Butler : Le professeur de parodie (2/2)

mercredi 2 juin 2010
par  LieuxCommuns

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Quelle est alors la contribution du travail de Butler à ce corpus déjà abondant ? Gender Trouble et Bodies that Matter [1] ne contiennent aucune argumentation détaillée contre les allégations biologiques d’une différence « naturelle », aucune analyse des mécanismes de la reproduction du genre, ni de la formalisation légale de la famille. Qu’apporte-t-elle alors que nous ne pourrions trouver entièrement développé dans des écrits féministes antérieurs ? Une de ses affirmations relativement originales est que, si nous reconnaissons l’artificialité des distinctions de genre, et si nous faisons l’effort de ne pas les penser comme l’expression d’une réalité naturelle indépendante, nous comprendrons aussi qu’il n’y a pas de raison contraignante pour que les types de genre ne soient que deux (corrélés avec les deux sexes biologiques), plutôt que trois ou cinq ou indéfiniment plus. « Quand le statut construit du genre sera théorisé comme radicalement indépendant du sexe, le genre lui-même deviendra un artifice librement flottant », écrit-elle.
De cette affirmation ne dérive pas, selon Butler, que nous puissions réinventer les genres à notre convenance : elle soutient en effet qu’il y a d’importantes limites à notre liberté. Elle insiste sur le fait que nous ne devrions pas naïvement imaginer qu’il existe un moi immaculé qui se tient « derrière » la société, prêt à émerger libéré et pur. « Il n’y a pas de moi préexistant à la convergence, ou qui maintient son “intégrité” avant son entrée dans ce champ culturel conflictuel. Il y a seulement la prise des outils là où ils sont, où cette même prise est rendue possible par l’outil qui se trouve là. » Cependant, Butler affirme que nous pouvons créer des catégories qui sont, en un certain sens, nouvelles, en parodiant astucieusement les anciennes. De fait, son idée la plus connue, à savoir sa conception de la politique comme une performance parodique, est née du sens d’une liberté (strictement limitée) qui vient de la reconnaissance du fait que les idées en matière de genre ont été façonnées par des forces sociales plutôt que biologiques. Nous sommes condamnés à la reproduction des structures de pouvoir au sein desquelles nous sommes nés, mais nous pouvons au moins nous en moquer ; et certaines moqueries sont des assauts subversifs contre les normes originelles.
L’idée du genre comme performance étant l’idée la plus célèbre de Butler, cela vaut donc la peine de prendre le temps de l’examiner plus attentivement. Dans Gender Trouble, elle a introduit cette notion intuitivement, sans support théorique préalable. Plus tard, elle a nié se référer à un type de performance quasi théâtral, et a préféré associer sa notion à l’analyse qu’Austin donne des actes de discours [2]. La catégorie austinienne de « performatif » est une catégorie d’expressions linguistiques qui fonctionnent comme des actions plutôt que comme des assertions. Quand, dans les circonstances sociales appropriées, je dis « je parie dix dollars » ou « je suis désolé » ou « oui » (dans une cérémonie de mariage) ou « je baptise ce bateau », je ne rends pas compte d’un pari, d’une excuse, d’un mariage ou d’une cérémonie de baptême, j’y prends part.
L’affirmation de Butler à propos du genre, par analogie, n’est pas évidente, car les « performances » en question supposent des gestes, des tenues, des mouvements et des actions, autant que du langage. La thèse d’Austin, qui se limite à l’analyse plutôt technique d’une certaine classe de phrases, n’est en fait pas particulièrement utile à Butler pour développer ses idées. En effet, bien qu’elle refuse avec véhémence les lectures de son travail qui associent sa position à l’activité théâtrale, évoquer l’exemple du travail subversif du Living Theater au sujet du genre semble éclairer ses idées bien plus que la référence à Austin.
Le traitement que Butler fait subir à Austin n’est pas non plus très plausible. Elle affirme bizarrement que le fait que la cérémonie de mariage soit l’un des douzaines d’exemples de performatifs utilisés dans le texte d’Austin suggère que « l’hétérosexualisation du lien social est la forme paradigmatique de ces actes de discours qui font exister ce qu’ils nomment ». Vraiment ? Le mariage n’est pourtant pas plus paradigmatique pour Austin que le pari ou le baptême d’un bateau, la promesse ou l’excuse. Il s’intéresse à une caractéristique formelle de certaines expressions et il n’y a aucune raison de supposer que le contenu de celles-ci ait une quelconque signification pour son argumentation. Il est souvent erroné de déceler une signification profonde dans le choix prosaïque qu’un philosophe fait de ses exemples. Devrions-nous, par exemple, dire que l’usage fait par Aristote de l’exemple du régime maigre pour illustrer le syllogisme pratique suggère que le poulet est au cœur de la vertu aristotélicienne ? Ou que l’usage fait par Rawls de plans de voyage pour illustrer le raisonnement pratique signifie que sa Théorie de la justice entend nous envoyer tous en vacances ?
Si on laisse de côté ces étrangetés, l’argument de Butler est apparemment le suivant : quand nous agissons ou parlons d’une façon genrée, nous ne rapportons pas quelque chose qui est déjà fixé dans le monde, nous le constituons activement, le répliquons et le renforçons. En nous comportant comme s’il existait des « natures » masculines et féminines, nous co-créons la fiction sociale selon laquelle ces natures existent. Elles ne sont jamais séparées de nos actes ; nous les rendons toujours présentes. Dans le même temps, en réalisant ces performances d’une façon légèrement différente, parodique, nous pourrions peut-être les affaiblir, ne serait-ce qu’un peu. Donc la seule place pour l’action dans un monde corseté par la hiérarchie réside dans les petites opportunités que nous avons de nous opposer aux rôles de genre à chaque fois qu’ils prennent forme. Quand je me trouve « faire la femme », je peux retourner la situation, la tourner en dérision et le faire un peu différemment. Ce genre de performances parodiques et réactives, du point de vue de Butler, ne déstabilise jamais le système global. Elle n’envisage pas de grands mouvements de résistance ou de grandes campagnes de réforme politique ; seulement des actes personnels accomplis par un petit nombre d’acteurs bien informés. De même que des acteurs devant jouer un mauvais script peuvent subvertir celui-ci en jouant le mauvais texte de façon décalée, de même, en ce qui concerne le genre, le script demeure mauvais, mais nous avons une petite parcelle de liberté. Ainsi, nous possédons la base de ce que Butler nomme « une espérance ironique » [3].
Jusqu’à ce point, les argumentations développées par Butler, bien que relativement communes, sont plausibles et même intéressantes, même si l’on est déjà troublé par sa vision étroite des possibilités de changement. Cependant, Butler ajoute à ces affirmations plausibles deux autres propositions, beaucoup plus radicales et sujettes à controverse. La première est qu’il n’y a pas d’agent derrière les forces sociales, ou antérieur à elles, qui produit le moi. Si cela signifie seulement que les bébés naissent dans un monde genré qui commence à reproduire le masculin et le féminin presque immédiatement, cette affirmation est plausible, mais pas surprenante : des expériences ont montré depuis longtemps que la façon dont on tient les bébés et dont on leur parle, la façon dont leurs émotions sont décrites, sont profondément façonnées par le sexe que les adultes qui s’en occupent croient qu’ils ont (le même bébé sautera sur les genoux si c’est un garçon, il sera câliné si c’est une fille ; ses pleurs seront censés exprimer la peur si les adultes le traitent comme une fille, la colère s’ils y voient un garçon). Butler ne s’intéresse pas à ces faits empiriques, qui soutiennent pourtant ses affirmations.
Si, cependant, elle entend signifier que les bébés entrent dans le monde complètement inertes, sans attitudes ou facultés qui seraient d’une façon ou d’une autre préalables à leur expérience de la société genrée, cela est beaucoup moins plausible et difficile à soutenir empiriquement. Butler ne le fait d’ailleurs pas et préfère rester dans les nuées de l’abstraction métaphysique (de fait, son travail récent pourrait même congédier cette idée : il suggère, avec Freud, qu’il existe au moins des impulsions et des attitudes présociales, bien que, typiquement, ce point ne soit pas développé). De plus, une négation aussi excessive de toute capacité d’action préculturelle prive de certaines des ressources dont Chodorow et d’autres se servent quand elles tentent de rendre compte d’un changement culturel qui aille dans la bonne direction.
Butler entend finalement soutenir que nous avons une sorte de capacité d’action, une capacité à accomplir des changements et à résister. Mais d’où vient cette capacité, s’il n’y a aucune structure dans la personnalité qui ne soit entièrement une création du pouvoir ? Il n’est pas impossible pour Butler de répondre à cette question, mais il est certain qu’elle n’y a pas encore répondu de façon à convaincre ceux qui pensent que les êtres humains éprouvent au moins quelques désirs préculturels — nourriture, confort, capacités cognitives, survie — et que cette structure de la personnalité est cruciale dans l’explication de notre développement comme agents moraux et politiques. On aimerait voir Butler affronter les versions fortes de cette position et expliquer, clairement et de façon non jargonnante, pourquoi elle les récuse. On aimerait aussi l’entendre parler des petits enfants réels, qui possèdent apparemment une structure de survie qui influence d’emblée leur réception des formes culturelles.
La seconde affirmation forte de Butler est que le corps lui-même, et spécialement la distinction entre les deux sexes, est également une construction sociale. Elle veut dire par là, non seulement que le corps est façonné de multiples manières par les normes sociales qui prescrivent les comportements masculins et féminins, mais aussi que le fait qu’une division binaire des sexes soit considérée comme fondamentale, comme une clé de l’organisation sociale, est en soi une idée sociale qui ne s’enracine pas dans la réalité corporelle. Que veut dire exactement cette affirmation, et jusqu’à quel point est-elle plausible ?
La brève exploration des analyses de Foucault sur l’hermaphrodisme qu’entreprend Butler nous montre l’empressement anxieux de la société à ranger tout être humain dans un compartiment ou dans un autre, que l’individu y entre ou pas ; mais, bien entendu cela ne montre pas que les cas d’indétermination sont en effet nombreux. Elle a raison d’insister sur le fait que nous avons réalisé de nombreuses différentes classifications des types corporels, qui ne se focalisent pas nécessairement sur la division binaire comme la plus importante ; et elle a également raison d’insister sur le fait que, dans une large mesure, les affirmations portant sur la différence entre les sexes, soi-disant fondées sur la recherche scientifique, sont en réalité des projections de préjugés culturels — bien que Butler ne propose ici rien d’aussi captivant que l’analyse biologique minutieuse de Fausto Sterling.
Et pourtant il est beaucoup trop simple de dire que toute la vérité du corps réside dans le pouvoir. Nous pourrions avoir des corps d’oiseaux, de dinosaures ou de lions, mais ce n’est pas le cas ; et cette réalité façonne nos choix. La culture peut façonner et refaçonner certains aspects de notre existence corporelle, mais ne peut pas tout façonner. « Face à l’homme affecté par la faim et la soif, observait Sextus Empiricus il y a longtemps, il est impossible de produire par l’argumentation la conviction qu’il n’est pas ainsi affecté. » C’est également important pour le féminisme, car les besoins nutritionnels des femmes (et notamment leurs besoins spécifiques lors de la grossesse et de l’allaitement) sont un important thème féministe. Là où la différence entre les sexes est en cause, il est sûrement trop simple de la balayer d’un revers de la main comme « culture », et les féministes ne devraient pas agir ainsi. Les femmes qui courent ou jouent au basket, par exemple, ont eu raison de se réjouir de la démolition des mythes concernant les performances athlétiques des femmes qui étaient le produit d’affirmations inspirées par la domination masculine ; mais elles ont également eu raison d’exiger une recherche spécifique sur les corps féminins qui a permis une meilleure compréhension de leurs besoins d’entraînement et de leurs blessures. En résumé : ce dont le féminisme a besoin, et ce qu’il obtient parfois, c’est d’une étude subtile de l’interaction entre différence corporelle et construction culturelle. Et les proclamations abstraites de Butler, flottant dans les nuées, ne nous donnent rien de tout cela.
Supposons que nous suivions Butler dans ses affirmations les plus intéressantes jusqu’à ce point : la structure sociale du genre est universelle, mais nous pouvons y résister par des actes subversifs et parodiques. Deux questions cruciales demeurent. À quoi devrions-nous résister et sur quelle base ? À quoi devraient ressembler ces actes de résistance et que devrions-nous en attendre ?
Butler utilise plusieurs mots pour désigner ce qu’elle considère comme mauvais et, de ce fait, comme devant susciter une résistance : la « répression », la « subordination », l’« oppression ». Mais elle ne fournit aucune discussion empirique de la résistance du type de celle que nous trouvons, par exemple, dans la fascinante étude sociologique de Barry Adams qui analyse la subordination des noirs, des juifs, des femmes, des gays et des lesbiennes, et leur façon de se battre avec les formes du pouvoir social qui les oppriment [4]. Butler ne donne pas non plus d’analyse des concepts de résistance et d’oppression qui nous aiderait si nous doutions de ce contre quoi nous devons résister.
De ce point de vue, elle se sépare des féministes constructivistes antérieures, qui s’appuyaient toutes sur le refus de la hiérarchie, l’égalité, la dignité, l’autonomie et le traitement de la personne comme une fin plutôt que comme un moyen pour guider l’action politique concrète. Elle est encore moins disposée à élaborer une notion normative positive. De fait, il est clair que Butler, comme Foucault, est catégoriquement opposée à tous ces concepts normatifs au motif qu’ils sont intrinsèquement despotiques. De son point de vue, nous devrions attendre de voir ce que la lutte politique elle-même révèle, plutôt que de prescrire quoi que ce soit par avance à ses protagonistes. Les concepts normatifs universels, dit-elle, « colonisent sous le signe du Même ».
Cette idée consistant à attendre de voir ce que nous obtenons — en un mot, cette passivité morale — semble plausible à Butler, car elle assume implicitement qu’elle s’adresse à un public entendu, qui s’accorde (d’une façon ou d’une autre) sur ce qui est mauvais — la discrimination à l’encontre des gays et lesbiennes, le traitement inégal des femmes — et qui s’accorde même sur la raison pour laquelle ce qui est mauvais est mauvais — la subordination de certaines personnes par d’autres, le déni des libertés auxquelles les gens ont droit. Mais si cette précondition disparaît, l’absence de toute dimension normative devient un problème sérieux.
Essayez d’enseigner Foucault dans une faculté de droit aujourd’hui, comme je l’ai fait, et vous verrez rapidement que la subversion prend des formes très variées, qui ne sont pas toutes sympathiques à Butler et ses alliés. Comme me l’a fait remarquer un étudiant libertarien perspicace, pourquoi ne puis-je pas utiliser ces idées pour résister aux impôts ou aux lois antidiscrimination, ou même peut-être pour rejoindre la garde nationale ? D’autres, moins amoureux de la liberté, pourraient entreprendre des performances subversives consistant à se moquer des remarques féministes formulées en cours ou à déchirer les affiches des associations gays et lesbiennes de la faculté de droit. Ces choses arrivent. Elles sont parodiques et subversives. Pourquoi, alors, ne sont-elles pas courageuses et positives ? Eh bien, il y a de bonnes réponses à ces questions, mais vous ne les trouverez ni chez Foucault ni chez Butler. Répondre à ces questions demande de discuter des libertés et des opportunités que les êtres humains devraient posséder, et de ce que signifie pour les institutions sociales de traiter les humains comme des fins plutôt que comme des moyens — en bref, cela demande une théorie de la justice sociale et de la dignité humaine. C’est une chose de dire que nous devrions être humbles au sujet de nos normes universelles, et désireux d’apprendre de l’expérience des groupes opprimés. C’en est une autre d’affirmer que nous n’avons besoin d’aucune norme. Foucault, à la différence de Butler, montrait au moins, dans ses derniers travaux, les signes d’une volonté d’affronter ce problème, et toute son écriture est animée par un sens ardent de la teneur de l’oppression exercée par la société et du mal dont celle-ci est responsable.
Finalement, la justice, comprise comme une vertu personnelle, a exactement la même structure que le genre dans l’analyse de Butler : elle n’est ni innée ni « naturelle », elle est produite par des performances réitérées (ou, comme le disait Aristote, nous l’apprenons en la pratiquant), elle façonne nos inclinations et nous force à réprimer certaines d’entre elles. Ces performances rituelles, et les répressions qui leur sont associées, sont imposées par les dispositifs du pouvoir social, comme le découvrira rapidement un enfant qui refuse de partager sur le terrain de jeu. De plus, la subversion parodique de la justice est omniprésente dans la politique comme dans la vie privée. Mais il y a une différence importante. En général, nous n’aimons pas ces performances subversives, et nous pensons que les jeunes gens devraient être fermement incités à ne pas voir les normes du juste dans une perspective aussi cynique. Butler ne peut expliquer d’une façon purement structurale ou procédurale pourquoi la subversion des normes de genre est un bien pour la société alors que la subversion des normes du juste est un mal. Foucault, on s’en souvient, s’était réjoui de l’arrivée de l’Ayatollah, et pourquoi pas ? Il s’agissait aussi de résistance et il n’y avait en effet rien dans son texte pour nous indiquer que cette lutte avait moins de valeur qu’un combat pour les libertés et les droits civils.
Il y a donc un vide au cœur de la conception butlérienne de la politique. Ce vide peut sembler libérateur, car le lecteur remplit implicitement ce vide avec une théorie normative de l’égalité et de la dignité humaines. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour Butler, comme pour Foucault, la subversion est la subversion, et peut en principe prendre n’importe quelle direction. De fait, la politique de Butler, naïvement vide, est particulièrement dangereuse pour les causes qu’elle chérit. Pour chaque ami de Butler, désireux de s’engager dans des performances subversives qui proclament le caractère répressif des normes de genre hétérosexuelles, des douzaines d’individus désireraient s’engager dans des performances subversives qui cherchent à saper les normes du consentement à l’impôt, de la non-discrimination ou du traitement décent que l’on doit à ses condisciples. À de tels individus nous devrions dire : « Vous ne pouvez simplement résister comme il vous plaît, car il existe des normes d’équité, de décence et de dignité qui permettent de déduire que c’est un mauvais comportement ». Mais, pour cela, il nous faudrait énoncer ces normes, ce que Butler refuse de faire.
Que préconise précisément Butler quand elle prêche la subversion ? Elle nous recommande de nous engager dans des performances parodiques, mais nous avertit que le rêve d’échapper complètement aux structures d’oppression n’est qu’un rêve : c’est au sein des structures d’oppression que nous devons trouver de petits espaces de résistance et cette résistance ne peut espérer changer la situation globale. C’est ici que se situe un dangereux quiétisme.
Si Butler entend seulement nous avertir des dangers du fantasme d’un monde idyllique, dans lequel le sexe ne poserait plus de problèmes sérieux, elle a raison de le faire. Mais elle va souvent plus loin. Elle suggère que les structures institutionnelles qui sont la cause de la marginalisation des gays et des lesbiennes dans notre société, et de l’inégalité persistante des femmes, ne seront jamais changées profondément et que, de ce fait, notre plus grand espoir consiste à leur faire un pied de nez et à trouver, en leur sein, des poches de liberté individuelle. « Désigné par un nom injurieux, je m’éveille à l’existence sociale, et, parce que j’ai un certain attachement inévitable à mon existence, parce qu’un certain narcissisme se fixe sur tout terme qui confère l’existence, je suis conduit à embrasser les termes qui m’injurient car ils me constituent socialement. » En d’autres mots, « Je ne peux échapper aux structures qui m’humilient sans cesser d’exister, alors le mieux que je puisse faire est de me moquer et d’utiliser le langage de la subordination de façon piquante ». Chez Butler, la résistance est toujours vue comme personnelle, plus ou moins privée, et ne supposant aucune action non ironique et publiquement organisée en vue d’un changement légal et institutionnel.
N’est-ce pas comme dire à un esclave que l’institution de l’esclavage ne changera jamais, mais qu’il est possible de trouver des manières de s’en moquer et de la subvertir, de trouver sa liberté personnelle dans des actes de défiance prudemment limités ? Pourtant, c’est un fait que l’institution de l’esclavage peut être changée et qu’elle l’a été — mais pas par des gens qui adoptaient une vue butlérienne. Elle a été changée car des individus, qui ne se satisfaisaient pas des performances parodiques, ont exigé, et obtenu jusqu’à un certain point, un changement social. C’est aussi un fait que les structures institutionnelles qui façonnent la vie des femmes ont changé. La loi sur le viol, même encore imparfaite, s’est au moins améliorée ; la loi sur le harcèlement sexuel existe, alors qu’elle n’existait pas auparavant ; le mariage n’est plus considéré comme donnant aux hommes un contrôle monarchique sur les corps des femmes. Ces choses ont été changées par les féministes qui ne considéraient pas la performance parodique comme une réponse, qui pensaient que le pouvoir, là où il est mauvais, doit et peut céder le pas à la justice.
Butler ne se contente pas de congédier une telle espérance, elle prend plaisir à son impossibilité. Elle trouve la contemplation de la soi-disant immuabilité du pouvoir excitante, tout autant que la possibilité d’envisager des subversions rituelles de l’esclave, convaincu de devoir demeurer dans sa condition. Elle nous dit que nous érotisons tous les structures de pouvoir qui nous oppriment et que nous ne pouvons donc trouver le plaisir sexuel qu’à l’intérieur de leurs frontières [5]. C’est apparemment pour cette raison qu’elle préfère les actes séduisants de subversion parodique à un quelconque changement durable d’ordre matériel ou institutionnel. Un changement réel déracinerait nos psychismes à tel point qu’il rendrait la satisfaction sexuelle impossible. Nos libidos sont la création des forces mauvaises qui nous réduisent en esclavage et, de ce fait, résultent d’une structure nécessairement sadomasochiste.
Les performances parodiques sont certainement très agréables quand vous êtes une universitaire établie occupant un poste important dans une université libérale. Mais voici le point où la focalisation de Butler sur le symbolique et son dédain pour le côté matériel de la vie deviennent un aveuglement fatal. Pour des femmes affamées, illettrées, privées de leurs droits civiques, battues, violées, il n’est ni séduisant ni libérateur de rejouer, même parodiquement, les conditions de la famine, de l’illettrisme, de la privation des droits civiques, de la violence et du viol. Ces femmes sont plus intéressées par l’accès à la nourriture, à la scolarisation et par leur droit au vote et à l’intégrité de leurs corps. Je ne vois aucune raison de croire qu’elles désirent, de façon sadomasochiste, un retour à leur condition dégradée. Si certains individus ne peuvent vivre sans l’excitation de la domination, c’est bien triste, mais cela ne nous concerne pas vraiment. Mais quand une théoricienne de grand renom dit aux femmes vivant une condition désespérée que la vie ne leur offre que l’asservissement, elle profère un mensonge cruel, qui flatte les maux sociaux en leur donnant beaucoup plus de pouvoir qu’ils n’en ont en réalité.
Excitable Speech, le livre le plus récent de Butler [6], qui expose son analyse des controverses légales autour de la pornographie et des discours d’incitation à la haine, nous montre précisément jusqu’où va son quiétisme. En effet, elle entend à présent affirmer que là même où le changement légal est possible, là où il a déjà eu lieu, nous devrions nous en affranchir, de façon à préserver l’espace où les opprimés peuvent accomplir leurs rituels sadomasochistes de parodie.
En tant que travail sur le droit de la liberté d’expression, Excitable Speech est un livre excessivement mauvais. Butler ne semble pas être au courant des apports théoriques majeurs du Premier Amendement, ni du vaste éventail d’affaires que ces apports exigent de prendre en compte. Elle énonce des thèses légales tout à fait absurdes : elle affirme ainsi que le seul type de discours non protégé est celui qui a été préalablement défini comme une conduite plutôt que comme un discours. (En fait, il existe de nombreux types de discours, du mensonge ou de la publicité trompeuse aux affirmations diffamatoires ou aux discours actuellement qualifiés d’obscènes, qui n’ont jamais été définis comme des actes plutôt que comme du discours et qui ne se voient pas moins refuser la protection du Premier Amendement). Butler va même jusqu’à affirmer, de façon erronée, que l’obscénité a été jugée comme l’équivalent des « termes violents ». De fait, Butler n’a aucun argument pour appuyer ses lectures fantaisistes du large éventail de cas de discours non protégés que toute analyse du Premier Amendement doit aborder. Elle n’a simplement pas remarqué que ces cas existent, ou que sa position n’est pas une position largement acceptée d’un point de vue juridique. Aucune personne intéressée par le droit ne peut prendre son argumentation au sérieux.
Essayons maintenant d’extraire de cela le cœur de l’argumentation de Butler : les interdictions légales frappant les discours d’incitation à la haine et la pornographie sont problématiques (bien que, finalement, elle ne s’y oppose pas clairement), car elles ferment l’espace au sein duquel les groupes attaqués par ce discours peuvent déployer leur résistance. Butler semble donc vouloir dire que, si l’offense est traitée par le système légal, les possibilités de protestation informelle seront réduites ; et peut-être aussi que, si l’offense devient plus rare en raison de son illégalité, nous aurons moins d’opportunités de protester contre son existence.
C’est vrai. Le droit ferme ces espaces. Les discours d’incitation à la haine et la pornographie sont des sujets très compliqués, sur lesquels les féministes peuvent être en désaccord. (Cependant, il importe de restituer les différents points de vue avec exactitude : l’analyse que fait Butler de la position de MacKinnon est peu précise, affirmant que celle-ci prône « une réglementation contre la pornographie », et suggérant, malgré le démenti explicite de MacKinnon, que celle-ci implique une forme de censure. Butler ne mentionne nulle part que ce que MacKinnon propose en réalité, c’est une action civile de dommages et intérêts, par laquelle les femmes directement attaquées par la pornographie peuvent poursuivre ses réalisateurs et ses distributeurs).
Mais l’argument de Butler a des implications qui vont bien au-delà des cas impliquant la pornographie ou des discours d’incitation à la haine. Il semble en effet soutenir le quiétisme non seulement dans ces domaines, mais aussi plus généralement — ce qui revient à un libertarianisme radical. Il peut se formuler ainsi : débarrassons-nous des lois antidiscrimination, des lois contre le viol, car elles ferment l’espace où les locataires expulsés, les victimes de la discrimination, les femmes violées peuvent déployer leur résistance. Le même argument est utilisé par les libertariens qui s’opposent aux codes et aux lois antidiscrimination, tout en fixant d’ailleurs une limite au viol. Mais les conclusions convergent.
Si Butler répond que son argument se limite au discours (et, dans son texte, rien ne justifie une telle limitation, vu l’assimilation faite entre le discours offensant et les actes), nous pouvons répondre sur le terrain du discours. Débarrassons-nous des lois réprimant la publicité mensongère et l’exercice illégal de la médecine, car ils ferment l’espace au sein duquel les consommateurs empoisonnés et les patients mutilés peuvent déployer leur résistance ! Encore une fois, si Butler n’approuve pas ces extensions, elle doit fournir un argument qui permette de distinguer ces différents cas, et il n’est pas évident que sa position le lui permette.
Pour Butler, l’acte de subversion est si fascinant, si séduisant, que c’est un mauvais rêve de penser que le monde va en s’améliorant. Que l’égalité est ennuyeuse ! Pas d’esclavage, pas de plaisir. De ce point de vue, son anthropologie érotique pessimiste est le support d’une politique anarchiste et amorale.
Si nous prenons en compte le quiétisme inhérent aux écrits de Butler, nous avons certaines clés pour comprendre la fascination influente de Butler pour le déguisement (drag) et le travestissement comme paradigmes de la résistance féministe. Les disciples de Butler comprennent son analyse du déguisement comme impliquant que de telles performances sont des façons pour les femmes d’être téméraires et subversives. Je ne connais pas de tentative de la part de Butler de récuser de telles interprétations.
Mais qu’en est-il ? La femme habillée de façon masculine n’est pas une figure nouvelle. De fait, même quand elle était relativement nouvelle, au 19e siècle, elle était d’une certaine façon déjà assez ancienne, car elle ne faisait que répliquer dans le monde lesbien les stéréotypes existants et les hiérarchies de la société hétérosexuelle. Nous pourrions demander ce qui relève dans ce domaine de la subversion parodique et ce qui relève de l’acceptation d’une classe moyenne prospère ? Et est-il réellement vrai (comme The Psychic Life of Power semble affirmer) que la domination et la subordination sont des rôles que les femmes doivent jouer dans chaque sphère, et, à défaut de mettre en scène la subordination, au moins mimer la domination à la façon des hommes ?
En clair, le travestissement est pour les femmes un vieux scénario usé, comme Butler elle-même nous en informe. Elle pourrait probablement nous présenter ce scénario comme subverti et renouvelé par la maîtrise, par le travesti, de la symbolique vestimentaire ; mais, là encore, nous devons nous interroger sur la nouveauté et le caractère subversif. Voyez la parodie par Andrea Dworkin d’une féministe butlérienne, qui annonce du haut de sa confortable chaire académique : « L’idée que de mauvaises choses se passent est à la fois de la propagande et une contre-vérité ... comprendre la vie d’une femme implique que nous affirmions les dimensions cachées et obscures du plaisir, souvent dans la douleur, et le choix, souvent sous contrainte. Nous devons développer notre regard pour repérer les signes secrets — les vêtements qui sont plus que des vêtements ou la rébellion cachée derrière la conformité apparente. Il n’ y a pas de victime. Il y a peut-être une insuffisance de signes, une apparence obstinée de conformité qui masque simplement le niveau plus profond où le choix a lieu » [7].
Dans une prose différente de celle de Butler, ce passage capture l’ambivalence de l’auteur qui transparaît dans certains écrits de Butler, auteur qui se délecte de sa pratique transgressive tout en détournant son regard théorique de la souffrance matérielle de femmes affamées, illettrées, violées, battues. Il n’y a pas de victime. Il y a seulement une insuffisance de signes.
Butler suggère à ses lecteurs que cette parodie rusée du statu quo est le seul scénario de résistance que nous offre la vie. Eh bien non. En plus d’offrir de nombreuses manières d’être humain dans sa vie personnelle, au-delà des normes traditionnelles de la domination et de la soumission, la vie offre aussi de nombreux scénarios de résistance qui ne se focalisent pas de façon narcissique sur la présentation de soi de l’individu. De tels scénarios impliquent des féministes (et bien sûr d’autres personnes) dans la construction de lois et d’institutions, sans beaucoup de préoccupation pour la façon dont une femme exhibe son propre corps et sa nature genrée : en clair, ils supposent de travailler pour ceux qui souffrent.
La grande tragédie qui affecte la nouvelle théorie féministe américaine est la perte du sens de l’engagement public. En ce sens, le féminisme autocentré de Butler est extrêmement américain, et il n’est pas surprenant qu’il ait prospéré là où la classe moyenne qui réussit préfère se concentrer sur la culture du moi plutôt que de penser d’une façon qui améliore la condition matérielle des autres. Même aux États-Unis, cependant, il est possible pour les théoriciens d’être dévoués au bien public et de réaliser quelque chose par ce dévouement.
De nombreuses féministes aux États-Unis théorisent encore d’une façon qui soutient le changement matériel et se confronte à la situation des plus opprimées. De plus en plus, cependant, la tendance académique et culturelle est à la séduction pessimiste, représentée par la théorie de Butler et de ses disciples. Le féminisme butlérien est, en de nombreuses façons, plus facile à endosser que l’ancien féminisme. Il raconte à de jeunes femmes talentueuses qu’elles n’ont pas besoin de travailler à changer la loi, à nourrir ceux qui ont faim ou à s’attaquer au pouvoir à l’aide d’une théorie attelée à une politique matérielle. Elles peuvent faire de la politique en sécurité à l’intérieur de leurs campus, en demeurant au niveau du symbolique, en lançant des défis subversifs au pouvoir par la parole et par le geste. Tout cela, dit la théorie, est de toute façon la seule chose qui soit à notre portée en matière d’action politique, et n’est-ce pas excitant et séduisant ?
À sa petite façon, bien sûr, c’est une politique de l’espérance. Elle enseigne aux gens qu’ils peuvent, dès maintenant, sans compromettre leur sécurité, faire quelque chose de hardi. Mais cette hardiesse est entièrement gesticulatrice et comme Butler suggère que ces gestes symboliques constituent un changement politique réel, elle n’offre qu’un faux espoir. Les femmes qui ont faim ne seront pas nourries par cela, pas plus que les femmes battues ne seront protégées, que les femmes violées ne trouveront la justice ou que les gays et les lesbiennes ne seront protégés légalement.
Il y a finalement du désespoir au cœur de la joyeuse entreprise menée par Butler. Le grand espoir, celui d’un monde où règne la justice réelle, où les lois et les institutions protègent l’égalité et la dignité de tous les citoyens, a déjà été banni, peut-être même tourné en dérision parce qu’il serait sexuellement ennuyeux. Le quiétisme chic de Judith Butler est une réponse compréhensible à la difficulté de réaliser la justice aux États-Unis. Mais c’est une mauvaise réponse. Le féminisme demande plus et les femmes méritent mieux.


[1Judith Butler, Bodies that Matter. On Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993.

[2John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. de l’anglais par Gilles Lane, Paris, Le Seuil, 1970.

[3J. Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.

[4Barry Adams, The Survival of Domination, New York, Elsevier/Greenwood, 1978.

[5C’est la thèse centrale de son ouvrage La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. de l’anglais par Brice Mathieussent, Paris, L. Scheer, 2002.

[6Depuis la parution de ce texte de Martha Nussbaum, Judith Butler a publié Antigone’s Claim : Kinship Between Life and Death, New York, Columbia University Press, 2000 (NdT).

[7Andrea Dworkin, Mercy, New York, Four Walls Eight Windows, 1992.


Commentaires

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Butler : Le professeur de parodie (2/2)
dimanche 23 février 2014 à 20h58 - par  Anne Vernet

Entièrement d’accord avec cette critique (ancienne) du « genre butlérien » - quoique, soit dit en passant, épingler le postmodernisme français comme responsable est un peu court, car Butler n’a jamais véritablement eu besoin d’aucune caution « philosophique » hors elle-même et son statut d’une part ; d’autre part l’impasse postmoderne a largement prouvé, à elle seule et sans la preuve butlérienne, qu’elle nous a depuis longtemps déjà menés DANS le mur ...

Cependant, pour apporter quelques éléments à l’altération (au pire sens du terme) opérée par la morale sociale & culturelle en matière de « différence » (sic) des sexes - et cela quelques soient les cultures considérées :

La manifestation des besoins émis par le bébé seront différemment interprétés selon son sexe : si un garçon hurle, il faut répondre. Si c’est une fille, elle doit attendre - car tel est son destin : la fille doit apprendre la DIFFERANCE de ses besoins et que son désir sera nécessairement frustré et/ou dépendra de l’improbable réponse de l’autre...

Au niveau alimentaire : alors que le métabolisme féminin exigerait normalement plus d’alimentation protéinique (viande et apports en fer notamment), compte tenu de la dépense énergétique sanguine féminine (perte de sang durant les règles, grossesse, allaitement...), c’est aux garçons qu’est réservée la viande (ou les plus beaux morceaux) et cela dans toutes les cultures (y compris occidentales), alors que la force physique censée être l’attribut du mâle exige, elle, un apport de glucides...

Où la « différence culturelle » des sexes épouse finement l’étrange courbe des pathologies et des longévités distinctes - les femmes, même anémiées, même dûment conditionnées à endurer et obligées à la frugalité, parviennent à vivre plus longtemps que les hommes à tort surprotéïnés...

on pourrait s’amuser de la justice immanente ici à l’oeuvre - si la survie des femmes séniles n’était pas encore, pour elles, un calvaire supplémentaire...

la bêtise, hélas, elle, a de beaux jours devant elle.

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