Caractéristique du mensonge moderne : construire une hystérie en miroir

jeudi 7 mai 2015
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de G. Fargette, Le Crépuscule du XXe siècle, n°27-28, avril 2014

Les sacerdotes du genre journalistique ont intégré l’un des ressorts fondamentaux de la manipulation politique, inventé au XXème siècle par la Gauche fondamentale. Ils jouent aux exorcistes qui voient des démons partout, et le plus souvent autour d’eux. Les références obsessionnelles à la “bête immonde” qui produirait les démons historiques à la chaîne et dans les secteurs les plus inattendus sont le refuge de cette idéologie en miettes, mais aux méthodes toujours virulentes. Elle masque son naufrage en escamotant la dimension politique, au nom d’une “conscience” morale de plus en plus trafiquée. Tout au long de l’année 2013, divers pôles d’influence se sont efforcés de lancer ce genre d’opération en France. Ces imprécateurs se gardent de rappeler cette évidence historique qu’il n’y eut pas une bête immonde totalitaire, mais deux, et qu’il fallut leur belligérance complice [1] pour que l’Europe, prise dans cette tenaille au cours des années 1920-1930, sombre dans la Deuxième guerre mondiale [2]. Les argumentaires “marxistes” qui veulent voir dans les rapports “inter-impérialistes” du “capitalisme” la seule cause de tous les désastres historiques qui ont marqué le XXème siècle repose sur un escamotage qui a commencé avec les discours sur les causes de la première guerre mondiale, dont le déclenchement dépendit pourtant assez directement des rivalités entre les structures d’Ancien Régime, persistantes dans une Europe à la modernisation moins avancée que n’aimaient à le croire les marxistes [3].

Les tirades inlassablement répétées, qui voient des “fascistes” et des “racistes” partout, ont atteint un degré d’usure dont leurs auteurs n’ont pas conscience : elles sont intenables dans la plupart des anciens “pays de l’Est”, qui ont fait l’expérience directe du régime issu de la révolution russe [4]. Les historiens qui ont exploré les archives soviétiques, ouvertes après 1990, ont pu prendre la mesure des dimensions les plus sanguinaires de ce régime, dont même ses plus féroces critiques en leur temps n’avaient pu rendre compte tant elles avaient été tenues secrètes (cf l’extermination sur des critères ethniques de populations allogène : Polonais, Coréens, etc., qualifiées... d’“opérations spéciales” dans les documents du NKVD) [5]. Loin d’être un accident isolé et inexplicable à tenir à l’abri de toute analyse, l’extermination en 1940 des officiers polonais prisonniers des soviétiques en 1939-1940 (à Katyn, etc.) illustra la pratique minutieusement rodée d’une machine de mort qui fonctionnait sans accrocs depuis de très longues années.

Les Ukrainiens ne le savent que trop bien, qui ont subi un immense génocide par la faim dans plusieurs régions paysannes, précisément les zones où dominent aujourd’hui les populations russophones importées à la suite de ce nettoyage par le vide (de 1931 à 1933). L’intention initiale du meurtre de masse est avérée, puisque l’opération avait été d’abord expérimentée au Kazakhstan, avec des résultats mortifères absolus (cf n.5). Les archives accessibles depuis 2006 en Ukraine ont confirmé la responsabilité écrasante du pouvoir soviétique. La mémoire de cette dimension, que les médias occidentaux persistent à passer presque complètement sous silence, fournit une clé de compréhension pour l’acuité très particulière de la situation ukrainienne : le plus gros monceau de cadavres qui était encore dans les placards de l’histoire soviétique est revenu à la surface, et la populations ukrainienne en fait depuis vingt ans une question de reconstruction nationale. Cette affaire de génocide escamoté illustre à quel point le logiciel de la Gauche fondamentale est hanté par une ingénierie de remplacement de populations quand elles sont jugées “non conformes” à la théorie. Il n’y va pas seulement du mépris atavique des marxistes pour la paysannerie : après l’assassinat de Kirov en 1934 (principal lieutenant de Staline que ce dernier fit très probablement liquider), les “purges” ont fait surgir une catégorie très particulière de détenus dans le goulag, désignés comme “ceux de Leningrad”. Il s’agissait, entre autres, de l’ensemble du milieu ouvrier qui avait pu connaître directement la Révolution de 1917, bien que tous les opposants politiques identifiés en aient été depuis longtemps éradiqués. La bureaucratie soviétique a donc été jusqu’à réaliser ce défi que Brecht mentionnait après les révoltes ouvrières de 1953 en Allemagne : si le pouvoir n’est pas satisfait du peuple, il n’a qu’à en élire un autre... Il ne se doutait pas que cela avait déjà été réalisé dans le berceau même de la révolution qui avait renversé le tsarisme...

Tous les idéologues qui affectent d’être obsédés par un danger “fasciste” renaissant à chaque instant, font comme si le pacte Molotov-Ribbentrop, qui visait ni plus ni moins à un partage de l’Europe entre Staline et Hitler, n’avait jamais eu lieu. Dans la propagande stalinienne tardive, ce Pacte n’aurait au mieux constitué qu’une péripétie tactique, présentée comme une réponse anecdotique à la supposée duplicité des Occidentaux désireux de jeter l’Allemagne sur l’Union soviétique. Il est remarquable que ce genre de fable ait toujours cours, alors que rien n’est venu étayer cette suspicion géopolitique, et que l’entrée en guerre des États français et britannique en septembre 1939 pour défendre la Pologne, dans les pires conditions, dément absolument ces allégations. Nos sacerdotes “antifascistes” n’ont pas oublié la méthode fondamentale de Staline et des Staliniens : accuser systématiquement ses adversaires des forfaits qu’on s’apprête à commettre soi- même à grande échelle. Les Vieux-Bolchéviks et les officiers de l’Armée rouge, qui participèrent de la construction de ce régime monstrueux, furent ainsi condamnés dans les “procès de Moscou” pour avoir prétendument tenté de pactiser avec Hitler, ce que Staline put précisément mener à bien grâce à ces purges systématiques. Avec le recul, on voit que parmi les forces étrangères à l’étiquette de “l’extrême-droite” historique, les antifascistes ont été à peu près les seuls à pactiser en bonne et due forme à une échelle internationale avec Hitler et à collaborer aux crimes qui permirent le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, dans le cadre d’un front unique des totalitarismes [6]. Cette vérité intolérable, spectre ultime dans le placard de la Gauche fondamentale, est escamotée par une opération schizophrénique qui n’en finit pas [7].

Le totalitarisme est un peu plus qu’un régime fondé sur le triptyque terreur-camps-idéologie, qui en résume les méthodes les plus frappantes, mais pas le principe : c’est le type de régime inconnu avant le XXème siècle qui repose sur le massacre comme levier régulier de gouvernement contre la population que l’État est censé encadrer et protéger [8]. Comment s’étonner que dans cette atmosphère d’aveuglement en service commandé, la Gauche fondamentale cherche encore et toujours à invoquer le croque-mitaine dont la présence l’autoriserait à tous les arbitraires ? Y compris contre les dissidents de ce qui était la “gauche” initiale. Cette Gauche fondamentale s’est aujourd’hui déguisée en gauche “culturelle”, avant-garde éternelle, sur le socle de plus en plus silencieux du “marxisme-léninisme” (dont les variantes explicitement politiques, atrophiées en stalino-gauchisme, n’en finissent pas de se fossiliser, tout en serrant les rangs dans une convergence croissante entre “trotskistes” et ”staliniens”) [9].

L’état des forces politiques est si dégradé qu’elles sont de moins en moins capables de jouer leur sinistre comédie de l’antagonisme exacerbé interdisant les irruptions venues de la société civile. Une responsable du Parti Communiste avait déclaré en juin 2012, en substance, "peu importe ce qui arrive (avec la crise), l’essentiel est de lutter contre le Front national", montrant que ce parti communiste fossile intériorisait déjà l’austérité à perpétuité qui s’installe dans toute l’Europe. Mais ni le PC (avec son acolyte stalino-gauchiste atteint d’hystérie tremblotante, Mélenchon) ni le Front national n’ont les moyens d’une telle mise en scène [10] , [11]. Les forces historiques à vocation totalitaire, avec leurs appareils militarisés et soumis à de véritables services secrets politiques, ont perdu leur élan millénariste. Ce sont soit des échos groupusculaires soit des façades propagandistes où la pratique diverge de leurs discours. Ils ne produisent, au mieux, que des populismes très différents de ce que visaient leurs fondateurs historiques [12]. Pour continuer à prendre la population dans une tenaille historique, où chaque côté affirme : « qui n’est pas avec moi est contre moi », il faut d’autres voies que la tension mimétique entre des formes d’organisation de plus en plus obsolètes. Les idéologues du désordre établi n’ont pas renoncé à cette politique du pire, à cette stratégie de la peur qu’ils adorent dénoncer dans la propagande étasunienne et qui est aussi la condition de survie de leur prétention avant-gardiste. La lucidité à ce propos permet un décryptage fertile du curieux folklore polarisant l’agitation médiatico-politique tout au long de l’année 2013 en France et qui se poursuit en ce début d’année 2014.

Paris, le 18 mars 2014


[1Selon l’expression de François Furet.

[2La Guerre civile européenne (éd. Perrin, 2000 pour la traduction) d’Ernst Nolte s’est trouvé confirmé par le naufrage décisif de l’Union soviétique, mais aucun de ceux qui se sont opposés à lui dans la “querelle des historiens” en Allemagne n’a fait le bilan de leurs erreurs et encore moins admis rétrospectivement la pertinence des remarques de Nolte. Le débat a simplement disparu, tant il était devenu embarrassant... La Gauche fondamentale ne “discute” qu’à la condition d’avoir raison par avance, attribut caractéristique du comportement autoritaire.

[3Voir Arno J. Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime, Flammarion, Paris, 1983, qui relativise l’importance des sentiments nationaux, dont l’importance a surtout été le fait de propagandes rétrospectives.

[4Comme le faisait remarquer à son époque le dissident Vladimir Boukovsky : "Qui est plus à droite que Brejnev ?”.

[5Voir Nicolas Werth, La terreur et le désarroi, Staline et son système, éd. Perrin, 2007, et T. Snyder, “Terres de sang”, Gallimard, 2012.

[6Le rôle calamiteux des staliniens dans la Guerre d’Espagne semble ignoré des vaillants journalistes chasseurs d’extrême-droite. Ce fut pourtant là que les “communistes” tentèrent de mettre sur pied leur première expérience de “démocratie populaire”, en massacrant allègrement les partisans de la république espagnole dont ils se prétendaient les plus ardents défenseurs. Dès le début, ils épurèrent systématiquement les “Brigades Internationales”, ce qui valut à son Inspecteur général, le stalinien Marti, le surnom de “boucher d’Albacete” : voir le témoignage de Sygmunt Stein, “Ma Guerre d’Espagne”, publié en yiddish en 1961 et traduit en français en 2012. On trouve dans cet ouvrage une considération prophétique, p. 98 : “Durant cette période je me sentais profondément désorienté. Je n’avais plus de doute quant à la l’hypocrisie de la stratégie communiste. Je commençais à réaliser qu’elle allait détruire le mouvement ouvrier”.

[7Les observateurs les plus lucides savent d’ailleurs que la politique de la IIIème Internationale visa très tôt à saborder tous les grands mouvements ouvriers existant en Europe, qui pouvaient constituer une menace pour la “légitimité” apparente du pouvoir bolchevique (avec son État à prétention ouvrière), et que la stratégie apparemment suicidaire de Moscou en Allemagne entre 1929 et 1933 servit remarquablement cet objectif.

[8L’ouvrage intitulé “Terres de sang”, de l’historien américain Timothy Snyder établit que la majorité des victimes des deux principaux régimes totalitaires se trouvèrent assassinées avant même de connaître les camps, qui ne constituèrent donc même pas le summum de l’horreur de l’époque... contrairement au lieu commun qui s’est établi à partir de 1945 à la suite d’une illusion d’optique, lorsque les troupes occidentales découvrirent les camps de concentration délabrés de la partie ouest de l’Allemagne.

[9Le traitement désinvolte de la figure du “messie” collectif a été mise au point de façon inaugurale par Lénine lui-même, avant 1914. Il a défini la méthode en mettant déjà en accusation “l’aristocratie ouvrière”, affectant de lui reprocher de tirer “profit” de “l’impérialisme colonial”. Cet aspect a été largement démenti par les études historiques (Rudolph Hilferding était déjà lucide sur le sujet, cf Christophe Charle, “La Crise des sociétés impériales”, éd. du Seuil, 2001). Cette conception de la “déviation ouvrière” sous prétexte de “corruption” collective trahit le schéma crypto-religieux caractérisant le néo-socialisme, ce millénarisme qui n’osait pas encore dire son nom de “communisme”. Un tel dispositif de disqualification n’a cessé de s’exercer contre une classe ouvrière à chaque fois qu’elle n’a pas répondu aux attentes des avant-garde auto-proclamées. Depuis, les couches sacerdotales successives de la Gauche fondamentale n’ont cessé d’élire d’autres catégories au rôle de “damnés de la terre”. Ce furent les “peuples colonisés”, puis les peuples du tiers-monde, et désormais les “migrants” et les “réfugiés”... Cet anti-impérialisme métaphysique s’est pleinement déployé dans un volontarisme fasciné par les empires véritables (URSS, Chine), si étrangers à l’Occident. Cette posture repose sur le paralogisme suivant : si les sociétés occidentales ne sont pas à la hauteur des utopies qu’elles ont produites marginalement, alors elles doivent être liquidées, par tous les moyens !

[10Les difficultés du FN à former ses listes dans les 4000 circonscriptions où il y a un scrutin de liste aux les élections municipales de mars 2014, montrent la relativité de son implantation. Ce parti n’est parvenu qu’à présenter un peu moins de 600 listes...

[11L’état d’esprit des acolytes de Mélenchon se trahit avec une franchise étonnante dans le discours d’une certaine Raquel Garrido, compagne d’un lieutenant de Mélenchon, qui ne voit d’horizon politique que dans le déclenchement d’une guerre civile entre les deux “Fronts” (le 5 novembre 2012, Raquel Garrido, porte parole internationale du Parti de Gauche, était l’invitée de la Matinale Politique de StreetPress et Radio Campus 93.9FM). Cette “pasionaria” d’écran de téléphone, ancienne vice-présidente de SOS-Racisme, sans doute très fière de son statut de “bourgeoise- bohême” (elle serait avocate en droit international), n’a pas compris que ces résidus de partis ne sont plus à la hauteur de telles ambitions mortifères.

[12Il n’y a guère que le “Jobbik“ en Hongrie et “Aube dorée” en Grèce qui satisfassent aux critères d’une comparaison argumentée avec “l’extrême-droite” historique.


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