J’ai connu Jean-Franklin il y a quelques années. Au fil du temps, et des rencontres, nous avons appris à nous connaître, un peu. Il venait, aussi régulièrement qu’il le pouvait, aux quelques rencontres du groupe, dans les bars, où il appréciait autant, me semble-t-il, la teneur des discussions que la joie pessimiste qui s’en dégageait.
Nicole m’a demandé de dire quelques mots à propos de ses travaux. Je ne peux pas résister à y glisser quelques souvenirs personnels.
J’ai rencontré Jean-Franklin au groupe de discussion que tout le monde ici connaît [1]. La toute première chose dont je me souviens de lui, c’est de son écoute. Alors qu’il était resté silencieux pendant les premières réunions, son corps tout entier était tendu vers ce qui se disait. Il demandait subitement la redite d’un mot peu audible, puis se replongeait immédiatement dans le silence de la salle ou la prochaine intervention. Avant même d’entendre le son de sa propre voix, ce fut d’abord ça, Jean-Franklin, cette possibilité, fort rare, d’une extrême écoute. J’appris plus tard, par hasard, qu’elle pouvait peut-être être en rapport avec son travail d’analyste [2]. J’appris aussi lors de discussions un peu plus animées avec lui que cette capacité pouvait, très rarement, être momentanément suspendue lorsque les arguments l’exigeaient.
Je lui ai raconté une anecdote dernièrement, qui l’a bien fait rire et qu’il avait oubliée,– il ne se souvenait apparemment pas de ses propres exploits. C’était à la fin d’une de ces réunions, dont il désespérait qu’il en jaillisse des perspectives de subversion pratique. Il y était resté attentif sans intervenir, et demanda brusquement la parole, alors que chacun s’apprêtait à partir. Il fit régner un silence solennel et déclara théâtralement d’une voix haute et claire pour que tout le monde entende bien :
« Ce groupe veut-il être sujet ? »
Interloqués, chacun marmonna des bribes de réponses gênées, il faut dire qu’on ne voyait pas très bien quoi faire d’autre... C’est le second souvenir que j’ai de Jean-Franklin, et qui donne une bonne idée du personnage : les pieds dans le plat, avec ou sans précautions (sans, en général). Et c’était souvent très bien vu, parce que, par quelque bout qu’on le prenne, il avait raison, même si la façon de faire tenait souvent autant de l’intransigeance du chirurgien que de la minutie du Panzer. C’était par maladresse qu’il faisait violence, ce qui lui arrivait, parce que ce monde, « l’abjection des conditions présentes », lui était absolument insupportable. Alors il s’efforçait le lui rendre, et il y parvenait, il faut bien l’admettre, au grand dam de ceux qui, parmi nous, en faisait encore partie ou y étaient assimilés.
Le premier échange intellectuel suivi que j’ai eu avec lui était à propos de Mai 68 [3]. Je déplorais de ne pas trouver de traces de critiques internes permettant de tirer des leçons politique et essayais de m’atteler moi-même à la tâche. Après s’être excusé de m’avoir (presque) traité d’ « alcoolique du concept », en référence aux thèses de Lipovetsky qu’il rebaptisait « Lipowhisky », la discussion put commencer : Elle fut riche, éclairante, et surtout profondément honnête, ce qui m’enthousiasma. J’appris plus tard qu’il était un membre éminent du groupe du 22 mars, et mon estime n’en fut que redoublé. Son implication presque charnelle dans la question posée ne l’empêchait pas d’entendre comme personne, là aussi, mes remarques forcément dérangeantes. Jean-Franklin était capable de ça, et c’est peu dire que j’eus le sentiment d’affaire affaire à quelqu’un – enfin ! (si j’ose dire).
Ce n’est qu’après des demandes répétées qu’il me fit lire ses propres textes, au compte-goutte, presque surpris de ce qu’il prenait pour de la curiosité, et qui était en fait un intérêt grandissant. D’abord ses articles sur Mai 68 et les déformations honteuses, amnésies sélectives, falsifications répétées du mouvement qui ont été opérées dès le mois de juin [4]. C’était, me disait-il le « minimum » : ne pas laisser aux pouvoirs, aux arrivistes, aux médias, à toutes les figures identifiées ou à venir de l’ennemi le soin de réécrire l’histoire à leur convenance – et surtout pas aux gauchistes, récupérateurs de premier ordre dès le déclenchement de la crise. Force est de constater que, s’il était bien solitaire dans cette entreprise, comme dans tant d’autres, il la menait avec une férocité, une lucidité et un brio qui ne peuvent qu’emporter l’assentiment de ceux qui gardent un peu de discernement. Jean-Franklin a brièvement raconté ces quelques mois, dans des pages touchantes et enivrantes [5], où le vague étudiant en philo antifasciste et bagarreur préoccupé par son Allya se transforma en un des Enragés – le mot convenait, je crois, pour notre camarade qui faisait partie des plus radicaux parmi ces radicaux qui mirent le feu au poudre. Il ne faudrait rien connaître de Jean-Franklin pour se demander en quoi ces semaines ont aimanté la suite de son existence : c’est peu dire, je crois, que d’affirmer que le Jean-Franklin que l’on a côtoyé est né à ce moment-là. Mais de la « fréquentation haletante de l’intensité » de ce printemps inaugural, il n’en tira ni une manie de l’émeute, ni une nostalgie morbide, ni un renoncement faussement adulte, ni, encore moins, une quelconque gloriole à négocier à quelque maquignon de la rumeur télévisée ou éditoriale. A le fréquenter, j’avais l’impression d’avoir là un specimen bien vivant tiré tout droit d’un monde disparu où la passion de la vérité, le goût de la langue, l’amour du savoir, la rage contre l’injustice, l’intransigeance face à la bêtise, l’évidence de l’engagement politique pour le pouvoir de tous dans une démocratie directe n’était pas l’apanage de quelques âmes égarées, mais bien une culture commune dont la chaleur communicative la destinait à s’étendre inéluctablement. Cela, qu’il gardait de cette époque, et qu’il ne semblait pas avoir besoin de cultiver tellement l’abomination contemporaine faisait pâle figure face à sa force de conviction, tout cela je le trouvais salutaire et, même, admirable. Et je crois qu’il s’étonnait qu’un autre specimen de mon espèce, né bien plus tard, puisse le comprendre, le partager en entier et même en critiquer de multiples aspects sans jamais pouvoir l’identifier à ceux qu’il appelait les « ventriloques révisionnistes ».
De la défaite de Mai 68, son échec bizarre pour reprendre l’expression de « Castor » qu’il faisait sienne, il en fit une vocation pour la psychanalyse. Là encore, nul repli sur une « rentabilisation de son Ego », nulle conversion à un ordre social travesti en bien commode principe de réalité et encore moins éloge lettré d’un démagogique « désir » à libérer. De ce que Jean-Franklin a bien voulu m’en dire, ce fut la nécessité de trouver une place viable dans le délabrement permanent d’un monde qu’il avait contribué à fissurer, la volonté de donner un sens à une existence privée des perspectives d’un changement radical, et, peut-être par dessus tout, la nécessité de maintenir la possibilité de l’émancipation aussi bien pour soi que pour les autres – horizon que certains, dont nous sommes tous ici, tiennent pour aussi essentielle que la lumière du Soleil.
Tout cela transparaît avec évidence dans les articles de la fin des années 80 qu’il a pu écrire. Publiés dans des revues non spécialisées, ne s’adressant pas aux initiés, et ne traitant jamais d’autre chose que de la possibilité d’un l’individu capable de conquérir sans cesse et d’assumer pleinement son inaliénable souveraineté face au chaos existentiel et social, soit l’articulation de la psyché et de la politique. Pour qui porte un intérêt à l’un comme à l’autre, ces textes sont lumineux, tant par le propos que par le style.
Lire Jean-Franklin, c’est entrer dans un monde où la parole est libre et claire, invite à l’interrogation, à la discussion passionnée, à la rumination. L’auteur y tient autant à la précision des termes techniques qu’aux invectives, toujours méditées et méritées, et la phrase n’est pas tournée pour un coup de bluff, mais bien pour dégager un sens profond qui ne peut qu’avoir la richesse de la langue qui le porte. J’ai connu peu de gens aussi amoureux de la langue et dont l’écriture aussi limpide, précise et, il faut le dire, particulièrement belle, sert une telle recherche passionnée du vrai, quel qu’en soit le prix. C’est la veine classique, aujourd’hui en perdition, submergée par les charabias post-modernes, les logomachies jargonnantes et autres démembrements langagiers, veine classique que l’on retrouve par exemple chez un Castoriadis. Nul ne sera ici surpris de la référence, ni, je pense, de la comparaison, d’autant plus qu’un des versant du travail de Jean-Franklin se place dans la continuité évidente d’une investigation sur l’état du sujet aujourd’hui [6]. La question n’est pour nous en rien académique : de la façon dont nous nous représentons l’esprit humain découle la façon dont nous traitons la folie, l’anormalité, la déviance, l’hétérodoxie, bref la singularité de chacun et chacune d’entre nous, soit une société tout entière, et la possibilité ou non d’une autre société et d’un autre type d’être humain que celui qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui [7]. Et, nous dit Jean-Franklin, ni la conception marxiste du psychisme, ni la représentation freudienne du social [8] (et encore moins lacanienne ! [9]) ne nous permettent de penser juste : il y a a élaborer aujourd’hui une forme-sujet qui rende possible de rendre compte de la démesure extrême du psychisme, son délire fondamental, comme son émancipation des déterminismes qui l’aliènent, sa potentialité de construire un monde habitable certes immanquablement précaire mais, de part en part, humain. La guerre incessante qu’il menait contre le lacanisme et les discours sur le narcissisme contemporain supposément hérité de 68 [10], et, plus récemment, contre le cognitivisme n’avait d’autre objet que d’introduire à une réflexion ample et ambitieuse sur le type anthropologique formé par les sociétés contemporaines, l’individu éduqué par elles, et ses capacités de tendre, ou non, à l’autonomie.
Ces quelques textes publiés au tout début des années 90 n’ont eu aucun écho visible, et il est peu probable qu’ils en aient. Difficile, en ce qui me concerne, de ne pas rapporter cette surdité, ou cette aphasie qui sait ?, directement à leur contenu : Qui s’intéresse encore, aujourd’hui, et sérieusement, à de telles questions ? Qui est prêt à se mesurer à cette dense clarté, à l’extrême scrupule, à la rigueur maladive dont témoigne chacune de ses lignes ? A une mise en question radicale et solidement argumentée qu’aucune pseudo-vérité immédiatement consommable ne vient combler ?
A la lecture, ces textes apparaissent à la fois extrêmement complets et stimulants par leur inachèvement même : chacun traite d’un versant qui laisse deviner un pente et un abîme, mais aussi un sommet, vers lequel ils pointent tous, et qu’ils laissent en même temps deviner, lui-même, comme en formant une autre piste, une autre voie, une autre face d’une autre montagne –- ou d’un autre carrefour... Ces textes sonnent comme des introductions, travaux préparatoires, études liminaires pour une œuvre qui restait à composer mais dont les grandes lignes de force étaient plus qu’esquissées. On en attend la clef de voûte.
Puis vint la guerre en Bosnie et, rongé par la passivité politique auquel le condamnait la prolifération des luttes catégorielles, Jean-Franklin s’y jeta à corps perdu, huit ans durant, huit ans de vie entièrement donnée. Il s’y rendit à de très nombreuses reprises, notamment à Sarajevo en tant que clinicien, revoyant surgir une haine ethno-raciale et un processus génocidaire qui ne pouvait que faire écho à son histoire familiale qui l’avait marquée à jamais. Il en sorti de nombreux articles dans des revues [11], des ouvrages collectifs [12] , et un livre, Nuits serbes et brouillards occidentaux - Introduction à la complicité de génocide (L’esprit frappeur, 1999), dans lesquels il ne cesse de dénoncer brillamment les multiples implications des puissances étrangères, la France en premier lieu. Leur lecture laisse pantois, pas tellement quant aux thèses principales pour qui les connaît, mais face à l’irresponsabilité et l’amnésie absolument effrayante dont notre époque fait preuve et à l’acharnement exemplaire et le talent que l’auteur met à les combattre. On retrouve sa verve implacable dans le rapprochement qu’il effectuait avec les travaux de l’association Survie consacrés au Ruanda, notamment la conférence qu’il avait donné l’année dernière au rapprochement entre ces deux guerres génocidaires.
Toute cette énergie ne l’empêchait pas d’être extrêmement lucide sur ces pays et les mentalités qui règnent dans la plupart des pays non-occidentaux – qu’il avait arpenté, passant notamment trois années au Brésil – : il n’est pas exagéré de dire qu’il y exécrait parfaitement les rapports sociaux marqués par la bigoterie, la corruption, le clanisme et l’hypocrisie. D’ailleurs, ses positions rigoureusement saines vis-à-vis de tout ce qui touchait aux superstitions religieuses le faisaient regarder avec la plus grande perplexité les pseudo-libertaires qui ralliaient plus ou moins ouvertement les positions de l’islamo-gauchisme, ce dernier avatar du tiers-mondisme. Les nombreuses discussions que nous avions à ce sujet lui faisait mesurer l’écart entre le monde hyper-politisé des années 60 qu’il incarnait complètement et le retour en force des vieilles lubies ethnico-religieuses auquel nous assistons, impuissants, sur les ruines de la lucidité, du courage et de l’exactitude qui étaient pour lui une seconde nature.
La dernière fois que je l’ai vu, ce printemps, sous prétexte de dépannage informatique, les projet de travaux dont il m’avait fait part quelques temps auparavant redevenaient actuels à la faveur d’une amélioration de son état de santé. Deux grands chantiers l’attendaient : la notion philosophique de contradiction, qu’il aurait voulu reprendre de font en comble à partir de Marx et de Hegel, et, toujours, parvenir à cerner les grandes mutations de la psyché de l’individu contemporain. Il voulait, à ce propos, commencer par faire un sort aux monstruosité du cognitivisme, qu’il assimilait, à raison, à l’emprise de l’imaginaire machinique sur l’esprit humain engendrant la société déshumanisée qui s’installe sous nos yeux. Ces projets, énormes mais impérieux, qui lui avait alors fait briller les yeux au cœur de ce que nous échafaudions comme un plan de bataille, micro état-major éphémère qui décidait des modalités et de la direction de l’offensive, Jean-Franklin les aurait mené à bien. Parti trop tôt, bien trop tôt, il nous laisse de sa vie une trajectoire remarquable qui nous somme de relever les défis que l’époque nous jette successivement à la figure.
Lors de son dernier coup de fil, lassé de faire état de l’évolution de sa santé qui se dégradait, il me demandait, dans le bruit de fond des sonneries intempestives des appareils médicaux qui l’assistaient, l’avancée des travaux de la maison (l’état de notre plomberie le préoccupait plus que moi), les nouvelles des uns et des autres, la sortie de la prochaine brochure, le prochain troquet d’où jaillirait la prochaine rigolade. Il en appelait à la vie qui continue et recommence, indifférente aux naissances comme aux disparitions et dont il appartient à chacun de transformer en une existence digne de notre humanité.
Il m’écrivait : « La barbarie où nous sommes fait du refus de ce monde une exigence éthique, plus exactement : une ultime façon de conserver notre humanité. Que cela marche ou pas est une autre question. »
Tu avais conservé ton humanité, Jean-Franklin, et tu savais reconnaître celle de tous ceux qui t’ont entouré lors de tes derniers instants. Tu avais conservé ton humanité, Jean-Franklin, et ce que tu laisse, tes écrits, tes gueulantes, tes souvenirs, comme le sourire du chat de Cheshire d’Alice au pays des merveille dont le sourire demeure après la disparition, nous pousse à essayer de faire de même.
Tout cela est vrai, mais tout de même, camarade Jean-Franklin, avoue, entre nous, que tu es parti un peu vite.
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