(.../...)
Troisième figure : L’antitotalitarisme
« Vous voulez reconstruire des goulags ! »
La troisième figure est l’invention majeure du XXe siècle, qui nous la laisse en héritage : le totalitarisme, qu’il soit russe ou chinois, avec ses rejetons albanais, cambodgiens, cubains, coréens... ou plutôt le repoussoir absolu qu’il constitue.
Pour tous ceux qui dénoncèrent ces nouvelles barbaries d’autant plus tardivement qu’ils les avaient auparavant adulées, tirer leçon de ce cauchemar ne se ferait qu’en se ralliant explicitement à l’ordre occidental devenu horizon indépassable [1]. C’est évidemment une absurdité : depuis le putsch du Parti bolchevique d’octobre 1917, les véritables antitotalitaires, tous ceux qui ont lutté contre les monstruosités de Lénine, de Staline et de leurs imitateurs, ont bien été obligés de se demander à quoi donc pouvait bien ressembler le socialisme, finalement si peu décrit, et si celui-ci devait nécessairement prendre la forme, forcément provisoire, d’une planification de la vie sociale par un parti restaurant les conditions de l’esclavage sur une base industrielle. Cette interrogation nous paraît lointaine parce que ces révolutions le sont, mais elle risque fort de resurgir dans un avenir proche : si les finalités d’un mouvement politique sont floues, ce seront les moyens utilisés et les rapports de forces qui s’y substitueront, permettant toutes les mystifications. N’importe quel clan peut d’autant mieux se faire passer pour une alternative crédible que l’absence de projet de société explicite sape d’emblée les critères de jugement et rend impossible toute critique conséquente. Contrairement à ce que l’on entend couramment, en effet, l’instauration d’une société totalitaire ne découle pas de l’application stricte d’un programme (un véritable communiste était persécuté dans l’URSS de Staline, de même que de véritables nationaux-socialistes comme Röhm ou les frères Strasser dans l’Allemagne de Hitler, ou un vrai croyant sous Khomeiny), mais découle au contraire de son remplacement par la volonté du Parti, de son Politburo, et finalement du Guide suprême, seul maître d’une idéologie et d’un langage qu’il modèle à loisir.
Totalitarisme et illimitation
Cela dit, il ne peut qu’être suspect de parler d’alternative politique sans analyser l’enfer totalitaire. Au XXe siècle, partout où un pouvoir révolutionnaire (quel que soit le sens que l’on donne à ce mot) s’est imposé durablement (on ne peut rien dire là où il n’a été qu’éphémère), une société nouvelle a émergé, inimaginablement pire que celle renversée. Inutile ici de brandir les fétiches habituels, gris-gris organisationnels et amulettes doctrinaires qui font ressembler les militants lambda à des extraterrestres ayant manqué le dernier siècle, terrés dans leurs abris idéologiques. La question est profonde et sert de repoussoir efficace, voire d’inhibiteur : on peut même y voir la limite — qu’on dirait inconsciente — que se pose à elle-même toute action politique d’envergure en Occident depuis le milieu du XXe siècle, et surtout depuis Mai 68. Non, Fourier ne porte pas en germe le goulag, mais on ne peut plus lire aujourd’hui de la même manière son rêve de phalanstères où s’harmoniseraient les caractères humains en fonction de leurs combinatoires [2].
Claude Lefort a raison de déceler dans le projet de démocratie directe la trace d’un fantasme de société Une, réconciliée avec elle-même, sans extérieur ni double, sans espace interne permettant de faire jouer la contradiction [3]. Mais il a tort d’en faire le prétexte pour le condamner : Cl. Lefort interprète notre projet dans les limites étroites de la modernité occidentale et de son messianisme, qui glorifient la puissance pure et la maîtrise « rationnelle » du social. On retrouve là le schème de l’illimitation décrit plus haut, dont le totalitarisme est bien l’application rationaliste dans le domaine social et politique. D’autres ont parfaitement montré la racine commune au totalitarisme et au capitalisme, les usines de Taylor où chaque geste de l’ouvrier est scientifiquement décomposé pour atteindre un rendement optimal [4]. C’est de cet imaginaire de la maîtrise rationnelle de la vie, et plus globalement de la limite comme obstacle, aujourd’hui étendu à la vie quotidienne, que tout projet de démocratie directe doit impérativement s’émanciper. Il s’agit donc de rompre clairement avec toute une partie de la modernité dont le projet libéral de progrès est bien l’avènement d’un monde illimité [5].
Cela précisé, la remarque de Lefort ne tombe pas, mais désigne justement l’ennemi absolu de la démocratie, qui, elle, est forcément autolimitation ; autolimitation de l’individu qui se sait empli de désirs monstrueux qui ne doivent pas être réalisés, autolimitation du peuple qui se sait maître de son destin et responsable de ses errements. Cette autolimitation n’est pas pure disposition d’une conscience parfaite et transparente, elle s’est incarnée dans une multitude d’institutions culturelles (la tragédie, l’importance de la mesure et de la prudence comme valeurs cardinales, la psychanalyse) ou politiques, où une série de dispositifs existent face au peuple souverain assemblé. La démocratie grecque antique, à cet égard, est absolument exemplaire, qui multiplie les contre-institutions, instances de contrôle, organes d’appel et dispositifs posant des limites aux pouvoirs collectifs officiels [6].
Il serait ainsi facile de lister les caractéristiques des régimes totalitaires et d’en faire la généalogie pour montrer en quoi une société authentiquement démocratique et celles qui ont pu s’en rapprocher s’y opposent point par point. Arrêtons-nous sur un seul élément, particulièrement central : nous voulons une autotransformation radicale de la société, mais il ne s’agit aucunement d’une tabula rasa. Le terme « radical » n’a pas ici le sens d’« extrême », mais celui de « racine » : il s’agit de se réclamer de — et de continuer — ce projet d’autonomie multiforme qui a modelé la civilisation occidentale depuis le haut Moyen Âge, et donc de partir des institutions dans lesquelles il a pu s’incarner au fil des siècles. Liberté d’expression, habeas corpus, garantie de propriété d’usage, droit de la défense, etc. Affirmer que ces droits sont essentiellement un rempart protégeant l’individu des tendances autoritaires de l’État ne revient pas à dire qu’ils disparaîtront avec celui-ci, mais bien au contraire qu’ils seront incarnés par la société entière.
Lucidité de mise
Enfin, il faut le dire très clairement et de la manière la plus crue : au fond, rien ne peut garantir que notre volonté de démocratie directe ne se fourvoiera pas en un modèle social plus inhumain encore. Ce n’est pas tellement que la démocratie soit le régime mortel par excellence : c’est le lot de toute entreprise humaine, d’autant plus si elle confie son destin à la Science, au Parti, aux Dieux, au Marché, plutôt qu’aux adultes qui la portent collectivement. L’« efficacité », quoi que l’on entende par là, n’est jamais assurée en politique, pas plus qu’en médecine, en peinture, en pédagogie ou en physique des particules. Certes, on peut interdire au nom de l’antitotalitarisme toute tentative de transformation de la société : cela revient expressément à vouloir prononcer une fin de l’Histoire et à figer la réalité, ce qui ne fait que précipiter l’avènement totalitaire que l’on voulait précisément éviter. Et de tels relents existent aujourd’hui, qu’il s’agisse de la surveillance informatique étatique ou mutuelle, du désamorçage progressif des contre-pouvoirs institutionnels ou encore de l’inflation judiciaire. Sans doute jugera-t-on que le risque est trop grand, que l’humain ne peut jouer les apprentis-sorcier... Mais, au reste, avons-nous réellement le choix ? En l’absence de Transcendance(s), que certains écologistes radicaux appellent de leurs vœux, qui donc pourrait bien protéger l’humanité contre sa propre folie, sinon elle-même, explicitement, en s’auto-éduquant génération après génération — et n’est-ce pas précisément cela, que l’on appelle la civilisation ?
« La nouvelle société surgira d’elle-même des décombres... »
Quatrième figure : Le spontanéisme
Cette quatrième figure s’alimente à la source du grand courant politique du XXe siècle, le marxisme. La vulgate de ce quatrième grand monothéisme est, sous cet angle, une rationalisation de l’énorme difficulté à poser un projet alternatif : l’imagination et la volonté des hommes n’influeraient en rien sur le cours de l’histoire, qui n’obéirait qu’à ses propres lois et dont l’aboutissement serait le communisme réalisé. C’est évidemment chez Marx que l’on trouve cette position clairement énoncée, laquelle veut étendre à toute l’histoire de l’humanité le contexte si particulier qu’a connu l’Occident pendant deux ou trois siècles. Enfant des Lumières et issu d’une famille de rabbins, Marx énonce en fait deux positions simultanées, religieuse et politique.
Rationalisme et insurrectionnalisme
La première s’exprime, paradoxalement, dans le combat contre le « socialisme utopique » qui cherchait à décrire la société future : Marx s’est employé, à raison, à discréditer ce courant qui visait à décrire une autre organisation sociale hors des combats concrets qui se déroulaient dans la société de l’époque. Chercher à poser un projet social ne conduirait qu’à négliger les courants qui la traversent et qui annoncent son futur, voire à les combattre pour y imposer son programme — alors qu’il suffirait de comprendre ces mouvements internes de la société pour y déceler les prodromes de l’avenir. On sait le succès qu’a eu sa position, devenue finalement dominante et résumée par la fameuse formule « on ne prépare pas des recettes pour les marmites socialistes de l’avenir ». Mais ce succès a aussi permis d’éluder en grande partie la question du contenu de la société voulue. Il a favorisé une conception très spontanéiste de l’édification du « socialisme », censé émerger de lui-même de l’éclatement du système capitaliste par le développement des célèbres « forces productives ». En parvenant à conjuguer positivisme et providence, ce déterminisme a acquis une dimension messianique, qui résonne encore largement aujourd’hui, bien que sous d’autres vocables.
C’est ainsi que nombre de pseudo-marxistes contemporains, se croyant sans doute conséquents, rationalisent la marche du monde, coûte que coûte, en cautionnant toutes les manifestations prétendument populaires, quelles qu’elles soient, avec la certitude toute dialectique que le « négatif » des révoltes s’aligne, ou s’alignera inéluctablement, sur le « positif » de l’aliénation : on retombe là dans un hégélianisme caricaturé, que l’on croit remis sur ses pieds alors qu’il ne fait que replacer l’histoire entre les mains d’un deux ex machina et, dans les faits, livre la société aux paranoïaques. Impossible de ne pas voir ce mécanisme à l’œuvre dans la complaisance et la fascination des gauchistes du début du XXIe siècle pour tout ce qui a vaguement l’air subversif, de la petite gouape de banlieue au djihadiste chic, du sans-papier à l’intermittent, de l’éco-warrior au défenseur de son gazon d’arrière-cour. Cet insurrectionnalisme, le plus souvent de salon, ne se donne aujourd’hui même plus la peine d’examiner ces réalités sociales porteuses du monde de demain : tout ce qui bouge semble bon à prendre [7], et l’insurrection qui vient ne pourra que déboucher sur le Paradis promis par tous les saints reconnus par la confrérie. Le surgissement du Bonheur sera d’autant plus extatique qu’il est ineffable de bout en bout, tout aussi inexplicable que la miraculeuse convergence des intérêts humains dont il émanera [8]. On peut ici admirer, sous l’apparent refus des « idéologies » jugées « fascistes » et « oppressives », le squelette judéo-chrétien du plus mauvais marxisme, qui ne danse plus qu’aux yeux de quelques post-adolescents prenant le bluff systématique pour l’expression du Verbe. Bien évidemment, cette tendance néospontanéiste qui prend la forme soit d’un ouvriérisme embaumé, soit d’une racaillophilie exotique, reste marginale, mais elle fait partie intégrante du nihilisme politique contemporain, l’inocule et le révèle.
Le sens de la praxis : l’élucidation
A l’opposé, l’autre versant du travail de Marx regroupe tous ses efforts pour donner une vision aussi précise que possible de ce que sera ce socialisme, toujours à partir de l’avancée des luttes — on se souvient de son admirable aggiornamento après la Commune de Paris. Car c’est bien la société qui se change d’elle-même, par les poussées qui la constituent, et qui s’articulent selon des champs de forces décelables. La démarche consistant à anticiper la société future à partir des replis du présent constitue un apport inestimable et fonde la seule position qui vaille — à condition de renouer avec la véritable praxis : c’est-à-dire non pas une inféodation de la théorie à la pratique, ou l’inverse, mais bien une fécondation réciproque qui laisse à chacune ses dynamiques singulières. L’élaboration d’un projet politique ne peut que s’ancrer dans les analyses concrètes de la réalité, elles-mêmes n’ayant à leur tour de pertinence qu’au contact de mouvements réels de la population, et ceux-ci enfin ne faisant sens que dans la perspective d’une autre société — voilà un des fondements de l’autonomie collective.
Mais depuis trente ou quarante ans, les luttes sociales ne pointent vers aucun changement social ou politique, mais bien plutôt vers un aménagement du mode de vie occidental, soit pour y « améliorer » le niveau de vie de ceux qui y sont déjà, soit pour s’y maintenir coûte que coûte, soit encore pour permettre à ceux qui en sont exclus d’y accéder. Le mouvement des « indignés » ou les soulèvements arabes n’échappent pas, loin s’en faut, à de telles ambivalences [9]. Constat banal qui scandalise ceux-là mêmes qui brandissent le totem marxiste ou anarchiste [10], il devrait pourtant les inciter à considérer l’histoire : les révoltes fourmillent depuis quelque six mille ans que les hommes laissent des traces écrites, mais les révolutions visant à instaurer un monde libre d’égaux se concentrent dans quelques zones historiques précises. Que nous vivions aujourd’hui une simple parenthèse conjoncturelle ou la fin d’une ère historique est une question que personne ne peut prétendre trancher. Sans remonter bien loin, la période des Lumières était de celles où l’activité de l’esprit et les pratiques politiques ne se répondaient pas : or peut-être sommes-nous revenus depuis quarante ans à une telle configuration, et pour quelque temps encore [11].
Il y a donc, d’abord, à prendre acte de la réalité — démarche qui semble aujourd’hui la toute première ligne de démarcation politique. Et à tenter, ensuite, de formuler aussi explicitement que possible ce que serait une autre société. La formulation explicite d’un projet de société est action sur la réalité sociale, que cette dernière ne peut que conditionner en retour. Marx ne l’ignorait pas plus que des auteurs aussi différents qu’A. de Tocqueville ou E. P. Thompson, qui montrent l’importance cruciale qu’a eue, pour l’évolution du mouvement ouvrier du XIXe siècle, la formulation d’une conception globale de la société pour laquelle on luttait [12]. La séparation stricte entre une réalité objective et des créations « culturelles » qui n’en seraient que « l’expression » est une absurdité, éclatante dès que la phrase est pensée et articulée. Aucune sphère sociale n’est affranchie de la société dans laquelle elle s’enchâsse, pas plus la technique que l’économie, pas plus les luttes sociales, politiques et culturelles que l’évolution de la langue ou les pratiques sexuelles. Les exemples de la Renaissance, du mouvement ouvrier ou de la littérature sont patents, mais celui de la science-fiction l’est aujourd’hui tout autant [13], jusqu’au courant cyberpunk, originaire des années 1970, dont l’histoire contemporaine semble curieusement remplir le cahier des charges. Oui, décrire un projet de société a un sens tant que la perspective d’un changement de société n’est pas encore sous un cube de plexiglas dans un recoin de musée — et nous tenons l’expression de ce que chacun veut pour lui et la collectivité comme la première exigence d’une démarche politique.
Notre projet rencontre dans les mouvements contemporains, aussi faibles soient-ils, un certain écho comme il en procède de multiples manières. Sans doute serait-il inutile ou vain si tel n’était pas le cas, mais il ne serait en rien illégitime.
« C’est un beau rêve mais... »
Cinquième figure : L’utopisme et l’anti-utopisme
Ultime ou première figure, celle de l’utopie : soit qu’elle serve à faire taire au nom de rêves trop beaux pour être corrompus par une mise en mots, soit au contraire qu’elle permette de rabattre tout projet d’avenir sur une stratégie de fuite de la réalité présente. L’espérance religieuse à peine masquée et le pseudo-réalisme anti-utopique à courte vue transforment tous deux le projet en rêverie [14]. Face à cela, il y a à replacer l’utopie dans son histoire, et à l’arracher à ses sphères célestes pour l’enraciner dans le terreau de l’histoire humaine.
De l’utopie inexprimable au projet discutable
La conception d’un « autre monde possible », comme disaient les altermondialistes, n’est pas l’apanage des courants révolutionnaires de la modernité, ni même celui des mouvements d’émancipation en général : depuis qu’il y a des hommes, il semblerait qu’ils aient imaginé des mondes parallèles auxquels il soit possible d’accéder à certaines conditions — la plus évidente étant la mort. Les religions constituées ont toutes une cosmogonie où un paradis est promis [15]. Celui-ci peut prendre la forme d’un néant libérateur, comme dans le bouddhisme, ou être précédé ou annoncé par une vie communautaire eschatologique, comme chez les premiers chrétiens ou dans les organisations monastiques médiévales. Et ce qui s’est donné depuis comme « société autre » n’en est que la version à peine laïcisée [16]. Cette sécularisation progressive en Occident est déjà présente dans le millénarisme du XIIe siècle, et le protestantisme marque le point de bascule, de sa version luthérienne, où le Salut se gagne par la réussite pécuniaire terrestre, aux anabaptistes, aux taborites ou aux diverses communautés des perfectionnistes américains pour qui la cité du Christ est réalisable ici et maintenant. Ce tropisme religieux protéiforme, en partie inéliminable, imprègne tout l’héritage politique, notamment à travers l’idéologie du Progrès : on pense spontanément aux saint-simoniens, à Hegel, à C. Pecqueur ou aux situationnistes, moins au système technicien ou au capitalisme, dont la dimension utopique est pourtant évidente dans sa version libérale [17]. Bien entendu, ce courant utopiste est d’autant plus perclus de religiosité que le projet politique reste implicite et indiscutable, c’est-à-dire quête d’absolu, paradis laïque, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses formes actuelles [18]. Qu’on le nomme Icarie, Cité du Soleil, Thélème, Naturie ou Ecotopia, qu’on le projette ou non sur des contrées encore inexplorées, le fait de l’expliciter, de le détailler ou de vouloir le vivre ici et maintenant, c’est déjà le rendre discutable, raisonnable, sujet à la critique sans limites, donc politique.
Inscription dans le réel et transformation de la réalité
Cette inscription historique est princeps. Mais vouloir une société autonome n’est pas rêver à un non-lieu, c’est prendre acte de la réalité humaine qui la portera et qui est, de part en part, tragique, sans espoir de Salut ultime. Jamais la vieillesse ne sera abolie, jamais la solitude congédiée, jamais la maladie éradiquée et jamais personne ne sera débarrassé de la mort, de la disparition et de l’oubli sans retour. Le lecteur qui attend de l’action politique le bonheur s’est trompé d’adresse : nous voulons la liberté, et celle-ci ne peut être portée que par la créature qui se sait irréparablement emportée par le temps et qui peut, alors seulement, en tirer la force des commencements. Tenter de détailler un projet de société ne peut que forcer à quitter cet indicible où résiderait la félicité universelle. Au contraire, se refuser à fixer un horizon tangible, psalmodier un absolu qui se dérobe sans cesse, c’est ouvrir la voie à toutes les pulsions dévastatrices [19].
A cet espace-temps qui n’a ni espace, u-topie, ni temps, u-chronie, il faut donc opposer la réalité des transformations sociales qui ont eu lieu dans l’histoire, et qui sont l’œuvre des sociétés humaines dans leurs contradictions, jamais le fruit des forces productives, d’un État bienveillant ou d’une nature humaine anhistorique. Le relativisme analphabète contemporain veut indifférencier civilisations et cultures, afin de ne pas avoir à penser l’inégalité de leurs contributions historiques à l’émancipation. On admet encore — pour combien de temps ? — que l’Athènes de l’époque hellénique est une source d’inspiration politique et non la civilisation Olmèque, mais de moins en moins que la semi-théocratie de l’Ancien Régime a bien été mise à bas par les sections révolutionnaires de 1789 plutôt que par le « mouvement de l’histoire ». Pourtant, de Clisthène à Danton, des barricades de Juillet aux conseils ouvriers de Budapest de 1956 en passant par la Catalogne de 1936, c’est bien une autre organisation sociale qui s’est dessinée et, plus que partiellement, réalisée. Nous voulons en faire un régime politique et social et nous l’appelons démocratie directe. Prendre prétexte des immenses difficultés auxquelles elle se confronte pour la disqualifier comme un songe inconséquent, c’est oublier que le « songe » ne s’est pas évaporé tout seul, mais qu’il a été très concrètement réduit au silence par la Terreur, les chassepots, les chars ou la menace permanente d’une vitrification thermonucléaire. Et il y a une certaine ironie, amère, à entendre les idées des « utopistes » aux cheveux longs des années 60 — l’écologie, la ruralité, la convivialité, etc. — aujourd’hui discutées fort sérieusement entre gens bien comme il faut dans des cabinets ministériels. Qu’ils puissent le faire tranquillement montre que le propre de notre époque semble être la capacité à transformer, sans la transition d’un projet social et politique, l’utopie en realpolitik.
***
Consumérisme, catastrophisme, antitotalitarisme, spontanéisme et (anti-)utopisme : figures surgissant à l’esprit contemporain qui voudrait s’essayer à quitter les rivages balisés de la dénonciation pour tenter de préfigurer, ne serait-ce que pour lui seul, la société qu’il veut voir apparaître et qui oriente ses actes politiques. A l’examen, aucun de ces discours inconsistants et contradictoires ne mérite que l’on renonce à s’aventurer hors des sentiers battus. Chacun de ces verrous n’est que la rationalisation d’un refus de prendre les responsabilités qui sont les nôtres, aujourd’hui comme hier. Car rien, pour autant que nous puissions voir, ne peut empêcher quiconque de formuler ce que représenterait pour lui une transformation radicale de la société. Mais tout, dans l’histoire des siècles passés comme dans l’actualité la plus brûlante, interdit de reconduire les mêmes schémas, de répéter les mêmes dogmes, d’emprunter les mêmes impasses. Non, vouloir la démocratie directe ne peut se faire en entretenant les mythes de la profusion matérielle, de l’indépendance de la technoscience ou des lendemains qui chantent. Les bouleversements à mener dans nos habitudes et notre pensée, dans l’organisation de la société et dans la formation des êtres humains, sont sans doute plus importants qu’ils ne l’ont été par le passé, et plus urgents au début d’un siècle qui pourrait bien être le dernier de l’aventure humaine. Mais il est impossible, en même temps, de ne pas se ré-enraciner profondément, bien au-delà même de la modernité, dans toute l’expérience que l’humanité a acquise au cours de son histoire. Immense défi lancé au monde, face auquel la démission est encore de mise.
Pour combien de temps ?
Collectif Lieux Communs
février 2012 — avril 2014
Commentaires