La Caillera et son intégration

Jean-Claude Michéa
mercredi 25 juin 2008

Par J.-C. Michéa, paru dans « L’Enseignement de l’ignorance », 1999, Éditions Climats, pp. 97-106


« Une forme de morale qui serait acceptable par tout le monde — en ce sens que tous devraient s’y soumettre — me paraît catastrophique. »

M. Foucault.

« L’école de la réhabilitation nous a amenés à ne voir aucune différence entre un coquin et un honnête homme »

Flaubert.

La distinction entre une société — qui, quelle que soit la variété de ses formes, ne peut abolir le moment du don [1] — et un système capitaliste — hypothèse métaphysique devenue la base d’un projet politique partiellement réalisable — permet de déplacer la position habituelle de nombreux problèmes dits « de société ». Soit à déterminer, par exemple, la signification politique réelle des comportements de la Caillera [2]. Doit-on y voir, conformément aux présentations médiatiques et sociologiques habituelles, un signe normal des difficultés liées au « problème de l’intégration » ? Formulée en ces termes, la question est, de toute évidence, mal posée, c’est-à-dire posée de façon ambiguë. Si l’on parle en, effet, de l’intégration à une société, c’est-à-dire de la capacité pour un sujet de s’inscrire aux différentes places que prescrit l’échange symbolique, il est clair que cette fraction modernisée du Lumpen [3] n’est pas, « intégrée », quelles que soient, par ailleurs, les raisons concrètes (familiales et autres) qui expliquent ce défaut d’intégration. S’il s’agit, en revanche, de l’intégration au système capitaliste, il est évident que la Caillera est infiniment mieux intégrée à celui-ci (elle a parfaitement assimilé les éloges que le Spectacle en propose quotidiennement) que ne le sont les populations, indigènes et immigrées, dont elle assure le contrôle et l’exploitation à l’intérieur de ces quartiers expérimentaux que l’État lui a laissés en gérance. En assignant à toute activité humaine un objectif unique (la thune), un modèle unique (la transaction violente ou bizness) et un modèle anthropologique unique (être un vrai chacal), la Caillera se contente, en effet de recycler, à l’usage des périphéries du système, la pratique et l’imaginaire qui en définissent le Centre et le Sommet. L’ambition de ses membres n’a, certes, jamais été d’être la négation en acte de l’Économie régnante. Ils n’aspirent, tout au contraire, qu’à devenir les golden boys des bas-fonds. Calcul qui est tout sauf utopique. Comme l’observe J. de Maillard, « sous nos yeux, l’économie du crime est en train d’accomplir la dernière étape du processus : rendre enfin rentable la délinquance des pauvres et des laissés pour compte, qui jadis était la part d’ombre des sociétés modernes, qu’elles conservaient à leurs marges. La délinquance des pauvres, qu’on croyait improductive, est désormais reliée aux réseaux qui produisent le profit. Du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée. L’économie criminelle est devenue un sous-produit de l’économie globale, qui intègre à ses circuits la marginalité sociale. » [4]

À la question posée, il convient donc de répondre clairement que si la Caillera est, visiblement, très peu disposée à s’intégrer à la société, c’est dans la mesure exacte où elle est déjà parfaitement intégrée au système qui détruit cette société. C’est évidemment à ce titre qu’elle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer qu’il existe une façon romantique d’extorquer la plus-value. Une telle fascination intellectuelle pour la « fièvre généreuse du délinquant » (Foucault) serait, cependant, difficile à légitimer sans le concours bienveillant de la sociologie d’Etat. Cette étrange sociologie, en effet, afin de conférer aux pratiques, légales et illégales, du système qui l’emploie cette couleur « rebelle » qui les rend à la fois politiquement correctes et économiquement rentables, recourt à deux procédés principaux qui, quand on y réfléchit, sont assez peu compatibles.

Tout d’abord, elle s’efforce d’inscrire ce qu’Orwell nommait « le crime moderne » dans la continuité des délits et des crimes d’autrefois. Or ce sont là deux univers très différents. Le bandit d’honneur des sociétés traditionnelles (le cas des pirates est plus complexe) puisait sa force et sa légitimité historique dans son appartenance à une communauté locale déterminée ; et, en général, il s’en prenait d’abord à l’État et aux divers possédants. Le délinquant moderne, au contraire, revendique avec cohérence la froide logique de l’économie pour « dépouiller » et achever de détruire les communautés et les quartiers dont il est issu [5]. Définir sa pratique comme « rebelle », ou encore comme une « révolte morale » (Harlem Désir) voire, pour les plus imaginatifs, comme « un réveil, un appel, une réinvention de l’histoire » (Félix Guattari), revient, par conséquent, à parer du prestige de Robin des Bois les exactions commises par les hommes du Sheriff de Nottingham. Cette activité peu honorable définit, en somme, assez bien le champ d’opérations de la sociologie politiquement correcte.

Quand au second procédé, il consiste à présenter l’apparition du paradigme délinquant moderne — et notamment son rapport très spécifique à la violence et au plaisir qu’elle procure — comme l’effet mécanique de la misère et du chômage et donc, à ce titre, comme une réponse légitime des exclus à leur situation. Or s’il est évident que la misère et le chômage ne peuvent qu’accélérer en retour la généralisation du modèle délinquant moderne, aucun observateur sérieux — ou simplement honnête — ne peut ignorer que ce modèle a d’abord été célébré dans l’ordre culturel, en même temps qu’il trouvait ses bases pratiques dans la prospérité économique des « trente Glorieuses ». En France, par exemple, toutes les statistiques établissent que le décollage des pratiques délinquantes modernes (de même que la constitution des mythologies de la drogue) a lieu vers 1970, tandis qu’en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas il est perceptible dès 1964-1965 [6]. Expliquer le développement de la délinquance moderne (développement qui, dans un premier temps — on s’en souvient — avait été tenu par la sociologie officielle pour un pur « fantasme » des classes populaires) comme un effet conjoncturel du chômage est évidemment une procédure gagnante pour le système capitaliste. D’une part, elle conduit à présenter la « reprise économique » — c’est-à-dire l’aide accrue de l’État aux grandes firmes — comme la clé principale du problème ; de l’autre, elle dispense d’interroger ce qui, dans la logique même du capitalisme de consommation, et la culture libérale-libertaire qui lui correspond, détermine les conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi [7].


[1Selon la terminologie d’Alain Caillé, le cycle du don (c’est-à-dire la triple obligation — analysée par Mauss — de donner, recevoir et rendre) est le fondement anthropologique de la socialité primaire. L’échange économique et la relation juridique constituent, de ce point de vue, des structures secondes, dont l’existence n’est pas universelle. Naturellement, ce cycle du don se déploie historiquement en une infinité de modes, dont certains peuvent même fonder du lien négatif ou « agonistique » (c’est le cas, par exemple, de la Vendetta, ou de la guerre primitive telle que l’analyse P. Clastres). Sur ce dernier point, — souvent négligé — on trouvera des informations intéressantes dans deux ouvrages : Conflit et lien social (J.L. Boilleau. La Découverte, Mauss, 1995) et La réciprocité et la naissance des valeurs humaines (D. Temple et M. Chabal, L’Harmattan, 1995.). Sur l’impossibilité d’éliminer la sphère du don, cf. J.C.Michéa, Peut-on ramener la société à la raison ?, revue du M.A.U.S.S. n° 6, 1995.

[2Tel est, on le sait, le nom que se donnent, en France, les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État et le capitalisme légal ont désertés. Comme le rappelle le collectif Stop à la Violence, ces bandes « font régner la terreur pour monter leur bizness. Les crapules prennent alors le pouvoir. Sur notre dos. Les crapules, c’est la mort des quartiers. »

[3Rappelons que, pour Marx, le Lumpen (qui, de nos jours, inclut également, à côté de la Caillera, les différentes fractions de la Zone dont l’origine sociale et l’utilisation par l’ordre établi exigent une analyse distincte) est toujours « par ses conditions de vie disposé à se vendre à la Réaction » (cf. Le Manifeste communiste). Dans la préface de 1870 à la Guerre des paysans en Allemagne, Engels est même plus radical : « Le Lumpen-prolétariat, — écrit-il — cette lie d’individus corrompus de toutes les classes, qui a son quartier général dans les grandes villes, est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette espèce est absolument vénale et impudente. Quand les ouvriers français mettaient sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription : Mort aux voleurs ! et qu’ils en fusillaient même plus d’un, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait, avant tout, se débarrasser de cette bande. Tout chef ouvrier qui emploie ces vagabonds comme défenseurs, ou qui s’appuie sur eux prouve qu’il n’est qu’un traître au mouvement. » Donnez à ces « traîtres » un manuel de statistiques et quelques subventions de l’État et vous obtiendrez ce que les journalistes appellent la sociologie moderne.

[4J. de Maillard : Un monde sans loi, p. 84, Stock, 1998.

[5C’est cette évolution culturelle, lente et complexe, qu’Orwell a essayé de saisir à travers le roman policier, dans Raffles and Miss Blandish. (1944).

[6On trouvera toutes les données statistiques nécessaires dans l’ouvrage de Charles Szlakmann : La Violence urbaine, Robert Laffont, 1992.

[7Il suffit de consulter les dates, pour noter qu’Orange mécanique — devenu, avec More et Easy Rider, l’un des films-culte de la jeunesse des nouvelles classes moyennes de l’époque, parce qu’il achevait, avec un talent évident, de donner ses lettres de noblesse au « crime moderne » — ne peut en aucun cas être interprété comme un effet culturel du « choc pétrolier » et de la « crise économique ». C’est même l’aspect purement « gratuit » de la violence déployée pour transgresser la Loi qui frappa alors la critique, aspect dont H. M. Enzensberger a souligné, dans La Grande Migration (Gallimard, 1995), à quel point il constitue l’autre face du « bizness » délinquant moderne. On trouvera à ce sujet des indications très intéressantes dans la description du ghetto jamaïcain de Londres par Victor Headley (Yardie, Éd. de l’Olivier, 1997). Ce roman militant, d’abord auto-édité, et « vendu dans les salons de coiffure et les épiceries de Brixton », démonte avec brio les mécanismes intellectuels et psychologiques de la Caillera jamaïcaine de Londres et met la jeunesse du ghetto en garde contre le rêve capitaliste et sa rationalisation sociologique. Enfin, concernant la fascination exercée sur les intellectuels bourgeois — depuis George Sand et Victor Hugo — par la figure du « mauvais garçon » (on pourrait appeler « complexe de Lacenaire » cette variante de l’œdipe) on lira avec intérêt les précieuses mises au point de Varlam Chalamov dans le Monde du Crime (Gallimard, 1993). Dix-sept ans de bagne stalinien, parmi les droits communs, ont, en effet, permis à Chalamov d’accumuler une expérience sociologique de la question qui doit bien valoir celle qu’on a le bon goût d’acquérir au Collège de France.


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