Version en Italiano : Le giustificazioni teoriche dell’oligarchia
« La démocratie devient l’horizon indépassable de notre temps [...]. Il n’y a que du même devant nous. Le sacre de l’individualisme que nous venons de connaître nous interdit de concevoir d’autres principes de l’existence personnelle ou collective que ceux que nous pratiquons [...]. Cela nous ferme la possibilité d’imaginer le surgissement d’une norme différente pour les régir. »
M. Gauchet [1]
Comme le remarquait un politologue, « le mot démocratie est d’un emploi tellement difficile qu’il vaudrait presque mieux y renoncer » [2], tant il est évident que les régimes politiques contemporains ne sont pas de nature démocratique mais oligarchique. Le pouvoir n’appartient donc pas au « peuple », c’est-à-dire aux « plusieurs » (oï polloï) mais est confisqué par un tout petit nombre (oligoï) qui forment les oligarchies politiques ou économiques. Pourtant, la quasi-totalité des auteurs contemporains qualifient notre régime actuel de « démocratie ». C’est ce paradoxe que ce texte tente d’explorer, par l’examen d’un courant intellectuel qui a émergé au milieu des années 70, le « renouveau tocquevillien » [3]. Il a gagné en influence au cours des décennies suivantes jusqu’à devenir largement dominant dans les milieux intellectuels, ralliant peu à peu toute l’intelligentsia, et, de proche en proche, irradiant dans tous les domaines une conception des sociétés occidentales comme indépassables.
L’importance politique du travail théorique
Mais pourquoi une telle attention à ce qui fonde les vues des A. Finkielkraut, M. Gauchet et autres J. Julliard ? C’est que le nihilisme et le n’importe quoi constituent aujourd’hui l’essentiel de ce qu’on avait coutume d’appeler débat public, et que cette situation est en grande partie due à l’effondrement idéologique d’une « Gauche » qui n’affronte plus ses adversaires ni sur le terrain politique et social, ni sur celui des idées.
Comme l’a montré K. Papaïoannou [4], un des traits saillants de la sclérose progressive de la théorie marxiste fut le repli de ses partisans sur eux-mêmes et leur refus de réfuter les intellectuels « bourgeois » et leurs idées, perçues uniquement comme vecteurs de la « propagande de classe ». Après l’effondrement du sinistre bloc communiste, la figure du perroquet stalinien fut graduellement remplacée par celle du militant type NPA, endoctriné mais politiquement et théoriquement illettré, curieux alliage de post-modernisme et d’insurrectionnalisme. Son impérieuse nécessité d’être « là où ça bouge » lui fait véhiculer des idées de droite sans même qu’il s’en aperçoive, quitte à être la risée des idéologues de tous poils – quand il ne s’en remet pas lamentablement au totalitarisme chic d’un A. Badiou. Une telle démission ne fait que renforcer le règne du charlatanisme et du relativisme généralisés. L’espace public est abandonné aux BHL, Le Pen, Attali, Gresh, Minc et autres Frigide Barjot, qui jouent désormais sans adversaire. Mais le débat public est une pratique centrale de la modernité. Son discrédit est d’autant plus dommageable qu’il existe aussi des personnes sérieuses et honnêtes qui ne sont pas d’accord avec nos idées et ne demandent qu’à en débattre.
Nous prônons donc une posture qui accorde de l’attention à ce que pensent les gens et à ce que disent nos adversaires. Il faut en finir avec l’idée simplificatrice – et implicitement élitiste – qu’il ne s’agit là que d’une propagande des « porte-voix du système » : c’est souvent le cas, mais ce constat ne dit rien sur les raisons pour lesquelles les gens se laissent souvent piéger par ce lavage de cerveau. Inversement, démontrer qu’il s’agit souvent de pure propagande ne suffit pas à convaincre les gens de la fausseté de l’idée en question. Ce qu’il faut, c’est un travail théorique rigoureux et lucide : si l’on veut comprendre l’ancrage profond du malentendu concernant la notion de démocratie, il est nécessaire d’approfondir les racines philosophiques et théoriques des idées politiques en vogue.
République et Démocratie
Une première grande confusion est celle existant entre république et démocratie. « République » dérive du mot latin respublica qui signifie, littéralement, « la chose publique ». Le mot se réfère moins au régime de gouvernement ou à la forme de pouvoir d’une société qu’à l’esprit civique de ses membres. C’est pour cela que des admirateurs modernes de l’esprit républicain, comme Rousseau, par exemple, ne distinguaient guère entre Rome et Sparte, dont le régime et les institutions politiques étaient pourtant fort différents. Pour beaucoup d’auteurs classiques, la république, c’est la présence de la vertu politique et civile en tant que « vigueur de l’âme » [5], et non tant la nature du régime politique. « République » reste d’ailleurs intraduisible en grec. Il faut le traduire par politeia (l’équivalent du commonwealth anglais), en précisant, avec une note de traducteur, qu’il s’agit, en ce qui concerne le monde moderne, de régimes non monarchiques, constitutionnels et libéraux, issus de la chute de l’Ancien Régime [6]. On rencontre le même problème lorsqu’on traduit la Politeia de Platon par « République ».
« Démocratie » dérive du mot grec dèmokratia (intraduisible en latin), littéralement le kratos du dèmos, c’est-à-dire la puissance, le pouvoir du peuple. C’est le régime social où le peuple est maître. Il ne s’agit pas d’une définition ou d’une conception strictement juridique ou constitutionnelle, mais d’une forme bien précise de régime politique, ce qu’on appellerait « démocratie directe » [7], voire « pure » [8]. Mais le terme exprime, en même temps, une conception plus profonde : « Demokratia, qui émerge avec l’auto-affirmation du dèmos au moment de la révolution, se réfère ainsi à la capacité collective du dèmos de faire advenir des choses. Cela signifie que demokratia ne désigne pas en premier lieu le contrôle d’une autorité institutionnelle préexistante […]. La démocratie, c’est le peuple empowered, c’est-à-dire le régime où le peuple a une capacité collective de changer les choses […], de constituer le domaine public à travers l’action » [9]. On retrouve ici la notion d’« institution globale et explicite de la société par elle-même » de C. Castoriadis.
La Rome antique et la modernité
Ainsi, l’idée démocratique n’existe pas dans la république romaine. Le peuple n’y a jamais réussi à devenir maître de la scène politique. Pendant la période républicaine (509-44 av. J.-C.), c’était le Sénat, organe séparé du corps politique, qui conservait et exerçait le pouvoir. Le peuple ne pouvait influencer la prise de décisions que de manière indirecte, comme l’avait bien saisi Machiavel, moyennant maints « tumultes » destinés à faire pression sur les sénateurs [10]. Ainsi, contrairement à la Grèce antique, « il est clair que jamais le peuple romain n’a bénéficié d’une pareille capacité d’agir et de transformer le monde. Sans doute connut-il des poussées démocratiques, mais elles furent constamment refoulées comme des séditions » [11]. De ce point de vue, il y a une similitude entre le peuple romain, le peuple florentin de la Renaissance étudié par Machiavel et le peuple actuel. Il « ne demande autre chose qu’à n’être point opprimé » [12]. Il ne cherche pas à prendre lui-même le pouvoir afin de créer des institutions démocratiques et égalitaires qui mettraient fin aux régimes oligarchiques (stati di pochi [13]). En d’autres termes, il ne met jamais en question ni l’exercice indirect du pouvoir ni l’exclusion de la vaste majorité du corps social du processus de prise de décisions. Ce dernier reste la propriété exclusive des diverses oligarchies.
Fait singulier, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, même les penseurs partisans des régimes dits « représentatifs » qui congédient le peuple ne les qualifiaient jamais de démocraties, contrairement à nos contemporains. Ainsi, un des pères fondateurs des États-Unis, J. Madison, précisait que « La Démocratie et la République diffèrent en deux points essentiels : 1ο la délégation du gouvernement, dans la République, à un petit nombre de citoyens élus par le peuple ; 2ο le plus grand nombre de citoyens et la plus vaste étendue de pas sur lesquels la République peut s’étendre » [14]. Sieyès, un des fondateurs de la république française, insistait aussi sur le fait que « les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice [...]. L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif » [15]. Même Alexis de Tocqueville, le penseur du XIXe siècle, qui a placé le mot « démocratie » au cœur de sa pensée, qualifie sans hésitation de « républiques » les régimes politiques modernes issus des révolutions du XVIIIe siècle [16].
La notion d’oligarchie libérale
De même, pour Hobbes, lecteur attentif des textes de philosophie politique grecque antique (qui débuta sa carrière d’écrivain en traduisant au début du XVIIe siècle l’Histoire de Thucydide), la démocratie est le régime politique où il n’y a pas de distinction entre le Souverain et ses sujets. Les sujets eux-mêmes incarnent le Souverain en se constituant en assemblées souveraines : « lors de la construction d’une démocratie, il n’y a pas de contrat entre le Souverain et quelque sujet que ce soit. Car, bien que la démocratie soit une construction, il n’y a pas de Souverain avec lequel on puisse conclure un contrat » [17]. C’est le « dèmos souverain » qui détient le pouvoi [18]. Il n’y a pas d’organe séparé du corps politique auquel les « sujets » seraient censés transmettre leurs droits – en tant que particuliers – et leur souveraineté – en tant que peuple –, comme c’est le cas avec l’État moderne. En d’autres termes, le contrat se conclut entre les membres du peuple souverain eux-mêmes et non entre le peuple et un Souverain élu ou nommé (un monarque, un parti, une assemblée aristocratique, etc.).
Il est également clair pour Hobbes que le régime politique basé sur l’élection des représentants n’est pas une démocratie mais bien une aristocratie (voire une monarchie, dans le cas des « royaumes électifs » où le roi est élu par le peuple [elective kingdom]). Car, dans ce cas, ce n’est plus le peuple, le dèmos, mais les aristoï, les « meilleurs », les « optimates », qui gouvernent [19]. Le corps politique élit le Souverain en lui transmettant sa souveraineté ; le Souverain, ainsi extrait du corps politique, soumet le peuple qui devient alors son sujet. Il s’agit de l’aliénation politique dont parlera Rousseau près d’un siècle plus tard. Les régimes de « démocratie représentative » sont donc des régimes oligarchiques : toute forme de pouvoir est la propriété exclusive de groupes particuliers qui l’exercent en se substituant au peuple en son nom même, le congédiant pour en défendre, par délégation, les intérêts. C’est valable pour les régimes actuels, même si, pour reprendre la terminologie de C. Castoriadis, on peut les qualifier d’oligarchies libérales. Ce sont des régimes libéraux, car ils respectent les principes de l’État de droit, ils sont dotés d’une Constitution qui restreint l’arbitraire du Souverain, etc. Nous reviendrons plus loin sur l’idée de libéralisme.
Tocqueville et l’égalisation des conditions
Qualifier de « démocratie » le mode de gouvernement actuel est donc totalement abusif. Pourtant, la plupart des « spécialistes » de la chose s’accordent à réduire la démocratie à l’État de droit et aux régimes oligarchiques libéraux. On trouve les adeptes les plus cohérents et lucides de ce malentendu parmi d’anciens intellectuels marxistes qui, vers la fin des années 1960, découvrirent l’œuvre d’A. de Tocqueville [20]. L’historien François Furet et les philosophes Claude Lefort et Marcel Gauchet se mirent à analyser la société en s’appuyant sur le « dipôle » démocratie / totalitarisme. L’enjeu était de taille : il s’agissait de combattre la monstruosité totalitaire, que certains découvraient après l’avoir adulée, et de légitimer l’attachement aux sociétés occidentales. La génération suivante, après avoir chanté les louanges du « Grand bond en avant » et de la « Révolution culturelle » de Mao (plusieurs dizaines de millions de morts…), suivit le même chemin. Tous feront face à une extrême gauche qui aujourd’hui encore ne ferme les yeux sur les régimes autoritaires du monde entier que pour mieux diaboliser l’Occident dont elle forme un rejeton caractéristique. Mais, tout à leurs mouvements pendulaires, les néotocquevilliens ne lisent dans Tocqueville que ce qui peut légitimer nos régimes oligarchiques.
Que dit Tocqueville ?
Tocqueville définit la démocratie comme le propre d’une société qui permet une complète mobilité sociale, soit l’égalité des chances et même l’« égalisation des conditions » : chacun tend à vivre avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, dans des situations sociales similaires. Analysant les grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle, il voit cette « démocratie » entraîner la chute de l’Ancien Régime. La société n’est désormais plus divisée en ordres héréditaires (noblesse, clergé, tiers état), dont les caractéristiques sont définies de façon « ontologique », comme le remarque Gauchet [21]. L’égalité selon Tocqueville, ce « grand mouvement qui égalise les hommes » [22], va bien plus loin que la simple égalité juridique : elle implique une nouvelle conception de l’être humain en général. Il est désormais possible de concevoir l’autre comme un semblable. Tout le monde peut devenir riche et jouir des prérogatives qu’offre la richesse sans avoir besoin d’être porteur d’un titre hérité ou d’avoir du sang bleu. Certes, les divisions sociales ne disparaissent pas. Mais elles sont déterminées par des circonstances changeantes, comme l’acquisition libre par l’individu qui le veut de la richesse et du poids politique [23].
Pour Tocqueville, la « fluctuation de la richesse » est donc un garde-fou essentiel. Elle est censée préserver l’égalité comme norme centrale de la société et empêcher que les classes sociales ne redeviennent « héréditaires » [24] : « l’homme le plus riche et le dernier artisan se serrent la main dans la rue ». Et voilà nos néotocquevilliens tout affairés à serrer toutes les mains politiques, syndicales, patronales ou mafieuses, estampillées « monde libre ».
Tocqueville et les néotocquevilliens
Mais Tocqueville est sur ce point beaucoup plus attentif que ceux qui se réclament aujourd’hui de lui : quand il se réfère à la « démocratie » et à l’« égalité », il parle toujours d’« état social », c’est-à-dire de régime social – et non politique. Lorsqu’il veut parler du régime politique de la toute jeune Amérique libérée du joug anglais, il utilise le terme « république » et nullement – ou très rarement – « démocratie ». Et c’est bien là le cœur du problème : pour Tocqueville, la « révolution démocratique », c’est le passage d’une société de castes à une société de classes d’ordre économique, mais certainement pas l’instauration d’un régime politique, d’un mode de gouvernement par lequel le peuple exercerait le pouvoir. Le lieu commun principal de l’approche néotocquevillienne est que ses représentants partent de l’analyse de Tocqueville sur la « démocratie », pour commettre par la suite une grave erreur, un saut logique qui les amène à confondre les notions de régime social et de régime politique, de la même manière que l’on amalgame la république, esprit civique d’une population, et la démocratie, régime politique où le peuple auto-organisé institue lui-même les formes de son pouvoir.
Lorsqu’on ne distingue pas entre état social et régime politique ou entre égalité des conditions et mode de gouvernement démocratique, on finit par tirer des conclusions paradoxales. Certains politologues du XIXe siècle, se basant sur les mêmes critères, décrivirent la Chine impériale comme une « société démocratique » [25]. En effet, la caste de fonctionnaires-lettrés (les fameux mandarins), n’était pas une aristocratie et ne se constituait, en tant que classe, ni grâce à son origine ni grâce à sa propriété terrienne (comme c’était le cas sous l’Ancien Régime européen). Le recrutement de la bureaucratie mandarinale dépendait des résultats des examens qu’organisait la Cour impériale et, même si cela ne produisait pas les effets souvent décrits en matière de mobilité sociale, reste qu’au niveau des principes, les mandarins ne tiraient pas leur pouvoir de leur origine sociale mais de leur mérite. L’idée même d’une méritocratie est incompatible avec celle de castes immuables. Tocqueville avait déjà donné le bon exemple, en qualifiant la monarchie absolue en France de « monarchie démocratique » [26].
Pourtant, le noyau même de la réflexion de Tocqueville porte sur les rapports entre l’« état social » que constitue la démocratie / égalité et les possibles « états politiques » qui pourraient se développer à partir de lui. C’est ce que découvrent aujourd’hui stupéfaits quelques écrivains académiques [27] et c’est aussi ce que les néotocquevilliens ont dès le début négligé.
A la racine de l’erreur : l’hétéronomie brisée
Ce que Tocqueville appelle « démocratie », ce sont certains aspects de l’évolution sociale et anthropologique qui a entraîné la chute de l’Ancien Régime. Or, les néotocquevilliens confondent les niveaux anthropologique et politique, d’autant plus qu’ils tendent à oublier la tension – si importante pour Tocqueville – entre « état social » (ou « forme de société ») d’un côté, et « état politique » (ou « gouvernement ») de l’autre. Ainsi, ils sont amenés à utiliser le mot « démocratie » pour se référer aux institutions politiques ou aux formes de gouvernement et de constitution des sociétés en question. Comme telle, leur démarche utilise des catégories anthropologiques pour parler de la dimension politique de ces mêmes sociétés – catégories que Tocqueville utilisait dans sa tentative de définir l’orientation anthropologique ou culturelle (voire « symbolique », pour reprendre le terme de Lefort) des sociétés modernes.
En fait, en suivant leur maître, nos néotocquevilliens se réfèrent aux résultats du processus historique qui, depuis le haut Moyen Âge, a permis aux sociétés occidentales de sortir de l’hétéronomie, c’est-à-dire d’un état où l’organisation de la société est donné et garanti par un ordre extérieur, Dieu, les Traditions, les Ancêtres, etc. A partir du XIIe-XIIIe siècle, ces sociétés s’extraient progressivement de l’emprise de la religion. Elles sont profondément traversées par un courant libertaire et égalitaire. Elles tendent vers un état social qui rend partiellement possible la mise en question ouverte et explicite des institutions, des représentations et des normes établies. Mais elles ne franchissent pas le cap d’une transformation sociale radicale qui aboutirait à l’autonomie individuelle et collective et à des institutions politiques démocratiques. C’est cet état social qu’on pourrait appeler, en s’appuyant sur les catégories de C. Castoriadis, société d’hétéronomie brisée.
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