Cet âge d’or qui jamais n’exista (2/2)

mardi 22 avril 2014
par  LieuxCommuns

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Les Polynésiens n’ont évidemment pas été les seuls êtres humains à avoir provoqué l’extermination d’espèces animales à l’époque préindustrielle. Pour nous en convaincre, sautons maintenant de près d’un demi-tour de globe en direction de l’île qui occupe la quatrième place dans la liste des îles du monde entier, classées par taille décroissante : Madagascar, qui se trouve dans l’océan Indien au large de la côte Est de l’Afrique. Lorsque les explorateurs portugais y arrivèrent vers 1500, ils trouvèrent un peuple que l’on appelle aujourd’hui les Malgaches. Sur la base de considérations géographiques, on aurait pu s’attendre que leur langue soit apparentée aux langues africaines parlées à quelque trois cents kilomètres à peine à l’ouest, sur la côte du Mozambique. Il est apparu toutefois qu’elle appartenait à un groupe de langues parlées sur l’île indonésienne de Bornéo, de l’autre côté de l’océan Indien, des milliers de kilomètres au nord-est. Sur le plan de la morphologie physique, l’apparence des Malgaches va de celle de l’Indonésien typique à celle des Noirs typiques de l’Afrique de l’Est.
Ces différents paradoxes s’expliquent par le fait que les Malgaches sont arrivés sur cette île il y a mille à deux mille ans : cette population est issue de commerçants indonésiens ayant voyagé dans l’océan Indien, d’abord en longeant les côtes de l’Inde, puis celles de l’Afrique de l’Est. À Madagascar, ils ont édifié une société sur l’élevage des bovins et des porcs ainsi que sur la pêche et l’agriculture, en entretenant des liens avec la côte de l’Afrique de l’Est par le biais de commerçants musulmans.
Les animaux se trouvant à Madagascar — et ceux qui ne s’y trouvent plus — représentent un cas aussi intéressant à étudier que l’origine du peuplement humain de cette île. Sur le continent africain voisin, vivent en abondance ces grands animaux, menant leurs activités quotidiennes au sol et en plein jour, qui font l’attraction touristique des réserves de l’Afrique de l’Est : antilopes, autruches, zèbres, babouins, lions, etc. Aucun d’eux, et aucun animal qui soit leur équivalent même de façon lointaine, n’a jamais été présent à Madagascar, dans les temps récents : ils n’ont tout simplement pas pu y venir, puisque trois cents kilomètres d’étendue maritime séparent l’île du continent, tout comme la mer a également interdit aux marsupiaux de passer de l’Australie à la Nouvelle-Zélande. A leur place, on trouve à Madagascar une vingtaine d’espèces de petits primates ressemblant à des singes, appelés des lémuriens, dont les plus grosses ne dépassent pas dix kilos, qui vivent dans les arbres et sont surtout actives la nuit. On trouve aussi une espèce apparentée à la mangouste, ainsi que diverses espèces de rongeurs, de chauves-souris et d’insectivores, la plus grosse ne dépassant pas une douzaine de kilos.
Cependant, figurent à profusion sur les plages de Madagascar les traces d’oiseaux géants aujourd’hui disparus : ce sont les innombrables coquilles d’œuf de la taille d’un ballon de football. Enfin, on a également retrouvé les os, non seulement des oiseaux qui ont pondu ces œufs, mais aussi de ceux d’une remarquable série de grands mammifères et de reptiles aujourd’hui éteints. En ce qui concerne l’avifaune, il s’agissait d’une demi-douzaine d’espèces d’oiseaux ne volant pas, mesurant jusqu’à trois mètres de haut et pesant jusqu’à cinq cents kilos, comme les moas et les autruches, mais plus massivement construits, appelés aepyornis. Les reptiles consistaient en deux espèces de tortues terrestres géantes, dont les carapaces pouvaient atteindre un mètre de long : elles avaient été autrefois très répandues, comme l’indiquait l’abondance de leurs os. Par ailleurs, constituant une gamme encore plus diverse que ces grands oiseaux ou que ces grands reptiles, il y avait eu une douzaine d’espèces de lémuriens, dont la taille allait jusqu’à celle du gorille, toutes étant plus grandes ou au moins aussi grandes que les plus grandes espèces de lémuriens actuelles. Si l’on en juge d’après les petites dimensions des orbites oculaires observées sur leurs crânes fossiles, toutes les espèces éteintes de lémuriens, ou la plupart d’entre elles, étaient probablement diurnes et non pas nocturnes. Certaines d’entre elles vivaient à l’évidence sur le sol comme les babouins, tandis que d’autres grimpaient aux arbres, comme les orangs-outangs ou les koalas.
De plus, on a trouvé aussi à Madagascar les os d’une espèce éteinte d’hippopotame dite « pygmée », car ses dimensions s’apparentaient à celles d’un bovin, ceux d’un oryctérope et ceux d’un grand carnivore apparenté à la mangouste, mais construit comme un puma ayant de courtes pattes. Ces grands animaux aujourd’hui éteints avaient représenté autrefois à Madagascar les équivalents fonctionnels de ces remarquables mammifères actuels qui font l’attraction touristique des grandes réserves africaines (de la même manière qu’en Nouvelle-Zélande, nous l’avons vu, les moas et d’autres oiseaux avaient également tenu ces rôles). Les tortues, les aepyornis et les hippopotames pygmées avaient occupé la place des herbivores tels que les antilopes et les zèbres ; les lémuriens, celle des babouins et des grands singes ; et le carnivore apparenté à la mangouste, celle du léopard ou d’un petit lion.
Qu’est-il arrivé à tous ces mammifères, reptiles et oiseaux, aujourd’hui éteints ? Nous pouvons être tout à fait sûrs qu’au moins certains d’entre eux étaient encore vivants lorsque débarquèrent les premiers Malgaches : les traces archéologiques montrent que ceux-ci se servirent des coquilles d’oeuf comme de récipients pouvant contenir de l’eau et qu’ils débitèrent des carcasses d’hippopotames pygmées et de quelques autres espèces, amassant leurs ossements dans des décharges. En outre, on a retrouvé les os de toutes les autres espèces éteintes dans des sites fossilifères vieux de quelques milliers d’années seulement. Puisqu’elles avaient vécu jusque-là pendant des millions d’années, il n’est guère vraisemblable que ces espèces aient prévu le moment où arriveraient des êtres humains affamés et qu’elles aient alors décidé de s’éteindre toutes ensemble, juste avant. Il se pourrait en réalité que quelques-unes, retranchées dans des recoins inaccessibles de Madagascar, aient encore vécu à l’arrivée des Européens. Le gouverneur français Étienne de Flacourt a rapporté, au )(vif siècle, des récits d’indigènes décrivant un animal ressemblant à un lémurien de la taille d’un gorille. Les aepyornis ont peut-être vécu assez longtemps pour avoir été connus des commerçants arabes de l’océan Indien et donné naissance à l’histoire de l’oiseau géant appelé roc dans la légende de Sindbad le marin [1].
Il est certain que quelques-uns, voire la totalité, des géants aujourd’hui disparus de Madagascar ont été exterminés par les premiers Malgaches. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les aepyornis se sont éteints, puisque leurs oeufs pouvaient constituer de bien utiles récipients de huit litres. Les Malgaches étaient des pasteurs et des pêcheurs, et non des chasseurs de grand gibier, mais les autres grands animaux, outre les aepyornis, ont sans doute constitué des proies faciles à attraper, à l’instar des moas en Nouvelle-Zélande, puisqu’ils n’avaient jamais vu d’êtres humains auparavant. C’est sans doute pourquoi les grands lémuriens, faciles à repérer et à abattre, susceptibles de fournir beaucoup de viande en raison de leurs dimensions, se sont tous éteints, tandis que les lémuriens de petite taille, nocturnes et arboricoles, ont tous persisté.
Cependant, il est probable que la chasse n’a pas été le facteur le plus important dans la disparition des grands animaux à Madagascar ; les autres activités des premiers Malgaches en ont sans doute tué indirectement et involontairement un plus grand nombre. Ainsi les milieux habités par ces animaux ont probablement été ravagés par les incendies de forêt allumés pour dégager de nouveaux pâturages ou pour stimuler la repousse de l’herbe chaque année. Les bovins et les chèvres, brouteurs d’herbe et de feuillages, ont également contribué à bouleverser les milieux en question, en même temps qu’ils ont constitué des concurrents directs pour les tortues géantes et les aepyornis qui se nourrissaient d’herbe. Les premiers Malgaches ont aussi introduit sur l’île le chien et le porc, et ceux-ci ont sans doute dû prendre pour proie les animaux vivant sur le sol, leurs petits et leurs oeufs. Lorsque les Portugais arrivèrent à Madagascar, il ne restait plus des aepyornis, qui avaient jadis été abondants, que des coquilles d’oeuf jonchant les plages, des squelettes enfouis dans le sol et le vague souvenir, dans la mémoire collective des indigènes, d’un oiseau géant appelé roc.

Madagascar et la Polynésie ne constituent que des exemples bien étayés de ces séries d’extinctions qui se sont déroulées probablement sur toutes les grandes îles océaniques colonisées par les êtres humains, bien avant l’expansion mondiale des Européens des cinq cents dernières années. Toutes les îles de ce genre, où l’évolution des espèces s’était produite en l’absence de l’homme, ont possédé autrefois des espèces uniques en leur genre de grands animaux, que les zoologistes actuels n’ont jamais vus vivants. Sur les îles méditerranéennes, comme la Crète ou Chypre, ont vécu jadis des hippopotames pygmées et des tortues géantes (à l’instar de Madagascar), ainsi que des éléphants et des cervidés nains. Aux Antilles, ont disparu des singes, des paresseux terrestres, un rongeur de la taille d’un ours et des rapaces nocturnes de diverses dimensions : normaux, géants, colossaux et titanesques. Il paraît vraisemblable que ces grands animaux (oiseaux, mammifères et tortues) ont succombé d’une façon ou d’une autre aux premiers êtres humains arrivés sur ces îles méditerranéennes ou antillaises (dans ce dernier cas, il s’agissait d’Amérindiens). Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les oiseaux, les mammifères et les tortues qui ont été victimes des arrivants : des lézards, des grenouilles, des escargots et même de gros insectes ont également disparu, représentant des milliers d’espèces, lorsqu’on fait le bilan global de toutes les îles océaniques. Storrs Olson estime que ces extinctions insulaires représentent « l’une des plus rapides et des plus profondes catastrophes biologiques de l’histoire du monde ». Cependant, pour affirmer avec certitude que l’homme en a été responsable, il faut attendre que les ossements des derniers spécimens de ces animaux et ceux des premiers êtres humains arrivés sur ces îles soient datés avec autant d’exactitude qu’ils l’ont déjà été à Madagascar et en Polynésie.
En plus de ces vagues d’extermination qui se sont déroulées sur les îles à des époques préindustrielles, il pourrait s’en être produit d’autres sur les continents, frappant d’autres espèces, à des époques encore plus reculées. Il y a environ onze mille ans, à peu près au moment où, semble-t-il, les plus lointains ancêtres des Amérindiens ont atteint le Nouveau Monde, la plupart des grandes espèces de mammifères se sont éteintes dans toute l’Amérique, du Nord et du Sud. Une controverse fait rage depuis longtemps pour savoir s’ils ont été victimes des chasseurs amérindiens ou bien s’ils ont succombé à un changement de climat survenu par hasard à cette même époque. J’expliquerai dans le prochain chapitre pourquoi je pense personnellement que les chasseurs ont été les responsables de cette vague d’extinction. Cependant, dans le cas d’événements qui se sont produits il y a onze mille ans, il est bien plus difficile de préciser leurs dates et d’identifier leurs causes que dans le cas de ceux survenus plus récemment, comme le massacre des moas par les Maoris, au cours du dernier millénaire. De même, dans les cinquante derniers millénaires, l’Australie a été colonisée par les ancêtres des actuels aborigènes et a perdu la plupart de ses espèces de grands animaux. Parmi ceux-ci figuraient le kangourou géant, le « lion marsupial » et le « rhinocéros marsupial » (appelé le diprotodonte), ainsi que des lézards géants, des serpents, des crocodiles et des oiseaux. Mais nous ne savons toujours pas si l’arrivée de l’homme en Australie a été, d’une façon ou d’une autre, la cause de la disparition des grands animaux sur ce continent. Bien qu’il soit à peu près certain à présent que les premiers êtres humains qui sont arrivés dans les îles aux époques préindustrielles y ont provoqué des ravages chez les espèces qui y vivaient, les scientifiques n’ont toujours pas rendu un verdict sur le point de savoir si la même chose s’est aussi produite sur les continents, que ce soit en Australie ou en Amérique.

L’âge d’or supposé n’a pas seulement été scandé par des exterminations d’espèces, mais tout autant par des destructions de biotopes. On peut citer trois exemples spectaculaires, qui constituent de célèbres énigmes archéologiques : les statues géantes de l’île de Pâques, les pueblos abandonnés du Sud-Ouest américain et les ruines de Pétra.
Une auréole de mystère entoure l’île de Pâques depuis qu’elle a été « découverte » par l’explorateur hollandais Jakob Roggeveen en 1722. Située dans le Pacifique, à trois mille six cents kilomètres à l’ouest du Chili, elle est encore plus éloignée de tout que l’île de Henderson. Des centaines de statues, pesant jusqu’à quatre-vingt-cinq tonnes et mesurant jusqu’à dix mètres de haut, y ont été sculptées dans des carrières de roches volcaniques, puis d’une façon ou d’une autre transportées sur plusieurs kilomètres et mises en position redressée sur des plates-formes, sans que les hommes ayant effectué ce travail se soient servis d’outils de métal ou de roues et sans qu’ils aient fait appel à d’autre énergie que musculaire. Plus nombreuses encore sont les statues non terminées dans les carrières, ou gisant abandonnées entre les carrières et les plates-formes. Le spectacle s’offrant aux yeux des visiteurs d’aujourd’hui donne l’impression d’un arrêt brutal de toute activité de la part des sculpteurs et des transporteurs, lesquels semblent s’être brusquement éclipsés, laissant derrière eux un paysage étrangement silencieux.
Lorsque Roggeveen est arrivé, de nombreuses statues étaient encore debout, mais plus aucune n’était en train d’être sculptée. Par la suite, celles qui étaient dressées ont été délibérément renversées par les habitants de l’île de Pâques eux-mêmes, de sorte qu’en 1840, plus aucune ne se trouvait en position érigée.
Comment ces énormes statues avaient-elles été transportées et dressées sur leur plate-forme ? Pourquoi avaient-elles été renversées ? Et pourquoi avait-on cessé d’en sculpter ?
La première de ces questions fut résolue lorsque les habitants actuels de l’île de Pâques montrèrent à Thor Heyerdahl comment leurs ancêtres s’étaient servis de rondins comme système de roulement pour transporter les statues, puis comme leviers pour les dresser. Les réponses aux autres questions ont été fournies par des recherches archéologiques et paléontologiques ultérieures, qui ont révélé la tragique histoire de l’île de Pâques. Lorsque les Polynésiens y étaient arrivés vers 400 apr. J.-C., elle était recouverte par la forêt. Ces colons avaient défriché celle-ci progressivement afin d’aménager des jardins et pour obtenir les troncs nécessaires à la fabrication de canoës et les rondins utilisés au transport et à l’érection des statues. Vers 1500, la population avait atteint environ sept mille habitants (plus de 60 habitants au km2), mille statues environ avaient été sculptées et trois cent vingt-quatre avaient été érigées. Mais la forêt avait été complètement détruite au point qu’il ne restait pas un seul arbre vivant.
L’un des résultats immédiats de ce désastre écologique que l’homme s’infligea fut que les habitants de l’île n’eurent plus de rondins à leur disposition pour transporter et ériger les statues, de sorte qu’ils cessèrent d’en sculpter. Mais la déforestation eut également deux conséquences indirectes qui déterminèrent l’apparition de la famine : d’une part, le sol subit une intense érosion, ce qui se traduisit par des récoltes de moins en moins abondantes ; d’autre part, l’absence de troncs pour construire des canoés eut pour conséquence l’arrêt de la pêche et, par suite, le tarissement des ressources en protéines fournies par le poisson. L’île de Pâques se trouva désormais en situation de surpeuplement relativement à ses ressources alimentaires, et la société insulaire s’effondra dans les atrocités d’une guerre d’auto-extermination, où le cannibalisme tint sa part. Une caste guerrière se mit à dominer ; les pointes de lance, fabriquées en énormes quantités, vinrent à joncher le pays ; les vaincus étaient mangés ou réduits en esclavage ; les clans rivaux renversèrent réciproquement leurs statues et les habitants se réfugièrent dans les grottes pour se protéger. Cette île jadis prospère, qui avait abrité l’une des civilisations les plus remarquables du monde, s’était dégradée pour donner l’île de Pâques que l’on connaît aujourd’hui : elle est caractérisée par une terre dénudée, jonchée de statues renversées, qui ne nourrit plus qu’un tiers de la population ayant existé autrefois.

Notre deuxième exemple de destruction d’un biotope survenue à l’ère préindustrielle concerne l’effondrement de l’une des civilisations amérindiennes les plus évoluées de l’Amérique du Nord. Lorsque les explorateurs espagnols arrivèrent dans le sud-ouest des futurs États-Unis, ils trouvèrent de gigantesques habitations dotées de plusieurs étages — les pueblos —, abandonnées au milieu de déserts sans arbres. Ainsi, l’immeuble de six cent cinquante pièces de Chaco Canyon au Nouveau-Mexique avait quatre étages et mesurait deux cents mètres de long sur cent mètres de large : c’est le plus grand immeuble qui ait été construit en Amérique du Nord avant l’édification des gratte-ciel — laquelle a été permise par la technologie de l’acier, à la fin du xixe siècle. Les Indiens Navajo qui habitaient la région au moment de l’arrivée des Espagnols ne savaient plus rien des constructeurs disparus de ces pueblos, les appelant seulement « Anasazi », ce qui voulait dire les « Anciens ».
Les archéologues ont établi que la construction du pueblo de Chaco Canyon a débuté vers 900 apr. J.-C., et que son occupation a cessé au xne siècle. Pourquoi les Anasazi ont-ils érigé une sorte de ville dans une région à la terre dénudée, parfaitement inhospitalière ? Où se sont-ils procuré leur bois de chauffage et deux cent mille poutres de cinq mètres de long qu’ils ont utilisées pour soutenir les toits ? Pourquoi ont-ils abandonné cette ville qu’ils avaient bâtie avec tant d’efforts ?
L’explication traditionnelle attribue l’abandon de Chaco Canyon à la survenue d’une sécheresse (c’est l’équivalent de l’interprétation qui rapporte l’extinction des aepyornis de Madagascar ou des moas de Nouvelle-Zélande à un changement du climat). Cependant, les travaux des paléobotanistes Julio Betancourt, Thomas Van Devender et leurs collègues ont conduit à une interprétation différente. Ces derniers ont recouru à une ingénieuse technique pour révéler la nature des changements qui ont affecté la végétation de Chaco Canyon avec le temps. Ils se sont fondés sur les moeurs d’un petit rongeur, le néotome : cet animal amasse des plantes et d’autres matériaux dans des recoins (appelés des décharges) qu’il finit par abandonner après cinquante à cent ans, mais dont le contenu se conserve bien dans les conditions du désert. De ce fait, de nombreux siècles plus tard, il est possible d’identifier les plantes contenues dans ces décharges et de les dater par le carbone 14 radioactif. Ainsi, chacun de ces amas dus au néotome permet d’observer un échantillon de la végétation locale à un moment donné de l’histoire de la région.
Grâce à cette technique, Julio Betancourt et Thomas Van Devender ont pu reconstituer les événements survenus à Chaco Canyon. À l’époque où le pueblo été construit, il n’était pas entouré par une terre dénudée, mais par des bois de pins pignons et de genévriers, et un peu plus loin, par une forêt de pins à bois massif. Cette découverte a permis de résoudre d’un coup plusieurs mystères : l’origine du bois de chauffage et du bois de construction fut cernée, et le paradoxe apparent d’une civilisation évoluée qui s’était établie dans une sorte de désert s’est donc trouvé éclairci. Au cours du temps, cependant, les bois et la forêt entourant le pueblo de Chaco Canyon ont progressivement été abattus jusqu’à ne laisser que cette terre dénudée que nous connaissons aujourd’hui. Dès lors, les Anasazi ont été obligés d’aller jusqu’à quinze kilomètres de leur pueblo pour trouver du bois de chauffage et jusqu’à quarante kilomètres pour se procurer les poutres de construction en pin massif. Lorsque la forêt fournissant ce bois s’est trouvée épuisée à son tour, ils construisirent un système de routes complexe pour traîner jusqu’au pueblo, en ne faisant appel qu’à la seule force de leurs muscles, les troncs de sapin et d’épicéa obtenus sur les pentes des montagnes situées à quatre-vingts kilomètres de là. Les Anasazi réussirent dans un premier temps à résoudre les problèmes de l’agriculture en milieu sec, en construisant un système d’irrigation qui permettait de faire s’écouler toute l’eau disponible dans le bas des vallées. Mais la déforestation accrut progressivement l’érosion et la déperdition d’eau, tandis que les canaux d’irrigation se transformèrent graduellement en petits ravins, de sorte que le niveau hydrographique de base s’est probablement stabilisé en dessous des champs cultivés par les Anasazi : dès lors, l’irrigation est devenue impossible, à moins de disposer de pompes. Ainsi, s’il est vrai que la sécheresse a pu jouer un certain rôle en poussant les Anasazi à abandonner Chaco Canyon, le facteur principal fut en réalité la catastrophe écologique qu’ils causèrent eux-mêmes et à leurs propres dépens.

Notre dernier exemple de destruction de biotopes aux époques préindustrielles porte sur le déplacement progressif du centre du pouvoir dans les anciennes civilisations occidentales. Le premier centre de pouvoir et d’innovation a été le Moyen-Orient : cette région a été le point de départ de nombreuses techniques et institutions, tels l’agriculture, la domestication des animaux, l’écriture, l’État impérial, le char de bataille, et bien d’autres. La suprématie est passée successivement de l’Assyrie à Babylone, à la Perse, et occasionnellement à l’Égypte ou à la Turquie, mais est d’abord restée au Moyen-Orient ou dans son voisinage immédiat. Avec la conquête de l’Empire perse par Alexandre le Grand, la suprématie s’est finalement déplacée vers l’ouest, d’abord en Grèce, puis à Rome, et plus tard en Europe de l’Ouest et du Nord. Pourquoi le Moyen-Orient, la Grèce et Rome ont-ils successivement perdu la première place ? (L’importance que revêt aujourd’hui le Moyen-Orient n’est que transitoire et ne repose que sur le pétrole ; elle fait ressortir, par contraste, les lacunes actuelles de cette région dans d’autres domaines.) Pourquoi compte-t-on au nombre des grandes puissances d’aujourd’hui les Etats-Unis, la Russie, l’Allemagne, l’Angleterre, le Japon ou la Chine, mais plus du tout la Grèce ni la Perse ?
Ce déplacement géographique du centre du pouvoir est un phénomène de trop grande amplitude et il s’est réalisé sur de trop grandes durées pour qu’il soit attribuable à un accident. En fait, il semble bien que chacun des anciens centres de civilisation énumérés ci-dessus ait tour à tour sapé la base de ses ressources. Le Moyen-Orient et les bords de la Méditerranée n’ont pas toujours été caractérisés par ces paysages dégradés qu’on leur connaît aujourd’hui. Dans les temps anciens, une grande partie de cette région était luxuriante et présentait des collines boisées et de fertiles vallées. Des milliers d’années de déforestation, de surpâturage, d’érosion et d’envasement des vallées ont converti les terres de ce lieu d’origine de la civilisation occidentale en ces paysages relativement désolés, secs et stériles qui y dominent aujourd’hui. Les prospections archéologiques ont révélé que la Grèce antique a connu plusieurs cycles d’expansion démographique, chacun s’étant terminé par un effondrement de civilisation et par l’abandon des lieux habités. Durant les phases d’expansion, des terrasses et des barrages étaient aménagés, qui protégeaient initialement les terres ; mais par la suite, la déforestation, le défrichage des fortes pentes à des fins agricoles, le surpâturage par un bétail trop nombreux, le renouvellement trop rapide des moissons ont constitué autant de facteurs de détérioration grave du milieu. Chaque fois, cela s’est traduit par l’érosion massive des collines, l’inondation des vallées et l’effondrement de la société humaine locale. Un événement de ce genre a accompagné la chute, à moins qu’elle ne l’ait provoquée, apparemment incompréhensible en dehors de ce contexte, de la magnifique civilisation de Mycènes, laissant la Grèce antique retourner pendant plusieurs siècles à l’obscurité.
Les textes écrits à cette époque et les traces archéologiques viennent étayer l’hypothèse de graves destructions du milieu durant l’Antiquité. Mais si l’on pouvait disposer d’une petite série de photographies, elles constitueraient des confirmations bien plus décisives que toutes les preuves fournies par les anecdotes. Si nous avions des instantanés de la même colline grecque pris à des intervalles d’un millier d’années, nous pourrions y reconnaître les plantes, mesurer la couverture végétale du sol et calculer l’ampleur du changement qui a mené de la forêt à une végétation arbustive résistante aux chèvres. Nous pourrions évaluer le degré de dégradation de l’environnement en fonction du temps.
Les décharges de certains rongeurs viennent de nouveau à notre secours. Certes, on ne trouve pas d’espèce du type du néotome au Moyen-Orient, mais il y existe de petits animaux de la taille d’un lapin, ressemblant à des marmottes, appelés damans. Ces animaux constituent des décharges semblables à celles du néotome (si surprenant que cela paraisse, les plus proches apparentés des damans semblent être les éléphants). Trois scientifiques de l’université de l’Arizona, Patricia Fall, Cynthia Lindquist et Steven Falconer, ont étudié les décharges des damans sur le site de la célèbre ville abandonnée de Pétra, en Jordanie, laquelle illustre parfaitement la mésaventure qui a frappé l’ensemble de la civilisation occidentale antique. Pétra, cité autrefois prospère, n’a pas été édifiée dans le milieu désolé d’aujourd’hui. Il y avait eu un village au néolithique, près du site de Pétra, avant 7000 av. J.-C., et l’agriculture et l’élevage y avaient bientôt été pratiqués. Capitale du royaume des Nabatéens, Pétra est devenue, vers 500 av. J.-C., un grand centre commercial contrôlant les échanges entre l’Europe, l’Arabie et l’Orient, et fut encore plus grande et plus riche du temps des Romains, puis de Byzance. Mais elle fut ensuite abandonnée et complètement oubliée au point qu’il fallut attendre 1812 avant qu’elle ne soit redécouverte. La cause de la chute se lit dans les décharges des damans où l’on trouve les restes de très nombreuses espèces de plantes — jusqu’à une centaine. Les chercheurs ont pu comparer les proportions des différents pollens prévalant dans chacune de ces décharges avec celles qui existent dans les biotopes d’aujourd’hui. Ils ont pu ainsi estimer quelle était la nature de la flore qui caractérisait le milieu à l’époque où vivaient les damans. Sur la base de ces observations, ils ont établi quelle sorte de trajectoire a suivie la dégradation du milieu entourant Pétra.
Le climat de cette contrée est de type « méditerranéen sec », assez semblable à celui qui prévaut dans la région de montagnes boisées qui s’étend derrière chez moi à Los Angeles. À l’origine, il semble que la végétation était constituée par des bois où dominaient le chêne et le pistachier. Les chercheurs ont constaté qu’à l’époque de Rome et de Byzance la plupart des arbres avaient été abattus et que l’environnement s’était dégradé en une steppe. Dans le pollen retrouvé dans les décharges des damans, celui provenant des arbres ne représente alors plus que 18 pour cent du total, le reste étant issu de plantes herbacées ou arbustives. (Par comparaison, les arbres fournissent de 40 à 85 pour cent du pollen dans les forêts méditerranéennes actuelles, et 18 pour cent dans les steppes arborées actuelles.) En 900 apr. J.-C., quelques siècles après la fin du règne de Byzance sur Pétra, les deux tiers des arbres qui restaient encore avaient disparu. Même les arbrisseaux, les plantes herbacées et les graminées avaient décliné, de sorte que l’environnement s’était transformé en ce paysage désertique que l’on voit aujourd’hui. Les rares arbres qui subsistent encore de nos jours risquent d’être attaqués par les chèvres au niveau de leurs branches inférieures et se trouvent donc éparpillés sur des falaises ou des lieux difficilement accessibles à ces ongulés.
En mettant en parallèle ces données fournies par les décharges des damans avec celles de l’archéologie et de la littérature, on peut retracer ainsi la chute de la cité : des temps néolithiques à ceux des Empires romain et byzantin, la déforestation a été provoquée par le défrichage des terres à des fins agricoles, par le pâturage des chèvres et des moutons, ainsi que par l’abattage des arbres pour obtenir du bois de chauffage et du bois de construction pour les maisons. Ces dernières, dès le néolithique, étaient non seulement soutenues par d’énormes poutres, mais exigeaient chacune jusqu’à treize tonnes de bois de chauffage, pour fabriquer le plâtre par cuisson à partir du gypse recouvrant leurs murs et leur plafond. L’explosion démographique à l’époque des empires a accéléré le rythme de la déforestation et du surpâturage. De plus, les vergers et la ville elle-même nécessitèrent des systèmes complexes de canaux et de citernes pour faire circuler et stocker l’eau.
Après la chute de l’Empire byzantin, les vergers furent abandonnés et l’effectif de la population s’effondra ; mais la dégradation de l’environnement continua, dans la mesure où les habitants restants devinrent encore plus dépendants de leurs troupeaux. Les chèvres insatiables s’attaquèrent aux arbrisseaux, aux graminées et aux plantes herbacées. Le gouvernement ottoman fut responsable, avant la Première Guerre mondiale, de la décimation du dernier peuplement d’arbres restants, afin d’obtenir le bois nécessaire à la construction du chemin de fer du Hedjaz [2]. Comme beaucoup d’autres cinéphiles, j’ai passionnément suivi les aventures de Lawrence d’Arabie (interprété par Peter O’Toole) à la tête de la guérilla menée par les Arabes contre les Turcs, au point de palpiter avec toute la salle lorsqu’en Technicolor et sur grand écran Lawrence fait précisément sauter ce chemin de fer ; nul n’imaginait alors, parmi les spectateurs, que nous assistions au dernier stade de la destruction des forêts de Pétra.
L’image de paysage dévasté autour de Pétra constitue une métaphore du destin qui a frappé tout le berceau de la civilisation occidentale. Le milieu entourant cette ville, située au carrefour des principales routes commerciales du monde, ne pouvait absolument plus subvenir à ses besoins, tout comme celui entourant Persépolis a été incapable de subvenir, à partir d’un certain moment, à ceux de cette superpuissance qu’a été jadis l’Empire perse. Les ruines de ces villes et d’Athènes et de Rome constituent des messages nous rappelant que ces États ont un jour sapé leurs propres bases d’existence. Les civilisations méditerranéennes ne sont pas les seules parmi celles qui ont connu l’écriture à avoir réalisé un suicide écologique. La chute de la civilisation maya en Amérique centrale et celle de la civilisation d’Harappa [3] dans la vallée de l’Indus, en Inde, correspondent à l’évidence à des désastres écologiques provoqués par une expansion démographique surpassant les possibilités de l’environnement. Bien que l’enseignement de l’histoire dans les écoles mette souvent l’accent sur les dynasties et les invasions par les barbares, il se pourrait que, sur le long terme, la déforestation et l’érosion aient joué un rôle plus important que ces facteurs dans l’évolution historique de l’humanité.

Comment, dès lors, concilier les récentes découvertes sur les catastrophes écologiques du passé, qui obligent à conclure que l’âge d’or souvent invoqué par les écologistes est vraisemblablement un mythe (assurément toutes les espèces n’ont pas été exterminées, et tous les milieux naturels n’ont pas été détruits, de sorte que les désastres du passé n’ont pas eu un caractère total), avec la conservation des espèces observée chez de très nombreux peuples préindustriels d’aujourd’hui ?
On peut considérer que les vieilles sociétés égalitaristes de petite dimension ont tendu à inventer des pratiques écologiques (visant à la conservation des milieux et des espèces), parce que au fil de leur longue histoire elles ont disposé de beaucoup de temps pour bien connaître leur environnement local et percevoir où était leur propre intérêt. À l’inverse, les catastrophes sont survenues lorsque des peuples se sont mis à coloniser des milieux qu’ils ne connaissaient pas (comme les Maoris lorsqu’ils sont arrivés en Nouvelle-Zélande ou les Pascuans sur l’île de Pâques) ; ou lorsque des peuples se sont développés en bordure d’une nouvelle région et qu’ils ont été obligés de s’y introduire dès l’instant où ils avaient détérioré la région précédente (comme cela a été le cas pour les ancêtres des Indiens quand ils ont atteint l’Amérique) ; ou lorsque des peuples ont acquis une nouvelle technologie et qu’ils n’ont pas eu le temps d’en mesurer les potentialités destructrices (comme c’est le cas actuellement des Néo-Guinéens qui sont en train de décimer les populations de pigeons avec des fusils de chasse). On peut également dire que des catastrophes ont également toutes chances de se produire dans les États centralisés où la richesse est concentrée entre les mains de souverains qui n’ont pas de contact personnel avec l’environnement. Et certaines espèces et certains biotopes sont plus vulnérables que d’autres : pour les espèces, cela a été le cas des oiseaux ne volant pas et n’ayant jamais rencontré d’êtres humains (tels les moas ou les aepyornis). Pour les biotopes, cela a été le cas des milieux secs, fragiles et ne tolérant aucune détérioration, au sein desquels les civilisations méditerranéenne ou anasazi se sont développées.
Peut-on tirer des leçons pratiques de ces récentes découvertes archéologiques ? On considère souvent que l’archéologie est une discipline universitaire sans grande importance pour la société ; en raison de ce statut, son budget est le premier à être réduit dès qu’il faut diminuer les dépenses allouées par le gouvernement à l’éducation. La recherche archéologique est cependant l’un des meilleurs outils de prédiction et d’évaluation dont puissent disposer les autorités. Nous sommes actuellement en train de lancer dans le monde entier des programmes de développement susceptibles de provoquer des dégâts irréversibles. Or, ils ne représentent que la réalisation, sur une plus grande échelle et avec plus d’efficacité, de programmes déjà exécutés dans le passé. Nous ne pouvons assurément pas nous permettre de faire des expériences consistant à laisser se développer cinq régions de cinq façons différentes pour voir lesquelles vont courir au désastre et lesquelles vont s’épanouir. En revanche, il est beaucoup moins coûteux et risqué de financer des recherches archéologiques ayant pour mission de découvrir comment tel développement économique ou technologique s’est inversé en catastrophe et de comprendre comment ne pas répéter les mêmes erreurs.
Un exemple éclairera mon propos. Le Sud-Ouest américain possède plus de deux cent cinquante mille kilomètres carrés de forêts de pins pignons et de genévriers que nous sommes en train d’exploiter de plus en plus sous forme de bois de chauf fage. Malheureusement, les services forestiers des États-Unis ne disposent pratiquement pas de données qui puissent les aider à calculer le rythme des prélèvements admissibles, en fonction du rythme de régénération de ce type de forêt. Or, les Anasazi ont déjà réalisé cette expérience jadis et se sont trompés, de sorte que cette végétation ne s’est toujours pas rétablie dans le Chaco Canyon, après huit cents ans. Il serait moins coûteux de financer des recherches archéologiques pour retrouver à quel rythme les Anasazi ont consommé leur bois de chauffage que de commettre la même erreur qu’eux et transformer une région de deux cent cinquante mille kilomètres carrés en désert, comme nous sommes peut-être en train de le faire aujourd’hui.

La question la plus délicate est aujourd’hui posée par la condamnation morale proférée par les écologistes contre quiconque extermine les espèces et détruit les biotopes. Les sociétés industrielles ont invoqué tous les prétextes imaginables pour dévaloriser les peuples préindustriels, parant ainsi du sceau de la légitimité le fait de les avoir exterminés et de s’être emparés de leurs terres. Les résultats dits « nouveaux », qui mettent en évidence le massacre des moas et la destruction de la végétation du Chaco Canyon, seraient-ils une nouvelle ruse de la raison raciste stigmatisant implicitement la conduite des Maoris et des Indiens à seule fin de légitimer ainsi le statut inférieur qui leur est fait dans le monde d’aujourd’hui ?
À dire vrai, il a toujours été difficile pour les êtres humains de savoir à quel rythme ils pouvaient se permettre de prélever des ressources biologiques sans courir le risque de les épuiser. Lorsque celles-ci s’amenuisent, ce fléchissement peut ne pas être facile à distinguer d’une fluctuation normale survenant au cours d’une année. Il est encore plus difficile d’estimer à quel rythme des ressources nouvellement découvertes sont engendrées par les processus naturels. Lorsque les signes de déclin commencent à être suffisamment clairs pour que tout le monde en soit convaincu, il se peut fort bien qu’il soit trop tard pour sauver une espèce ou un biotope donnés. Par conséquent, on ne peut condamner moralement les peuples préindustriels qui ont sapé leur propre base d’existence ; simplement, ils n’ont pas su résoudre un problème écologique dont l’intelligence est véritablement difficile. Assurément, leur échec a eu des conséquences tragiques, puisqu’il a déterminé l’effondrement du mode de vie qui leur était fondamental Mais les échecs tragiques de ce genre sont moralement condamnables seulement dans la mesure où les enjeux sont préalablement connus. À cet égard, il y a deux grandes différences entre les Indiens Anasazi et nous : nous possédons la connaissance scientifique et nous avons des livres. Nous savons comment calculer la croissance démographique admissible en fonction du rythme d’exploitation des ressources, eux ne le savaient pas. Nous pouvons lire dans les livres tout ce que l’on sait des désastres écologiques du passé, eux ne le savaient pas. Et pourtant, notre génération continue à chasser les baleines et à défricher les forêts tropicales humides comme si personne n’avait jamais chassé les moas ou abattu les forêts de pins pignons et de genévriers. On peut considérer que le passé a été, en effet, un âge d’or, dans la mesure où il reposait sur l’ignorance, tandis que notre présent est un âge de plomb, qui a pour pilier la cécité volontaire.
Dans ces conditions, il est inimaginable de voir la société moderne répéter les erreurs de gestion écologique suicidaires qui ont été commises dans le passé, d’autant plus que des outils de destruction bien plus puissants se trouvent placés entre un bien plus grand nombre de mains. C’est comme si nous n’avions pas vu se dérouler ce scénario de nombreuses fois dans l’histoire humaine et que nous n’en connaissions pas l’inévitable résultat. Le sonnet de Shelley, « Ozymandias », pourrait évoquer Persépolis tout aussi bien que la cité maya, Tikal, ou bien encore l’île de Pâques. À moins qu’il n’entrevoie les ruines que laissera derrière elle, peut-être, notre propre civilisation :

J’ai rencontré un voyageur venu d’une terre antique
Qui disait : — Deux jambes de pierre, vastes et sans tronc, Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
Enfoui, gît un visage brisé, dont le sourcil qui se fronce
Et la lèvre plissée, et le ricanement de froide autorité Disent que le sculpteur sut bien lire ces passions
Qui survivent encore, imprimées sur ces choses sans vie, A la main qui les imita, au coeur qui les nourrit.
Et sur le piédestal apparaissent ces mots :
— Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois ; Contemplez mes oeuvres, ô Puissants, et désespérez. —
Rien de plus ne reste. Autour de la ruine De ce colossal débris, sans bornes et nus Les sables solitaires et unis s’étendent au loin [4]


[1Dans ce conte des Mille et Une Nuits (traduction d’Antoine Galland), Sindbad, au cours de son deuxième voyage, oublié par l’équipage sur une île où le vaisseau fit relâche, découvre que la cause d’une obscurité soudaine est « un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires » : « Je me souvins d’un oiseau appelé roc, dont j’avais souvent entendu parler aux matelots. » En s’attachant à l’un de ses pieds, Sindbad s’envolera le lendemain vers une autre terre. (Nd.T.)

[2Le Hedjaz est une région côtière au nord de l’Arabie Saoudite. (La Mecque, notamment, y est située.) Le chemin de fer du Hedjaz reliait Damas (Syrie) à Médine, une ville de cette région. (N.d.T.)

[3La civilisation d’Harappa, dite aussi « civilisation de l’Indus », connut son apogée entre 2500 et 1500 av. J.-C. (N.d.T.)

[4« Ozymandias », in Les romantiques anglais, traduction de Pierre Messiaen, Paris, Desclée de Brouwer, 1955, p. 707-708. Les débris de la statue d’Ozymandias à Thèbes (monarque assimilé parfois à Ramsès II ou Sésostris) portent l’inscription qui inspira Percy Bysshe Shelley : « Je suis Ozymandias, roi des rois. Si vous voulez savoir combien je suis grand et où je repose, surpassez mes oeuvres. » (N.d.T.)


Commentaires

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Cet âge d’or qui jamais n’exista (2/2) - Sinbad
mardi 22 avril 2014 à 12h53 - par  Karl-Groucho D.

« [...] Dans ce conte des Mille et Une Nuits (traduction d’Antoine Galland), Sindbad [...] »

Naaaan.

Si Galland, dans son excellente langue du XVIIIe siècle, a bien inclus divers autres récits, dont « Sindbad le marin », ce dernier récit remonte au moins au IXe siècle (et peut effectivement laisser supposer ce qui est dit de l’Oiseau-Rokh dans son deuxième voyage). Il ne fait donc pas partie du véritable corpus des Mille et une nuits. René Khawam (autre traducteur, contemporain (1)) était très en pétard qu’on persiste dans cette erreur ;-))

& merci pour l’article qui remet à l’endroit quelques fariboles romantoques si tant trop bien répandues...

K.-G. D.


1. Éditions Phébus.

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