Les racines culturelles du sous-développement intellectuel arabe

mardi 29 juillet 2014
par  LieuxCommuns

Texte extrait du livre de Fouad Zakariya « Laïcité ou islamisme. Les arabes à l’heure du choix », ed La découverte / al-fikr, p. 265-273, publié par Égypte/Monde arabe, Première série, 3 

Note initiale de la rédaction :

Ce texte est le chapitre II (1986) de l’ouvrage du philosophe égyptien Fouad Zakariya, Laïcité ou islamisme : les Arabes à l’heure du choix , traduit de l’arabe par Richard Jacquemont avec la collaboration de François Burgat et de ’Azza Abu-l-Nadhar. Le texte français vient d’être édité [1991] par « La Découverte/Al-Fikr » et publié avec le concours de la Mission de Recherche et de Coopération (département de traduction et d’interprétation) de l’Ambassade de France en Égypte.


Plan

  • L’argumentation des détracteurs du turâth
  • Le point de vue des défenseurs du turâth
  • La spécificité de l’héritage culturel arabe
  • Les leçons de la Renaissance européenne
  • Sous-développement et aliénation
  • Pour conclure sur la revivification du turâth

L’écrivain égyptien récemment disparu Tawfiq El-Hakim avait un jour remarqué avec justesse que le mot takhalluf, qui traduit en arabe l’idée de sous-développement, signifie étymologiquement le fait d’être distancé, de ne plus pouvoir suivre le rythme. En ce sens, une société sous-développée (mutakhallif) serait une société qui, après avoir évolué de concert avec ou même avoir initié le progrès de la civilisation, se trouve, pour une raison ou pour une autre, incapable de te suivre. Il proposait donc de distinguer la notion de sous-développement, réservée aux sociétés qui n’ont plus pu suivre le rythme d’un développement qu’elles avaient mené en leur temps, de celle de retard (ta’akhkhur), qui conviendrait aux cultures qui n’ont jamais été dans cette situation.

Cette précision terminologique permet de saisir le caractère central de la dimension temporelle dans la question du sous-développement intellectuel du monde arabe. Le monde arabe se présente en effet comme un excellent exemple de sous-développement au sens que l’on vient d’indiquer : après avoir produit une civilisation florissante, il a été dépassé par d’autres, et s’absorbe aujourd’hui dans la contemplation nostalgique du passé. Pour compléter la remarque de Tawfiq El-Hakim, rappelons qu’il y a une relation directe entre le fait de regarder en arrière (khalf) et le sous-développement (takhalluf ) ; ce dernier est en prise constante avec le passé. C’est précisément dans cette relation très particulière de la pensée arabe avec son passé qu’il faut chercher la cause de son sous-développement présent.

L’originalité de la culture arabe réside en ce qu’elle n’envisage pas le passé comme une composante intrinsèque du présent, mais comme une entité distincte, concurrente, et qui cherche à s’imposer à lui. En un mot, c’est une perception anhistorique du passé. Seule l’historicisation du passé permet de le ramener à sa dimension naturelle de séquence historique, qui a pris fin en accouchant de la séquence suivante, et ainsi de suite jusqu’au moment présent. Replacé dans son cadre historique, le passé cesse d’être perçu comme un concurrent, et la question de sa conciliation avec le présent n’a plus lieu d’être. Or dans la culture arabe, le passé perd peu à peu son lien avec le présent pour être érigé en une force incontournable, condamnée à se heurter en permanence au présent.

Selon moi, cette incapacité du monde arabe à historiciser sa relation au passé constitue la cause première de son sous-développement intellectuel. C’est elle qui explique la difficulté que nous éprouvons à gérer notre relation avec l’héritage culturel (turâth) ou, selon l’expression consacrée, à résoudre l’équation de l’authenticité et de la modernité. Je voudrais montrer, dans les pages qui suivent, que le débat entre détracteurs et défenseurs du turâth est un faux débat, qui est l’indice même de notre sous-développement intellectuel.

L’argumentation des détracteurs du turâth

Les adversaires de l’héritage islamique, soulignant ses défauts par rapport à la pensée moderne, en déduisent qu’il faut ou bien s’en passer, ou bien le revoir de fond en comble. Le diagnostic est juste, mais le remède inadmissible. On sait que le Moyen-Âge européen baignait dans l’obscurantisme et le surnaturel, et que des éléments irrationnels ont continué d’imprégner la pensée européenne jusqu’à une époque tardive : au XVIIIe siècle, elle considérait encore l’électricité et le magnétisme comme des forces mystérieuses agissant à distance, et la croyance était répandue qu’il existait des métaux masculins et féminins. Jusqu’à Descartes, le corps des animaux était considéré comme une machine sans conscience ni sensations, des malades mentaux étaient brûlés vifs pour détruire l’esprit mauvais qui était censé s’être emparé d’eux, et l’accusation de sorcellerie était le plus sûr moyen de se débarrasser de ses ennemis.

Tout cela n’a pourtant pas empêché l’Europe de progresser et de conquérir le monde. C’est bien la preuve que ces éléments ne sont pas en eux-mêmes l’explication du sous-développement intellectuel. Comme le dit Bachelard, l’erreur précède le vrai et le vrai n’est qu’une tentative permanente pour corriger le faux, un effort constant pour surmonter les multiples obstacles qui jalonnent le chemin de la connaissance scientifique : celle-ci n’est pas un ensemble de vérités auxquelles on accéderait l’une après l’autre ; mais un ensemble d’erreurs qu’il convient de surmonter l’une après l’autre. La pensée mythologique et irrationnelle n’est pas en soi la cause du sous-développement ; elle peut, si les conditions propices à son dépassement sont réunies, constituer une étape nécessaire sur le chemin de la connaissance.

Ainsi, selon certains, l’héritage culturel arabe serait un facteur de sous-développement intellectuel en raison de l’histoire de tyrannie et de répression des libertés dont il est porteur. Or la comparaison avec l’histoire de la pensée européenne montre que celle-ci est jalonnée d’épisodes répressifs, en particulier contre la liberté de pensée : Giordano Bruno fut brûlé vif, Galilée échappa de peu au même sort, Descartes vécut sous la menace de l’excommunication, et Spinoza dut habiller ses thèses rationalistes et déterministes dans une langue de théologien. Le terrorisme intellectuel de l’Église n’était pas moindre que ce que connut la civilisation arabe aux pires époques, mais il n’a pas empêché l’Occident d’atteindre, en un siècle seulement, à l’exceptionnelle liberté de pensée du siècle des Lumières.

Bref, s’il est légitime d’évoquer les défauts du turâth et, dans le même temps, les possibles moyens de les dépasser, on ne peut pour autant en faire les seuls responsables de notre sous-développement intellectuel. Ce type de critique primaire, passionnelle, est l’indice que ses auteurs, pas plus que leurs adversaires, n’ont réglé leur relation avec le passé : le fait qu’ils le prennent pour cible principale montre qu’ils se situent dans la même logique que ceux qui en font l’apologie. Cela apparaît clairement si l’on prend le contre-exemple européen : on n’imagine pas aujourd’hui un intellectuel européen critiquer, par exemple, la vision grecque de l’univers ou les doctrines éthiques des philosophes romains ; non que ces philosophies et doctrines scientifiques ne soient pas critiquables en tant que telles, mais parce que les Européens ont compris qu’il est vain de comparer le présent au passé en dehors de toute mise en contexte historique.

Le point de vue des défenseurs du turâth

Pour ses apologues, c’est notre manque de fidélité envers notre héritage culturel, ou notre éloignement vis-à-vis de lui qui est la cause première de notre sous-développement ; la seule voie de progrès consiste donc à réduire d’une manière ou d’une autre cette distance. La majorité se contente de demander qu’on s’inspire davantage de « l’esprit » du turâth et des principes moraux qui ont guidé ses grands créateurs, mais il est aussi des voix qui estiment que le salut des Arabes passe par la résurrection de leur héritage dans toutes ses dimensions, et prônent un retour général aux mœurs, usages et valeurs du passé. Dans les deux cas, il y a là une volonté de restauration dans le présent des composantes du passé typique de la culture arabe contemporaine, sans équivalent dans les autres grandes cultures mondiales.

L’argument majeur des défenseurs de l’héritage consiste à en extraire certaines sources, dont ils affirment qu’elles contiennent à elles seules tout le savoir humain, passé et à venir, et qu’il serait vain d’essayer de les dépasser puisqu’elles ont déjà tout dit. En voici quelques exemples.

1) Toute une série d’auteurs se sont spécialisés dans la démonstration, à base de ressemblances sémantiques, que toutes les découvertes scientifiques modernes sont déjà présentes dans le Coran. Ainsi, à partir du verset « Celui qui aura fait le poids d’un atome de bien [...] » (XCIX, 7 et 8), ils concluent à l’existence d’une science coranique de l’atome, ou à partir du verset « [...] Nous avons créé, à partir de l’eau, toute chose vivante » (XXI, 30) d’une biologie coranique, ou encore trouvent des allusions à l’astronautique dans certains versets de la sourate Le voyage nocturne, etc.

Cependant, à l’intérieur même du camp des partisans du turâth, l’idée que tout le savoir humain, passé et à venir, peut être induit du texte coranique fait l’objet d’une double contestation : les uns – à l’instar de l’Égyptienne Bint al-Shâti’ – récusent catégoriquement l’idée que le Coran puisse être pris pour un traité scientifique et rappellent que la finalité première du texte religieux est d’ordre moral. Une autre catégorie d’auteurs récuse ces démonstrations, mais cette fois au motif que la raison humaine étant de toute façon déficiente, tout le savoir auquel l’homme peut accéder, si sophistiqué soit-il, n’est qu’illusion et mystification et finira par se retourner contre lui. Pour eux, par conséquent, il ne saurait y avoir d’exégèse « scientifique » des textes religieux car là science elle-même est un mode de connaissance d’importance mineure.

Plus radicalement, il faut dire que toutes les tentatives de ce genre ne pourront jamais rien prouver, puisqu’elles interviennent toujours après coup : c’est toujours après la découverte, par l’effort humain, d’une nouvelle théorie scientifique que l’on va en chercher la trace dans le Coran. On n’a pas encore vu que l’étude d’un texte coranique ait conduit à une découverte scientifique, et tant qu’on ne le verra pas, les apologies dont les auteurs s’imaginent ajouter à la grandeur des textes religieux en prétendant y trouver en germe tout le savoir humain resteront autant de vains efforts au service d’une cause perdue d’avance.

2) Une autre façon de défendre l’héritage culturel et scientifique arabe consiste à y rattacher un certain nombre d’acquis de la science moderne, et à en faire l’éloge en tant que source incomparable de sagesse et de connaissance. Cette position est incontestablement plus solide que la précédente, dans la mesure où elle bénéficie d’une certaine caution historique. En effet, au Moyen-Âge européen correspond dans le temps un moment d’épanouissement scientifique et culturel dans le monde arabo-musulman. Il est vrai que, malgré tout ce qui a été écrit sur le sujet, la dette de la Renaissance européenne à l’égard des Arabes n’a pas encore été suffisamment reconnue. Mais ce type d’argument, parfaitement légitime dans son principe, est grandement affaibli par l’abus qui en est fait : on ne peut extraire ce turâth, si glorieux soit-il, de son contexte historique, car cela revient à conférer à ses réalisations, de fait remarquables en leur temps, une valeur absolue, intemporelle – et ce n’est pas par coïncidence que l’on retrouve ici cette tendance constante à déshistoriciser les événements.

Il n’est pas rare de voir un auteur entreprendre de démontrer que les théories scientifiques les plus récentes existaient déjà chez les Arabes. J’ai moi-même entendu un spécialiste renommé affirmer qu’al-Bîrûnî était à l’origine de la théorie de la relativité ! D’autres, non content d’évoquer l’importance de l’apport des savants arabes en optique et en physique, éprouvent le besoin d’ajouter que le mérite des dernières découvertes dans ces domaines doit être attribué aux savants arabes. Quand on rend hommage à cette personnalité hors du commun que fut Ibn Khaldûn, il se trouve toujours quelqu’un qui entreprend de déduire de ses écrits les progrès ultérieurs de la sociologie. Et en philosophie, on affirme qu’al-Ghazâlî a précédé Hume dans sa critique de l’idée de causalité, ou que Ibn Taymiyya avait pris la mesure, plusieurs siècles avant les mathématiciens modernes, des limites inhérentes à la logique aristotélicienne.

Cette vision anhistorique du turâth, qui voudrait faire tenir le temps présent dans les cadres d’une époque qui, quelle que soit sa grandeur, est aujourd’hui révolue, constitue sans doute une des manifestations les plus explicites du sous-développement intellectuel de nos pays. Ce n’est pas en ignorant ainsi les conditions socio-historiques d’émergence de la science arabe que nous la servons. Les productions scientifiques contemporaines sont le .fruit d’un long processus sans précédent, et sont tout simplement inconcevables en dehors du contexte historique moderne. On ne peut comprendre la réfutation de l’aristotélisme par al-Ghazâlî ou Ibn Taymiyya si on ignore qu’elle s’inscrivait dans le cadre d’une critique religieuse, fidéiste, des philosophes arabes de l’époque, c’est-à-dire dans un contexte intellectuel complètement différent de celui de Hume et des logiciens modernes.

Plus radicalement, ce qui disqualifie ce type d’attitude, c’est que si l’on veut bien y réfléchir, elle conduit à l’exact inverse du résultat souhaité. Car à vouloir prouver à toute force que les savants arabes ont précédé leurs collègues occidentaux, on admet implicitement que leur valeur est fonction de leur plus ou moins grande proximité vis-à-vis des productions intellectuelles occidentales postérieures : plus le penseur ou savant arabe est parvenu, avant lui, au niveau de l’Occident, plus grande est sa valeur ; il y a là un hommage implicite à l’Occident dont il n’aurait osé rêver. Si nous étions réellement convaincus des mérites de nos savants, nous devrions savoir convaincre le reste de l’humanité que leur valeur tient à eux-mêmes, et non au fait qu’ils ont précédé tel ou tel penseur occidental. A-t-on jamais vu des Occidentaux louer l’un des leurs pour la simple raison qu’il aurait devancé un savant arabe ou qu’il serait parvenu après lui à en développer la pensée ?

C’est là toute la différence entre une culture sûre d’elle-même et une autre qui est incapable de s’évaluer et de se valoriser sans se référer en permanence à l’autre, comme si le progrès culturel ne pouvait prendre d’autre forme que celle qu’il a prise en Occident. [...]

La spécificité de l’héritage culturel arabe

Pourquoi, à la différence de l’Occident, ne sommes-nous pas parvenus à nous dégager des impasses dans lesquelles la pensée mythologique ou idéologique enferme notre développement intellectuel ? Pourquoi portons-nous vers notre passé ce regard obsessionnel, sans équivalent dans les autres cultures ? Selon moi, l’explication réside dans le turâth lui-même : il est porteur d’une caractéristique propre, originale, que j’appellerai la rupture civilisationnelle. À un moment de l’histoire, la science et la pensée arabes ont représenté le nec plus ultra de la culture mondiale ; cette période brillante a été suivie par une longue phase de stagnation durant laquelle le niveau atteint par le passé fut presque oublié. Aux XIXe et XXe siècles, un début de renaissance a eu lieu, mais c’est avec le modèle médiéval que ses artisans ont tenté de renouer, sans comprendre que le retard accumulé était tel qu’il ne suffisait pas, pour le rattraper, de repartir du point auquel nous étions arrivés huit siècles plus tôt.

Ce n’est pas le lieu de discuter des raisons de cette interruption dans le processus de production culturelle ; ce qui nous importe ici, c’est son indiscutable réalité historique, et le fait qu’au lieu de permettre la diffusion des acquis intellectuels de la période faste de notre histoire, elle a eu pour effet de les confiner à une élite restreinte. Certes, en Occident aussi, la production scientifique avait pour destinataire initial une petite élite ; mais une fois reconnue par celle-ci, elle s’est diffusée peu à peu au sein de couches de plus en plus larges et, sous une forme plus ou moins élaborée, a fini par faire partie du sens commun. Rien de tel dans le cas du turâth arabo-musulman : aucun de ses produits n’a accédé à ce statut de culture de masse qui fait que l’on dit par exemple du Français qu’il est cartésien. Il suffit pour s’en convaincre de voir ses apologues en exhumer telle théorie ou telle personnalité, pour la présenter ensuite comme une découverte extraordinaire dont personne n’aurait jamais pu imaginer qu’il en existât de pareille chez les Arabes : c’est dire à quel point nous sommes restés étrangers à notre propre tradition intellectuelle. Dans ces conditions, c’est le sens même de la notion de turâth qui doit être entièrement revu. La valeur d’un patrimoine scientifique ou intellectuel dont nous voulons qu’il soit une force vitale réside dans sa pérennité, dans son appartenance à une histoire ininterrompue : c’est par cette continuité historique qu’il peut influer sur le présent. Il ne s’agit pas forcément d’un processus linéaire : dans toutes les cultures, le développement intellectuel a été marqué par des reculs partiels, des détours momentanés. L’important est que, globalement, ce parcours soit un parcours continu, grâce auquel, à l’instar de la vie qui ne se renouvelle qu’à travers la mort, la valeur de la tradition se trouve confirmée par son autodépassement. Vu d’aujourd’hui, n’importe laquelle des traditions intellectuelles anciennes paraît complètement étrangère à l’univers scientifique moderne. Pourtant, le niveau actuel de la science n’a été atteint qu’au prix d’une série d’évolutions dans lesquelles l’ancien a eu d’abord une influence primordiale, avant de la perdre peu à peu sous l’effet de la critique, au point qu’elle semble maintenant avoir totalement disparu : de Copernic à Galilée, puis à Newton, puis à Einstein, l’ancien a perduré dans le nouveau, qui s’est construit sur la mise au jour des erreurs de l’ancien.

Le patrimoine culturel fonctionne comme le patrimoine économique : c’est seulement en l’investissant qu’on peut espérer en tirer profit. Inversement, le plus sûr moyen de le dilapider consiste à le thésauriser peureusement, comme l’avare qui entasse sa fortune dans son matelas avant de s’apercevoir, le jour où il est dans le besoin, qu’elle n’a plus cours.

Les leçons de la Renaissance européenne

Malheureusement, jusqu’à présent, la relation des Arabes à leur patrimoine culturel relève plus de la gestion du bas de laine que de l’investissement productif. Paradoxalement, ce sont les Européens qui ont su véritablement tirer profit de notre patrimoine. Comment ? En le critiquant, en l’amendant, en le dépassant, bref en lui donnant une nouvelle vie. Ce sont eux qui, à la fin du Moyen-Âge, ont réellement su tirer profit de la philosophie et des sciences arabes en les incorporant à leurs propres savoirs. Peu importe qu’il soit difficile d’en repérer chez eux aujourd’hui des traces directes : il y a peu de chances que nous nous reconnaissions, s’il nous est donné d’en voir le portrait, dans notre aïeul à la dixième génération. De fait, les Européens de la Renaissance désireux de faire progresser la connaissance scientifique avaient devant eux deux traditions concurrentes, la grecque et l’arabe. Même les historiens les plus ethnocentrés reconnaissent qu’ils se tournèrent vers celle-ci et qu’ils rejetèrent celle-là. Ce rejet ne fut certes pas global : il est certain que dans les arts et les lettres, c’est la tradition gréco-romaine qui l’emporta ; mais dans les sciences et la philosophie, qui étaient intimement liées à l’époque, il fut radical.

Si nous cherchons à comprendre comment les Européens, qui partaient de bien plus bas que nous, ont pu passer en si peu de temps d’une longue phase de stagnation aux fantastiques progrès de l’ère moderne, la première explication qui s’impose est bien qu’ils n’ont pas craint de rejeter des pans entiers de leur propre culture. Leurs philosophes ont défié ouvertement la pensée aristotélicienne alors dominante, allant jusqu’à la rendre responsable, non sans excès, de tous les errements du Moyen-Âge. Et des savants comme Galilée ont fondé leur démarche sur la nécessité de libérer la pensée scientifique des autorités anciennes pour la mettre au contact direct du réel.

Pourquoi la pensée et la science européennes ont-elles renié si résolument le legs de l’Antiquité ? Parce qu’elles ont compris qu’il avait cessé d’être fécond. Certes, la pensée et la science antiques ont représenté, en leur temps et en leur lieu, quelque chose de considérable. Il y a eu ensuite rupture, puis redécouverte, mais le patrimoine antique est resté figé à l’intérieur de ses anciennes limites et s’est révélé incapable de se développer de manière continue, en renouvelant les apports anciens. Partant de ce constat, les grands esprits de la Renaissance ont décidé de partir en guerre contre lui et ont plaidé la cause de la table rase dans tous les domaines. Par la suite, une fois cela acquis, les Européens purent adopter une attitude plus équilibrée à l’égard de la tradition antique : lorsque le nouveau eut fait ses preuves, on put porter sur l’ancien un regard enfin dégagé de tout complexe, et le replacer dans son cadre historique, c’est-à-dire reconnaître son immense valeur dans l’époque qui a permis son éclosion, même s’il a été dépassé par les évolutions ultérieures. Car ce n’est qu’en historicisant la tradition que l’on peut résoudre la contradiction apparente entre la légitime fierté que l’on en tire et la nécessaire reconnaissance de sa désuétude.

La relation de la Renaissance européenne au patrimoine comporte donc une double leçon : d’abord, dans une société où la production intellectuelle a souffert d’une phase d’interruption, la renaissance intellectuelle et scientifique passe, dans un premier temps, par un rejet radical de cette production et par un parti pris de « table rase » ; ensuite, la capacité d’une société à porter sur son propre passé un regard historicisé suppose que soient liquidées les séquelles de cette phase d’interruption.

Sous-développement et aliénation

La comparaison entre l’attitude des Européens vis-à-vis de leur – et de notre – patrimoine et celle de la culture arabe vis-à-vis du turâth permet de mettre au jour une dimension essentielle de son sous-développement intellectuel présent : celle de l’aliénation. Je ne parle pas ici de l’aliénation dans une autre culture, mais de celle que, par son incapacité à oublier, la culture arabe s’impose à elle-même.

Nous sommes familiers de l’aliénation « dans l’espace », qui caractérise tous ceux qui sont davantage attachés à une autre culture qu’à celle de leur pays : ils préfèrent s’exprimer dans une langue étrangère, adoptent des us et coutumes, des modes vestimentaires venues d’ailleurs... Ils sont victimes d’une aliénation spatiale, en ce sens qu’ils vivent physiquement dans leur pays et intellectuellement dans un autre. À la limite, tous les intellectuels liés, d’une manière ou d’une autre, à la pensée occidentale relèvent de cette catégorie, et sont par conséquent la cible des campagnes contre « l’invasion culturelle » et les « cultures importées » censées menacer notre authenticité.

Mais les auteurs de ces campagnes sont eux-mêmes victimes d’une aliénation bien plus grave, une aliénation « dans le temps », qui frappe tous ceux qui recherchent dans le passé révolu du turâth des réponses définitives aux problèmes du temps présent : en ce sens, est aliéné celui qui, convaincu que notre turâth linguistique est suffisamment riche pour tout exprimer, cherche des équivalents dans la langue ancienne à tous les néologismes de la vie moderne ; celui qui cherche dans la sagesse des anciens la solution à tous les problèmes éthiques de notre temps ; et plus généralement, tous ceux qui, ne parvenant plus à comprendre ce qui se passe autour d’eux, se raccrochent à des coutumes désuètes et ridicules ou, dans le meilleur des cas, se persuadent que tout va de travers, que le bon temps est révolu, et que la divine providence a voulu qu’ils vivent dans une autre époque que celle pour laquelle ils étaient faits...

Cette aliénation dans le temps est autrement plus grave que l’aliénation dans l’espace. Car l’espace aujourd’hui s’est considérablement rétréci, à la faveur de la culture mondiale qui se constitue sur la base de la technologie moderne, en affaiblissant les barrières qui séparent les cultures locales. Car encore, au niveau temporel, c’est un processus inverse qui se déroule : le temps moderne tend à s’étirer, de sorte que l’écart qui sépare aujourd’hui deux générations successives est plus grand que celui entre dix générations d’autrefois. Dans ces conditions, l’attachement à une culture obsolète risque fort d’être bien plus dangereux que l’attachement à une culture étrangère.

Pour conclure sur la revivification du turâth

1) Il faut redéfinir ce que nous entendons par turâth dans notre culture. Le turâth authentique, c’est celui qui se fond de manière continue dans le mouvement historique pour en devenir un élément indissociable. Celui qui cesse, à un moment donné, de féconder l’histoire et d’être fécondé par elle ne mérite pas ce nom : tel est le cas d’une large part du turâth arabe, comme l’indique le fait qu’il n’est jamais devenu partie intégrante de la raison arabe.

2) L’idée de revivification du turâth prend dans ces conditions un sens nouveau. En effet, le turâth authentique, au sens défini ci-dessus, n’a pas besoin d’être revivifié, puisqu’il n’a pas cessé de vivre. L’exhumation d’un patrimoine depuis longtemps mort, dont on attend qu’il résolve les problèmes présents, relève quant à elle de l’incantation et ne peut mener nulle part.

3) Par conséquent, la dimension aliénante de notre relation à ce patrimoine provient moins de la persistance en son sein d’éléments d’ordre mythologique ou irrationnel – quel que soit le danger que constituent ces éléments – que du défaut d’historicisation qui affecte cette relation. À nous de mettre un terme à la concurrence stupide et artificielle que nous instaurons entre passé et présent, et de nous souvenir que chaque génération a vocation à dépasser celle qui l’a précédé sans pour autant qu’il y ait entre elles d’antinomie.

4) Précision conceptuelle et réhistoricisation permettent donc de renvoyer dos à dos partisans et détracteurs du turâth et d’éviter de tomber dans les pièges de l’interminable bataille qu’ils se livrent, dans laquelle chacun investit la tradition de sa perception et de ses préoccupations à l’égard du présent.

5) Car les combats livrés à propos du passé sont en définitive des combats autour du présent : tel trouve dans le turâth la caution de son idéal socialiste, tel autre de son penchant pour les régimes théocratiques… Leur opposition est bien moins une opposition entre deux lectures possibles du turâth qu’un conflit entre deux attentes différentes à l’égard du présent qu’ils cherchent à légitimer en les fondant dans la tradition.

6) Le patrimoine se définit en fin de compte par l’usage qu’en font les générations suivantes. Si elles le thésaurisent sans le faire fructifier, c’est leur impuissance et leur arriération qu’elles expriment, et non celles de ce turâth.

7) Le véritable moyen de faire revivre les éléments les plus brillants de notre héritage – même si le lien qui les rattache à la culture contemporaine n’est pas manifeste – c’est encore de réformer notre condition présente conformément à la logique du temps. Le présent, dès lors qu’il est chargé de valeur et de sens, permet de porter un regard plus assuré et plus objectif sur le turâth ; c’est le vide et l’impuissance du présent qui nous amènent à une idée déformée du passé – soit dans le sens de l’admiration, soit dans le sens du dénigrement.

Nombreuses sont les voix qui appellent de leurs vœux une renaissance arabe analogue à la renaissance européenne, et j’y joins volontiers la mienne. Bon nombre des combats menés à l’époque de la Renaissance contre la mentalité médiévale se mènent de nos jours en terre arabe dans des termes comparables. Cela ne veut pas dire que la renaissance arabe à venir doive imiter celle de l’Europe du XVIe siècle : au contraire, si nous avons réellement assimilé son exemple, notre comportement sera forcément différent de celui des pionniers du XVIe siècle. Retenons tout de même de leur expérience qu’ils surent porter un regard sélectif sur leur patrimoine et reconnaître sans gêne aucune la distance qui le séparait du présent, et que cette attitude fut un facteur décisif de leur décollage intellectuel et scientifique. Saurons-nous, nous autres Arabes, faire preuve demain de la même maturité et de la même hauteur de vue ?


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