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Deuxième partie
Principes généraux des collectifs pour la démocratie directe
En lisant ce qui précède, on pourrait interpréter notre démarche comme une volonté d’élaborer une organisation politique enfin débarrassée du fatras du « vieux monde », d’en extraire du nouveau radicalement nouveau posé sur une tabula rasa, bref une pureté révolutionnaire. Il n’en est évidemment rien, mais l’interprétation est intéressante non en ce qu’elle dit — une organisation ou quoi que ce soit répondant à de tels critères ne pourrait qu’être fatalement extraterrestre — mais en ce qu’elle présuppose : principalement l’existence métaphysique d’un « Bien » et d’un « Mal », agrémentée de la possibilité d’un partage net et sans reste. Approche authentiquement religieuse et passagèrement hérétique, mais sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que la quasi-totalité de l’échiquier politique contemporain, et par-dessus tout « l’extrême-gauche », y adhère sans réserve. Depuis des décennies, le gauchisme, lâchant un à un les lests de l’héritage marxiste pour mieux en sauvegarder la substantifique moelle, n’a plus aujourd’hui que son squelette judéo-chrétien auquel se cramponner [1].
1 — Pour l’autonomie groupale
Et il ne s’agit pas seulement des idéologies héritées, mais tout aussi bien de leur transfiguration, de leur transformation, voire de la naissance de nouveaux schémas répétitifs, d’automatismes mentaux, de prêt-à-penser. Ce qui est requis, c’est donc une vigilance, une interrogation illimitée homologue à celle qu’exige la pensée, mais ici appliquée à l’organisation tout entière. La chose n’est pas nouvelle, certes, mais cet enjeu s’est traduit depuis une quarantaine d’années, non seulement par un refus de tout système clos et de tout fonctionnement directif, mais également par un rejet de la cohérence du discours, de l’affirmation claire, de l’aspiration élucidée, du projet explicite, de l’organisation identifiable, de l’identité définie, autrement dit par des stratégies de fuite permanentes. L’illusion maîtresse [2] est ici de croire que la « récupération » s’évite par l’insaisissable, l’ambivalence, le flottement, le flou, la confusion, alors qu’elle s’en nourrit et ne se nourrit que de cela. Abandonner ce à quoi l’on travaille et croit dès que d’autres s’en emparent à d’autres fins, ne pas le risquer, en démissionnant de ce combat toujours à recommencer, lui préférer la pureté du désengagement ou de la dénégation, c’est le fait même de la récupération : « celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré » [3]. S’imaginer échapper à la souillure du monde par une pureté inaccessible, à l’abri des errements, des faux-semblants, des régressions, c’est s’y précipiter immédiatement. Les étudiants révolutionnaires de Mai 68 y étaient condamnés « car cherchant des garanties contre la récupération, et par là déjà pris dans le piège idéologique réactionnaire : la recherche d’un talisman, d’un fétiche anti-récupérateur ». Que ce flou émane d’individus déboussolés ou d’un choix tactique plus ou moins théorisé ne change rien. Et les doctrines des descendants des idéologues nihilistes appuyant le mythe d’une récupération permanente et sans appel sur celui d’un « Système » tout-puissant — Spectacle, Bio-pouvoir, Empire, Capital ou Complot Mondial des Sages de Sion — auquel rien ne résiste sinon des soubresauts éparpillés, devraient passer pour ce qu’elles sont : des garanties que rien ne bougera avant leur déliquescence.
Tout au contraire, la lutte, ici, consiste à préciser ses désirs, ses projets, ses exigences et leurs fondements, identifier ses attaches, ses dépendances, reconnaître ce qui nous relie à la société existante et ce qui nous y aliène.
Principe de l’analyse interne
Rompre radicalement avec la bonne conscience inoxydable du militant (et avec son inconscient, la culpabilité honteuse d’adhérer à des pans entiers de la société honnie) permet de poser le principe fondamental d’une démarche politique : la capacité d’auto-analyse, ou, pour éviter l’auto-référence solipsiste et permettre l’ouverture salvatrice à l’intervention extérieure, d’analyse interne. Il ne s’agit pas seulement d’interroger en permanence la face visible, explicite, apparente de l’organisation — ses projets, ses slogans, ses idées, ou ses principes. Il s’agit de pouvoir avoir un regard critique sur le fonctionnement effectif et affectif du groupe, ses motivations et ses craintes, ses non-dits et ses évidences, la répartition des rôles et les jeux de séduction qui s’y déroulent. Cette lucidité existe toujours, à différents degrés, mais éclatée, dispersée et confinée dans le for intérieur de chacun des membres, sympathisants ou proches, qui la gardent par-devers eux [4] — nourrissant bien souvent déni, docilité et démission. Parvenir à rendre dicible et audible cette parole seule capable de travailler l’imaginaire d’un groupe, c’est permettre au collectif de vivre de ses crises, et d’affronter en permanence ses tendances fondamentales à la clôture idéologique, organisationnelle et libidinale. Cette capacité d’analyse n’est en rien cérébrale : elle est au contraire le propre du tout-venant, du quidam dont le savoir profane est toujours relégué par les idéologues, mais qui sourd en permanence autour des machines à café, dans les couloirs, les embrasures, les hall d’immeubles... Certains ont même pu formuler les moments révolutionnaires comme le surgissement et la coalition de ces lucidités populaires contre les discours du pouvoir.
L’autonomie des groupes restreints
Ce que nous venons de décrire brièvement, c’est le projet d’une autonomie groupale. Autonomie, autre nom de l’émancipation, capacité qu’a l’individu de libérer son imaginaire et de décider, en son âme et conscience, quelles sont les valeurs, les règles, les limites qu’il se donne, et capacité pour la société de délibérer et de choisir quant aux principes, lois et institutions qui sont les siennes. Imbriquée dans ces deux strates, individuelle et sociale, il serait grand temps de reconnaître l’échelle des groupes restreints [5], strate tangible du processus incessant de socialisation de l’individu et de constitution de la société concrète. Que l’on pense au foyer familial, à la collectivité scolaire, à l’équipe de travail, à la bande d’amis, à l’activité associative, bref à la réunion permanente ou éphémère de ces quelques dizaines de personnes qui incarnent dans le quotidien l’humanité concrète. Sur ce terrain, il faudrait reprendre et réexaminer les travaux déjà anciens aux frontières de l’autogestion, de la psychosociologie, de la psychiatrie et de la pédagogie du courant institutionnaliste [6], ultimes prolongements intellectuels [7] d’une réflexivité populaire enracinée dans le projet d’autonomie.
Cette activité d’auto-interrogation explicite n’est ni gratuite ni abstraite : elle permet au collectif de se reconnaître comme partie prenante de la société d’où il provient et d’analyser son fonctionnement interne comme un révélateur de celle-ci et du type d’individu qu’elle forme.
Le collectif comme analyseur
Comme les convives d’Edgar Poe, dans Le masque de la mort rouge, qui voient avec effroi apparaître la peste dans le somptueux refuge où ils festoient, chacun constate qu’il n’existe aucune enclave qui isolerait de l’influence sociale et où pourraient se réinventer ex abrupto des relations humaines sur d’autres bases. Les comportements et les attitudes resurgissent immanquablement, décuplés même et d’autant plus que chacun se croit à l’abri. La reconnaissance, humble, de ce fait marque le début d’une démarche politique qui renvoie les individus à leurs déterminismes et le collectif aux limites et possibilités qui sont les siennes. Bien plus : tout espace social, qu’il le sache ou non, condense et formule selon ses spécificités propres toutes les contradictions qui déchirent les sociétés contemporaines. Et il le fait de manière d’autant plus spectaculaire que l’expression y est libre et que l’auto-organisation y prévaut. Ce simple phénomène aisément observable, où un collectif devient un analyseur social, est à l’origine d’un nombre incalculable d’explosions de groupes politiques — et conduit souvent à désespérer.
Mais il peut être, sous certaines conditions, retourné en outil de lecture de la réalité sociale : le microcosme groupal devient alors un prisme qui révèle, sous un angle précis, les tendances et les conflits, apparents ou souterrains, qui parcourent le corps social. Cet examen minutieux, systématisé par certains [8], peut être à la fois un levier d’émancipation individuelle, d’analyse sociale et de questionnement quant à l’imaginaire d’un groupe politique.
Le fondement imaginaire d’un collectif
Pour tous ceux qui prétendent vouloir la démocratie directe, c’est aujourd’hui une évidence : il doit y avoir cohérence entre le fonctionnement d’un collectif et ses buts : viser la démocratie directe pour la société tout entière, c’est refuser, au sein du groupe, la division entre dirigeants et exécutants, la formation d’une micro-oligarchie, le système hiérarchique autoritaire, la bureaucratisation des activités. D’autres choses semblent moins aller de soi : l’incompatibilité de la démocratie directe avec la parole inconséquente, la participation incertaine, le patchwork idéologique ou le pseudo-relativisme intégral. Mais décréter l’autogestion et admettre ses exigences n’est pas une solution : c’est bien plutôt, comme pour l’ensemble de la société, le commencement de tous les problèmes [9]. Car non seulement il s’agit, pour chacun, d’avoir à se prononcer sur toutes les affaires admises comme communes, mais de (se) rendre compte de ce qui se passe, loin des déclarations de principes. Qu’un leader émerge, qu’une frange des participants s’impliquent plus que d’autres, que certaines interventions aient inexplicablement plus de poids dans les échanges, que certains soient vus confusément comme des éléments étrangers ou qu’un départ fracassant précède de peu une exclusion plus ou moins formelle, et voilà le rêve collectif qui s’effondre, et la « malédiction de la vie collective » qui resurgit.
Il n’y a d’issue, et de sens, que dans le questionnement de la dynamique du groupe : ce n’est pas un leader qui prend le pouvoir, c’est le groupe qui le lui donne ; ce n’est pas la surimplication de quelques-uns qui pose problème, mais les problèmes que cela résout et pose ; aucun propos n’a d’impact en lui-même, mais toujours en proportion de l’écho qu’il éveille dans l’imaginaire collectif, qu’il s’agisse d’une auguste démagogie ou d’un fin raisonnement ; les éléments étrangers ne sont étrangers que par rapport aux projets implicites de chacun — projets qui ne supporteraient peut-être pas la lumière du jour ; qu’un individu ne se retrouve plus dans le mouvement qu’il a porté jusque-là est gros d’une clarification du projet concret de celui-ci... ou d’une épuration par le groupe des positions hétérodoxes. Il s’agit, à chaque fois, de reconnaître le collectif comme sujet. Comme sujet de lui-même, c’est-à-dire auto-institué, à la fois responsable de ses choix et de ses fantasmes [10] comme du devenir de la prophétie initiale qui l’a engendré, et renvoyant aux influences sociales et individuelles qui le contraignent et qu’il interroge en retour. La strate collective n’est ni un vaisseau spatial lancé dans le silence des espaces infinis, ni un fétu de paille chahuté par la tempête des idiosyncrasies individuelles et des profonds courants historiques. Comme l’individu ou la société, le groupe ne gagne pas son autonomie en assumant ce que l’histoire en cours fait de lui, mais bien ce qu’il fait du rôle que les multiples déterminations lui font jouer.
La question de l’autorité
La fameuse « question de l’autorité » dans les collectifs, par exemple, est aujourd’hui minée par une sorte d’intégrisme égalitaire débouchant sur un relativisme stérile qui n’est, là encore, que l’exact complément du néochamanisme et du suivisme. Or, le problème de l’émergence de personnalités influentes ne se résout pas par la dénonciation de la formation de chefferies, même si celle-ci est première [11]. Elle ne peut qu’ouvrir à l’examen de l’imaginaire groupal, à son mythe fondateur, qui ne tardera pas à mettre à jour la subtile dose de lâcheté, d’hypocrisie et de fatalisme que personne ne voulait voir jusque-là. Ce n’est pas en proclamant ad nauseam que nous resterons sourds aux sirènes du pouvoir, mais bien en assumant ce que le pouvoir, réalité intrinsèque de l’animal humain [12], a d’émancipateur et de réifiant. Il est d’ailleurs étonnant que, derrière l’expression consacrée, le mythe de l’Odyssée ait si peu été interprété : car c’est bien Ulysse qui empêche ses compagnons d’entendre le chant mortel des sirènes, et ce sont bien ses compagnons qui le ligotent pour ne pas qu’il les conduise au néant de la dérive. Comment dire autrement que l’humanité de chacun se gagne dans le contrôle mutuel, entre Charybde et Scylla, chacun retenant l’autre dans sa tendance à la régression infantile qu’est la relation tyran-tyrannisé [13] ? La relation entre le leader et le groupe renvoie à l’impossibilité, à chaque fois partiellement réalisée, du dépassement de l’assujettissement par et vers l’autonomie qu’est la relation enseignant/élève ou patient/thérapeute. L’abcès de fixation dont elle est l’objet aujourd’hui renvoie immédiatement à l’absence de finalité de toute relation ou plutôt à la disparition de la visée d’autonomie au profit de celle de préséance, d’ascension ou de sécurité.
La relation entre l’organisation et les populations
On retrouve par ce biais la relation entre l’organisation et le reste de la population. Il est aujourd’hui impossible de chercher la place de l’avant-garde désignant aux masses la direction des lendemains qui chantent. Mais il n’est pas plus envisageable de considérer ses propres positions politiques comme simples avis subjectifs parmi tant d’autres, et de se contenter de vivre en cultivant son jardin au milieu d’une campagne bigarrée et multiculturelle. L’opinion affirmée par le collectif, enfin dégagée de la mission civilisatrice de la Vérité Historique et du relativisme intégral du « chacun son avis », ne peut qu’entrer en conflit avec « l’opinion publique ». Elle doit interpeller les allant-de-soi et les croyances générales, interroger l’organisation actuelle de la société et de sa direction générale — et réciproquement accepter d’être bousculée par le tout-venant. Il n’est pas davantage possible de considérer les « gens » comme des demeurés à qui inculquer la Bonne Parole que d’avaliser le moindre sursaut d’une population comme l’expression d’un indiscutable génie populaire. C’est là le rapport, éminemment problématique et qui ne cessera jamais de l’être, entre l’opinion générale et les opinions particulières, quelles que soient les situations historiques — guerre exceptée : une société authentiquement démocratique ne pourra jamais être qu’une pluralité, une collectivité polycentrique. Et la prépondérance d’un ou de plusieurs pôles d’influence, c’est-à-dire l’instauration d’un leadership diffus ou incarné, qu’il s’agisse d’un groupe, d’un individu, d’une institution particulière, doit être elle-même explicitée et renvoie ici encore à l’élucidation de ce qui la sous-tend. Certains ont parlé à propos de l’implication, un peu facilement, de transfert et de contre-transfert institutionnel : s’il ne peut être question de plaquer des concepts psychanalytiques sur les réalités collectives, la démarche fondamentale est fortement homologue.
2 — L’auto-institution du collectif politique
« Dis-moi comment ton organisation fonctionne, je te dirai quelle société tu construis » : ce salutaire réflexe populaire qui dresse un cordon sanitaire autour de tous les organes stalino-gauchistes ou radicaux [14] doit aussi être remis sur ses pieds. Car il sous-entend une organisation de type parti, donc proto-totalitaire, qui, comme telle, veut accéder au pouvoir pour imposer son fonctionnement à toute la société. On comprend dès lors l’attente, infiniment déçue, d’une organisation parfaite et achevée à la fois machine et cocon qui conjure le doute et la finitude, et renvoie immédiatement à l’utopie dans ce qu’elle a de plus mortifère. A peine un collectif politique est-il un « embryon de la société future », selon les formulations du socialisme originel : un embryon n’est qu’un embryon, il ne peut tout au plus que posséder, en puissance, les grands traits du futur organisme, et encore. L’organisation politique n’est pas un modèle de société, elle peut seulement instiller chez ses partisans comme dans sa société l’essence de la démocratie, et donc l’incarner autant que faire se peut [15] : le principe d’une collectivité constituée d’une pluralité d’adultes visant l’autonomie dans leur propre existence, capables de lucidité sur leur propre compte et de libre examen quant à la part sombre qui gît au cœur de leur collectivité.
Pour une instance critique collective
« Qu’est-ce qui fait la loi ici ? Qui ? Comment ? Questions intéressantes, non ? » demandait un instituteur à propos d’une école gauchiste à la pédophilie branchée [16]. C’est la question à poser partout, y compris et surtout de l’intérieur, y compris et surtout chez ceux qui prétendent abolir toutes les lois existantes. Qui fait la loi ? Il y a une loi ici, peut-être même plusieurs, et sans doute contradictoires. Il y a des règles que l’on découvre lorsqu’on les enfreint, des rituels, des habitudes, des réflexes même, et un jargon et une manière d’être, une façon de faire et de ne pas faire, des sujets tabous et des idées sacrées, des totems et des masques, des jeux de rôles, des places distribuées. Tout cela tisse l’étoffe épaisse d’une existence collective, recouvre ou révèle des conflits et des litiges, des déchirures et des deuils, des plaies et des béquilles. On peut y mettre le feu, avec un peu de savoir-faire et de perversité, révéler tout cela comme le ferait une prise de LSD. On peut également tenter d’élaborer patiemment une instance critique collective, diffuse ou visible, qui pourra entretenir une relation moins crispée entre ce que le collectif prétend être et le chaos qui le fonde. Il s’agira alors, comme on le fait avec un ciel étoilé, un paysage, des symptômes ou des lignes de code, de savoir lire les dispositifs qu’il a mis en place, les lieux et les temps qui rythment son activité diurne et nocturne, l’histoire qu’il a tracée depuis sa fondation, le destin qu’il se donne, les souffrances qu’il s’inflige et la mythologie qu’il entretient.
L’assemblée générale comme dispositif de crise
C’est le rôle, qu’on pourrait presque dire naturel, de l’assemblée générale qu’on a pu qualifier de socioanalytique : moment crisique où peut se récapituler ce que chacun comprend, où le savoir populaire, ce savoir profane de tout un chacun, s’exprime et s’élabore, où la collectivité s’affronte à ses fondements, où son organisation peut à nouveau s’appréhender, se dire et se faire, sécréter et formuler les lois qui correspondent aux règles que le collectif anonyme veut se donner. C’est là que se vit cette liberté explicite d’instituer qui pourrait définir seule le projet d’autonomie. La « crise permanente » est une mystification comme l’est celle de « révolution permanente » : une démocratie, un collectif s’en réclamant, n’ont pas à verser dans le fantasme d’une turgescence sans répit mais peuvent vivre régulièrement et, dans une certaine mesure, formaliser ces moments de ré-institution, fût-ce de manière extraordinaire. Cette caractéristique littéralement explosive de l’assemblée, quelle que soit sa dimension, est habituellement fuie et recouverte par le bavardage, cette « mort les artères chaudes ». Mais sa désertion, si elle se prétend autre chose que tactique momentanée, n’est qu’une reculade qui revient, encore une fois, à abandonner ce qui est « récupéré » [17] sans comprendre à quoi cette « récupération » renvoie, donc ce qu’il faut affronter [18]. Les libéraux comme les « radicaux » se retrouvent ici sur le même terrain : l’idéologie de la « main invisible » pour qui les forces sociales laissées à elles-mêmes finissent toujours par s’auto-organiser — sous l’égide plus ou moins visible d’un État-veilleur de nuit, que ne tarderont pas à investir les « réalistes » bureaucrates.
Les dispositifs structurant le milieu
Mais l’assemblée souveraine ne peut être que l’expression d’un milieu, milieu impersonnel, tissé d’une multitude de lieux, de moments, d’activités, d’émotions, de dispositifs formels ou spontanés : ateliers, clubs, réunions, zones, coins, bar, fêtes ou services, etc. Ces espaces-temps différenciés, dont la diversité et la vigueur sont à la fois les acteurs et les témoins de la richesse de la vie collective, sont l’architecture de la collectivité. On a comparé avec justesse une telle vie collective à une maison, « avec sous-sols et grenier » [19] : par là on entre, ici on bavarde et derrière on travaille, à cet endroit d’autres mettent à plat leurs différends pendant que sous ce mur où on trouve l’information, on écoute le silence, par là on cuisine... Dispositifs d’exercice, de contestation ou de formation du pouvoir, dispositifs d’apprentissage, d’initiation et d’élaboration du travail, dispositifs d’ambiance, d’atmosphère, de climats. Tel agencement, bien plus que les individus particuliers qui l’habitent, va rendre éducative telle salle de classe et asséchante telle autre ; tel hôpital psychiatrique atypique soignera, pas celui-ci ; et dans ce groupe politique, on se mesure au travail fourni, pendant que ceux-ci fuient dans le verbiage, l’entre-soi et la répétition. La multiplicité de ces lieux, la variété des relations de complémentarité, de concurrence et d’antagonismes qui se tissent entre eux à l’intérieur même de l’organisation, ne sont pas la garantie du pouvoir de tous ni de la parole libre. Mais elles permettent l’implication réelle des individus qui peuvent y accrocher leurs désirs. Et elles fondent la présence singulière de chacun en ces lieux par la structuration collective de la parole personnelle. Car ce n’est que dans ces conditions, consciemment réunies ou non, que l’individu peut s’articuler au collectif ou, pour être plus précis, que l’individu peut réinventer le rapport entre la société à laquelle il participe et les soubassements imaginaires dont il est constitutif.
La strate individuelle
Que cela soit assumé ou non, un collectif, comme d’ailleurs n’importe quel groupe restreint, est un lieu d’instruction, d’éducation, de formation. Tout ce qui précède pourrait se résumer à la question : à quoi éduque de fait telle organisation, même à son corps défendant, qu’en retire-t-on les années passant, quel type d’individu y est formé de par ce qu’il est concrètement amené à y faire ? Concernant des collectifs pour la démocratie directe, la chose doit être claire : à gouverner et à être gouverné, et si nous osions compléter la maxime d’Aristote, à accéder à sa propre autonomie. Il s’agit de tenter, raisonnablement, de faire naître un autre type anthropologique que celui formé par les sociétés contemporaines. On sait la folie de « l’homme nouveau » qui saisissait naguère les militants marxistes-léninistes et qui agit aujourd’hui comme un répulsif absolu dès qu’on aborde cette question : nous esquisserons plus loin les impasses dans lesquelles nous jettent l’être humain pseudo-occidentalisé tel qu’il apparaît actuellement aux quatre coins de la planète.
Mais il est évident que si le groupe est la strate où l’individu se confronte autant aux exigences sociales qu’à ses propres déterminations, le collectif politique est de surcroît l’instance de remise en cause des unes comme des autres. Cette position extraordinairement sensible en fait le lieu de déploiement de tous les délires collectifs comme individuels, face auxquels le premier et dernier rempart ne peut être que l’autonomie de l’individu. Celle-ci n’est aucunement arrachement et pure auto-position de l’être par lui-même comme le postulent les « révolutionnaires » et les « libéraux » qui imaginent l’humanité comme une pâte à modeler. L’autonomie individuelle est bien cette possibilité pour une personnalité de parvenir à assumer et élucider ses enracinements autant que ses désirs, et à poser ses propres limites quant à ce qu’elle veut, pour elle et pour le monde. Une organisation politique visant l’émancipation ne peut qu’en faire un axe de son existence : accompagner cette démarche, au mieux la susciter et, dans tous les cas, faire sienne la magnifique devise des médecins antiques, Primum non nocere — D’abord, ne pas nuire [20].
Reste l’autre versant de la question : il est impossible, pour une telle collectivité, de ne pas être constituée de personnes ne voulant pas (ou ne pouvant pas à ce moment de leur existence) entrer dans une telle démarche intime d’émancipation, ou, à tout le moins, en mesurer l’ampleur. Il est sans doute exagéré de prétendre que tout militant visant une autotransformation de la société doit passer par le divan d’un psychanalyste, mais il est rigoureusement impensable de poser que la recherche de l’élucidation de soi n’est pas la condition sine qua non d’un engagement politique de ce type.
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