Conclusions
De tout ce qui précède, il résulte :
1 - Les progrès du technocapitalisme depuis deux siècles concourent à la stérilisation chimique de la population.
1 bis - Sélection et manipulation génétiques de l’embryon sont le dernier moyen de rendre possible la survie dans un monde devenu invivable : réchauffement climatique, stress permanent, dissolution du lien social, pollution généralisée.
1 ter - « La PMA pour tous et toutes » n’est pas le dernier cri de l’émancipation, mais l’avenir auquel nous sommes condamnés.
2 - La reproduction artificielle de l’humain ne signifie pas l’égalité des minorités et des majorités sexuelles dans leur rapport à la procréation, mais la soumission de tous à l’institution médicale, l’État, l’économie, et la tyrannie technologique.
3 - Comble de la servitude volontaire, l’assistance médicale si fièrement revendiquée dans la procréation asservit les hommes et les femmes à une technocratie en blouse blanche : médecins, gynécologues, banquiers en sperme et généticiens. Elle signe l’intrusion des experts et du pouvoir bio-médical jusque dans la chambre à coucher.
4 - La reproduction artificielle de l’humain génère un nouveau prolétariat, surtout féminin, contraint de louer son corps et de vendre les produits qui en sont issus. Elle transforme les enfants en produits manufacturés, monnayables sur un marché de l’enfant. Elle est une nouvelle forme de la traite des êtres humains qui ne dit pas son nom.
4 bis - Tout ce qui était libre est accaparé. Tout ce qui était gratuit devient payant. Alors que Marx distinguait la sphère de la production et celle de la reproduction de la force de travail, la reproduction artificielle de l’humain dissout la seconde dans la première. La procréation humaine elle-même devient une industrie, soumise à la guerre économique.
5 - La reproduction artificielle de l’humain est l’injonction faite aux parents de sélectionner et d’améliorer génétiquement leur progéniture, sous peine de la voir reléguée au rang de sous-humanité. Elle abolit la liberté et la responsabilité des enfants ainsi fabriqués.
5 bis - L’enfant sur mesure est dans la pipette. Il n’y a pas de reproduction artificielle sans eugénisme.
5 ter - Il n’y a pas d’eugénisme libéral – même si les riches pourront exaucer en partie leurs caprices d’enfants parfaits. Il sera un eugénisme contraint, dicté par les impératifs de l’État et de l’économie.
5 quater - La reproduction artificielle du bétail humain est une étape nouvelle dans la rationalisation du monde et le pilotage automatique des populations.
6 - Sélections et manipulations génétiques, utérus artificiel et clonage transforment l’humanité en post-humanité.
7 - La reproduction artificielle de l’humain est un nouveau front dans la guerre du pouvoir contre les sans pouvoir.
8 - Il n’y a ni eugénisme citoyen, ni « transhumanisme démocratique ». Toute critique partielle de la reproduction artificielle de l’humain sera digérée par les comités d’éthique, et servira à l’acceptation de l’inacceptable.
9 - La gauche techno-libérale – transhumanistes assumés ou non, inter-LGBT, philosophes post-modernes, cyber-féministes – entretient sciemment la confusion entre égalité et identité biologique, entre émancipation politique et abolition de la nature.
9 bis - Sous couvert du progrès, cette gauche nourrit un projet totalitaire : l’abolition, par re-création technologique, de tout ce qui naît.
10 - S’il reste à gauche des partisans de l’égalité et de l’émancipation, ils doivent prendre la parole, et dénoncer cette entreprise menée en leur nom.
Les crimes de l’égalité
« Les actuels moutons de l’intelligentsia [...] ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste : racisme, antimodernisme, homophobie. »
Guy Debord, Correspondance, [1993] [1]
Si tous les moutons sont identifiés et tracés par puce électronique (puce sans contact RFID - radio frequency identification), tous ne marchent pas à quatre pattes. Écoutez le bêlement du troupeau dans les bergeries du pouvoir :
« Nous voulons ouvrir la PMA aux couples homosexuels. C’est une question d’égalité [2] », (Najat Vallaud-Belkacem) ; « Pas d’égalité sans PMA ! », « Allons au bout de l’égalité [3] ! » (Inter-LGBT) ; « Pas d’égalité des droits sans la PMA pour TOUTES [4] ! » (Oser le féminisme) ; « PMA : le gouvernement ne doit pas céder sur l’égalité [5] » (PCF) ; « PMA, l’égalité n’attend plus [6] » (Front de gauche) ; « L’accès de toutes les femmes à la PMA est une condition indispensable à l’égalité des droits [7] » (EELV) ; « PMA, L’égalité n’attend pas, l’égalité ne se divise pas [8] ! » (Collectif Oui oui oui) « Le NPA continuera de défendre cette revendication essentielle, […] pour l’égalité des droits [9] ».
Rouges ou verts, citoyennistes ou radicalistes, la PMA active et alimente leur fier panurgisme. Égalité ! Égalité ! Égalité ! Jamais ces dernières années, la gauche n’avait autant employé et galvaudé ce terme que pour promouvoir la généralisation des techniques de reproduction artificielle de l’humain. Le gouvernement là-dessus n’a reculé en 2013 que pour mieux sauter en 2015. Déjà, les rapports et les déclarations des éminences socialistes se multiplient en ce sens. Bertrand Delanoë, ex-maire de Paris, lorsqu’on lui demande si Ayrault a définitivement enterré la PMA : « Un quinquennat dure cinq ans. Soyons vigilants, soyons exigeants, mais soyons également patients [10]. » Bruno Le Roux, président du groupe socialiste à l’assemblée : « Je ne renonce à aucune ouverture de nouveaux droits pour les enfants de notre pays [11] ». Alain Vidales, ministre des Relations avec le Parlement : « Personne ne peut dire que ce débat est fini pour l’éternité. [...] Cette question, elle sera de toute façon dans le débat public après l’avis [du conseil national d’éthique] [12] ». Dominique Bertinotti, ministre déléguée à la famille : La PMA « ne se fera pas dans l’immédiat, mais dans deux ans, trois ans, quatre ans [13] ». Même son de cloche chez EELV [14].
Et pourtant, nul besoin d’être un zoologue averti pour remarquer combien les bêlements de ces loups déguisés en agneaux sonnent faux. Faux, parce qu’une fois de plus, l’égalité prétendue sur le plan sociétal ne sert qu’à occulter les inégalités sociales. Faux surtout parce que les bergers de la gauche libérale confondent sciemment égalité et identité – entendue ici comme caractère de ce qui est identique.
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31 décembre 2013 : lors de ses vœux aux Français, François Hollande annonce un pacte de responsabilité. Il promet « moins de charges sur le travail, moins de contraintes sur [l’activité des entreprises] et, en même temps, une contrepartie, plus d’embauches et plus de dialogue social ». En d’autres termes : promotion de la compétition économique, création d’emplois précaires, cadeau fiscal aux entreprises et réduction des dépenses publiques. Ce sont évidemment les classes populaires qui en feront les frais. Pierre Gattaz, patron du MEDEF salue « un discours qui va dans le bon sens [15] ». Peu de voix à gauche s’élèvent contre ce plan d’austérité. Où sont passés aujourd’hui les moutons de l’égalité pour tous ? Puisque « l’égalité n’attend pas », et que « le gouvernement ne doit pas céder sur l’égalité », pourquoi les protestations contre le pacte de responsabilité sont-elles si marginales ? Les manifestations en faveur du mariage homo, qui ont mobilisé plusieurs centaines de milliers de personnes il y a moins d’un an, montrent pourtant que ce ne sont ni les réseaux, ni les talents d’organisateurs, qui manquent à la gauche.
La raison de ce mutisme, c’est l’abandon des classes populaires par la gauche depuis quarante ans. Suivant le « libéralisme avancé » de Giscard d’Estaing, elle préfère séduire les classes moyennes en leur donnant des hochets sociétaux. C’est désormais un lieu commun : l’égalité mise en avant par les gouvernements en matière sociétale sert à occulter et à faire accepter les inégalités sociales et économiques. Sous Giscard : le droit de vote à 18 ans, la dépénalisation de l’avortement, et la loi sur le divorce pour faire passer la récession, la désindustrialisation et la montée du chômage après les chocs pétroliers. Aujourd’hui, l’euthanasie, le mariage homosexuel, et bientôt la dépénalisation du cannabis, pour masquer le refus du gouvernement de prendre l’argent où il se trouve. Être de gauche en 2014 c’est soutenir la compétition techno-industrielle et le mariage homosexuel.
Ce n’est pas moi qui le dis, mais Terra Nova, le think tank de la gauche libérale dont les conseils ont favorisé l’accession de François Hollande au pouvoir. Ce groupe de réflexion définit cette stratégie avec un cynisme cru, abandonnant ainsi la classe ouvrière au Front National pour mieux répondre aux aspirations culturelles des classes moyennes :
« Historiquement, la gauche politique porte les valeurs de la classe ouvrière, tant en termes de valeurs socio-économiques que culturelles. Elle est la porte-parole de ses revendications sociales et de sa vision de l’économie : pouvoir d’achat, salaire minimum, congés payés, sécurité sociale, nationalisation des grandes entreprises, encadrement des prix… Et l’une comme l’autre restent relativement conservatrices sur le plan des mœurs, qui demeurent des sujets de second plan par rapport aux priorités socio-économiques.
À partir de la fin des années 1970, la rupture va se faire sur le facteur culturel. Mai 68 a entraîné la gauche politique vers le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… Ce mouvement sur les questions de société se renforce avec le temps pour s’incarner aujourd’hui dans la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis [16]. »
Dehors les prolos. La cible électorale de cette nouvelle gauche s’appelle « la France de demain », conglomérat artificiel de groupes sociaux et de minorités ethniques, sexuelles, religieuses, qui ne partagent rien, et surtout pas des intérêts économiques communs.
« La recomposition [de la gauche] en cours se fait sur les valeurs. [...] La nouvelle gauche a le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, plus urbain. Cette France de demain, en construction, est unifiée par les valeurs culturelles : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. […]
Pour accélérer ce glissement tendanciel, la gauche doit dès lors faire campagne sur ces valeurs, notamment culturelles : insister sur l’investissement dans l’avenir, la promotion de l’émancipation, et mener la bataille sur l’acceptation d’une France diverse. […] [17]. »
Et mettre en sourdine tout discours sur l’égalité économique. Le rapport de Terra Nova constitue le plan de com’ du gouvernement socialiste depuis son élection, et motive toute cette agitation autour du mariage homo. L’essayiste Jean-Claude Michéa explique bien cette dynamique :
« Dès lors que la gauche partage les mêmes illusions que la droite en matière d’économie (l’idée que la seule politique possible est celle qui consiste à “rassurer les marchés financiers”) il était évident qu’elle chercherait, dès son retour au pouvoir, à masquer cette complicité sous le nuage d’encre des questions “sociétales”.
Tant que les Français ne s’affrontent que sur la seule question du mariage gay (et, demain, de la “dépénalisation” du cannabis ou du vote des étrangers) le système capitaliste peut effectivement dormir sur ses deux oreilles [18]. »
En soutenant les politiques de diversion sociétale orchestrées par le gouvernement, la gauche a joué contre son camp – si l’on croit encore que l’égalité économique est une valeur de gauche. Personne n’y a coupé. Des citoyennistes aux radicalistes, ils ont applaudi le mariage homosexuel comme le résultat d’un combat victorieux – en vérité un gadget gratuit pour divertir le peuple, et qui permet aux accessoires gauchistes de se sentir utile. Pas une voix à gauche pour dénoncer la supercherie et le tapage autour d’une mesure dérisoire. Si la gauche qui s’est toujours prétendue du côté de l’émancipation ne s’occupe pas des conditions matérielles d’existence du peuple, la droite et l’extrême droite, s’en chargeront volontiers. Dans la Manif pour tous, on entend ce cri : « on veut du boulot, pas du mariage homo. »
« Cela ne signifie pas, pour autant, poursuit Michéa, que ces questions “sociétales” soient toujours une diversion électoraliste. Certaines réformes représentent, à coup sûr, un véritable progrès. Une fois admis, par exemple, que l’orientation sexuelle d’un individu n’a rien à voir avec son degré de décence personnelle (Pierre Bergé vomit le petit peuple, Pasolini le défendait) ce serait un progrès humain évident que de proposer un nouveau pacte d’union civile accordant à tous les individus, quelle que soit leur orientation sexuelle, les mêmes droits protecteurs (notamment en matière de séparation ou de décès de l’un des conjoints) que ceux qui sont garantis par le mariage traditionnel. À partir du moment, en revanche, où l’une des fonctions anthropologiques de ce mariage traditionnel est d’organiser officiellement la filiation (et, à travers elle, un nouveau système de parenté entre deux familles à présent alliées) il était clair que la volonté politique de substituer au projet d’un véritable “pacte pour tous” celui – purement libéral – du “mariage pour tous”, allait faire surgir aussitôt toute une série de problèmes connexes, comme la procréation assistée, la “location” de “mères porteuses” ou l’élargissement du marché de l’adoption.
Et ce n’est qu’à partir de ces problèmes apparemment connexes qu’il est possible de comprendre qu’avec cette revendication libérale d’un “mariage pour tous” il s’agissait beaucoup moins – pour la gauche – de lutter contre l’“homophobie” que de déstabiliser un peu plus tout ce qui, dans l’organisation familiale existante, fait encore obstacle au déchaînement des rapports marchands (la famille est, en effet, l’une des dernières institutions où la logique du don prend encore le pas sur celle de l’échange économique) [19]. »
L’antienne progressiste voudrait qu’on n’oppose pas égalité sociale et égalité sociétale : « on peut avoir le mariage gay ET le SMIC à 2 000 euros ». Manque de pot, on n’a pas encore le SMIC à 2 000 euros. En réalité, la revendication d’un droit à l’enfant par des bourgeois stériles (homos ou hétéros) se paye de l’exploitation de milliers de femmes pauvres, contraintes de vendre leurs ovules et de louer leur ventre dans des usines à bébé [20]. Les GPA « conviviales », entre bénévoles, ne sont que l’exception qui confirme la règle. Où l’on voit la diversité contredire l’égalité.
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Mais l’imposture du bêlement égalitaire ne s’arrête pas là. La décomposition de toute pensée radicale cohérente à gauche depuis quarante ans et son remplacement progressif par la bouillie post-structuraliste ont vidé de son sens jusqu’à l’idée d’égalité. Croyant promouvoir une égalité en droit sur les questions de procréation, le troupeau progressiste défend l’uniformisation biologique des individus. Cette confusion entre égalité et identité transforme le combat pour l’émancipation politique en ode au transhumanisme. Elle dénie notre condition d’animal politique. Elle sape les fondements de toute vie politique.
Commençons par ce simple constat : il n’y a pas d’égalité biologique entre les êtres humains. Le biologiste et humaniste Albert Jacquard l’exprime ainsi :
« Les hommes ne naissent pas égaux. Le constat est d’autant plus évident pour le biologiste que la naissance, il le sait bien, n’est qu’une transition dans un processus commencé neuf mois plus tôt. Le point de départ a été la procréation, résultat d’un mécanisme fort subtil qui permet de fabriquer un individu à partir de deux. L’essence de ce mécanisme est l’intervention d’une loterie portant sur un tel nombre de caractéristiques que les résultats possibles sont pratiquement inépuisables. Chacun des procréés est donc unique. Deux patrimoines génétiques ne sont jamais “égaux”, à la seule exception des vrais jumeaux, issus d’une même fécondation mais, s’ils sont identiques au départ, ceux-ci ne le sont plus à la naissance, la vie intra-utérine les a différenciés [21]. »
Inégaux par nature, les hommes et les femmes sont en revanche égaux par volonté politique. Une volonté qui hante les sociétés depuis des millénaires. C’est cette volonté qui a sous-tendu la Révolution Française, l’abolition des privilèges et de la monarchie. C’est elle encore qui – sous une forme radicalisée et étendue à l’économie – a guidé le mouvement ouvrier. C’est en son nom que furent menés les combats anticolonialistes, féministes et pour les droits civiques. Cette égalité qui a formé jusqu’ici la matrice idéologique de la gauche, est une égalité sociale, économique et politique. Elle est l’idée que les individus, quelles que soient par ailleurs leurs différences biologiques (physiques, cognitives, intellectuelles, sexuelles, ethniques...) doivent bénéficier des mêmes droits, des mêmes richesses et d’un même pouvoir de décision dans les choses de la cité. Peu importe que vous soyez un homme ou une femme, que vous soyez grand et costaud ou petit et malingre, que vous soyez blanc ou noir, valides ou handicapés. L’égalité ne vise pas à abolir les différences biologiques entre les individus, elle en fait abstraction. C’est là que réside toute la beauté de l’idée, et des combats qui furent menés en son nom.
C’est cette conception de l’égalité que les avant-gardes de la gauche libérale – cyber-féministes, transhumanistes, philosophes post-modernes et autres avatars de la French Theory – falsifient de jour en jour, au bénéfice des biologistes, médecins et industriels spécialisés dans la reproduction artificielle. Réduisant la réalité sociale à l’opposition binaire entre dominants et dominés, hantées par l’idée que toute différence est nécessairement inégalité [22], elles en déduisent qu’on ne peut lutter contre la seconde sans abolir la première. L’égalité, c’est l’identité. Les bio-technologies sont les armes de ce combat pour l’uniformisation. Bientôt, la dépigmentation des personnes de couleur afin de lutter contre le racisme. De fait, il n’y a pas plus égaux entre eux que deux hamburgers.
Cette confusion entre égalité et identité, cette haine de la différence, le biologiste François Jacob la dénonçait déjà il y a trente ans :
« Le plus souvent cette diversité est considérée soit comme un sujet de scandale par ceux qui critiquent l’ordre social et veulent rendre les individus équivalents, soit comme moyen d’oppression par ceux qui cherchent à justifier cet ordre social par un prétendu ordre naturel dans lequel ils veulent classer tous les individus en fonction de la « norme » c’est-à-dire d’eux-mêmes. […] Par une singulière équivoque on cherche à confondre deux notions pourtant bien distinctes : l’identité et l’égalité. L’une réfère aux qualités physiques ou mentales des individus ; l’autre à leurs droits sociaux et juridiques. La première relève de la biologie et de l’éducation ; la seconde de la morale et de la politique. L’égalité n’est pas un concept biologique. On ne dit pas que deux cellules ou deux molécules sont égales. Ni même deux animaux, comme l’a rappelé George Orwell. C’est bien sûr l’aspect social et politique qui est l’enjeu de ce débat, soit qu’on veuille fonder l’égalité sur l’identité, soit que, préférant l’inégalité, on veuille la justifier par la diversité. Comme si l’égalité n’avait pas été inventée précisément parce que les êtres humains ne sont pas identiques. S’ils étaient tous aussi semblables que des jumeaux univitellins, la notion d’égalité n’aurait aucun intérêt. Ce qui lui donne sa valeur et son importance, cet adversité des individus ; ce sont leurs différences dans les domaines les plus variés [23]. »
On ne le dira jamais assez : l’égalité n’a de sens qu’entre des individus différents.
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Le dévoiement du féminisme en post-féminisme, et notamment en cyber-féminisme, illustre ce déni des différences biologiques. Combattre les inégalités homme/femme est désormais has been. Les inégalités de salaire, la répartition des tâches ménagères, l’affirmation des femmes dans la sphère publique, c’était bien bon pour les féministes horriblement universalistes des années 1970. Apparu aux États-Unis au début des années 1990 sous l’influence de Donna Haraway, nourri à Foucault, à Derrida et à la science-fiction, le cyber-féminisme se veut bien plus radical. Ce sont les différences biologiques entre hommes et femmes qu’il entend abolir.
L’andropause est plus tardive que la ménopause ? Les hommes peuvent faire des enfants plus tard que les femmes ? Voilà une injustice qu’il faut abolir au nom de l’égalité ! Pour Peggy Sastre, auteur de Ex Utero. Pour en finir avec le féminisme :
« Il y a quelques temps, j’avais traduit pour Slate [un magazine en ligne] un article qui revenait sur la découverte, faite par une équipe de chercheurs italiens, d’un moyen efficace et relativement facilement généralisable de retarder la ménopause (voire de l’abolir, tout simplement) : demander à des femmes de congeler leurs tissus ovariens dans leur vingtaine, pour se les faire greffer plus tard, et augmenter ainsi de manière spectaculaire leurs chances de procréer au-delà de la date de péremption “décidée” par la nature. […] Comment envisager de technique plus féministe, plus sexuellement égalitaire ? L’arrêt brutal de la fertilité féminine, aux alentours et en moyenne de la petite cinquantaine, ne fait-il pas partie des injustices les plus éhontées entre hommes et femmes, et de celles qui possèdent des ramifications sociales et sociétales aussi profondes que nombreuses [24] ? »
Une injustice que compensent les bio-technologies : congélation des ovules, fécondation in vitro et insémination artificielle. Mais lorsque BioTexCom, le plus gros centre de procréation artificielle d’Ukraine adresse en première page de son site « ses plus chaleureuses félicitations à sa patiente, originaire de Suisse qui a accouché de jumeaux à l’âge de 66 ans [25] ! », le slogan féministe « un enfant si je veux, quand je veux ! », qui avait accompagné le combat pour la liberté de l’avortement, recouvre désormais une réalité sordide ; parce qu’un gamin de 15 ans n’a pas à rendre visite à ses parents à la maison de retraite. Parce qu’à l’échelle d’une société, le recul illimité de l’âge de la procréation oblitère les solidarités traditionnelles les plus élémentaires – les enfants adultes prenant soin de leurs parents lorsque ceux-ci vieillissent.
Au rang des inégalités à abolir entre hommes et femmes, la plus insupportable est évidemment la grossesse : cette possibilité exclusivement féminine de porter et de donner naissance à un enfant. C’est donc au nom de l’égalité que les avant-gardes libérales justifient et promeuvent –« questionnent » dit-on dans la novlangue de l’acceptabilité – les recherches sur l’utérus artificiel.
Vous n’en aviez jamais entendu parler ? L’utérus artificiel est un dispositif technologique permettant l’ectogenèse : le développement d’un embryon, de la fécondation jusqu’à la naissance, dans une machine.
« Lors d’une FIV, on sait déjà faire vivre des embryons à l’extérieur d’une femme jusqu’au cinquième jour, explique Henri Atlan, biologiste, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé et auteur du livre L’utérus artificiel (2007). En couveuse, on sait aussi maintenir en vie des enfants prématurés à partir de vingt-quatre semaines. Reste à mettre au point la machine qui fera le lien entre les deux, pendant les six mois restants [26]. »
Ce n’est finalement qu’un « problème de tuyauterie très compliqué » ajoute-t-il, estimant que celui-ci pourrait être résolu dans un délai de cinquante à cent ans. Encore une fois, les recherches sur les animaux ouvriront la voie à l’application sur les humains :
« Dès 1997, le chercheur japonais Yoshinori Kuwabara avait réussi à placer des fœtus de chèvre dans une cuve. Les animaux se sont développés trois semaines dans une sorte de liquide amniotique de synthèse. Leurs cordons ombilicaux étaient raccordés à des tuyaux qui les nourrissaient et éliminaient les déchets. Résultat ? Les chèvres sont effectivement nées mais n’ont survécu que quelques jours [27]. »
Avec le clonage reproductif humain, l’utérus artificiel, est la dernière frontière technique qui nous sépare du Meilleur des mondes. Il rend possible la production d’enfants en batterie ; des enfants produits sans père ni mère, et qui seront les pupilles de l’État et de l’Industrie.
Pour Henri Atlan, biologiste et prétendu philosophe, l’ectogenèse « apporte une égalité de plus entre hommes et femmes, qui est l’égalité face au fait de porter l’enfant [28] ». Dans des conférences sur l’utérus artificiel organisées à Paris par l’association FixScience et rassemblant le gratin français de la bioéthique, l’égalité est ainsi invoquée : « L’utérus artificiel pourrait supprimer la dissymétrie fondamentale entre les sexes quant à la procréation et ainsi favoriser un modèle égalitariste [29] ». Une conception qui est aussi celle de Marcela Iacub, juriste à scandale du CNRS et des pages « rebonds » de Libération :
« [L’utérus artificiel] permettra d’arriver enfin à l’égalité homme-femme, de supprimer la dissymétrie fondamentale entre les sexes, entre les femmes stériles et les femmes fécondes. La parenté sera plus équilibrée. Le père et la mère auront la même distance à l’égard de l’enfant, qui aura sûrement plus de facilité à devenir autonome [30]. »
Mais ne croyez pas que Marcela Iacub ou Henri Atlan inventent quoi que ce soit. En fait, l’utérus artificiel participe des délires post-féministes depuis le début. Ainsi Shulamith Firestone, féministe canadienne écrivait en 1979 :
« Contrairement à ce que pensait le premier mouvement féministe, le but final de la révolution féministe doit être, non seulement l’élimination du privilège masculin, mais l’abolition de la distinction entre les sexes elle-même : culturellement, les différences génitales entre les êtres humains n’auraient plus alors aucune importance. […] La reproduction des espèces par un seul sexe au bénéfice des deux serait remplacée par la reproduction artificielle (ou au moins le choix de cette option) : les enfants seraient issus des deux sexes à proportion égales, ou d’aucun d’entre eux si l’on préfère voir les choses ainsi. La dépendance de l’enfant vis à vis de sa mère (et vice versa) laisserait place à une dépendance beaucoup plus courte vis à vis d’un petit groupe d’autres personnes en général, et ce qui resterait de l’infériorité aux adultes liée à la force physique, serait compensée par le biais de la culture [31]. »
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Autre exemple : celui de l’égalité entre homosexuels et hétérosexuels. Samedi 29 juin 2013, quelques semaines après l’ouverture du mariage aux homosexuels, et l’abandon – pour combien de temps ? – d’un projet de loi sur la PMA, plusieurs milliers de personnes participent à la « marche des fiertés » organisée par l’inter-LGBT (Interassociative lesbienne, gay, bi et trans). Leur mot d’ordre : « Il n’y a pas d’égalité sans PMA ». Ce slogan est à prendre au pied de la lettre. Pour la gauche cyber-libérale : il n’y a pas d’égalité sans recours aux biotechnologies. Là encore, elle confond égalité et identité.
L’inter-LGBT, suivie de toute la gauche présente l’extension de la PMA aux couples de lesbiennes comme un combat pour l’égalité des droits. Elle avance cette idée de (faux) bon sens : puisque les hétérosexuels ont le droit de recourir à la PMA, les homosexuelles doivent l’avoir aussi. Cet argument, rabâché depuis des années a permis d’emporter l’adhésion des gens de gauche, aussitôt mobilisés dès qu’on prétend défendre l’égalité et s’opposer à la droite.
Infortunément, cet argument est faussé et ces gens manipulés. À rebours de ce que laissent entendre les partisans de sa généralisation, la PMA aujourd’hui n’est ni ouverte ni remboursée à l’ensemble des couples hétérosexuels, mais uniquement à ceux dont l’un des membres souffre d’infertilité médicalement diagnostiquée. La stricte égalité des droits consisterait à demander le droit à la PMA pour les couples homosexuels dont l’un des deux membres souffre d’infertilité médicalement diagnostiquée. Ce que nul n’a jamais défendu. Et pour cause, la revendication de la PMA pour les couples infertiles de lesbiennes fertiles prouve que l’enjeu n’est pas l’égalité en droit – prétexte pour rallier la gauche –, mais la possibilité pour des personnes de même sexe de « faire » des enfants. On quitte l’égalité pour l’identité, l’équivalence biologique. Il s’agit d’un saut qualitatif, et non pas d’un simple glissement.
En présentant la PMA, et plus largement le recours aux biotechnologies de la procréation comme la condition sine qua non de l’égalité entre homos et hétéros, les associations LGBT, et derrières elles l’ensemble de la gauche libérale, interdisent, par un chantage à la discrimination, toute critique de la reproduction artificielle de l’humain. Une fois admise cette idée absurde que l’égalité entre homos et hétéros passe par la possibilité de se reproduire entre personnes de même sexe, quiconque ose critiquer la reproduction artificielle de l’humain et ses implications, est disqualifié comme homophobe et réactionnaire. Rassurez-vous, nous sommes pour l’égalité. Nous refusons la reproduction artificielle de l’humain aux uns, comme aux autres. Si leur désir d’enfant dans un monde surpeuplé les travaille à ce point, ils peuvent toujours adopter. Donner des parents aux orphelins en levant les restrictions aux procédures d’adoption voilà un engagement digne. Il n’y a rien de plus naturel ni de plus culturel, ce qui devrait réconcilier tout le monde.
Le choix de la PMA par la gauche comme emblème de la « lutte pour l’égalité des droits », constitue la plus belle victoire du lobby de la reproduction artificielle. Elle garantit aux Jacques Testart, René Frydman, Miroslav Radman et autres Victor Frankenstein que leurs recherches sur l’artificialisation du vivant ne pourront plus être remises en cause. L’« égalité des droits » est le levier des avant-gardes de la gauche libérale, pour entraîner la population à chaque étape de leur guerre contre le vivant.
Cette guerre menée au nom d’une minorité – les quelques milliers de personnes homosexuelles désireuses de faire un enfant via la PMA – a pourtant des conséquences pour tous. L’extension du droit à la PMA aux couples de lesbiennes, c’est d’abord et avant tout son extension à tous les couples fertiles. Ainsi le recours à la fécondation in vitro sera bientôt légitime pour qui le souhaite, de même que la sélection et la manipulation génétique des embryons. Or, c’est bien un « droit à la PMA » que réclament les libéraux de gauche, un droit opposable, qui contraint la société à fournir à chacun les moyens d’exercer ce droit, et non pas seulement « un droit de recourir à la PMA », simple absence d’interdiction. L’extension de la PMA aux couples de lesbiennes, est donc avant tout le passage d’une technique palliative (déjà discutable en soi [32]) à une technique de convenance et à sa généralisation. Fertiles ou stériles : la PMA pour tous et toutes ! Un grand pas en avant sur la voie de la reproduction artificielle, de l’eugénisme et de l’être humain augmenté.
Une fois ces mécanismes démontés il est facile de deviner la prochaine étape de l’artificialisation de l’humain : la possibilité de produire des enfants avec deux gamètes mâles, ou deux gamètes femelles – la reproduction homosexuelle. Personne ne revendique aujourd’hui une chose pareille ? Qu’importe. En 2012, des scientifiques sont parvenus à produire chez la souris, des ovules et du sperme à partir de cellules souches. Selon Laurent Alexandre :
« La technologie va permettre aux homosexuels d’avoir des enfants biologiques porteurs de gènes des deux parents, comme les couples hétérosexuels. La technique des cellules souche iPS – dont l’inventeur japonais Shinya Yamanaka est lauréat du prix Nobel de médecine 2012 – permet de fabriquer des spermatozoïdes et des ovules à partir de fibroblastes, des cellules que l’on trouve sous la peau. Il est déjà possible de fabriquer un souriceau à partir de deux pères. Le passage de ces techniques à l’espèce humaine est juste une question de temps, et les associations homosexuelles militeront pour que ce délai soit bref [33]. »
On voit que la technologie commande les revendications égalitaires, et non l’inverse. Sans la FIV personne n’aurait songé à revendiquer un égal droit à l’enfant. Et comme la technique des cellules souches iPS permettra aussi à un individu de s’autoféconder en produisant à la fois du sperme et des ovules, on verra bientôt des consommateurs narcissiques revendiquer, au nom de l’égalité avec les couples, leur droit de faire un bébé tout seul.
Au fond, les chercheurs n’ont que faire des revendications égalitaires. L’engrenage et la panique technologique ont laissé loin derrière l’égalité des droits qui leur servait de couverture.
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Derrière la prétendue « lutte pour l’égalité des droits » : le fantasme d’un monde d’hommes et de femmes rendus, non pas égaux, mais identiques par la technologie. Un monde de cyborgs unisexe et monocolore, où manipulations, sélection génétiques et embryonnaires, implants bioniques et technologies convergentes effacent les différences, et uniformisent les corps – et les esprits ? L’égalité, c’est la technologie !
Les transhumanistes ne pensent pas autrement. Pour James Hughes :
« La technologie peut nous aider à transcender certaines des causes fondamentales des inégalités de pouvoir. Même si on ne pourra jamais éliminer les inégalités d’intelligence et de connaissance, le jour n’est pas si loin où chaque humain pourra se voir garanti l’intelligence suffisante pour fonctionner comme un citoyen actif. Une des demandes progressistes les plus importantes sera de garantir l’accès universel aux technologies de choix génétique permettant aux parents de s’assurer que leurs enfants aient des capacités biologiques égales à ceux des autres. Les naissances assistées technologiquement, ce qui inclut éventuellement les grossesses artificielles, libéreront les femmes de la nécessité d’être les porteuses nécessaires et vulnérables de la prochaine génération. La liberté morphologique, la possibilité de changer son corps (y compris nos capacités, poids, sexe et caractéristiques raciales) réduira les oppressions basées sur le corps (handicap, grosseur, sexe et race) aux préjugés esthétiques [34]. »
Ce prétendu égalitarisme technologique se paiera d’un renforcement de toutes les inégalités. Quelques soient les assurances de la gauche transhumaniste, ce sera demain comme aujourd’hui : toute le monde ne bénéficiera à égalité des progrès technologiques. L’élite de la technocratie continuera d’accéder aux meilleurs outils de sélection génétique, aux meilleures techniques de manipulation embryonnaire, aux implants électroniques les plus performants. Les inégalités sociales se doubleront d’une inégalité biologique. Dans le monde machine, tout le monde est augmenté, mais certains sont plus augmentés que d’autres.
Les mots sont importants. Appeler « égalité », ce qui n’est qu’uniformisation biologique des individus, c’est accepter le principe fondateur du libéralisme économique selon lequel l’homme est un loup pour l’homme. Les hommes incapables de fixer des règles, de réguler collectivement leurs comportements pour permettre à tous de vivre et de s’épanouir quelles que soient leurs différences, la gauche assigne à la technologie la tâche de les rendre identiques, dans l’espoir que ce nivellement mettra fin aux discriminations et aux inégalités. Ce pessimisme libéral abandonne à la technologie le combat pour l’égalité, et renonce en fait à toute vie politique. Car l’égalité, comme toute valeur démocratique, n’est jamais acquise. Elle est un combat permanent, qui se joue dans l’éducation, dans le débat d’idées, dans la confrontation perpétuelle des individus et des groupes qui constituent la société, dans l’organisation, l’établissement de règles de vie et la prise de décisions communes... S’en remettre à la technologie, croire que l’on pourrait s’épargner cet effort exigé par la vie en société, c’est renoncer à notre nature d’animal politique. C’est accepter de laisser les forces impersonnelles de la Technologie (et donc de l’État et du Marché) gérer et gouverner nos vies. C’est remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses. C’est le meilleur des mondes, le techno-totalitarisme. Et un combat qui a bien plus à voir avec une haine démesurée des corps humains et de la nature – du latin « ce qui naît » –, qu’avec le rêve d’une émancipation individuelle ou collective.
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« Philinte : Vous voulez un grand mal à la nature humaine !Alceste : Oui ! j’ai conçu pour elle, une effroyable haine. »
Molière, Le Misanthrope, Acte I, Scène 1.
Derrière cette confusion ovine entre égalité et identité, se cache une conception libérale et anthropophobe de la liberté : une liberté non plus politique, mais consumériste, et dont l’unique critère est l’abolition de la nature, de ce qui naît ; une liberté qui confond émancipation et désincarnation. Le corps est vécu comme une prison dont il convient de s’affranchir grâce à la technologie. Dans ce rêve convolent post-féministes et transhumanistes, bientôt suivis par tout le troupeau progressiste. En 1983, Alison Jaggar, aujourd’hui professeur en philosophie et études de genre à l’université du Colorado, expliquait déjà :
« Nous devons nous rappeler que la transformation ultime de la nature humaine à laquelle aspirent les socialistes féministes va au-delà de la conception libérale de l’androgynie psychologique : elle est une possible transformation des capacités “physiques” humaines, dont certaines, jusqu’à présent, ont été considérées comme biologiquement limitées à un seul sexe. Cette transformation pourrait même inclure la possibilité de l’insémination, de l’allaitement et de la gestation, de sorte que par exemple, une femme pourrait en inséminer une autre, de sorte que les hommes, et les femmes n’ayant jamais accouché pourraient allaiter, et que les ovules fécondés pourraient être transplantées dans des femmes ou même dans le corps des hommes [35]. »
Du pain béni pour les transhumanistes, comme Georges Dvorsky, fondateur et président de la Toronto Transhumanist Association, directeur du « programme pour le droit des personnes non humaines » à l’IEET (Institute for Ethics and Emerging Technologies) et régulièrement interviewé dans les médias anglophones. Inspiré des délires post-féministes, il se targue d’avoir inventé le « post-genderism », qu’il explique dans un article cosigné par James Hughes :
« Le post-genderisme est une interprétation radicale de la critique féministe du patriarcat et du genre, et une critique queer de la manière dont la binarité des genres contraint notre potentiel individuel et notre capacité à communiquer et à comprendre les autres. Le post-genderisme transcende l’essentialisme et le constructionnisme social, en affirmant que l’affranchissement des genres passera à la fois par des réformes sociales et par les biotechnologies. Malgré de nombreuses variations historiques et anthropologiques dans les rôles de genre, [...] nous ne voyons aucun signe d’une société libérée du genre. Nos efforts contemporains pour créer une société où le genre n’importerait pas ont rencontré les limites du genre biologique. Aujourd’hui en revanche, biotechnologies, neurotechnologies et technologies de l’information rendent possible le projet de nous libérer du patriarcat et des contraintes du genre binaire. Les technologies post-genres mettront fin à l’auto-identification biologique et sexuelle statique, permettant aux individus de décider pour eux-mêmes quels traits biologiques et physiologiques de genre, ils souhaitent garder ou rejeter [36]. »
Ils réactualisent, à l’aide de technologies autrement plus efficaces, le cauchemar de l’homme nouveau, promu par les futuristes, fascistes et communistes, du début du siècle. Un cauchemar qu’un vrai progressiste comme Trotsky ne pouvait manquer d’exalter :
« Qu’est-ce que l’Homme ? Il n’est en aucune façon un être achevé ou harmonieux. Non, il est encore une créature éminemment maladroite. L’homme, en tant qu’animal n’a pas évolué suivant un plan, mais spontanément, et a accumulé de multiples contradictions. La question d’éduquer et de régler, d’améliorer et de parachever la construction physique et spirituelle est un problème colossal qui n’est possible que sur la base du socialisme. [...] Produire une “version améliorée”, nouvelle, de l’homme : telle est la tâche future du communisme. Et pour cela, il nous faut d’abord tout savoir de l’homme, de son anatomie, de sa physiologie et de cette partie de sa physiologie qu’on appelle sa psychologie. L’homme doit se regarder et se voir comme une matière première, ou au mieux comme un produit semi-manufacturé et se dire : “Enfin, mon cher Homo Sapiens, je vais travailler sur toi”. » [37]
Sous couvert de liberté et d’émancipation, post-féministes et transhumanistes vouent une haine sans bornes à la nature ; haine de l’inné, de ce qui est donné à l’être humain à la naissance ; de ce qui n’est pas produit, manufacturé, normé, réglé, rationnel ; haine de ce qui frotte, qui dysfonctionne, qui tombe malade, de ce qui n’est pas efficace et productif 24 heures sur 24 ; haine de ce qui échappe, et que l’on ne maîtrise pas. Une haine qui a tout à voir avec la honte prométhéenne selon Günther Anders, celle d’être moins parfait que les machines – bientôt humanoïdes – que nous construisons.
Leur idéal : l’homme fabriqué, construit, puis auto-construit. Le self made man. L’homme-nouveau bolchevique, le surhomme nazi. Le cyborg, débarrassé de toute contrainte sociale, culturelle, historique et bien sûr biologique. Donna Haraway, biologiste et prêtresse du féminisme cyborg, explique :
« Le cyborg n’a pas d’histoire originelle au sens occidental du terme, ultime ironie puisqu’il est aussi l’horrible conséquence, l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace [38]. »
Et comment construire cet homme nouveau sinon en maîtrisant de A à Z une reproduction humaine artificialisée ? « L’acte sexuel devrait cesser d’être le moyen employé par la société pour renouveler la population [39] » proclamait la féministe américaine Ti-Grace Atkinson en 1979. Quarante ans plus tard, la fécondation in vitro, le diagnostic pré-implantatoire et la génétique permettent de fabriquer des bébés sur mesure. Ultime progrès, l’utérus artificiel permettra bientôt la culture des fœtus et la fabrique des enfants en laboratoire, sous la direction des scientifiques et des bio-designers.
Cette haine de la nature est aussi une haine des corps, de leur imperfection, de leurs limites et de leur matérialité. Haine de l’animal en nous, de nos pulsions, de nos besoins naturels. Haine de la chair, du frottement des corps. Haine et rejet de tout ce qui nous enracine dans le monde physique.
L’horizon de cette désincarnation, c’est le corps virtuel et le téléchargement de la conscience dans un ordinateur. C’est le rêve des transhumanistes, notamment de Ray Kurzweill, informaticien, membre du Conseil scientifique de l’armée américaine (Army Science Board), décoré par Bill Clinton de la plus haute distinction scientifique américaine, et embauché récemment par Google pour diriger une équipe de recherche sur l’intelligence artificielle. D’après lui, nous serons capables de télécharger l’intégralité de l’esprit humain sur un ordinateur d’ici 2045 :
« Télécharger un cerveau humain signifie scanner tous les détails essentiels et les installer ensuite sur un système de calcul suffisamment puissant. Ce processus permettrait de capturer l’intégralité de la personnalité d’une personne, sa mémoire, ses talents, son histoire [40]. »
« Nous allons devenir de plus en plus non-biologiques, au point que notre part non-biologique sera dominante, et que notre part biologique perdra toute importance. En fait, notre part non-biologique, la part de machine en nous – sera si puissante, qu’elle pourra entièrement modeler et comprendre la part biologique. Et donc, même si la part biologique disparaissait, ça ne ferait pas une grande différence. Nous aurons aussi des corps non-biologiques – on peut créer des corps avec les nanotechnologies, on peut créer aussi des corps virtuels dans une réalité virtuelle qui serait aussi réaliste que notre réalité actuelle. Les corps virtuels seront aussi perfectionnés et convainquant que de vrais corps. Nous avons en effet besoin d’un corps, notre intelligence est dirigée vers un corps, mais celui-ci n’a pas besoin d’être ce corps biologique si frêle qu’il est victime de toutes sortes de défaillances [41]. »
Réduit à l’état de bits, de 1 et de 0, un humain n’a plus de sexe, de genre, de race (puisque chez les postmodernes, le concept de race est remis au goût du jour). Il n’a plus aucun défaut, ni handicap, ni maladie non plus. Le voilà émancipé des contraintes naturelles qui pesaient sur lui, et asservi aux contraintes technologiques qu’il s’est lui-même données.
Le fantasme du téléchargement de l’esprit – mind uploading – sous-tend toutes les recherches au croisement de la robotique, de l’intelligence artificielle et des biotechnologies. Il trouve son origine chez Norbert Wiener, théoricien de la cybernétique, qui annonçait en 1948 la possibilité future de « télégraphier un homme ». Pour les cybernéticiens, l’homme n’est qu’un ensemble d’informations. Son cerveau : un ordinateur. Son corps : une machine. Ce « paradigme informationnel » est la matrice commune du transhumanisme et de la philosophie post-moderne [42] – Lyotard, Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari – et donc du post-féminisme.
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Cette haine du corps, ce mépris de la matière, cet amour du virtuel et du pur esprit ne datent pas d’hier. Né en 216 après J.C. en Babylonie, Manès est un prophète qui se réclamait à la fois de Buddha, de Zoroastre et de Jésus. Sa doctrine, le manichéisme, s’étendit en Palestine, en Égypte et à Rome, puis en Afrique du Nord, en Espagne, en Italie, et même jusqu’en Chine et en Asie centrale où elle devint parfois religion d’État. Pour les manichéens, la matière (y compris l’homme) est une création du Mal. L’âme est une partie du Royaume des Lumières, emprisonnée dans le corps de l’homme par le démon. Pour la libérer, et lui permettre de rejoindre ses origines divines, l’homme doit se détacher de sa « guenille » corporelle [43]. « Le premier devoir du manichéen consistera à pratiquer un ascétisme poussé à son maximum. L’idéal serait, évidemment d’anéantir au plus tôt l’enveloppe corporelle » [44]. Pour les manichéens, la vie terrestre est un châtiment. Leurs prêtres, les « Purs » s’imposent de durs sacrifices : abstinence sexuelle et jeûnes rigoureux pouvant durer un mois. Combattu par les religions établies, et par le christianisme en particulier, le manichéisme survit tant bien que mal jusqu’au XIème siècle, où l’hérésie cathare, reprend ses préceptes à son compte [45].
« Du principe du Bien, vient tout ce qui est Lumière et Esprit ; du principe du Mal, vient tout ce qui est Matière et Ténèbre. » dit une profession de foi de cathares florentins [46]. Les anthropophobes contemporains ne disent pas mieux. Ils sont sans le savoir (?) et à la suite des cathares, les disciples de Manès et des premiers manichéens. Sylviane Agacinski l’a bien saisi :
« Ce qui me gêne dans le projet d’utérus artificiel, c’est que la liberté y soit associée à la désincarnation [...] Derrière tout cela se profile l’idée que le charnel, toujours associé au féminin, est inférieur, et que le progrès consiste à éliminer cette dimension du corps. Finalement, sous des dehors très avant-gardistes, cette idée rejoint le vieux rêve chrétien de désincarnation et de masculinisation de l’humanité [47]. »
Non pas chrétien, mais manichéen. Selon Fernand Niel « la morale manichéenne aurait risqué de mener très loin. Poussée jusqu’à ses extrêmes, elle aurait tendu à l’extinction de l’espèce humaine [48] ». Fascinés par l’idole technologique, les transhumanistes poussent cette morale jusqu’à ses extrêmes. Leur athéisme et leur rationalisme de façade dissimulent la religion au nom de laquelle ils œuvrent à l’extinction de l’espèce humaine.
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Roméo #46273 a rencontré Juliette #78236 sur Meetic : coup de foudre. Des mois de cour sur internet, ils s’envoient de longs tweets enflammés, avant de se déclarer en couple sur Facebook. Grâce à Fundawear, une filiale de Durex, ils peuvent se caresser l’un l’autre à distance, par le biais de sous-vêtements vibrants connectés à leur smartphone [49]. Leur relation devenant sérieuse, ils investissent dans les sextoys Zeus et Hera de la firme Lovepalz :
« Une fois connecté, via une application iPhone pas encore disponible sur l’appstore, chaque engin reconnaît le mouvement de son humain et les envoie à son compère qui les reproduit. Les deux objets sont dotés de capteurs de mouvement, pression, vitesse pour envoyer, en temps réel, toutes les données au partenaire. Et voici nos amants réunis grâce à la technologie [50] ! »
Des relations sexuelles propres, sans poils et sans odeurs, sans risque de MST et qui permettent à Roméo #46273 de continuer sa partie de World of Warcraft pendant l’acte. Le pied !
Mais voilà, au fil des ans, leur désir d’enfant se fait pressant. Les photomontages de leur couple qu’ils publient chaque semaine sur les réseaux sociaux seraient tellement plus beaux avec un bébé. Un jour ils sautent le pas. Roméo #46273 envoie son sperme au centre d’incubation. Juliette #78236 fait de même avec ses ovules. Ils choisissent en ligne les caractéristiques génétiques de l’heureux événement. La machine délivre la commande neuf mois plus tard. Ils assistent émerveillés à l’ouverture du bocal sur Skype. L’événement suscite 424 likes sur Facebook.
Joie des technologies sans contact : papa et maman n’ont même plus besoin de se toucher pour faire un enfant. L’amour enfin libéré de la rencontre, du contact des corps, et de l’Autre. Un amour enfin dégagé de toute dépendance, un amour dans l’espace. Un amour sans amour. Au XXIème siècle, Roméo et Juliette ne se rencontrent jamais, mais ils eurent beaucoup d’enfants. L’histoire ne dit pas s’ils vécurent heureux. Ni comment s’organise la garde alternée.
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Dans le sillage des Lumières, la gauche avait fait sienne l’idée qu’un ordre naturel, quasi-divin, devait céder la place à la Raison « la faculté de bien juger, de discerner le vrai du faux, le bien du mal [51] », pour organiser la société des hommes. Elle pensait à juste titre que le caractère naturel ou non d’un objet – sa « naturalité » – ne constituait pas un critère moral et politique pertinent pour décider de l’organisation de la cité. La gauche combattait alors une pensée réactionnaire – au sens premier du terme, c’est à dire tournée vers la restauration de l’ancien régime – qui légitimait les inégalités sociales au nom de la nature.
En dénonçant aujourd’hui dans la défense de la nature une pulsion rance, réactionnaire et d’ancien régime, toute la gauche communie dans le lucferrysme. Dans le Nouvel Ordre écologique, paru en 1992, l’ex-ministre de Sarkozy, accessoirement diplômé de philosophie, met dans le même sac les verts, les éco-warriors, les anti-spécistes et les nazis. Les nazis ont promulgué une législation protectrice de la forêt et des animaux. Les écologistes veulent protéger la forêt et ses animaux. Donc les écologistes défendent des idées nazies. Idem pour les éco-warriors et les anti-spécistes.
Les progressistes, comme Luc Ferry, jettent en fait la nature avec l’eau du bain. Puisque les réactionnaires fantasment un ordre naturel à partir d’une nature bien réelle, la gauche croit leur couper l’herbe sous le pied en se proclamant « anti-essentialiste », et en déclarant que la nature est négligeable, voire qu’elle « n’existe pas ».
« En privilégiant le construit sur le donné, les gender studies entendaient s’affranchir des pesanteurs charnelles et naturelles, au prétexte qu’elles servaient presque toujours de paravent à la domination. La démarche conduit à une impasse. Elle revient à négliger, voire à mépriser, le vécu de l’incarnation, c’est à dire l’expérience subjective du corps, celle de la vie vivante. Cela revient en somme à tomber de l’autre côté du cheval en remplaçant l’erreur naturaliste par son image inversée. La vérité du corps comporte, étroitement imbriquées, les deux dimensions. Entre nature et culture, elle occupe une place intermédiaire [52]. »
Et pourtant la nature existe. Sinon, pourquoi les militants de gauche demandent-ils le droit pour les lesbiennes de recourir à la PMA plutôt qu’à l’adoption ? C’est bien qu’au fond, le fait d’avoir un enfant issu de leur propre corps, avec une partie de leur patrimoine génétique leur importe. Que le biologique existe et compte. Le négliger serait une dangereuse erreur. Pour Noam Chomsky :
« Si en fait l’homme est un être infiniment malléable et complètement plastique, dépourvu de structures innées de l’esprit et sans besoins intrinsèques de caractère naturel ou social, c’est un sujet qui se prête parfaitement au “modelage du comportement”, par l’autorité de l’État, les directeurs de société, les technocrates ou le Comité Central [53]. »
Avis aux déconstructionnistes et apôtres de Derrida pour qui l’humain est une pâte à modeler qu’on peut construire, déconstruire et reconstruire à sa guise...
Ces considérations n’auront pas échappé aux généticiens ni aux biologistes. Si vous êtes de gauche, vous êtes censés penser que le génétique ne détermine rien du tout, que tout est social, construit, culturel, et qu’il suffit de dénoncer le fantasme du tout-génétique pour que le génome ne détermine rien. Lisez-les, et vous verrez qu’aujourd’hui la plupart des généticiens réfutent ce tout-génétique. Selon eux, les gènes ne déterminent au contraire qu’une infime partie de ce que nous sommes. Si mince que nous n’avons pas à nous inquiéter de leurs manipulations. Hélas, des chercheurs qui trouvent, on en trouve. Qu’importe si l’intelligence a effectivement des causes plus culturelles que naturelles, les milliards investis pendant des années pour isoler les « déterminants génétiques de l’intelligence » et manipuler nos gènes auront des conséquences bien réelles, même si ce ne sont pas celles fantasmées par les généticiens.
En se positionnant systématiquement en rapport à la droite, cet anti-essentialisme primaire s’interdit toute réflexion. Loin d’évacuer la nature du débat politique, comme il le prétend, il la réintroduit comme critère négatif. Ce n’est pas la Raison qui oriente son action, mais une nouvelle conception moraliste et religieuse de la nature. Est mauvais ce qui est naturel. Est bon ce qui est artificiel. Nouvelle époque, même osbcurantisme. L’américaine Barbara Epstein, dans une charge contre le post-féminisme explique justement :
« D’une manière générale, il apparaît qu’une des faiblesses de l’anti-essentialisme est qu’il dépend essentiellement de l’essentialisme qu’il rejette. […] Le premier ne peut se passer du repoussoir que l’autre constitue dans un jeu de fausses dichotomies. Cette dépendance conduit le discours anti-essentialiste vers un type d’arguments polémiques et à une spirale construite sur la seule critique des présomptions essentialistes de conceptions antérieures [54]. »
En clair : ce n’est pas parce que Christine Boutin combat le clonage humain que vous devez le promouvoir.
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« Connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie [55]. »
C’est ainsi que Descartes formule en 1637 le projet moderne de domination de la nature. En permettant à l’homme de comprendre et de maîtriser les phénomènes naturels, la Science, l’Industrie et les Arts doivent le libérer des contraintes que la nature lui impose, le rendre capable, « sans aucune peine », de se nourrir, se vêtir, s’abriter, se déplacer, et d’être épargné « d’une infinité de maladie tant du corps que de l’esprit et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse [56] ».
Né des meilleures intentions, le projet de domination de la nature ignore que nous sommes des êtres hybrides : des animaux politiques, faits de nature et de culture. Il considère la nature comme pure extériorité, comme une simple matière première que l’homme peut – et doit – modifier à sa guise. C’est dans l’artificialisation de tous les aspects de la vie que réside la clef du progrès et du bonheur. Un projet que la gauche a toujours soutenu.
Dans cette lutte contre la nature, l’ennemi est le hasard, cette « partie de la trame et de la nature de la Nature. […] Ce caractère contingent, cette imperfection organique, [que] nous pouvons, en usant d’une formule un peu violente, [...] considérer comme le diable [57] » (Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique). Rien ne doit plus être laissé à l’imprévu. Tout, à commencer par le vivant, doit être planifié, contrôlé, surveillé, maîtrisé, optimisé, réduit à l’état de machine et géré par d’autres machines.
A Paris, depuis 2006, 95 000 arbres sont équipés de puces RFID. Grâce à un lecteur associé à une tablette PC, les jardiniers accèdent directement aux données spécifiques de chaque arbre. Le procédé ne tardera pas à être étendu à la gestion de forêts entières. Les jardiniers seront remplacés par des machines, délivrant directement l’eau et les engrais aux arbres, lorsque les capteurs électroniques signaleront un déficit. Les animaux aussi ont leurs puces RFID, bientôt obligatoires pour tous les animaux d’élevage. Elle permet la traçabilité de chaque individu, l’optimisation de son alimentation – en délivrant à chaque individu la dose correspondant précisément à ses besoins – et la gestion entièrement informatisée du troupeau. Dans la « ferme intelligente [58] », les paramètres biologiques de chacun des individus (besoins alimentaires, productivité, poids, chaleurs, maladies…) sont détectés, et analysés en temps réel. Ils déclenchent si besoin une réponse automatisée. Ce qu’on fait aux animaux, on le fait aux humains. Des vêtements intelligents arrivent sur le marché, qui contrôlent en permanence notre pouls, notre température, notre taux de déshydratation, notre niveau de fatigue. « Ils sont même capables d’indiquer quelle partie du corps est échauffée ! Un bonheur pour les séances d’entraînement. […] Les sous-vêtements seront également connectés et intelligents. Les capteurs intégrés dans les nouveaux tissus sauront détecter quand le porteur ne se sent pas bien ou un changement de température. Ces sous-vêtements intelligents pourront même déceler quand le corps aura besoin de médicament ou d’injection [59]. » Bientôt, ils opéreront eux-mêmes les ajustements, en injectant un peu de glucose par-ci, un peu d’antibiotiques par-là. Le corps sous pilotage automatique. La nature n’a qu’à bien se tenir.
Quatre siècles après le Discours de la Méthode, le projet cartésien se réalise. La nature n’est plus à dominer : elle est asservie, prise dans un filet technologique. Batailles après batailles, scientifiques et industriels remportent la guerre au vivant qu’ils mènent depuis cinquante ans. Après les OGM, les animaux transgéniques, la sélection et l’amélioration génétique du bétail humain, les NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, ou « technologies convergentes » – rendent possible l’abolition de la nature et sa re-création synthétique. C’est l’objectif revendiqué de la biologie de synthèse : la fabrication d’êtres vivants artificiels à partir d’un ADN entièrement codé par l’homme [60].
Hurler encore avec les moutons que la nature est l’ennemie revient à tirer sur un corbillard. On peut regretter ses ultimes contraintes : une femme ou un homme seul ne peut pas faire d’enfants, deux hommes ou deux femmes non plus ; il arrive qu’un enfant naisse avec un handicap ou une maladie ; il est difficile pour une femme de faire un enfant après 45 ans ; certains ne pourront jamais en faire. La naissance est un phénomène aléatoire. Comme disait le plus grand fou que la société française ait connu : « il y aura des hommes blancs, il y aura des hommes noirs, il y aura des hommes grands, il y aura des hommes petits, il y aura des hommes beaux et il y aura des hommes moches, et tous seront égaux ; mais ça sera pas facile… Et puis [...] il y en aura même qui seront noirs, petits et moches et pour eux, ce sera très dur [61] ! » On sait que le rôle des fous est de proférer des vérités inconvenantes sous couvert de leur folie.
Il faut s’y résoudre : la nature – et le hasard inhérent – sera contraignante tant qu’elle n’aura pas été abolie.
A l’ère du capitalisme technologique, la lutte pour la domination de la nature, qui fut facteur d’émancipation, devient facteur d’asservissement. C’est la distinction établie par Ivan Illich entre la technique autonome et la technologie hétéronome qui se retourne contre l’émancipation politique [62]. La destruction de nos fondements biologiques se paye au centuple en soumission au capitalisme, à la technologie, à l’Etat et à l’expertise médicale. Nous changeons notre sujétion à une nature inconsciente, impersonnelle et indifférente pour une soumission enthousiaste aux intérêts des technocrates et gestionnaires du cheptel humain : industriels, médecins et biologistes, patrons de start-up, généticiens et dirigeants étatiques. S’il n’y a nulle indignité à plier devant cette force brute et désintéressée qui nous prodigue à tort et à travers ses bienfaits et ses méfaits, nous perdons toute dignité à nous soumettre aux intérêts et tyrannies de la pire fraction de l’humanité, la classe prédatrice au sommet de la chaîne économique.
La destruction de la nature et sa recréation sous forme d’ersatz technologique, de nature artificielle suivant l’oxymore déjà en vigueur, signifie simplement et stricto sensu, la fin de la vie et de l’humanité, l’avènement triomphal et sans partage de l’automatisation mécanique : du mort vivant.
L’émancipation sera politique ou ne sera pas.
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