Questions de méthodes : critères minimaux

mardi 2 décembre 2014
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette, Le Crépuscule du XXe siècle, n° 21, novembre 2009

Jamais, depuis le début de l’époque moderne, les courants de l’histoire ne paraissent avoir été aussi fluides et lugubres qu’en cette époque indéfinissable, véritable crépuscule de l’élan que le XXème siècle aurait dû concrétiser. Les incantations et les prières à l’histoire, dans lesquelles se complaisent tous les courants “radicaux” ou stalino-gauchistes contemporains, résu ment en creux le contraire de l’attitude à adopter : s’efforcer de comprendre ce qui advient, indépendamment de toutes les formes de pensée héritées. Pour cela, il faut refuser le mensonge, qui alimente l’autocensure et détruit la lucidité, et accepter de poser les questions pertinentes que la réalité impose. Éviter tous ceux qui voudraient nous infliger leur catéchisme est une condition de réflexion.

Le premier critère est de refuser de cautionner les mensonges politiques dominants :

  • nous ne vivons pas dans une “démocratie” (on élirait des délégués mandatés et révocables et non des représentants incontrôlables et dénués de toute responsabilité), et l’État de droit n’existe que pour les couches supérieures de la société ; pour le reste, il se dégrade insensiblement jusqu’à disparaître pour les couches au statut le plus dédaigné. Mais ces régimes ne sont pas davantage des dictatures.
  • l’utopie du “communisme”, quelle que soit la forme sous laquelle il est présenté, est disqualifiée par la seule incarnation qui ait jamais atteint le stade de réalisation, le panzer-communisme, avec sa panoplie permanente de police secrète, d’idéologie obligatoire, de camps d’internement, de fusillades de masse, de travail forcé, d’extermination par le travail, etc. Les partisans de cette “utopie” sont ceux qui ont massacré le plus grand nombre d’ouvriers et de paysans dans l’histoire du XXème siècle, alors que les “communistes” prétendaient en être les meilleurs défenseurs. Et tout le monde a fini par le savoir sur la planète. Il ne reste que les indécrottables croyants pour s’imaginer que tout cela sera passé par profits et pertes des expériences criminelles de l’histoire.
  • la compatibilité entre écologie et croissance devient de plus en plus un discours de refuge pour les idéologues officiels, mais cette rencontre n’est pas seulement improbable, tout indique que cette nouvelle forme de promesse ignore délibérément le rapport entre croissance et puissance. La société de croissance ne peut cesser d’exister par elle-même ni se réformer. Une société qui se mettrait à respecter des critères écologiques serait condamnée dans la course à la puissance. Le discours écologique n’a qu’un avenir : servir de paravent à la continuation de ce qui existe déjà, et justifier les pénuries à venir auprès des couches sociales qui vont être sacrifiées.

Le second critère, qui est une conséquence du précédent, est de se tenir à distance de tous les courants politiques établis, tous ne cherchant qu’à s’intégrer à l’Éat, chacun à sa façon, en général par le biais de la farce électorale, qui se réduit depuis de longues décennies à une mauvaise plaisanterie oligarchique. Ceux qui se résignent à participer au rituel de vote dans les régimes dominés par les oligarchies occidentales se trouvent victimes d’un biais méthodologique irréparable (ils doivent, selon des voies d’une infinie variété, s’aveugler pour justifier leur reddition devant le chantage au vote). Force est de constater qu’on ne peut discuter politique avec un électeur. Il s’agit d’une question de rigueur méthodologique mais aussi, plus immédiatement, de morale.

Tous ces courants, des conservateurs les plus obtus aux courants “tribuniciens” ou écologistes, voire féministes, veulent au fond participer à l’injustice établie et non la combattre. Mêmes les groupuscules les plus infimes se replient sur un comportement de ce type, en s’accrochant à des discours para-religieux, les incantations remplaçant l’analyse des faits. Le marxisme, pourtant définitivement sclérosé et compromis dans des crimes sociaux-historiques immenses, comparables à ceux du nazisme, demeure le moins incomplet dans le genre. Il survivra donc longtemps à l’état résiduel, comme tant de discours métaphysiques et religieux, qui sont la principale production intellectuelle de l’humanité comme espèce depuis quelques milliers d’années. Elle se console comme elle peut de ne pas savoir comment prendre son destin en main.

Le troisième critère préalable est de comprendre que le “paradigme” dominant de l’histoire depuis deux cents ans est en cours de basculement : ce n’est plus le moteur inégalitaire interne au développement de la société industrielle qui tend à prévaloir, mais les limites externes à celle-ci. Elle se heurte aux bornes matérielles de la biosphère dans des domaines de plus en plus nombreux. Ce faisant, elle rencontre une problématique que la plupart des sociétés reposant sur l’agriculture avaient fini par subir : la saturation des moyens de production implique une régulation brutale de populations qui ne savent pas prendre leur sort en main et agir de manière rationnelle. Elles subissent le poids cumulé des décisions qu’elles n’ont pas su prendre... La régulation par la famine est un horizon indépassable qui revient...

Mais pour comprendre la complexité de ce qui advient, il faut garder en mémoire que l’économie n’est pas une instance autonomisée des autres processus sociaux, malgré les proclamations triomphalistes du libéralisme, et confortées par ceux qui se présentaient comme ses meilleurs adversaires, les marxistes, et qui partagent la même vision du monde.

Le désencastrement de l’instance économique à partir du XVIIIème siècle, si bien décrit par Karl Polanyi, ne rend pas l’économie “autonome”. Il n’a jamais existé de développement “autonome” de l’économie, cette tarte à la crème du marxisme des épigones, qui a prévalu au XXème siècle, et que tous les courants du radicalisme creux, leurs descendants bonzaï, ont repris. Seul son rapport avec les processus historiques et sociaux change : tout au long de l’histoire humaine, l’économie est demeurée l’instrument de la puissance ; s’il y a apparente “folie de l’économie”, il s’agit en réalité d’une “folie de l’histoire”. Rien n’impose que l’histoire humaine devienne rationnelle. Elle ne l’a jamais été et ne pourrait le devenir que par un effort concerté et raisonné, comme certaines tentatives collectives apparues au cours du XVIIIème et du XIXème siècle européen l’ont tout juste esquissé.

Paris, le 15 novembre 2009


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