne. Quiconque fait usage dans ces circonstances de violence verbale et à fortiori physique ne peut s’attendre à être traité en camarade et doit être expulsé sans ménagement des espaces de discussions et d’échanges. Nous appelons les organisateurs des salons et des rencontres libertaires à prendre une position claire sur ce point afin que ces lieux redeviennent de véritables espaces de rencontres et de débats. De sorte que notre participation n’apparaisse plus comme une caution apportée aux intrusions musclées des supplétifs de la police de la pensée.
Signatures :
Éditions Acratie ; Éditions Le Coquelicot ; Éditions de la Pigne ; Éditions de la roue ; Éditions Rue des Cascades : Éditions Le Monde à l’envers ; Éditions libertaires ; Collectif Lieux communs ; Éditions Le Pas de côté ; Editions Repas ; Editions Rytrut ; Editions de l’Eclat ; Editions L’Or des fous ; Éditions l’Échappée ; mensuel Courant alternatif.
Gérard Amaté (auteur) ; Michel Baillieu (Groupe Kropotkine – FA) ; Jacques Baujard (Librairie Quilombo) ; Xavier Beckaert (auteur de Anarchisme. Violence, Non-violence, Éditions du Monde lLa Femme du soldat inconnu, Éditions libertaires) ; Colin Bonnet (Collatérale éditions) ; Isabelle Bourgueil (ed. L’Or des fous) : Venant Brisset ; Paul Boino ; Jean-Marie Brohm (revue Quel sport ?) ; Sedira Boudjemaa (artiste peintre) ; Marie-Claire Calmus (Chroniqueuse à la revue l’Emancipation et auteure des Chroniques de la Flèche d’Or) ; Gianni Carrozza (La Question sociale) ; Daniel Colson (membre du collectif de la Griffe à Lyon) ; Jutta Bruch ; Éric B Coulaud (créateur et animateur du site Éphéméride anarchiste) ; Éduardo Colombo (membre du Comité de rédaction de Réfractions) ; Christian Calvi (militant anticapitaliste) ; André Danet (Finir la révolution ! la société autogérée pour sortir de la crise, Éditions de l’Épervier) ; Denis Carnus (ami d’alternative libertaire – Mille Babord) ; Béatrice Carnus (amie d’AL, adhérente association Mille Bâbords) ; Jean Luc Debry (auteur du Cauchemar pavillonnaire, Éditions de l’Échappée) ; Daraguy ; Loïc Debray (co-auteur de RAF-Fraction armée rouge, L’Échappée) ; Jean-Marc Delpech (auteur de Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur, Atelier de création libertaire) ; Monique Douillet ; Jean Claude Driant (membre de l’association et des éditions CRAS) ; Jean-Pierre Duteuil (auteur de Mai 68 un mouvement politique Acratie) ; Alain Dropsy (FA Creuse) ; Felip Equy (militant libertaire) ; Maryvonne Nicola Equy ; Jean Pierre Garnier ; Daniel Guerrier (Éditions Spartacus) ; C. Gzavier (co-auteur avec JW de La tentation insurrectionniste (Acratie 2012) ; Annie Gouilloux (traductrice de Lewis Mumford pour les éditions de la Roue et les éditions de La Lenteur) ; François Heintz ; Charles Jacquier ; Jean-Michel Kay (éditions Spartacus) ; Jean-Michel Lebas ; Jean-Pierre Lecercle (éditions Place d’Armes) ; Alain Léger (libraire et éditeur) ; Hugues Lenoir (Groupe commune de Paris-FA, collaborateur du Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone) ; Bernard Marinone (CNT Energie) ; Sébastien Navarro (presse indépendante) ; Fabien Ollier (directeur de la revue Quel Sport ?) ; Jean-Louis Paul (Ressouvenances) ; Philippe Pelletier (groupe Makhno-FA) ; PMO (Pièces et main d’œuvre) ; Toni Prima (militant libertaire) ; Serge Quadruppani ; Bastien Roche (librairie Quilombo - CNT) ; Marie-Christine Rojas Guerra (Chroniques syndicales sur Radio libertaire) ; Gilbert Roth (CIRA Limousin) ; Azucena Rubio (militante libertaire) ; Claire Ruph ; Bruno Signorelli (Temps critiques) ; Christophe Soulié (auteur de Liberté sur paroles chez Analis) ; Henri Simon (Echanges et mouvement) ; Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone) ; Annick Stevens (membre du Comité de rédaction de Réfractions) ; Pierre Thiesset (éditions Le Pas de côté) ; André Thomas (Editions Tribord) ; Nicole Thirion (La Question sociale) ; Catherine Thumann (collaboratrice de la presse indépendante) ; Tomjo (auteur de L’Enfer Vert, l’Échappée, 2013) ; Marc Tomsin (Rue des Cascades) ; Matias Velazquez (membre du CIRA Marseille et CIRA Limousin) ; Jacques Wajnsztejn (auteur de Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie 2014) et membre du comité de rédaction de la revue Temps critiques)
Pour signer : salon.lyon(at)laposte.net
Manifeste pour une pensée libre
Nous venons d’apprendre, par un livre de Daniel Lindenberg, très opportunément intitulé Le Rappel à l’ordre et publié sous les auspices de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, que nous sommes tous de fieffés réactionnaires - y a-t-il d’ailleurs des réactionnaires qui ne soient pas fieffés ? - et que, charge supplémentaire, nous avons comploté pour préparer la catastrophe du 21 avril, c’est-à-dire la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour.
Cette dénonciation ignominieuse, menée avec des moyens qui rappellent les plus beaux jours du stalinisme, s’est accompagnée d’une surprise : nous retrouver ainsi réunis par le même acte d’accusation. Nous nous pensions en effet différents, par nos approches, nos conclusions, et, entre nous, les débats, contradictions, polémiques et oppositions ne manquent pas.
Nous l’avouons cependant, nous avons bien un point commun, qui nous distingue radicalement des méthodes du « rappeleur à l’ordre » : nous sommes démocrates et, comme nous aimons et respectons la démocratie, nous savons qu’elle ne cesse de s’alimenter de sa critique, qui est au coeur de son fonctionnement. La démocratie vit de sa propre remise en question, c’est d’ailleurs le critère décisif qui la différencie du totalitarisme. Nous chérissons aussi assez l’individualisme pour ne pas le concevoir comme la célébration d’une collection de clones au garde-à-vous.
Mais, si nous sommes ainsi « rappelés à l’ordre », c’est parce que nous lie un autre complot, insupportable aux idéologues : contrairement à eux, nous voulons discuter à partir de la réalité. Et discuter de la réalité. Car Le Rappel à l’ordre innove : il s’en prend aux détracteurs de l’état des choses, et non à ses partisans ! Son titre est un programme : il rappelle à l’ordre les geignards, les grincheux, les mécontents, les inquiets. Tous ceux à qui l’on n’a pas su faire aimer l’an 2000 et qui souffrent du monde tel qu’il va. Dénonçant un nouvel axe du mal, c’est le conformisme qui, cette fois-ci, fait le procès de l’anticonformisme pour exorciser la réflexion et les débats qui s’imposent.
Oui, nous pensons qu’il faut analyser et discuter les insatisfactions ressenties par beaucoup de Français, qui n’ont que le suffrage universel pour les exprimer. Oui, nous nous inquiétons de l’indifférence croissante des élites abandonnant le peuple à son sort - insécurité publique et sociale - pour mieux condamner les formes que prend son désarroi. Oui, nous pensons que la promotion soixante-huitarde de la jeunesse au rang de valeur suprême est un mauvais service à lui rendre. Oui, nous refusons de voir l’école de la République abandonner les plus démunis et les enfermer dans leur condition en abjurant la culture générale et les savoirs. Oui, nous déplorons la dépolitisation des hommes encouragée par un discours des droits de l’homme enchanté de lui-même, sourd à toute idée de dette, d’obligation et de responsabilité pour le monde et qui évite de penser la géopolitique et les rapports sociaux. Oui, nous pensons que l’abandon progressif du modèle français d’intégration, fait d’exigences et de générosité, est une erreur dont les populations issues de l’immigration sont les premières victimes. Oui, nous redoutons, face à certaines prétentions islamiques, la naïveté de ceux qui dénoncent par ailleurs le retour de l’ordre moral derrière toutes interrogations sur l’omniprésence de la pornographie, tout en traitant d’ « islamophobe » ceux qui critiquent la misogynie de l’intégrisme religieux musulman. Oui, nous craignons l’abandon des principes de la laïcité, dépréciés parce que leurs bienfaits pacificateurs ont fini par paraître évidents. Oui, nous osons parler d’antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues flambent dans le silence.
Mais, pour certains, la vérité semble insupportable. C’est pourquoi ils s’efforcent d’abord de la nier, comme l’a reconnu récemment le médiateur du Monde : « Pendant des années, Le Monde a donné l’impression de cacher une partie de la réalité pour ne pas alimenter le racisme. » Et puis, quand la réalité ne peut vraiment plus être niée, on passe au plan B : on la décrète « réactionnaire » et, avec elle, ceux qui s’en préoccupent.
L’effet de sidération du 21 avril, loin de les inciter à ouvrir les yeux, pousse donc une fois de plus les propagandistes du « Tout va bien » désavoués par le suffrage universel à un vieux réflexe : dénoncer les messagers de l’inquiétude. Cette chasse aux sorcières substitue la vaine agitation dénonciatrice à la difficile réflexion sur les fondements et les finalités de l’action politique dans le monde d’aujourd’hui. Attitude typique du refus de penser dont on a déjà vu les effets chez les hommes politiques. Ceux qui pensent que l’état présent de la démocratie mérite un débat peuvent avoir des vues d’avenir très différentes. Certains peuvent penser que la démocratie doit être bornée par la considération de réalités anthropologiques intransgressibles. D’autres qu’elle a besoin d’un idéal positif, d’un horizon historique nouveau. Ou la croire vouée à un éternel questionnement. Mais ils trouveraient tous absurde que, tout en se réclamant d’elle, l’on préconise un sommeil dogmatique qui lui serait fatal.
Le retour tonitruant de la catégorie de « réac » signifie que la parenthèse antitotalitaire se ferme. Croyant pouvoir faire l’économie d’une analyse de l’échec de Lionel Jospin, des militants de la bien-pensance satisfaite veulent militariser la vie de l’esprit et retrouver la chaude médiocrité de l’antifascisme stalinien et de ses mensonges. Après la guerre, rappelle François Furet dans Le Passé d’une illusion, « les communistes n’ont cessé de militer sous ce drapeau, de préférence à tout autre. Ils n’ont jamais voulu d’autre territoire à leur action que cet espace à deux dimensions ou plutôt à deux pôles, dont l’un est figuré par les »fascistes« , l’autre par eux-mêmes. » Le communisme est mort. Mais à peine a-t-on eu le temps de prendre acte de cette disparition que de nouveaux terribles simplificateurs prennent la relève et déboulent, revolver au poing, dans la vie intellectuelle pour nous marquer au fer rouge du « Ni droite ni gauche » des années 1930, c’est-à-dire, pour être clair, du fascisme français. Cette tentative de fascisation de l’inquiétude et de la pensée libre est dérisoire et monstrueuse. Nous nous honorons d’en être la cible.
Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet , publié dans l’Express le 28/11/2002
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