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Sociologie de l’orientalisme et de sa critique
Ayant montré comment les contextes historiques de la rencontre entre l’Islam et l’Occident, loin de se réduire au modèle du savoir à visée hégémonique, étaient divers et complexes, nous arrivons à cette question cruciale : pourquoi les critiques arabes contemporains, laïcisants en particulier, de l’orientalisme mettent-ils l’accent sur ce seul aspect de la rencontre entre les cultures au détriment de tous les autres ? Pour tenter d’y répondre, je m’engagerai ici dans une analyse psychosociologique, une pathologie pourrait-on dire, de ce mouvement de critique de l’orientalisme. Ma démarche, de descriptive, devient donc explicative ; c’est dire qu’elle peut, comme toute démarche de ce genre, ne pas convaincre le lecteur. Je prétends quant à moi qu’elle éclaire d’un jour nouveau la crise de la culture arabe contemporaine. Pour mieux introduire cette analyse, il me semble utile de la faire précéder d’une analyse similaire, brossée à grands traits, de l’orientalisme lui-même.
Psychosociologie de l’orientalisme
Les éléments de cette psychosociologie sont extrêmement complexes, et je ne peux ici que les esquisser à grands traits Il est certain, par exemple, que l’orientalisme a pu satisfaire les tendances xénophobes d’hommes issus d’une culture hostile à d’autres cultures, religions, voire races. De même, l’orientalisme s’alimente de et nourrit la disposition à la condescendance d’une culture en situation de supériorité, dans le moment historique présent.
Cette disposition à la condescendance prend, entre autres, la forme d’une sorte d’expansionnisme intellectuel : dans sa visée universelle, la raison se tourne vers l’autre et tente de le comprendre en profondeur. Cet expansionnisme peut se sublimer et céder la place à une largeur de vue et à une modestie grâce auxquelles l’orientaliste pourra à l’occasion louer cet autre et trouver des éléments positifs dans sa religion ou dans son mode de vie traditionnel. Souvent, cet expansionnisme se traduira par une dérive scientiste : l’orientaliste, dans son désir d’embrasser tout son objet, se perd dans les détails et les précisions, noyant l’essentiel dans un océan d’informations et de comparaisons. Souvent aussi, il prendra la forme d’une ascèse teintée de masochisme, le chercheur se vouant à une vie monacale (au propre ou au figuré) et s’enfermant pour n’en plus sortir dans la vie intellectuelle d’une autre société.
Une autre caractéristique de l’orientalisme est sa disposition au paternalisme, qui peut s’exprimer dans des élans de sympathie à l’égard des sociétés qu’il étudie, des « conseils d’ami » qu’il leur donne, ou sous forme d’une ironie secrète, mais qui dans tous les cas justifie l’effort déployé par l’orientaliste dans l’étude de l’autre et lui offre une rémunération morale pour le sacrifice qu’il consent ce faisant. Il est vrai que parfois cette constante coexistence avec l’Autre, quelles qu’en aient été les motivations premières, crée chez le chercheur une sympathie réelle vis-à-vis de cette société ; on le voit alors se fondre spirituellement en elle, voire se détacher plus ou moins radicalement de ses racines occidentales.
On retrouve enfin la tendance expansionniste dans le fonctionnement académique de l’orientalisme : alors que les autres branches de la connaissance tendent toujours vers plus de spécialisation et de ramification, il étend systématiquement son champ, absorbant toutes les spécialités dans son sein, pourvu qu’elles se rapportent à l’Orient [1].
Psychosociologie de la critique de l’orientalisme
1/ A qui s’adresse le discours de l’orientalisme ? A cette question, trois réponses peuvent être logiquement données : soit il s’adresse à l’Occident lui-même, c’est-à-dire qu’il présente l’Orient, de manière systématique, à la culture occidentale ; soit il s’adresse à l’Orient — le but étant de lui apporter une connaissance de soi à travers la « médiation » du chercheur occidental ; soit enfin il s’adresse aux deux à la fois. Je pense pour ma part que seule la première réponse est la bonne. Même si, de fait, nous autres Orientaux profitons largement des travaux orientalistes, ce n’est pas leur but. Non seulement « que l’orientalisme ait le moindre sens dépend plus de l’Occident que de l’Orient [2] », mais plus radicalement il n’appartient en propre qu’à l’Occident, auquel il s’adresse et qu’il a pour but de servir. Il s’ensuit plusieurs conséquences capitales.
D’abord, rien ne nous oblige à accepter l’image que l’orientalisme donne de nous-mêmes ; nous pouvons liquider le problème à la source en nous passant des écrits des orientalistes et en leur laissant la responsabilité de leurs erreurs, tout comme les Occidentaux ignorent généralement les jugements erronés que nous portons sur eux.
Ensuite, la théorie du complot orientaliste contre l’Orient avancée, chacune à sa manière, par les critiques religieuse et laïque de l’orientalisme, perd tout son sens dès lors que l’on comprend que le discours orientaliste est d’abord destiné à l’Occident. Cela n’empêche pas naturellement qu’il produise une histoire de l’Orient déformée, mais elle ne vise en tout cas pas à tromper ceux qui en sont les sujets, et le biais ne peut être très grave, car aucune société n’a intérêt à se tromper elle-même, et surtout pas celle qui veut comprendre l’autre pour mieux la dominer. De même, on ne peut plus reprocher à l’orientalisme de mettre en oeuvre un discours ou une méthode propres à l’Occident. Comment, par exemple, critiquer la remise en cause infligée au dogme musulman par une lecture historiciste, quand cette lecture n’est de toute façon pas destinée aux musulmans, et est également mise en oeuvre par le discours scientifique occidental lorsqu’il prend pour objet le christianisme ou le judaïsme ?
Enfin, et c’est là peut-être le plus important, l’orientalisme ne serait pas devenu ce qu’il est sans le vide scientifique existant en Orient. A tout prendre, l’Occident se serait épargné bien des efforts s’il avait pu connaître l’Orient à travers les résultats de son auto-objectivation. Il ne faut pas perdre de vue que le succès de l’orientalisme tient principalement à la défaillance de l’Orient. En ce sens, il faut dire bien fort que le jour où les Occidentaux devront traduire nos études économiques, politiques et sociales sur nos pays parce qu’elles seront devenues les meilleures références, nous pourrons commencer à creuser la tombe de l’orientalisme. Et ce jour n’est sûrement pas pour demain [3].
Si l’orientalisme est donc fondamentalement un discours produit par et à l’intention de l’Occident, il nous faut chercher à comprendre ce qui fait que nous, Arabes, partie de la civilisation islamique elle-même partie de l’Orient, nous considérons comme ses destinataires et le rejetons, soit en tant que complot contre l’islam, soit en tant que savoir subjectif et utilitaire.
2/ Ce refus provient, partiellement au moins, de notre impuissance à accepter le point de vue de l’autre et à nous voir avec ses yeux. La sagesse voudrait pourtant que, rassasiés de notre regard sur nous-mêmes, nous cherchions à tirer profit de celui des autres, même avec leur subjectivité. Le comparatisme est toujours enrichissant, tandis que le refus entêté du regard de l’autre, ou son acceptation à la seule condition qu’il abandonne son altérité et reproduise notre propre regard sur nous-mêmes, est une preuve de notre immaturité.
La vogue antiorientaliste n’est qu’un des aspects de l’hégémonie qu’exerce le paradigme autoritaire sur nos esprits : dans le monde arabe, on détient la « vérité unique » ou « absolue » non seulement en religion, mais aussi sur les terrains politique et idéologique. Chaque jour qui passe voit se rétrécir le degré de liberté des oppositions et s’étendre le pouvoir des régimes qui ne supportent d’autre manière de penser que la leur, et qualifient de traîtres tous ceux qui s’y opposent. Cette dérive autoritaire gagne même le champ culturel : en un sens, la critique de l’orientalisme, sans le savoir, en est une manifestation.
3/ La campagne actuelle contre l’orientalisme est l’indice d’une vanité et d’une autosatisfaction peu communes. Si nous rejetons le regard orientaliste, c’est d’abord parce qu’il lève ce voile protecteur, ce satr que notre système de valeurs juge comme l’un des plus grands bienfaits que Dieu puisse donner à l’homme. L’apologue musulman classe les orientalistes en fonction de leur degré de proximité par rapport à la foi musulmane, le critique laïc les classe en fonction de leur plus ou moins grande sympathie vis-à-vis de la cause arabe : on attend encore celui qui saura évaluer leur travail sur des bases strictement scientifiques. Notre rapport à l’orientalisme est tel que nous ne sommes pas même en mesure de nous demander si ses jugements négatifs ne comportent pas une part de vérité. Peu importe à ce stade que cette part de vérité soit faible ou nulle ; ce qui pour moi est révélateur de l’état d’esprit dans lequel nous accueillons l’image orientaliste, c’est que cette question même ne puisse être posée.
4/ Cette vanité, qui nous fait rejeter toute image négative de nous-mêmes, nous conduit à nous abuser gravement. Car lorsque nous croyons que la vision qu’a "Occident de nous est un complot éternel, qui a pris des formes différentes à travers les siècles, et dont relève l’épistémologie occidentale elle-même, toute représentation critique de nous devient mensongère. L’on en vient à croire que les qualificatifs d’arriération et de mentalité illogique ou superstitieuse dont l’Occident nous affuble ne sont que des fables imaginées par lui, et qu’il gagne à sa cause une partie de nos intellectuels pour resserrer son emprise sur nous. Rien n’est plus néfaste, pour des sociétés engagées dans un difficile combat pour sortir du sous-développement, que de se laisser bercer de telles illusions. Ces vérités, quel que soit le mobile de ceux qui mettent le doigt dessus, ont beau nous faire mal, nous ne nous relèverons pas tant que nous refuserons de les voir, fût-ce sous prétexte de résister à l’hégémonie culturelle.
Le tort de l’orientalisme n’est pas tant qu’il nous prête des travers que nous n’aurions pas, mais plutôt qu’il ne les ramène pas à leurs causes véritables : au lieu de les attribuer aux conditions historiques vécues par les Arabes, ou les Orientaux en général, il en fait des traits « endémiques » ou « immuables ». Le courage et la maturité voudraient que nous reconnaissions ces travers tout en démontrant que, loin d’être inscrits dans une quelconque « nature orientale », ils peuvent être modifiés et que nous pouvons nous en libérer si nous savons vaincre les conditions qui les ont créés.
Qu’il suffise au lecteur, pour saisir bien ce qui sépare ce que serait une position mûrement réfléchie vis-à-vis de l’orientalisme et de la critique hystérique produite par une autosatisfaction sans borne, de méditer le jugement de ce politologue, qui attribue le succès de l’orientalisme, entre autres, au fait que
Il est parvenu, avec une maîtrise toute consciente, à associer dans leur esprit le décalage culturel vécu par la nation arabe aux XIXe et XXe siècles à la culture islamique, créant chez les élites la conviction que l’héritage de l’islam est la source du sous-développement, dont nous ne viendrons à bout qu’en liquidant notre identité culturelle islamique [...]. L’expression peut-être la plus nette de ce succès de l’orientalisme est qu’il a réussi à faire de notre élite intellectuelle le héraut de cette « haine de soi » : aucun historien impartial ne peut nier le rôle destructeur qu’ont joué des piliers de la culture arabe moderne comme Taha Hussein ou Tawfiq El-Hakim, pour ne pas mentionner les Syro-Libanais appartenant à des minorités confessionnelles. On ne peut mieux dire que cet historien arabe dont la formule est restée : notre véritable ennemi est à l’intérieur [4].
Que l’on en arrive à qualifier nos meilleurs intellectuels d’ « ennemis de l’intérieur » pour avoir voulu insuffler un peu de sang neuf à la culture arabe montre la profondeur de la tragédie où nous mènent l’autosatisfaction et la méfiance paranoïaque vis-à-vis du monde extérieur, perçu comme l’ennemi irréductible qui a infiltré nos rangs et retourné en sa faveur les meilleurs d’entre nous.
5/ Ce qui gêne le plus ses adversaires, qu’ils en soient ou non conscients, c’est que l’orientalisme désenchante l’histoire des sociétés musulmanes et orientales en général. Il fait de l’histoire islamique une histoire profane produite par de simples mortels, où le développement culturel est, comme dans toutes les autres civilisations, fonction des conditions sociales, économiques et politiques, remettant en cause la lecture théologique ou métaphysique de l’histoire et de la société islamiques dans laquelle nous avons vécu des siècles durant. En faisant redescendre l’histoire islamique du ciel à la terre, l’orientalisme commet aux yeux de beaucoup le crime suprême : il arrache l’auréole de sainteté d’une histoire qui se veut illuminée de bout en bout par le rayonnement de la prophétie et du califat. Mais comment ne pas reconnaître que ce regard neuf, même biaisé, voire issu d’intentions impures, a eu l’avantage de provoquer un choc salutaire chez les musulmans ? Même si l’orientalisme n’a pas toujours utilisé les méthodes les plus fines, et a souvent eu un train de retard sur le développement des sciences sociales, il a suffi à remettre en question tous ceux qui en Orient continuent de défendre une conception hagiographique de l’histoire, par peur qu’elle n’apparaisse, dans toute sa nudité, « humaine, trop humaine », comme disait Nietzsche.
Analyse de la critique moderne de l’orientalisme
A la différence des critiques religieux, la plupart des critiques politico-culturels de l’orientalisme sont imprégnés de culture occidentale. Les plus éminents d’entre eux, Anouar Abdel-Malek et Edward Saïd, vivent en permanence en Occident, et la plupart des autres partagent leur vie entre leur pays d’origine et un pays occidental. Je voudrais tenter ici une analyse socio-psychologique de l’intellectuel arabe occidentalisé et « antiorientaliste » : entreprise largement intuitive, dont les conclusions ne sont en rien irréfutables.
1/ Dans la critique religieuse de l’orientalisme, tout est simple : elle oppose un regard fidéiste à un regard rationaliste, une apologie à une analyse. L’apologue se trouve sur son propre terrain, parle sa propre langue et suit sa propre méthode, face à l’orientalisme qui insère cette culture autre dans les moules de la sienne, avec des résultats qui se heurtent inéluctablement à la représentation endogène. Tout se complique avec la critique moderne, qui oppose des Orientaux occidentalisés à des Occidentaux orientalisés. Comparant sa position avec celle de l’orientaliste, l’intellectuel arabe installé en Occident et qui en a complètement assimilé la culture ne comprend pas pourquoi l’orientaliste, au lieu de « s’intégrer » à l’Orient, lui reste extérieur et porte sur lui ce regard condescendant et compatissant à la fois.
2/ Cependant l’occidentalisation de l’intellectuel arabe s’opère non sans résistance et sans désir d’affirmation de soi. Confronté à la question de son identité, il a généralement tendance à affirmer fièrement ses origines pour ne pas se fondre dans la culture d’adoption. Cette double appartenance l’amène à se constituer un Orient imaginaire qui, à sa façon, est souvent aussi « exotique » que l’Orient merveilleux des voyageurs romantiques et aussi décalé par rapport à l’Orient réel que peut l’être celui des orientalistes. Sur la foi de cet imaginaire, il récuse la représentation orientaliste d’un Orient sous-développé, figé dans une essence anhistorique et intemporelle. Or, s’il lui était donné de séjourner assez longuement dans sa société d’origine, il pourrait méditer l’idéologie propagée par les groupes religieux qui exercent une influence sur de larges secteurs de la jeunesse arabe, et constater qu’ils prônent un islam figé au moment de son apparition et qu’ils prétendent donner aux problèmes contemporains les solutions élaborées il y a quatorze siècles. C’est cela, la réalité arabe et islamique telle que se la représentent ceux qui se considèrent comme les véritables défenseurs de l’islam.
3/ Cette image idéalisée de l’Orient que se constitue l’intellectuel arabe occidentalisé répond à une volonté sans doute inconsciente de se déculpabiliser en réhabilitant à ses propres yeux la société qu’il a quittée. Tout se passe comme si, par le double excès de sa charge antioccidentale et de son apologie de sa culture d’origine, il cherchait à s’acquitter de sa dette envers cette dernière. Il est ainsi naturellement enclin à gommer les différences qui séparent ces deux cultures, comme l’illustre à merveille le propos d’Edward Saïd déjà cité : « Ce que j’ai dit, c’est que l’Orient est par lui-même une entité constituée ; l’idée qu’il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu’on peut définir à partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable [5] » — ce qui revient à dire : « Ma culture d’adoption ne vaut pas mieux que celle que j’ai quittée, et n’est pas radicalement différente d’elle. »
En somme, tout le monde admet la spécificité des sociétés orientales, ceux qui les étudient de l’Occident et ceux qui de l’intérieur de ces sociétés affirment leur identité. L’intellectuel arabe occidentalisé est le seul à se refuser à admettre cette évidence, parce qu’elle implique qu’il est lui aussi différent, voire inférieur à la culture dans laquelle il vit. En cela, il croit rendre service à sa culture d’origine (alors qu’il ne rend service qu’à lui-même), alors qu’en refusant d’admettre la réalité du sous-développement, il lui porte gravement tort. C’est pourquoi il ne parvient jamais, quoi qu’il en ait, à se faire le porte-parole véridique de sa culture d’origine. Il exprime moins un « orientalisme inversé », comme dit Al-’Azm, qu’un orientalisme redoublé, c’est-à-dire doublement médiatisé, puisque sa vision de l’Orient se construit en réaction à la vision occidentale de l’Orient. En cela réside le drame de cette vision de l’Orient ni purement occidentale ni purement orientale : située dans une sorte de no man’s land, elle ne peut être acceptée ni par l’orientalisme ni — et c’est le plus important — par les Orientaux traditionnels, dès lors qu’elle refuse le regard absolu, figé et statique sur l’islam que ceux-ci défendent.
4/ Il importe de noter que si les deux plus éminents représentants de la critique moderne de l’orientalisme (Anouar Abdel-Malek et Edward Saïd) sont issus des minorités chrétiennnes vivant en terre islamique, leur position vis-à-vis de la civilisation occidentale n’a rien à voir avec celle de la génération d’intellectuels chrétiens arabes passée, celle des Shiblî Shumayyil et Salâma Mûsâ, représentants d’une acculturation si poussée qu’ils ne pouvaient échapper à l’accusation d’avoir pris fait et cause pour l’Occident chrétien. La génération actuelle a le mérite de situer, avec une réelle objectivité, le débat Islam / Occident sur le terrain culturel et sociétal, et non sur le terrain religieux.
Ce qui nous conduit à un point plus général, essentiel pour expliquer la critique de l’orientalisme produite par les Arabes de culture occidentale. A la différence de la génération précédente d’intellectuels modernistes, pour laquelle il fallait adopter les modes de vie et de pensée de l’Occident pour pouvoir le rattraper, ils sont parvenus à un niveau de maturité scientifique qui leur permet de comprendre les limites inhérentes au paradigme occidental et, partant, de proclamer qu’il est temps de cesser de nous regarder à travers son miroir et de nous émanciper de sa tutelle. Je considère quant à moi que le jour de cette émancipation n’est pas encore venu, pour deux raisons essentielles. La première est que ces intellectuels restent, dans leur critique même de l’Occident, prisonniers du cadre conceptuel et épistémologique occidental, sans lequel ils n’auraient pu produire cette critique. La seconde, qui en découle, est que l’indépendance véritable supposerait que la critique de l’orientalisme comble le vide jusqu’ici rempli par l’orientalisme en proposant une épistémologie et une méthodologie alternatives, que l’on risque d’attendre longtemps. C’est pourquoi cette critique de l’orientalisme ressemble fort au rêve de maturité d’une culture qui accède tout juste à la conscience de soi. Il serait à mon avis plus sage de reconnaître les limites de notre connaissance et de tout faire pour les reculer, pour enfin approcher du jour où nous serons à même d’avoir notre propre vision de nous-mêmes, du point de vue de la méthode et du contenu.
Après avoir été qualifiée de « cas de développement arrêté », notre culture semble s’être engagée dans la voie glissante du développement accéléré, sur plusieurs plans. D’une part, sur le plan épistémologique, en rendant l’Occident seul responsable du processus d’évolution des méthodes rationnelles et expérimentales modernes que nous voulons dépasser, nous exagérons ses mérites car il n’est qu’un maillon tardif (et certainement pas le dernier) d’une longue suite de civilisations qui toutes ont contribué à faire ce qui est aujourd’hui la connaissance humaine. De plus, en reliant excessivement tout discours savant (ici l’orientalisme) à ses conditions de production (ici, la volonté hégémonique européenne), on néglige la capacité de ce savoir à s’autonomiser au fil du temps. D’autre part, et c’est le plus dangereux, nous reconstruisons face à l’image de l’autre une image idéalisée de nous-mêmes, et non moins déformée que celle qu’il nous tend.
On le voit, l’évaluation du mouvement arabe de critique de l’orientalisme nous a conduit à évoquer tous les aspects essentiels de la crise que traverse la culture arabe dans sa relation avec l’Occident. C’est que l’orientalisme, pour être compris, ne doit pas être examiné comme un phénomène univoque (la vision de l’Orient par l’Occident), mais resitué dans la problématique multipolaire de l’interculturalité.
Avant de conclure, je voudrais insister sur le fait qu’en critiquant les déformations de notre image par l’orientalisme nous avons créé nos propres déformations de nous-mêmes et de notre relation avec l’autre. Tous ceux qui ont suivi de près l’évolution de la mentalité arabe dans la seconde moitié de ce siècle savent pertinemment que, dans ses tendances les plus actives et les plus populaires, elle continue de croire que son salut ne peut venir que de cette essence absolue imperméable à l’histoire. Ils savent aussi que cette mentalité est encore attachée aux surperstitions, à telle enseigne que des tribunaux égyptiens peuvent rendre, à deux reprises dans les deux dernières années, des jugements autorisant le mariage entre un homme et un esprit féminin (jinniyya), qu’une bonne part des étudiants, la future élite du pays, peuvent s’opposer violemment à ceux qui les invitent à cesser de croire en la magie et au mauvais oeil, et que l’auteur de ces lignes a fait l’objet d’une violente campagne de presse pour avoir osé dire que ce ne sont pas des anges, mais des soldats bien entraînés qui ont réalisé la traversée du canal de Suez pendant la guerre d’octobre 1973 [6].
Le tableau brossé ici pourra paraître bien sombre. A côté de ces images inquiétantes, il en est pourtant d’autres, notamment du côté des intellectuels éclairés, qui doivent nous donner des raisons d’espérer. Mon intention est simplement de souligner le danger qu’il y a à nier nos défauts pour la simple raison qu’ils sont mis en évidence, tendancieusement à l’occasion, par d’autres que nous. C’est une chose utile que de montrer que l’orientalisme n’est pas un savoir innocent, mais l’ampleur de notre retard est telle qu’il y a d’autres urgences, qui passent, avant la critique de la représentation occidentale de l’Orient, par la remise en cause de notre propre image de nous-mêmes.
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