Le pouvoir entre paranoïa et perversion (2/2)

lundi 9 juin 2014
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

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LE PERVERS OU LA GESTION DU MONDE CALME (DES AFFAIRES)

La position perverse se caractérise par un défi au réel, par une remise en cause du monde au nom de la vérité (de la raison), par la transformation de tous les rapports humains en rapports d’objets et par l’édification d’un système mondial fondé sur les flux de marchandises et les flux monétaires. Le pervers continue le travail du paranoïaque en l’instituant et en le normalisant.

Le défi au réel

Comme l’écrit Piera Aulagnier (1967) : « Ce que le pervers défie sans le savoir — et c’est la motivation inconsciente de sa démarche — c’est le réel [1]. Il n’accepte aucune référence à une loi existant en dehors de lui. Bien plus, c’est cette loi qu’il va mettre au défi. » Il est « celui par lequel le scandale arrive ». Et quel plus grand scandale que celui qui établit que pour lui il n’existe pas d’autre loi que celle de son désir ? Le monde tel qu’il est avec ses lois, avec ses règles, doit être transgressé. Il est le monde de tous, le monde de l’échange, de la réciprocité, de la reconnaissance et de la mort. Pour le pervers, le monde est ce qu’il veut. Les autres doivent se plier à son désir (ils n’existent que pour cela), la mort peut toujours s’apprivoiser. C’est un « trompe-la-mort ». Il essaye d’abolir le hasard, de tenir en mains sa destinée et celle des autres. Il se situe sur le registre de la maîtrise totale.
Le chef pervers (le technocrate), c’est celui qui ne voit la situation qu’au travers des plans, des programmes, des indicateurs économiques et sociaux qu’il a élaborés. La réalité doit se conformer au modèle construit. Si elle est différente, ce n’est pas le modèle qui est inexact, c’est la scène du réel qui se trompe. Et le pervers fera tout pour réintégrer la réalité dans le schéma, par la persuasion ou par la force. Les plans qu’il propose sont toujours des plans qui apparaissent scandaleux aux hommes en place : c’est l’homme du changement, mais d’un changement programmé, maîtrisé dans ses moindres détails, qui doit lui permettre de connaître l’état du monde dans cinq ans ou dix ans. Il ne doit pas y avoir de hiatus, d’événement imprévu. C’est pourquoi il est contre tout surgissement, contre « toute histoire » dont les individus seraient les sujets. L’histoire universelle ne peut être que l’application de sa pensée.

Le langage de la vérité

Et il ne peut en être autrement pour lui puisqu’il possède le savoir. Non pas le savoir soufflé par les dieux, comme chez le paranoïaque, mais le savoir fondé sur la logique, l’expérimentation et la vérification scientifique. Son désir s’origine dans le savoir. Il est le seul qui sait et qui en sait plus que l’autre sur son propre désir. C’est lui qui peut définir ce dont l’autre a besoin, le type de production et de consommation qu’il doit assurer, le genre de vie qu’il doit mener. Il est le garant du progrès, de l’évolution et il prend en charge le destin des autres en contrôlant toutes les sources d’information et les réseaux de décision, c’est-à-dire en les mettant dans une situation d’aliénation totale.
Qu’on se rapporte à Sade et on constatera que les libertins parlent toujours le langage de la raison, s’adonnent à des expérimentations scientifiques, éprouvent toujours la nécessité de justifier leur action par la logique de la nature. Le discours de Dolmancé dans La philosophie dans le boudoir est exemplaire à cet égard [2].
Mais, comme nous l’avons vu plus haut, la science a abandonné les questions : pourquoi, pour se focaliser sur les questions : comment. Les fins (le désir) ne sont pas véritablement interrogées par la science. Elles présentent une fausse coloration scientifique. En réalité, elles ne sont qu’idéologie, que savoir se couvrant du masque de la vérité. Et c’est pourquoi, au contraire du paranoïaque qui délivre un message articulé, une doctrine cristallisée, le pervers pourra se contenter d’un discours flou, creux, de bon sens. Comme l’écrit remarquablement Barthes : « Il se représentait le monde du langage (la logosphère) comme un immense et perpétuel conflit de paranoïa. Seuls survivent les systèmes [... ] assez inventifs pour produire une dernière figure, celle qui marque l’adversaire sous un vocable mi-scientifique, mi-éthique, sorte de tourniquet qui permet à la fois de constater, d’expliquer, de condamner, de vomir, de récupérer l’ennemi, en un mot : de le faire payer... Il s’étonnait de ce que le langage du pouvoir capitaliste ne comportât pas, à, première vue, une telle figure de système (sinon de la plus basse espèce, les opposants n’y étant jamais dits que « intoxiqués », « téléguidés », etc.) ; il comprenait alors que la pression du langage capitaliste (d’autant plus forte) n’est pas d’ordre paranoïaque, systématique, argummentatif, articulé : c’est un empoisonnement implacable, une doxa, une manière d’inconscient. Bref, l’idéologie dans son essence. »
Mais, s’il ne délivre qu’un discours général sur « la croissance économique et le progrès social », nourris de sous-entendus et de malentendus, où les mots utilisés sont toujours les plus ternes et les plus usités, le pervers raffinera le comment, utilisera les instruments les plus subtils pour prouver la vérité de ses dires, les méthodes de calcul les plus modernes pour étayer son action. La perversion est toujours mise en œuvre d’instruments. Qu’il s’agisse du fouet, des techniques d’agressivité visuelle ou auditive (publicité), d’ordinateurs ou d’études de marchés, le pervers n’existe pas en dehors des instruments à sa disposition, c’est-à-dire de tout objet favorisant l’instauration d’un rite. Aussi, raffolera-t-il des techniques et sera-t-il toujours prêt à en inventer ou à en accepter de nouvelles. La vérité, c’est la technologie dans tous les domaines, la ritualisation de toutes les conduites.

Des rapports humains aux rapports d’objets

Le seul rapport que le pervers puisse concevoir, c’est un rapport aux objets, aux choses inertes auxquels il sera seul à donner vie. De la même manière qu’il s’amusera avec ses tech­niques, il fera en sorte que les êtres humains soient uniquement des objets manipulables, adoptent les types de comportements standardisés requis par la bonne application des techniques et ne se manifestent que comme éléments toujours remplaçables et permutables d’un jeu dont il a seul le secret. Remplaçabilité des individus qui doivent assurer la jouissance du pervers (chez Sade, les individus aux mains des libertins sont légion et quand l’un d’entre eux disparaît — ou a cessé de plaire — d’autres sont là pour prendre sa place), remplaçabilité des subordonnés dans l’en­treprise, des soldats dans l’armée. Le jeu nécessite qu’il n’y ait que la rencontre du désir et des instruments (techniques et humains) lui permettant de se réaliser. C’est donc un rapport sadomaso­chiste qui est institué, le pervers assignant à l’autre une place qui ne lui laisse aucune possibilité de choix et le marquant à ses armes. Devenu instrument de jouissance ou marchandise substi­tuable, le partenaire ne peut accéder ni à son propre désir (car c’est l’autre qui en tient les clés), ni de ce fait à la prise en main de son existence : « Car l’acte pervers révèle surtout une brèche où il apparaît que l’autre est toujours corruptible, son désir irrésistiblement mobilisable, sa jouissance possible à forcer, sa complicité acquise à l’avance » (J. Clavreul, 1967). Le pervers apparaît toujours comme ragent de la castration ou comme celui qui la dévoile chez l’autre.

Édification d’un système fondé sur les échanges économiques

Le monde que le pervers tend à créer, ce n’est pas celui du paroxysme, de la guerre, de la conquête des territoires, de l’embrasement, de la réalisation du grand dessein. C’est celui de la vie quotidienne, du calme, de la tranquillité, de la répétition, de l’égalité de tous devant son propre désir. Aussi est-il étranger au monde de la guerre ou ne l’utilise-t-il que lorsque, d’après ses calculs, il ne peut en être autrement. Sans le vouloir, et en espé­rant qu’elle n’arrivera jamais, il la préparera logiquement, lucide­ment car, sans « force de dissuasion », comment « se promener au bord du gouffre », « contenir » l’ennemi, procéder à « l’escalade nécessaire », « réaliser la coexistence pacifique », ou abattre les « forces du mal [3] ». Mais ce qui l’intéresse, c’est ce qui peut s’ins­crire sous forme quantifiable, comptabilisable, abstraite, c’est la balance entre créances et dettes, c’est ce qui peut prendre la forme de capitalisation sociale. Ce sont les organigrammes, les comptes d’exploitation, de bilan, c’est le jeu avec les stocks et les flux, c’est la stratégie économique (qui réalise la stratégie du désir). Plus besoin de territoires ; c’est par l’échange que se crée l’empire universel. Il faut développer les échanges internationaux, augmenter le commerce entre l’Est et l’Ouest, amener la civilisa­tion industrielle partout, assurer le développement du capitalisme monopolistique (soit privé, soit d’État), assurer la pérennité de l’échange inégal (Emmanuel), tout prendre dans les rets de l’éco­nomique. De cette façon, tous les aspects de la vie seront envahis par le calcul et « le résultat normal sera un produit humain standardisé, rationalisé, systématiquement vérifié par le moyen de contrôles statistiques de qualité effectués par les innombrables services de surveillance mis en place depuis l’école maternelle » (P. Baran et P. Sweezy, 1968) en liberté surveillée. Ce qui dominera, ce sera l’efficience, la rationalité, la productivité : le monde de la marchandise produite et consommée. Ce sera essentiellement le monde de l’abstraction, du signe monétaire, de la différence comptable (les joueurs en bourse ne disent-ils pas qu’ils font « des différences » ?). Les hommes n’ont plus de rôle à jouer, ils sont entraînés par les flux de production qu’ils ont créés. Mais à ce jeu, on peut se brûler. La crise de 1929 est toujours là pour nous rappeler que la richesse ne réside pas dans les produits, mais dans leur mode d’inscription comptable. L’acte capitaliste qui est fait, par l’argent, pour l’argent, devient totalement soumis à l’argent (équivalent universel) qui tend à devenir autonome et à assurer la place qui était autrefois occupée par le destin.
Le pouvoir pervers, c’est celui de l’économie comme seule réalité vitale, celui de la réification des rapports humains, de la transformation de la scène de l’histoire où des sujets pensent et agissent en scène, du triomphe éternel des instruments de maîtrise de la nature et des hommes.
Le pouvoir pervers est, au contraire du pouvoir paranoïaque, un pouvoir serein, sans sentiment de culpabilité (de quoi l’homme serait-il coupable, puisqu’il se fait le héraut du règne de la raison), sans affectivité (ou exprimant au maximum la passion froide du travail bien fait, de la conscience professionnelle, de la Beruf puritaine). Les expériences de Milgram (1974) le montrent avec éclat : les étudiants, qui acceptaient sans broncher d’envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes et de plus en plus dangereuses à leurs collègues chaque fois que ceux-ci se trompaient dans la tâche qu’ils avaient à accomplir, étaient de bons étudiants moyens, qui avaient à coeur de remplir correctement le programme demandé par l’expérimentateur et qui ne s’interrogeaient pas sur le bien-fondé d’un tel programme (H.V. Dicks, 1973). Hannah Arendt a d’ailleurs mis en évidence dans le cas d’Eichmann, le côté artisan scrupuleux « bureaucrate qui ne fit que s’asseoir derrière son bureau et accomplir son travail », voulant réaliser, du mieux qu’il pouvait, ce que ses supérieurs lui avaient demandé (la mise en œuvre de la résolution finale). Le monde pervers, c’est celui de la raison tranquille, assurée d’elle-même, de la « banalité du mal » (Arendt, 1966). C’est aussi par voie de conséquence, un monde sans procréation. Car procréer, c’est entrer dans l’histoire [4]. Or l’histoire, surgissement d’événements imprévisibles non raisonnables, et donc non planifiables, « est pur non-sens ». « La seule forme de paternité que pourrait assumer (le pervers) serait celle d’un transfert de savoir » (P. Aulagnier, 1967). Seul le savoir, la raison intemporelle, la vérité, la connaissance (autrement dit la maîtrise) doivent gouverner les rapports des hommes entre eux.
Ce gouvernement se fera sous des formes moins despotiques que dans le cas du pouvoir paranoïaque. La démocratie sera la règle des sociétés perverses, mais une démocratie n’acceptant pas la division même si elle se fonde sur elle. Il s’agira uniquement, comme nous l’avons noté plus haut, d’une démocratie visant l’uniformité, la résolution anticipée des conflits, la suppression des différences dangereuses. Seules seront permises et encouragées les différences au niveau du savoir et de la possession des richesses, mais elles seront immédiatement gommées par l’illusion de l’égalité de tous (ou par la réalité de l’égalité de tous devant le désir pervers).

Société paranoïaque et société perverse nous révèlent main tenant leurs aspects semblables et divers.

La société paranoïaque se présente comme :

1) Relevant d’un totalitarisme despotique (lié à la parole d’un maître qui tente de saisir l’ensemble de la société comme un double de lui-même) ;

2) Étant du côté de la création d’un système clos, étouffant, répétitif où la violence est la règle, la fascination, le fondement ;

3) S’articulant sur le désir de réalisation d’un mythe : celui du monde revenu à l’origine (re-créé) et prenant, cette fois-ci, le vrai départ.

La société perverse, de son côté, peut être caractérisée comme :

1) Relevant d’un totalitarisme démocratique (fondé sur le contrôle total de l’information (la prévision) et sur l’égalité formelle et l’uniformité de tous les citoyens ;

2) Étant du côté du déroulement d’un paradigme, c’est-à-dire se présentant comme étant toujours évoluable, mobile, déclinable et donnant ainsi l’illusion de la possibilité de l’action et du changement ;

3) Manifestant le désir de transformer toutes les conduites en rites ordonnés et intégrés et occultant définitivement le sens qu’ils peuvent comporter.

Au-delà de ces éléments différenciateurs, elles sont toutes deux des sociétés de la plénitude, du refus de la castration et du manque qui visent à supprimer toutes les zones d’ombres et toutes les interrogations. Or, nous savons bien (depuis les mythes de la Femme sans ombre et de Parsifal), que la suppression de l’ombre, la suspension des interrogations, c’est l’instauration d’un monde froid, stérile et qui va à la destruction : The Waste Land, la Terre Gaste.

LA « SOLUTION FINALE »

De quelque côté que nous, tournions nos regards, ce qui nous est promis, ce qui est notre horizon, c’est la destruction totale. « Je ne dis pas : il y a des fous dangereux au pouvoir — et un seul suffirait —, je dis bien : il n’y a, au pouvoir, que des fous dange­reux. Tous jouent au même jeu, et cachent à l’humanité qu’ils aménagent sa mort. Sans hasard. Scientifiquement » (M. Serres, 1972). Notre système est « un système mauvais et destructeur qui mutile, opprime et déshonore ceux qui en dépendent et qui menace de dévastation et de mort des millions d’hommes à travers la planète » (P. Baran et P. Sweezy, 1968). Que ce soit la société paroxystique, trouvant sa finalité dans la guerre totale, dans l’idée insoutenable de la négation de toute limite, que ce soit la société de l’économie politique, où la destruction, l’exploitation, l’aliénation est quotidienne et menée tranquillement et rationnellement, les sociétés dans lesquelles nous œuvrons et que nous essayons de construire ont comme seules réponses à nos interrogations et à nos désirs : leur mort et la nôtre. Mais le pire est-il toujours sûr ? N’y a-t-il aucune voie de sortie, aucun espoir qui ne soit pas la remise de notre destin à des chefs charisma­tiques qui inventeront de nouvelles causes et de nouvelles formes de violence ?
Ce que nous pouvons constater journellement ne nous incline pas à beaucoup d’optimisme : les stocks d’armements, la généralisation de la torture, l’instauration d’une civilisation du déchet, la disparité croissante entre pays riches et pays pauvres, la prolifération des chefs charismatiques et des régimes militaires, la puissance de la violence légale et de l’intoxication idéologique, « la capacité incroyable de la société établie de résorber, détourner, récupérer tout ce qui la met en cause » (Castoriadis, 1972), sont autant d’éléments fortement articulés et qu’il semble impossible à combattre et à vaincre. D’autant plus que paranoïaque et pervers ont l’art, soit de se succéder habilement, soit de combiner leurs efforts. Ce point central se doit d’être souligné et commenté.

La succession

Après la guerre, après les militaires, viennent l’économie et les hommes d’affaires. Quand les grandes nations ne se font pas à guerre, elles font du commerce et le cycle recommence. Si la guerre est la continuation de l’économie par d’autres moyens, nous sommes devant une équivalence théorique et pratique : guerre = économie, parfaitement réversible et dont les deux termes s’engendrent réciproquement. Couple aberrant où chacun est le même et l’autre, où chacun peut donner naissance à l’autre ou être procréé par lui.
C’est pourquoi, si pouvoir paranoïaque et pouvoir pervers semblent s’opposer, et donnent effectivement naissance à des formations sociales différentes, ils sont faits pour se succéder. Car ce qu’ils visent est le même but : le gouvernement mondial, l’État universel et homogène. Seuls les moyens divergent et ils ne sont pas secondaires. Mais ils ne pèsent quand même pas lourd devant la similitude de l’objectif. Qu’il s’agisse du culte du héros inspiré par les dieux ou du culte de l’argent réglé par le légiste, qu’il s’agisse de la plénitude affective ou de la plénitude rationnelle, il s’agit toujours d’un monde sans manque, sans déchirure, sans ouverture, niant la mort et la mettant en œuvre, niant la castration et la répétant inlassablement, affirmant la maîtrise du (ou des) chefs, et se perdant pour la possession de l’emblème phallique. À ce jeu, c’est toujours l’État qui gagne. Il renforce sa puissance dans la guerre [5], il intervient directement et massivement dans là politique économique en temps de paix.

La combinaison

Mais guerre et économie ne font pas que se succéder, elles se combinent à merveille. Caillois révèle parfaitement ce mécanisme lorsqu’il écrit : « La perspective de la guerre influence l’ac­tivité économique. On édifie les cités dans la prévision d’un conflit futur, avec la double préoccupation de les mettre à l’abri et d’en adopter d’avance l’outillage aux besoins militaires [...]. I’ensemble de l’existence ne tarde pas à s’en trouver modifié. Une stratégie généralisée à la fois politique, économique et scientifique travaille en permanence à donner aux empires rivaux le plus gros potentiel de projectiles meurtriers et efficaces. Il y a plus grave : chaque guerre stimule partout l’économie [...]. Une armée, remarque Lewis Mumford, est un corps de consommateurs purs, mieux un corps de producteurs négatifs. Il faut la loger, la nourrir, l’équiper et elle ne rend aucun service en retour que celui de détruire [...]. Réduisant à l’extrême le délai de remplacement, la guerre justifie à la fin la production massive et standardisée, la production sur une grande échelle doit compter pour son succès sur une destruction à grande échelle et rien n’assure le remplacement comme la destruction organisée » (R. Caillois, 1963).
Position paranoïaque et position perverse, lorsqu’elles se combinent, aboutissent à la création d’un univers parfaitement clos : le rationnel est mis au service des désirs les plus fous, l’imaginaire permet aux programmes les plus « scandaleux » d’avoir droit de cité dans une perspective « prospective » ou « futurible ». Mais ceci n’est peut-être après tout qu’accessoire. Ce qui est essentiel, c’est l’unification opérée entre libido (fascination) et travail, monde de la filiation et de la transmission du savoir absolu, monde de la parenté (la grande famille constituée autour du chef charismatique) et monde de l’économie. Le charisme devient technocratique, la technocratie se personnalise. Le paranoïaque s’appuie sur des artisans consciencieux (Hitler a son Eichmann), le pervers permet au paranoïaque de s’exprimer si ce dernier peut favoriser la réalisation de ses projets (le grand capital allemand favorable à l’ascension de Hitler). Les dominés, quant à eux, n’ont plus qu’à adorer le chef et leur travail, accepter d’être procréé par lui, de s’identifier à lui et d’être investi par lui, s’il le désire, de la puissance phallique, ils sont tous fils (semblables) et puisqu’ils sont fils, ils doivent fidélité et loyauté à l’œuvre dont le chef est le garant. Aucune porte de sortie : le totalitarisme est toujours là [6]. Ainsi se perpétue et s’approfondit le sentiment de culpabilité et se constitue un Sur-Moi collectif d’une rigidité extrême, totalement désexualisé. Alors la destructivité devient complètement mobilisable au bénéfice du Surmoi et se transforme-t-elle en « pure culture de la pulsion de mort ». Comme le pensait Freud, la civilisation dans son œuvre de construction, dans son essai pour arrêter l’agressivité, n’aboutit qu’à la destruction et à fournir de nouvelles armes à l’agressivité. Lorsque l’agressivité atteint le monde entier, alors il n’y a plus de différence entre auto et allo-destruction. C’est l’univers tout entier qui se clôture, qui se répète. L’existence sociale achevée, c’est le triomphe de la tendance au zéro.
Une telle affirmation peut apparaître excessive, en particulier aux spécialistes des sociétés archaïques. Un auteur, comme Clastres, ne dit-il pas qu’il « faut briser la relation nécessaire entre pouvoir et coercition » (1974) ? Et les exemples sont nombreux de sociétés où les différences ne sont que temporaires, où existe un pouvoir ouvert à tous, non coercitif. Mais il s’agit toujours de sociétés non historiques, c’est-à-dire de communautés où « la différence radicale de l’ordre de la Loi garantit [... ] que nul ne peut s’emparer de la Loi, non plus s’y dérober, que le pouvoir, autrement dit, ne vient jamais prétendre incarner et édicter la Loi, non plus qu’un groupe ne vient jamais récuser l’universalité de la Loi en la montrant comme loi particulière du dominateur et se poser en sécession de l’ordre établi, auquel il prétend substituer son ordre propre » (Cl. Lefort et M. Gauchet, 1971).
La société historique, elle, inventrice de formes neuves, n’est jamais sous l’empire d’une Loi extérieure à elle, elle n’a comme loi que celle proférée par le tenant du pouvoir. C’est en cela qu’elle est une société du conflit et de la lutte permanente.
Si donc la société historique veut essayer de combattre le visage du totalitarisme et de la mort, son alliée, elle ne peut le faire que si les individus qui la composent se restituent à eux-mêmes leur propre destin, essayent de proférer une nouvelle loi, une parole « neuve » qui soit, non pas la contradiction de celle qui a été prononcée, mais celle qui rejette, dans les limbes, et le monde de l’économie rationnelle et de la procréation parthéno-génétique, celle qui remet en cause l’instauration de l’imaginaire et le savoir sur le désir des autres, celle qui annonce la « brisure » du cycle par l’élucidation, l’analyse de son mécanisme. Mais les hommes ne préfèrent-ils pas la certitude de la mort au risque d’une parole incertaine, vacillante et continuellement à reprendre ? C’est la réponse à une telle question qui pourra nous dire si nous sommes condamnés à ce que la mort « triomphe dans cette voix étrange » ou s’il sera possible de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé). Réponse qui, en tout état de cause, ne pourra jamais être théorique. Ce n’est que dans l’action historique qu’elle pourra être énoncée, vécue et interrogée.


[1Elle ajoute : Et s’il défie le réel par le biais de la loi, c’est que la loi vient, a nom du savoir, désigner et codifier la réalité.

[2« ... c’est que rien n’est affreux en libertinage, parce que tout ce que le libertinage inspire l’est également par la nature : les actions les plus extraordinaires, les plus bizarres, celles qui paraissent choquer le plus évidemment toutes les lois, toutes les institutions humaines... celles-là mêmes ne sont point affreuses (sur la citation) : et il n’en est pas une d’elles qui ne puisse se démontrer dans la nature. » Sade, La philosophie dans le boudoir

[3Ces expressions décrivent les quatre types de stratégies définies par les mili­taires américains depuis la Seconde Guerre mondiale.

[4Ce qui n’est pas le cas de la procréation parthénogénétique.

[5E. Halevy a énoncé que la guerre était le grand facteur de socialisation des États modernes (1938).

[6« L’entreprise tyrannique, ou totalitaire, peut être conjurée sur le mode symbolique, au sein de la démocratie, par exemple, mais son chemin ne saurait être définitivement barré à l’intérieur de quelque système politique que ce soit ; tel est le constat d’inéluctable auquel nous affronte l’investigation de l’expérience du pouvoir » (Cl. Lefort et M. Gauchet, 1971).


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