Les justifications théoriques de l’oligarchie (1/2)

mercredi 30 avril 2014
par  LieuxCommuns

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Ce texte fait partie de la brochure n°20, « Démocratie directe : Principes, enjeux, perspectives - Première partie : Contre l’oligarchie, ses fondements politiques, sociaux et idéologiques ».

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Sommaire de la brochure n°20 « Première partie : Contre l’oligarchie, ses fondements politiques, sociaux et idéologiques » :

  • Les justifications théoriques de l’oligarchie - Ci-dessous

Sa sortie a fait l’objet d’une réunion publique en juin 2013, dont le compte-rendu est en ligne.


Version en Italiano : Le giustificazioni teoriche dell’oligarchia


« La démocratie devient l’horizon indépassable de notre temps [...]. Il n’y a que du même devant nous. Le sacre de l’individua­lisme que nous venons de connaître nous interdit de concevoir d’autres principes de l’existence personnelle ou collective que ceux que nous pratiquons [...]. Cela nous ferme la possibilité d’imaginer le surgissement d’une norme différente pour les régir. »

M. Gauchet [1]

Comme le remarquait un politologue, « le mot démocratie est d’un em­ploi tellement difficile qu’il vau­drait presque mieux y renoncer » [2], tant il est évident que les régimes politiques contemporains ne sont pas de na­ture dé­mocratique mais oligarchique. Le pouvoir n’appartient donc pas au « peuple », c’est-à-dire aux « plusieurs » (oï polloï) mais est confisqué par un tout petit nombre (oligoï) qui forment les oligarchies politiques ou écono­miques. Pourtant, la quasi-totalité des auteurs contemporains qualifient notre régime actuel de « démocratie ». C’est ce paradoxe que ce texte tente d’explorer, par l’examen d’un courant intellectuel qui a émergé au milieu des années 70, le « renouveau tocquevillien » [3]. Il a gagné en influence au cours des décennies suivantes jusqu’à devenir largement dominant dans les milieux intellectuels, ralliant peu à peu toute l’intelligentsia, et, de proche en proche, irradiant dans tous les domaines une conception des sociétés occidentales comme indépassables.

L’importance politique du travail théorique

Mais pourquoi une telle attention à ce qui fonde les vues des A. Finkiel­kraut, M. Gauchet et autres J. Julliard ? C’est que le nihilisme et le n’importe quoi constituent aujourd’hui l’essentiel de ce qu’on avait cou­tume d’appeler débat public, et que cette situation est en grande partie due à l’effondrement idéologique d’une « Gauche » qui n’affronte plus ses ad­versaires ni sur le terrain politique et social, ni sur celui des idées.

Comme l’a montré K. Papaïoannou [4], un des traits saillants de la sclérose progressive de la théorie marxiste fut le repli de ses partisans sur eux­-mêmes et leur refus de réfuter les intellectuels « bour­geois » et leurs idées, perçues uniquement comme vecteurs de la « propagande de classe ». Après l’effon­drement du sinistre bloc communiste, la figure du perroquet stali­nien fut gra­duellement remplacée par celle du militant type NPA, endoctri­né mais politi­quement et théoriquement illettré, curieux al­liage de post­-modernisme et d’insurrectionnalisme. Son impérieuse nécessité d’être « là où ça bouge » lui fait véhiculer des idées de droite sans même qu’il s’en aperçoive, quitte à être la risée des idéologues de tous poils – quand il ne s’en remet pas lamen­tablement au totalitarisme chic d’un A. Badiou. Une telle démission ne fait que renforcer le règne du charlatanisme et du relati­visme géné­ralisés. L’espace public est abandonné aux BHL, Le Pen, Attali, Gresh, Minc et autres Frigide Barjot, qui jouent désormais sans adversaire. Mais le débat public est une pratique centrale de la modernité. Son discré­dit est d’autant plus dommageable qu’il existe aussi des personnes sérieuses et honnêtes qui ne sont pas d’accord avec nos idées et ne demandent qu’à en débattre.

Nous prônons donc une posture qui accorde de l’attention à ce que pensent les gens et à ce que disent nos adversaires. Il faut en finir avec l’idée simplificatrice – et implicitement élitiste – qu’il ne s’agit là que d’une propa­gande des « porte-voix du système » : c’est souvent le cas, mais ce constat ne dit rien sur les raisons pour lesquelles les gens se laissent souvent piéger par ce lavage de cerveau. Inversement, démontrer qu’il s’agit souvent de pure propagande ne suffit pas à convaincre les gens de la fausseté de l’idée en question. Ce qu’il faut, c’est un travail théorique rigoureux et lucide : si l’on veut comprendre l’ancrage profond du malen­tendu concernant la notion de démocratie, il est nécessaire d’approfondir les ra­cines philosophiques et théo­riques des idées politiques en vogue.

République et Démocratie

Une première grande confusion est celle existant entre république et dé­mocratie. « République » dérive du mot latin respublica qui signifie, littéra­lement, « la chose publique ». Le mot se réfère moins au régime de gouver­nement ou à la forme de pou­voir d’une société qu’à l’esprit civique de ses membres. C’est pour cela que des admirateurs modernes de l’esprit républi­cain, comme Rousseau, par exemple, ne distinguaient guère entre Rome et Sparte, dont le régime et les institutions politiques étaient pourtant fort diffé­rents. Pour beaucoup d’auteurs classiques, la république, c’est la pré­sence de la vertu politique et civile en tant que « vigueur de l’âme » [5], et non tant la na­ture du régime politique. « République » reste d’ailleurs intra­duisible en grec. Il faut le traduire par politeia (l’équivalent du common­wealth anglais), en précisant, avec une note de traducteur, qu’il s’agit, en ce qui concerne le monde moderne, de ré­gimes non monarchiques, constitu­tionnels et libéraux, issus de la chute de l’Ancien Régime [6]. On rencontre le même problème lorsqu’on traduit la Politeia de Platon par « République ».

« Démocratie » dérive du mot grec dèmokratia (intra­duisible en latin), lit­téralement le kratos du dèmos, c’est-à-dire la puissance, le pouvoir du peuple. C’est le régime social où le peuple est maître. Il ne s’agit pas d’une définition ou d’une conception strictement juridique ou constitutionnelle, mais d’une forme bien précise de régime politique, ce qu’on appellerait « démocratie directe » [7], voire « pure » [8]. Mais le terme exprime, en même temps, une conception plus profonde : « Demokratia, qui émerge avec l’auto-affirmation du dèmos au moment de la révolution, se réfère ainsi à la capacité collec­tive du dèmos de faire advenir des choses. Cela signifie que demokratia ne désigne pas en premier lieu le contrôle d’une autorité institu­tionnelle préexistante […]. La démocratie, c’est le peuple empower­ed, c’est-à-dire le régime où le peuple a une capacité collective de changer les choses […], de constituer le domaine public à travers l’action » [9]. On re­trouve ici la notion d’« institution globale et explicite de la société par elle-même » de C. Castoriadis.

La Rome antique et la modernité

Ainsi, l’idée démocratique n’existe pas dans la république romaine. Le peuple n’y a jamais réussi à devenir maître de la scène politique. Pendant la période républicaine (509-44 av. J.-C.), c’était le Sénat, organe séparé du corps politique, qui conservait et exerçait le pou­voir. Le peuple ne pou­vait influencer la prise de décisions que de manière indi­recte, comme l’avait bien saisi Machiavel, moyennant maints « tumultes » destinés à faire pression sur les séna­teurs [10]. Ainsi, contrairement à la Grèce antique, « il est clair que ja­mais le peuple romain n’a bénéfi­cié d’une pareille ca­pacité d’agir et de transformer le monde. Sans doute connut-il des pous­sées démocratiques, mais elles furent constamment refoulées comme des séditions » [11]. De ce point de vue, il y a une similitude entre le peuple ro­main, le peuple florentin de la Renaissance étudié par Machiavel et le peuple actuel. Il « ne demande autre chose qu’à n’être point opprimé » [12]. Il ne cherche pas à prendre lui-même le pouvoir afin de créer des institutions démocratiques et égalitaires qui met­traient fin aux régimes oligarchiques (stati di pochi [13]). En d’autres termes, il ne met jamais en question ni l’exer­cice indirect du pouvoir ni l’exclusion de la vaste majorité du corps social du processus de prise de décisions. Ce der­nier reste la propriété ex­clusive des di­verses oligarchies.

Fait singulier, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, même les penseurs parti­sans des régimes dits « représentatifs » qui congédient le peuple ne les quali­fiaient jamais de démocraties, contrairement à nos contemporains. Ainsi, un des pères fondateurs des États-Unis, J. Madison, précisait que « La Démo­cratie et la République diffèrent en deux points essentiels : 1ο la délégation du gouvernement, dans la Répu­blique, à un petit nombre de ci­toyens élus par le peuple ; 2ο le plus grand nombre de citoyens et la plus vaste étendue de pas sur lesquels la République peut s’étendre » [14]. Sieyès, un des fonda­teurs de la république française, insistait aussi sur le fait que « les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice [...]. L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même im­médiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la vé­ritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représen­tatif » [15]. Même Alexis de Tocqueville, le penseur du XIXe siècle, qui a pla­cé le mot « démocratie » au cœur de sa pensée, qualifie sans hésitation de « républiques » les régimes poli­tiques modernes issus des révolutions du XVIIIe siècle [16].

La notion d’oligarchie libérale

De même, pour Hobbes, lecteur attentif des textes de philosophie poli­tique grecque antique (qui débuta sa carrière d’écrivain en traduisant au début du XVIIe siècle l’Histoire de Thucydide), la démocratie est le régime po­litique où il n’y a pas de distinction entre le Souverain et ses sujets. Les su­jets eux-mêmes incarnent le Souverain en se constituant en assemblées sou­veraines : « lors de la construction d’une démocratie, il n’y a pas de contrat entre le Souverain et quelque sujet que ce soit. Car, bien que la démocratie soit une construction, il n’y a pas de Souve­rain avec lequel on puisse conclure un contrat » [17]. C’est le « dèmos souverain » qui détient le pou­voi [18]. Il n’y a pas d’organe séparé du corps politique auquel les « sujets » seraient censés transmettre leurs droits – en tant que particuliers – et leur souveraine­té – en tant que peuple –, comme c’est le cas avec l’État moderne. En d’autres termes, le contrat se conclut entre les membres du peuple souverain eux­-mêmes et non entre le peuple et un Souverain élu ou nommé (un monarque, un parti, une assemblée aristocratique, etc.).

Il est également clair pour Hobbes que le régime politique basé sur l’élec­tion des représentants n’est pas une démocratie mais bien une aristo­cratie (voire une monarchie, dans le cas des « royaumes électifs » où le roi est élu par le peuple [elective kingdom]). Car, dans ce cas, ce n’est plus le peuple, le dèmos, mais les aristoï, les « meilleurs », les « optimates », qui gouvernent [19]. Le corps politique élit le Souverain en lui transmettant sa sou­veraineté ; le Souverain, ainsi extrait du corps politique, soumet le peuple qui devient alors son sujet. Il s’agit de l’aliénation politique dont parlera Rousseau près d’un siècle plus tard. Les régimes de « démocratie représen­tat­ive » sont donc des régimes oligarchiques : toute forme de pou­voir est la propriété exclusive de groupes particuliers qui l’exercent en se substituant au peuple en son nom même, le congédiant pour en défendre, par déléga­tion, les intérêts. C’est valable pour les régimes actuels, même si, pour re­prendre la terminologie de C. Castoriadis, on peut les qualifier d’oligar­chies libé­rales. Ce sont des régimes libéraux, car ils respectent les prin­cipes de l’État de droit, ils sont dotés d’une Constitution qui restreint l’arbi­traire du Souve­rain, etc. Nous reviendrons plus loin sur l’idée de libéra­lisme.

Tocqueville et l’égalisation des conditions

Qualifier de « démocratie » le mode de gouvernement actuel est donc totalement abusif. Pourtant, la plupart des « spécialistes » de la chose s’ac­cordent à réduire la démocratie à l’État de droit et aux régimes oligar­chiques libéraux. On trouve les adeptes les plus cohérents et lucides de ce malen­tendu parmi d’anciens intellectuels marxistes qui, vers la fin des an­nées 1960, découvrirent l’œuvre d’A. de Tocqueville [20]. L’historien François Furet et les philosophes Claude Lefort et Marcel Gauchet se mirent à analy­ser la société en s’appuyant sur le « dipôle » démocratie / totalitarisme. L’enjeu était de taille : il s’agissait de combattre la monstruosité totalitaire, que certains découvraient après l’avoir adulée, et de légitimer l’attachement aux sociétés occidentales. La génération suivante, après avoir chanté les louan­ges du « Grand bond en avant » et de la « Révolution culturelle » de Mao (plusieurs dizaines de millions de morts…), suivit le même chemin. Tous feront face à une extrême gauche qui aujourd’hui encore ne ferme les yeux sur les régimes autoritaires du monde entier que pour mieux diaboliser l’Occident dont elle forme un rejeton caractéristique. Mais, tout à leurs mou­vements pendulaires, les néotocquevilliens ne lisent dans Tocqueville que ce qui peut légitimer nos régimes oligarchiques.

Que dit Tocqueville ?

Tocqueville définit la démocratie comme le propre d’une société qui permet une complète mobilité sociale, soit l’égalité des chances et même l’« égalisation des condi­tions » : chacun tend à vivre avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, dans des situations sociales similaires. Analysant les grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle, il voit cette « démocratie » entraîner la chute de l’Ancien Régime. La société n’est désormais plus divi­sée en ordres héréditaires (noblesse, clergé, tiers état), dont les caractéris­tiques sont définies de façon « ontologique », comme le remarque Gau­chet [21]. L’égalité selon Tocqueville, ce « grand mouvement qui égalise les hommes » [22], va bien plus loin que la simple égalité juridique : elle implique une nouvelle conception de l’être humain en général. Il est désormais possible de concevoir l’autre comme un semblable. Tout le monde peut devenir riche et jouir des prérogatives qu’offre la richesse sans avoir besoin d’être porteur d’un titre hérité ou d’avoir du sang bleu. Certes, les divisions so­ciales ne disparaissent pas. Mais elles sont déterminées par des circon­stances changeantes, comme l’acquisition libre par l’individu qui le veut de la ri­chesse et du poids politique [23].

Pour Tocqueville, la « fluctuation de la richesse » est donc un garde-fou essentiel. Elle est censée préserver l’égalité comme norme centrale de la so­ciété et empêcher que les classes sociales ne redeviennent « hérédi­taires » [24] : « l’homme le plus riche et le dernier artisan se serrent la main dans la rue ». Et voilà nos néotocquevilliens tout affairés à serrer toutes les mains poli­tiques, syndicales, patronales ou mafieuses, estampillées « monde libre ».

Tocqueville et les néotocquevilliens

Mais Tocqueville est sur ce point beaucoup plus attentif que ceux qui se réclament aujourd’hui de lui : quand il se réfère à la « démocratie » et à l’« égalité », il parle toujours d’« état social », c’est-à-dire de régime social – et non politique. Lorsqu’il veut parler du régime politique de la toute jeune Amérique libérée du joug anglais, il utilise le terme « république » et nulle­ment – ou très rarement – « démocratie ». Et c’est bien là le cœur du pro­blème : pour Tocqueville, la « révolution démocratique », c’est le pas­sage d’une société de castes à une société de classes d’ordre économique, mais certainement pas l’instauration d’un régime politique, d’un mode de gouver­nement par lequel le peuple exercerait le pouvoir. Le lieu commun principal de l’approche néotocquevillienne est que ses représentants partent de l’ana­lyse de Tocqueville sur la « démocratie », pour commettre par la suite une grave erreur, un saut logique qui les amène à confondre les no­tions de ré­gime social et de régime politique, de la même manière que l’on amalgame la république, esprit civique d’une population, et la démo­cratie, régime poli­tique où le peuple auto-organisé institue lui-même les formes de son pouvoir.

Lorsqu’on ne distingue pas entre état social et régime politique ou entre égalité des conditions et mode de gouvernement démocratique, on finit par tirer des conclusions paradoxales. Certains politologues du XIXe siècle, se basant sur les mêmes critères, décrivirent la Chine impériale comme une « société démocratique » [25]. En effet, la caste de fonctionnaires-lettrés (les fameux mandarins), n’était pas une aristocratie et ne se constituait, en tant que classe, ni grâce à son origine ni grâce à sa propriété terrienne (comme c’était le cas sous l’Ancien Régime européen). Le recrutement de la bureau­cratie manda­rinale dépendait des résultats des examens qu’organisait la Cour im­périale et, même si cela ne produisait pas les effets souvent dé­crits en ma­tière de mobilité sociale, reste qu’au niveau des principes, les mandarins ne tiraient pas leur pouvoir de leur origine sociale mais de leur mérite. L’idée même d’une méritocratie est incompatible avec celle de castes immuables. Tocqueville avait déjà donné le bon exemple, en quali­fiant la monarchie ab­solue en France de « monarchie démocratique » [26].

Pourtant, le noyau même de la réflexion de Tocqueville porte sur les rapports entre l’« état social » que constitue la démocratie / égalité et les pos­sibles « états politiques » qui pourraient se développer à partir de lui. C’est ce que découvrent aujourd’hui stupéfaits quelques écrivains acadé­miques [27] et c’est aussi ce que les néotocquevilliens ont dès le début négligé.

A la racine de l’erreur : l’hétéronomie brisée

Ce que Tocqueville appelle « démocratie », ce sont certains aspects de l’évolution sociale et anthropologique qui a entraîné la chute de l’Ancien Régime. Or, les néotocquevilliens confondent les niveaux anthropologique et politique, d’autant plus qu’ils tendent à oublier la tension – si importante pour Tocqueville – entre « état social » (ou « forme de société ») d’un côté, et « état politique » (ou « gouvernement ») de l’autre. Ainsi, ils sont amenés à utiliser le mot « démocratie » pour se référer aux institutions poli­tiques ou aux formes de gouvernement et de constitution des sociétés en question. Comme telle, leur démarche utilise des catégories anthropo­logiques pour parler de la dimension politique de ces mêmes sociétés – caté­gories que Tocqueville utilisait dans sa tentative de définir l’orientation anthropo­logique ou culturelle (voire « symbolique », pour reprendre le terme de Lefort) des so­ciétés modernes.

En fait, en suivant leur maître, nos néotocquevilliens se réfèrent aux résultats du processus historique qui, depuis le haut Moyen Âge, a permis aux sociétés occidentales de sortir de l’hétéronomie, c’est-à-dire d’un état où l’organisation de la société est donné et garanti par un ordre extérieur, Dieu, les Traditions, les An­cêtres, etc. A partir du XIIe-XIIIe siècle, ces sociétés s’extraient progressivement de l’emprise de la religion. Elles sont profondé­ment traversées par un courant libertaire et égalitaire. Elles tendent vers un état social qui rend partiellement possible la mise en ques­tion ouverte et explicite des institutions, des représentations et des normes établies. Mais elles ne franchissent pas le cap d’une transformation sociale radicale qui abouti­rait à l’autonomie individuelle et collective et à des insti­tutions politiques démocratiques. C’est cet état social qu’on pourrait appeler, en s’appuyant sur les catégories de C. Castoriadis, société d’hété­ronomie brisée.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1M. Gauchet, L’Avènement de la démocratie, t. I, La révolution moderne, Paris, Galli­mard, 2007, p. 16, 18.

[2E. Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, p. 172.

[3Nous empruntons le terme – mais pas forcément l’ensemble des analyses – à S. Audier, Tocqueville retrouvé : ge­nèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin, 2005.

[4Cf. son livre L’idéologie froide. Essai sur le dépérissement du marxisme (1967), Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2009, et surtout le chapitre IV « Les monopo­lisateurs de la vérité ».

[5J.-J. Rousseau, « Discours sur les sciences et les arts » (1750), Du contrat social – Écrits politiques, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 8-16.

[6Comme le dit, par exemple, le traducteur grec de l’Essai sur la révolution de Hannah Arendt dans son avertisse­ment, « il faut rendre clair le contenu de deux termes fonda­mentaux de ce livre. Democracy : démocratie, gouver­nement populaire. Republic : régime non monarchique, le régime où le pouvoir suprême est exercé par les représen­tants du peuple ».

[7Cf. sur ce sujet les ouvrages d’hellénistes tels que Moses Finley (Démocratie antique et démocratie moderne, [1973], Paris, Payot, 2003), Claude Mossé (Histoire d’une démo­cratie : Athènes. Des origines à la conquête macédonienne, Paris, Seuil, 1971), Mogens H. Hansen (La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène. Structure, principes et idéologie, Paris, Tallandier, 2009).

[8Ainsi que le disait Pierre Louis Roederer (Discours du 13 ventôse de l’an IX [4 mars 1801]), « La démocratie représentative est celle où une partie des citoyens, choisie par l’autre partie, fait les lois et les fait exécuter. Elle est démocratie en ce sens que les re­présentants sont choisis, sans condition de naissance, par tous les citoyens, sans distinc­tion de naissance : mais elle est démocratie représentative et non plus démocratie pure, parce que ce n’est plus le gouvernement de la totalité des citoyens, mais seulement d’une partie des citoyens » (cité par P. Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 51-52).

[9J. Ober, « The Original Meaning of “Democracy” : Capacity to Do Things, Not Majority Rule », cité par Claudia Moatti, « Le germe et le kratos : réflexions sur la création poli­tique à Athènes », in C. Castoriadis, Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce 3, séminaires 1984-1985, Seuil 2011, p. 23.

[10« Les bonnes lois […] sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si incon­sidérément […]. Je dis que chaque État libre doit fournir au peuple un débouché normal à son ambition, et surtout les républiques, qui, dans les occasions importantes, n’ont de force que par ce même peuple » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live [1513-1520], livre premier, ch. IV – « Que les différends entre le sénat et le peuple ont rendu la république romaine puissante et libre » –, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 390, 391).

[11C. Moatti, op. cit., p. 25.

[12Machiavel, Le prince, ch. IX, Œuvres complètes, op. cit., p. 318.

[13Machiavel, Le prince, ch. V. Les traducteurs de l’édition de la Pléiade traduisent stato di pochi par « gouvernement de peu de gens » (Machiavel, Œuvres complètes, op. cit., p. 302), tandis que Gérard Luciani préfère la formula­tion « gouvernement oligarchique » (N. Machiavel, Le prince, Paris, Gallimard, 1995, p. 81).

[14J. Madison, « Le fédéraliste X », J. Madison, J. Jay, A. Hamilton, Le Fédéraliste (Fede­ralist Papers), Paris, Econo­mica, 1988, p. 73.

[15Sieyès, Discours du 7 septembre 1789, cité par J.-C. Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, 2008, p. 102, n. 1.

[16Sur ce dernier point nous suivons les analyses de Pierre Manent (Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Ha­chette, 1987, p. 221-222, 224, ainsi que l’ouvrage de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995) et de Cornelius Cas­toriadis (« Quelle démocratie ? », Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999, p. 148).

[17T. Hobbes, De Corpore Politico (1650), ch. XXI, § 2.

[18« L’assemblée souveraine était appelée par les Grecs sous le nom de Dèmos (id est, le peuple), d’où vient la démo­cratie » (Ibid.).

[19De Corpore Politico, ch. XXI, § 7. Comme le remarque bien l’éditeur britannique, « ce qui suit dans ce chapitre doit beaucoup à Aristote (Les politiques, III, 5-12), même si Hobbes aurait eu, très probablement, un peu de mal à l’admettre » (T. Hobbes, Human Nature and De Corpore Politico, Oxford U. P., 1999, p. 276, n. 120).

[20Ainsi, F. Furet venait du stalinisme (son ralliement à l’ordre occidental fut, comme il se doit, bruyant), tandis que Cl. et M. Gauchet venaient du marxisme libertaire, et partici­pèrent à des groupes comme Socialisme ou Barbarie ou ICO et ILO. Les intellectuels de la génération suivante – comme Pierre-André Taguieff, Jean-Pierre Le Goff ou Gilles Li­povetsky – furent influencés par les idées situationnistes et la culture de Mai 68 en géné­ral. Ils entrete­naient aussi des rapports avec les groupes susmentionnés, soit comme sym­pathisants ou membres pour de brèves périodes, soit comme lecteurs de leurs revues. Tous ne se réfèrent pas explicitement à Tocqueville, mais ils n’en per­çoivent pas moins les sociétés modernes et contemporaines comme « démocratiques », en s’appuyant sur une analyse similaire à celle des néotocquevilliens proprement dits.

[21Cf. l’analyse de M. Gauchet, « La folie à l’âge démocratique » (2007), préface à M. Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain, Gallimard, 1980.

[22A. de Tocqueville, Correspondance et écrits locaux, p. 106 (cité par L. Guellec, Tocque­ville. L’apprentissage de la liberté, Paris, Michalon, 1996, p. 43).

[23Tocqueville, pour sa part, est un bon exemple de cette transformation majeure : d’origine noble, il rejette les privilèges symboliques dus à son titre (place réservée à l’église, etc.), et se marie en outre avec une roturière, Marie Mottley.

[24« Ce n’est pas qu’aux États-Unis comme ailleurs il n’y ait pas de riches ; je ne connais même pas de pays où l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le cœur de l’homme, et où l’on professe un mépris plus profond pour la théorie de l’égalité perma­nente des biens. Mais la fortune y circule avec une incroyable rapidité, et l’expé­rience apprend qu’il est rare de voir deux générations en recueillir les faveurs » (A. de Tocque­ville, De la démocra­tie en Amérique, t. 1 [1835], préface de F. Furet, Paris, Garnier­-Flammarion, 1981, p. 112-113).

[25G. G. Hamilton, “Chinese Consumption of Foreign Commodities : a Comparative Per­spective”, American Socio­logical Review, Vol. 42, No 6 (décembre 1977), p. 886. Tel fut aussi le cas de l’archéologue français Edmond About (1828-1885), qui parlait du carac­tère égalitaire et de l’esprit de liberté de la société grecque du milieu du XIXe siècle. En l’absence de rapports sociaux de type aristocratique, les individus ne ressentaient pas la soumission aux lois comme nécessaire et allant de soi. Cf. l’ouvrage d’About, La Grèce contemporaine (1855), chapitre II, parties 5, 6, 8 (http://fr.wikisource.org/wiki/La_ Gr%C3%A8ce_contemporaine). D’une manière générale, sur la démocratie hors occi­dent, on lira « La confusion occidentale » dans notre brochure n° 19, Malaises dans l’identité, mai 2012, disponible sur notre site.

[26Cf. l’ouvrage de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution (1856).

[27Cf., par exemple, le livre de l’italien R. Simone, Le monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2010. Ouvrage qui s’appuie essentiellement sur l’analyse de Tocqueville concernant le « despo­tisme démocratique » des sociétés de masse modernes (cf. sur cette question le deuxième volume de sa Dé­mocratie en Amé­rique).


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