L’orientalisme est depuis longtemps l’objet, dans le monde arabo-musulman, d’une critique de nature religieuse qui entreprend de défendre l’islam contre l’image diffamatoire qu’en donnent maints écrits orientalistes, mais confond souvent dans un même opprobre orientalistes, athées et ennemis de la nation arabe. Cette critique est si classique que l’expression « mensonges et calomnies des orientalistes et des athées » est devenue dans nos pays un lieu commun. Certains de ces critiques religieux ont bien saisi que l’orientaliste agissait de concert avec le colonisateur, c’est-à-dire ont pris conscience de la dimension politique de la question de l’orientalisme, mais cette dimension est toujours restée au second plan. Pour eux, la vérité première demeurait que ces orientalistes étaient les complices d’un vaste complot visant à dénigrer l’islam, dénaturer ses dogmes et semer le doute dans l’esprit des musulmans, complot perçu à la fois comme un prolongement des Croisades, une vengeance de l’Europe chrétienne sur son vainqueur, l’Islam ottoman, et une tentative d’empêcher la renaissance islamique, censée menacer l’Occident. Ce type de critique de l’orientalisme se trouve chez tous les grands auteurs réformistes ou fondamentalistes de la renaissance arabe (nahda) : les Jamâl al-dîn Al-Afghânî (1839-1897), Muhammad Abduh (1844-1905), Rashîd Ridâ (1865-1935), Muhammad Farîd Wagdî (1878-1954)... ont tous consacré une part non négligeable de leur énergie à lutter contre la représentation orientaliste de l’islam. Il n’est sans doute pas un penseur musulman qui, de la génération d’al-Afghânî à celle d’Al-Aqqâd (1880-1965), n’ait écrit quelque part une réfutation plus ou moins virulente des « allégations des orientalistes » dans une tentative de restituer à l’islam son « image authentique » à l’intérieur comme à l’extérieur des pays islamiques.
La critique de l’orientalisme a donc accompagné la renaissance intellectuelle moderne dans le monde musulman, mais c’était une critique essentiellement religieuse et apologétique, où la dimension politique, lorsqu’elle était présente, ne servait en fin de compte qu’à appuyer l’objectif religieux. La campagne actuelle contre l’orientalisme, illustrée surtout par le célébrissime ouvrage d’Edward Saïd, n’est donc pas nouvelle en soi. Ce qui est nouveau, c’est que la dimension religieuse n’est plus qu’un des éléments d’un dessein politico-culturel de bien plus grande envergure, aujourd’hui attribué à l’orientalisme : aider le monde occidental à étendre son hégémonie sur « l’Orient », au sens le plus large. Ce renversement de perspective n’a rien de surprenant, étant donné la personnalité de ses auteurs : ce ne sont plus des prédicateurs, mais des intellectuels laïcistes, et si l’on ajoute que les plus importants, à savoir Anouar Abdel-Malek et Edward Saïd, sont issus de familles chrétiennes, on comprend qu’ils envisagent l’islam essentiellement en termes politiques et culturels.
Ces deux types de critiques ont chacun leurs points forts et leurs insuffisances. Les détracteurs religieux de l’orientalisme ont pour eux leur connaissance intime de l’islam et leur ferveur religieuse, mais ils pèchent par une approche trop souvent superficielle des écrits orientalistes, considérés sous le seul angle de leur contenu religieux, ce qui les amène à des jugements hâtifs et mal documentés. Ce qui leur fait le plus souvent défaut, c’est la maîtrise d’une culture étrangère qui leur permettrait de lire les orientalistes dans le texte, et surtout d’assimiler l’esprit scientifique moderne. De leur côté, les critiques modernes, parfaitement formés à la culture scientifique occidentale, ont un accès direct aux oeuvres originales des orientalistes et sont en mesure de les combattre à armes égales, mais leur connaissance de cette culture « orientale » classique dont ils se veulent les défenseurs est trop souvent lacunaire et inférieure non seulement à celle des apologues musulmans, mais aussi à celle des orientalistes eux-mêmes.
On le voit, ces deux types de critiques partent de prémisses fort différentes et empruntent des itinéraires qui ne se rencontrent jamais. Bien qu’elles combattent en théorie le même adversaire, elles s’ignorent totalement. Il y a même fort à parier que s’il était donné aux uns de découvrir les œuvres des autres, ils n’y trouveraient rien qui soit de nature à les aider dans leur bataille, et chacun accuserait l’autre de faire le jeu de l’adversaire : le religieux trouvera chez le laïc les mêmes défauts qu’il reproche aux orientalistes, à savoir un rationalisme excessif dû à l’influence des modes de pensée occidentaux, et plus généralement une soumission à la terminologie et à la méthodologie occidentales ; de son côté, le laïc jugera la représentation de l’Orient donnée par le religieux encore plus déformée que la représentation orientaliste, le parti pris apologétique ayant simplement remplacé l’intolérance.
Tout ce qui s’est écrit récemment sur l’orientalisme relève exclusivement d’une de ces deux catégories. C’est ce qui justifie, à mon sens, cette nouvelle contribution au débat qui se voudra plurivoque, par la mise en perspective de ces deux types de critiques, mais encore et surtout en comparant les erreurs et préjugés que peut comporter la représentation que donne de nous l’orientalisme avec ceux inhérents à notre regard sur l’Occident. Ce qui nous amènera à établir à l’occasion un autre parallèle, cette fois entre le regard de l’Occident sur nous et notre propre regard sur nous-mêmes. Pour que la symétrie soit complète, il faudrait ajouter une quatrième dimension, le regard de l’Occident sur lui-même. Par souci de clarté, et afin de ne pas trop m’éloigner de mon propos initial, je m’en tiendrai aux trois premières dimensions, qui suffiront à resituer la question de l’orientalisme dans le cadre plus large de la problématique de l’interculturalité.
La critique religieuse
Pour certains critiques religieux, le parti pris hostile qu’ils prêtent à l’orientalisme est le résultat d’un long processus de dénigrement de l’islam dans l’Occident chrétien, qui s’étendrait du Moyen Age à nos jours — explication qui a au moins le mérite de chercher à comprendre les causes historiques de l’erreur occidentale contemporaine. Mais le courant dominant est celui de l’explication par le « complot contre l’islam » : les orientalistes auraient délibérément déformé l’islam, les uns ouvertement, par des attaques frontales et des interprétations fallacieuses de ses dogmes fondamentaux, les autres plus hypocritement, en glissant çà et là un jugement élogieux sur tel ou tel point ou un appel à la compréhension mutuelle, pour donner une apparence d’objectivité aux contre-vérités qu’ils défendent par ailleurs.
Ce combat est essentiellement défensif : l’apologue se bat contre un « ennemi de l’islam », à qui il entend démontrer qu’il a commis, délibérément ou non, de graves erreurs, et il s’applique à rendre à l’islam son image pure aux yeux du musulman pieux, considérant toute atteinte à l’islam comme une partie de la « conspiration ». La polémique, du fait qu’elle oppose l’apologue à un scientifique qui appartient en principe à une autre confession et ne s’estime pas tenu de respecter le dogme islamique, devient vite très large : on attaquera alors la position des orientalistes vis-à-vis de la signification de la divinité dans l’islam, du Coran et de sa relation avec les autres livres saints, de la nature de la Révélation, des biographies du Prophète, de ses compagnons et des premiers califes, etc. Elle finit par englober les interprétations orientalistes de l’histoire de l’islam et leurs jugements sur les apports de la civilisation islamique.
Pour la critique apologétique, le critère fondamental, sinon unique, est la distance plus ou moins grande de l’orientaliste par rapport au dogme musulman, indépendamment de la valeur scientifique de ses travaux, en vertu d’un postulat implicite selon lequel si l’orientaliste est impartial, il sera tout naturellement amené à épouser la foi des musulmans : pour elle, l’orientaliste modèle est celui qui se convertit à l’islam.
Un bon exemple de ce type de critique est fourni par Lumières sur l’orientalisme de Muhammad ’Abd al-Fattâh ’Ulyân [1] — sinon le meilleur du genre, du moins l’un des plus récents. Pour l’auteur, les meilleurs orientalistes sont ceux qui ont embrassé l’islam, les plus pernicieux étant « les juifs, les marxistes et les missionnaires ». La valeur scientifique de leurs œuvres lui est parfaitement égale, quand il ne la retourne pas contre eux, comme c’est le cas pour Margoliouth, Gibb et Goldziher, car elle est de nature à renforcer leur crédibilité. Il va même jusqu’à dénoncer des orientalistes à qui leurs points de vue « équitables » — c’est-à-dire conformes au point de vue islamique — ont valu une large audience dans l’intelligentsia arabe. Ainsi il critique Toynbee, dont le public arabe apprécie l’anti-sionisme déclaré, pour les explications séculières qu’il donne de nombreux points de l’histoire de l’islam [2]. De la même manière il s’en prend à Sigrid Hunke, l’auteur de Le soleil d’Allah brille sur l’Occident [3] ».
Exempt de ce machiavélisme, mais fonctionnant selon la même logique, Les Orientalistes et l’islam, de Zakariyâ Hâshim : admettant qu’à côté de la majorité des orientalistes qui « conspirent contre l’islam à l’instigation du colonialisme et des missionnaires » (remarquer le mélange des aspects religieux et politiques), il existe une petite minorité « impartiale » et digne de respect, l’auteur s’empresse d’y ranger l’orientaliste anglais converti à l’islam John Philby [4]. On prend ainsi la mesure de l’indigence intellectuelle et de l’insondable naïveté de ceux qui jugent les orientalistes à l’aune de pscudo-conversions : après avoir affirmé que le colonialisme conspire contre l’islam, l’auteur n’hésite pas à se faire le chantre d’un agent britannique, qui ne s’est vraisemblablement converti à l’islam que pour être mieux accepté par les musulmans, autrement dit pour pouvoir s’acquitter plus efficacement de sa mission. Il suffit de rappeler la prétendue conversion à l’islam de Napoléon durant la campagne d’Égypte pour comprendre que cette ruse éculée a souvent mieux servi les desseins coloniaux que l’hostilité ouverte.
L’Occident chrétien, en situation d’infériorité vis-à-vis de la jeune civilisation islamique du vile siècle jusqu’aux Croisades, voire jusqu’à la conquête ottomane, a commis à son égard de graves erreurs d’appréciation. Il était naturel que l’expansion foudroyante de l’islam, jusqu’au coeur de l’Europe, fût perçue par la chrétienté comme une menace de la plus haute gravité. Elle y réagit en se construisant une représentation de la religion nouvelle, de son Prophète et de son livre saint, qui n’avait rien à voir avec les vérités historiques les plus élémentaires et qui se diffusa dans toute la chrétienté médiévale. Cette représentation déséquilibrée, fondée sur un mélange de peur, d’hostilité et de fanatisme, a été mise en évidence par de nombreux historiens occidentaux, de Norman Daniel [5] à Edward Saïd et Maxime Rodinson [6].
A ce stade du raisonnement, il nous faut poser sans ambiguïté deux vérités incontournables. La première est que les deux camps ont également eu recours à la thèse du complot : pour l’Occident médiéval, l’islam était un complot contre le christianisme, ce qui l’empêchait de distinguer entre connaissance de et résistance à l’islam, de même que pour les apologues musulmans l’orientalisme se ramène à un complot fomenté par des savants chrétiens ou juifs dans le but de discréditer l’islam et d’ébranler la foi des musulmans. Cette thématique du complot tend à s’imposer particulièrement dans les moments historiques où domine la vision religieuse du monde (Moyen Age chrétien, périodes d’éveil religieux dans le monde islamique). Surtout, elle a naturellement tendance à s’imposer au plus faible, à qui elle offre un moyen aisé de sc défendre : elle a prévalu en Occident tant qu’il s’est senti en situation d’infériorité par rapport au monde musulman, et elle s’impose maintenant à ce dernier, victime à son tour de cette situation d’infériorité.
La seconde vérité est que la déformation de l’image de l’autre est réciproque. Les chrétiens dévots peuvent à bon droit énumérer les « déformations » que l’islam fait subir aux dogmes chrétiens : les musulmans sont généralement convaincus que pour les chrétiens le Christ est le fils de Dieu dans le sens matériel du terme, que la relation de Marie avec Dieu fut une relation charnelle, et que les Évangiles sont des faux qui ont été substitués à la seule version authentique, « occultée » parce qu’elle prophétise la venue de Mahomet.
On le voit, cette incompréhension mutuelle de l’autre doit être envisagée dans un cadre plus large que celui de la critique de l’orientalisme. Si elle affecte de la sorte les positions réciproques, c’est qu’elle a des dimensions bien plus profondes que le simple ethnocentrisme occidental. Mais avant d’en arriver là, je voudrais souligner un certain nombre d’erreurs de méthode par lesquelles pèche la critique religieuse de l’orientalisme, que l’on passe trop souvent complaisamment sous silence.
Les erreurs méthodologiques de la critique religieuse
1/ Un grand nombre de critiques religieux de l’orientalisme se révèlent malheureusement ignorants des règles les plus élémentaires de la méthode scientifique, ce qui affaiblit grandement leur argumentation. Un excellent exemple est fourni par Les Faux Arguments de l’occidentalisation de Anwar Al-Jindî [7]. L’auteur ne cite pratiquement jamais ses sources, et les rares fois où il le fait, il ne précise pas les pages, les éditeurs ou les dates de publication des ouvrages cités. La question n’est pas purement académique ; au contraire, elle touche le fond du problème. A force de lire des citations sans référence ou précédées de la formule « Untel a dit », sans précision du contexte, le lecteur sensé ne peut manquer de mettre en doute la crédibilité d’affirmations que rien ne vient étayer [8]. Ainsi, A. Al-Jindiî nous présente, avec une bonne dose de naïveté intellectuelle, un article du Times comme « l’un des documents majeurs dévoilant les visées de la campagne contre l’islam [9] », sans indiquer ni l’auteur de l’article, ni son titre, ni la date de sa parution, et en entrecoupant ses citations de longues explications et commentaires de son cru. Autre exemple, encore plus net, à la fin du livre :
On sait bien qu’un important congrès, réuni en Angleterre au début du XIXe siècle, a conclu que la civilisation occidentale était mourante et que pour prolonger son agonie (sic), elle devait éliminer son héritière, la communauté (umma) islamique, avec sa religion, son héritage culturel et sa situation stratégique. Ainsi, ils se sont efforcés de démembrer notre umma dans le but de prolonger leur agonie et de retarder la chute de leur civilisation. Quand vient le terme fixé par Dieu, il ne peut être différé — si vous saviez [10].
Que le lecteur s’attarde sur cette citation édifiante d’absence de méthode et d’indigence intellectuelle. On commence par nous dire « on sait bien » : de quelle source ? Nous l’ignorons. Puis « un important congrès, réuni en Angleterre au début du me siècle » : on reste dans un flou quasi total : qui l’a organisé, où et quand exactement, pour quel objet ? Autant de questions qui restent sans réponse. Mais plus édifiant encore est le contenu même de l’information : comment imaginer qu’en pleine révolution industrielle, dans un pays qui s’apprête à inonder le monde de ses produits, de ses navires et de ses armées, un congrès puisse conclure à l’agonie de la civilisation occidentale, pis, à la renaissance d’une umma islamique alors plongée dans l’oubli et l’arriération ?
On pourrait penser que je fais bien grand cas d’un texte qui n’en mérite pas tant. Mais, et j’insiste là-dessus, ce type de discours a pris de nos jours une importance capitale. Dans les groupes islamistes, il constitue le principal vecteur de transmission des informations et des connaissances ; leurs membres sont imbus de ce genre d’ouvrages et de discours à base de jugements sommaires, qui bientôt se transforment en formules toutes faites que répète à l’envi une jeunesse manipulée par ses gourous. C’est cette littérature faite de rumeurs et de fausses nouvelles sensationnelles qui se vend comme des petits pains et qui triomphe auprès de masses de lecteurs mal informés. Il suffit pour s’en convaincre de consulter la liste des best-sellers des foires du livre qui se tiennent chaque année dans les capitales arabes.
2/ On en vient dès lors à se demander : comment une méthode dont l’inanité est à ce point manifeste connaît-elle un tel succès ? Pourquoi le grand public est-il plus accessible à de telles sornettes qu’à un discours bien documenté, avec références et preuves à l’appui ? L’explication réside dans la nature même des groupes religieux auprès desquels cette méthode a son plus grand succès : le caractère central de la foi et de l’obéissance due au guide spirituel dans leur idéologie fait qu’ils tendent à croire sur parole tout ce qui leur est présenté comme vrai, et leurs maîtres, qui tirent le plus grand profit de cette « obéissance », s’appliquent à la cultiver et à étouffer toute velléité d’esprit critique.
Le résultat de tout cela, ce sont ces phrases toutes faites ressassées inlassablement par les critiques religieux de l’orientalisme, sans jamais en rechercher l’origine ou en vérifier l’authenticité. Dressés à la soumission et au respect de l’autorité, ils prennent pour argent comptant les idées qui traînent dans n’importe quel article ou livre sur les « complots » des orientalistes, ou sur les préjugés et les vices de la pensée occidentale et son infériorité à la pensée alternative qu’ils proposent.
On comprend mieux ainsi que la campagne menée il y a cinquante ans par Al-Azhar — et récemment relancée par divers courants islamistes — contre Taha Hussein [11], accusé d’occidentalisation pour avoir adopté la « méthode cartésienne », n’avait en réalité d’autre but que de défendre l’argument d’autorité, sur lequel repose tout un système de transmission du savoir. La méthode cartésienne était attaquée moins en raison de son origine occidentale que parce qu’elle invite au doute, à la critique et à la vérification des a priori, autant de valeurs intellectuelles qui dépassent Descartes et la civilisation occidentale elle-même, et devraient s’imposer à toute pensée humaine. Ce que craignait Al-Azhar, c’est que la méthode des auteurs de De la poésie antéislamique et de L’Islam et les fondements de l’autorité politique, en se généralisant, aboutisse à des résultats plus dangereux encore, exactement comme l’Église avait combattu la philosophie cartésienne non pas tant pour son contenu que pour sa méthode qui, par extension, menaçait d’atteindre les régions les plus sensibles de la foi [12].
3/ Les critiques religieux de l’orientalisme ont deux poids et deux mesures : l’un pour la civilisation occidentale, l’autre pour la civilisation islamique. En voici quelques exemples.
a) Zakariya Hâshim commence son essai Les Orientalistes et l’islam par un hommage appuyé à l’Occident-quia-su-intégrer-les-apports-de-l’islam. Citant l’orientaliste néerlandais Dozy, qui rapporte comment les intellectuels espagnols, fascinés par la musicalité de l’arabe, en vinrent à mépriser le latin et à écrire dans la langue de leurs vainqueurs, il commente : « Oui, la civilisation occidentale, particulièrement durant l’âge d’or de l’Espagne musulmane, a été la fille de la civilisation arabe [13] », avant de qualifier plus loin les chrétiens arabisés d’Espagne de « sages Espagnols [14] ».
Au nom de quelle méthode peut-on d’un côté applaudir l’influence de la culture arabe sur l’Occident, et condamner de l’autre celle des idées occidentales sur les recherches des Arabes d’aujourd’hui ? Soit l’influence d’une culture sur une autre est une bonne chose, soit c’est une mauvaise chose, mais on ne peut user de critères opposés pour juger d’un même phénomène. A ce jeu, un chrétien d’Espagne aurait fort bien pu qualifier l’influence arabe d’invasion culturelle et accuser les « sages Espagnols » d’être tombés dans le piège du « colonialisme » arabe et d’avoir laissé leur identité se fondre dans la civilisation arabe.
b) Juger un orientaliste à son degré de proximité par rapport au dogme musulman revient à l’inviter à renier son identité pour jouir d’un accueil plus favorable chez les musulmans. Autrement dit, le croyant qui défend sa foi appelle les autres à dénigrer la leur pour devenir acceptables. Ainsi M. ’A. ’Ulyân, dans Lumières sur l’orientalisme, couvre d’éloges un certain Isaac René, orientaliste converti à l’islam, qui aurait mis en doute l’infaillibilité du pape, la filiation du Christ à Dieu, la crucifixion, et trouvé des éléments irrationnels dans l’Évangile [15].. Soyons cohérents : si nous nous permettons de considérer comme « impartial » un apostat chrétien qui juge le christianisme irrationnel, nous devons accepter qu’un autre puisse appliquer à notre religion la même méthode critique. A la décharge des musulmans, notons cependant que ce travers se retrouve chez certains orientalistes attachés à leur religion, qui refusent de lui appliquer la méthodologie moderne qu’ils utilisent dans leurs travaux sur l’islam, comme si elle n’était valable qu’à l’égard des autres.
c) Dernier exemple, plus subtil peut-être, de duplicité : les critiques islamistes présentent toujours la civilisation occidentale comme dominatrice, immorale, aliénée dans le matérialisme, etc., tandis que l’Islam serait la civilisation parfaite qui, ignorant les doutes et les déchirements, unit la matière et l’esprit dans une parfaite harmonie...
A supposer que cette description, fort discutable, soit juste, on voit qu’elle juge la civilisation occidentale à l’aune de sa réalité, et la civilisation musulmane à l’aune de l’idéal du Coran et de l’âge d’or du Prophète et des Compagnons. S’ils reconnaissent volontiers que cet idéal est bien différent de la réalité, ces critiques ne voient pas de contradiction à comparer l’Occident tel qu’il est à l’Islam tel qu’il devrait être. Ils se désintéressent entièrement de la réalité du monde musulman, qu’ils jugent contraire à l’islam vrai ; mais s’ils voulaient bien s’y pencher, ils y trouveraient les exemples les plus odieux de matérialisme et d’égoïsme, des crises psychologiques, sociales et économiques aiguës, et des pratiques politiques des plus déplorables. En retenant le critère de la réalité dans les deux cas, le monde musulman perdrait certainement sa supériorité, et en appliquant celui de l’idéal, on n’aura pas de peine à trouver dans la production intellectuelle occidentale des moments d’élévation morale et spirituelle qui peuvent à tout le moins soutenir la comparaison avec l’islam idéal.
4/ Ces critiques récusent, lorsqu’ils traitent de la civilisation musulmane, tout ce qui sort du cadre de « l’islam officiel ». « L’orientalisme en tant qu’instrument d’occidentalisation et de prosélytisme, écrit Anwar Al-Jindî, a deux thèmes de prédilection : le soufisme et le panthéisme, et les révoltes anti-islamiques du type de celles des Qarmates et des Zanj, qu’il qualifie d’islamiques [16]. »
On s’en doute, les orientalistes n’ont pas ignoré les autres aspects de l’islam. Mais il suffit qu’ils évoquent ce qui sort du cadre de l’islam officiel, celui des califes et de leurs théologiens, pour être soumis à de violentes attaques. En fait, ce que veulent nos apologues, c’est écarter toute représentation profane de l’histoire musulmane, avec ses grandeurs et ses misères, au profit d’une histoire hagiographique qui, parce qu’elle est histoire de l’islam, devrait se situer au-delà des mortels et être préservée de toute mention des injustices qui périodiquement provoquaient les révoltes populaires. Et puisque le soufisme, en s’écartant des exégèses exotériques, a transgressé la ligne officielle, il doit lui aussi être écarté.
Dans ces conditions, il devient impossible d’écrire l’histoire des peuples et des hommes qui ont fait l’islam. Toute tentative d’étudier les mouvements qui font d’elle une histoire humaine, au même titre que toutes les autres, est accueilli par des dénégations et des accusations d’hérésie, et l’histoire se trouve privée d’une dimension qui lui est essentielle, la dimension du conflit.
En définitive, la critique religieuse repose, pour ses auteurs, sur le postulat implicite qu’ils détiennent la vérité absolue, et que le monde se divise entre les justes, qui pensent comme eux, et les égarés, qui pensent différemment. A qui leur fait remarquer qu’ils ont deux poids et deux mesures, ils répondent en toute simplicité qu’on ne peut mettre sur le même plan la vérité et l’erreur. C’est ainsi que l’influence musulmane sur l’Occident est applaudie comme l’illumination du Vrai sur le Faux, tandis que l’influence inverse est blâmée comme pollution du Vrai par le Faux. Ce qui ferme la porte à toute discussion. En d’autres termes, cette critique se fonde essentiellement sur une position fidéiste, et non sur une méthode rationnelle ; c’est dire qu’elle trouve très vite ses limites.
Le paradigme religieux, fondé sur le refus de l’autre, renferme chaque culture sur elle-même. Il débouche naturellement sur un rejet global de l’orientalisme et de la méthode historique moderne :
L’éthique, la déontologie, la tradition islamiques et, plus généralement, tout ce qui fait de l’islam ce qu’il est, sont le seul fondement possible de toute écriture de l’histoire des hommes de l’Islam, à l’exclusion de toute autre méthodologie, et notamment de celles de l’âge moderne [17].
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Deuxième partie disponible ici : La critique politico-culturelle
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