Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux
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Sommaire :
- Contre la Constituante (Analyse) — ci-dessous...
« C’est ainsi qu’avance l’histoire, en se bouchant la mémoire comme on se bouche les oreilles. (…)
Mais quoi ? l’histoire n’est amère qu’à ceux qui l’attendent sucrée... »Sandor Krasna, Sans Soleil, Chris Marker, 1983
Depuis quelques années, le relatif regain d’intérêt pour la démocratie directe a engendré une multitude d’initiatives, essentiellement par l’intermédiaire de sites web, de blogs, de forums ou de listes de diffusion indépendants des groupuscules et partis politiques. Ces individus ou collectifs, issus ou non du mouvement des « indignés » français du printemps 2011, pourraient à l’avenir former un milieu politique fertile, à condition de rompre leur isolement réciproque pour éprouver leurs positions [1].
Depuis peu s’y développe un courant d’idées bien particulier, gravitant autour d’une idée centrale : la voie vers la démocratie directe passerait par la convocation d’une assemblée Constituante composée de personnes tirées au sort parmi la population et chargées d’établir une nouvelle constitution française.
Cette approche rompt, salutairement mais sans le dire, avec de nombreux présupposés idéologiques hérités des mouvement politiques qui ont ravagés le XXe siècle et qui visaient, eux aussi, un changement radical de société. Mais c’est, nous semble-t-il, pour retomber dans d’autre illusions. C’est donc à la discussion de celles-ci que ce texte voudrait inviter.
Le courant pro-Constituante
La nébuleuse dont il est ici question paraît largement s’inspirer d’Étienne Chouard. Celui-ci s’est politisé et fait connaître lors du référendum pour le Traité Constitutionnel Européen de 2005. Il avait alors présenté un contre-argumentaire qui avait rencontré un écho important. Prenant acte de la victoire du « non », et à rebours du vide politico-intellectuel contemporain, il a depuis entrepris une réflexion visant à avancer une alternative à l’Europe techno-bureaucratique. Cela l’a amené, de manière très cohérente et en découvrant l’histoire politique de la Grèce Antique, à cette proposition de Constituante tirée au sort, moyennant un blog prolifique (« Le plan C ». Peu-à-peu, d’autres initiatives lui ont emboîté le pas (« Le Message », « Gentils Virus », etc) ou s’en sont inspiré plus ou moins explicitement (« Vraie démocratie », « Objectif démocratie », « La Constituante en marche », « La démocratie », « Les citoyens constituants », etc).
Ce courant nous est proche à trois égards : d’abord, il part d’une critique du régime actuel, du mode électoral et du gouvernement représentatif, perçus comme l’expression politique de l’oligarchie qui domine la société. Cette contestation se fait dans des termes très proches de ceux que nous employons depuis des années. De même, sa référence à la Grèce Antique lui fait très clairement concevoir la démocratie directe à travers des notions oubliées : assemblées générales souveraines, mandats impératifs, destitution des délégués, tirage au sort, rotation des siège ou reddition des comptes. Enfin, son approche détone d’avec l’encombrant héritage marxiste-léniniste qui imbibe toujours, mezzo voce, les franges gauchisantes rêvant d’un Grand Soir organisé pour porter au pouvoir quelques détenteurs de la Vérité Historique — ou d’avec son symétrique, un spontanéisme anarchisant misant angéliquement sur le surgissement soudain de rapports sociaux harmonieux et apaisés. Ces formes de messianisme allant de pair avec le fait de remettre toujours à plus tard la conception d’une autre organisation de la société, leur refus permet donc — à nous comme au courant pro-Constituante — l’ouverture de véritables chantiers politiques.
Projet et critiques
Pour autant, à l’examen, le projet de ces militants pro-Constituante présente une multitude de lacunes, d’incohérences ou de contradictions — que les contre-argumentaires proposés ne font qu’approfondir et multiplier — et qui ne peuvent que discréditer leurs porteurs et notre visée politique. Ce sont elles que nous allons pointer en suivant, étape par étape, le proto-scénario que l’on peut déduire de leurs écrits. Résumons celui-ci en quelques mots :
1) La Constituante est convoquée par un moyen ou un autre (référendum, initiative du Chef de l’État...) ; 2) les délégués sont tirés au sort parmi la population ; 3) ils travaillent durant un temps déterminé à l’élaboration d’une nouvelle constitution française instaurant la démocratie directe ; 4) cette Constitution est soumise à ratification par référendum.
Voilà le projet, tel qu’il se présente dans sa version la plus répandue, et la plus sérieuse.
Mais avant d’entrer dans le détail, livrons d’emblée l’axe principal de notre critique : Les pro-Constituantes veulent la démocratie directe mais sans l’activité foisonnante d’un peuple visant une transformation sociale, idée à laquelle ils associent sans doute le déchaînement de la violence, alors que nous y entendons tout autre chose : l’auto-organisation des gens, c’est-à-dire la formation d’institutions autonomes locales se substituant aux pyramides hiérarchiques actuelles. Ce refus du soulèvement populaire et de l’élaboration d’une autre société par les premiers concernés amène paradoxalement les pro-Constituante à évincer de leur scénario le principal acteur : le peuple. Option sans doute renforcée par la conscience, ou du moins l’intuition, que les aspirations de nos contemporains sont sensiblement éloignées de ces visés.
Cette éviction tacite des gens ordinaires porte donc les pro-Constituante à viser une action uniquement institutionnelle, légaliste et technique, sans qu’il ne soit jamais exigé du peuple, relégué au statut d’entité abstraite, autre chose qu’une adhésion formelle à l’idée surplombante d’une Constituante tirée au sort [2]. Jamais, nulle part, n’est envisagée sérieusement une pratique autonome des gens telle qu’elle a pu se déployer dans toutes les révolutions depuis deux ou trois siècles, en s’opposant à d’autres forces sociales. C’est pourtant par ce processus constituant que la collectivité invente une autre organisation sociale, et se crée elle-même en tant que sujet politique.
En ne citant qu’à titre d’illustration l’histoire, l’héritage et l’expérience de la démocratie directe légué théoriquement par les Lumières, puis pratiquement par les révolutions, le mouvement ouvrier et ses suites, nos pro-Constituante en évacuent le trait essentiel : la praxis, ce lien indissoluble entre la pensée et l’action politique populaire, qui fonde la légitimité de chacun à s’occuper des affaires de tous. Leur approche, on le verra, ne protège des crises et de la violence qu’au prix de l’échec et de la récupération politique. Elle s’interdit de penser réellement une auto-transformation radicale de la société, qui ne peut demeurer à cette heure, faut-il le préciser, qu’une interrogation ouverte.
Avant d’avancer quelques pistes en conclusion, nous évoquerons les soubassements idéologiques de cette mouvance qui prône une « révolution par le haut », à l’instar des tenants du « revenu garanti », qui apporteront quelques éléments de compréhension quant à l’aveuglement d’É. Chouard et de ses plus proches défenseurs vis-à-vis des milieux d’extrême droite ou complotistes [3].
1 — Processus de convocation de la Constituante
Tel que le présente les pro-Constituante, le processus amenant à la formation de l’assemblée Constituante est très flou : il est question de « pression populaire » et/ou de l’élection d’un Président de la République qui s’engagerait à convoquer ladite Constituante, sans plus de détail, comme beaucoup l’ont fait depuis (Mélenchon, Montebourg,...). Un peu plus conséquents et sérieux, des sites évoquent, mais par des processus identiques, l’établissement préliminaire de Référendums d’Initiatives Populaires, consultations initiées par une part significative de l’électorat, dont le modèle suisse est le plus connu.
Improbabilité du Référendum d’Initiative Populaire (RIP)
Ce 19 novembre 2013, l’Assemblée Nationale a bel et bien adopté le RIP... mais en le rendant totalement inapplicable [4] ! Cet épisode laisse entrevoir ce qu’une telle initiative peut devenir dans le contexte actuel, avec d’un côté un pouvoir en panne de légitimité et de l’autre une population marquée par le chacun-pour-soi et qu’aucun projet commun ne rassemble plus. Les dominants seront d’autant plus enclins à récupérer ce type de consultation que dans les années qui viennent, les réactions de la population vont aller croissant face à la dégradation permanente de ses conditions de vie. Ces référendums ne seront alors qu’un moyen d’acheter momentanément la paix sociale au prix de quelques concessions, au coup par coup et sans remettre en question l’ordre social existant. Cela peut aussi devenir un moyen efficace de s’allier la population par un chantage à « l’unanimisme républicain » face aux multiples crises qui convergent et commencent à faire sentir leurs effets très concrètement. De son côté, une population conservatrice et paniquée peut transformer ce genre de consultation populaire en instrument au service du maintien de ses privilèges ou à l’adoption de mesures réactionnaires. L’exemple suisse, sans être univoque, est tout de même instructif.
C’est pourquoi faire du RIP un fétiche est particulièrement mal venu. L’essentiel ici est moins le dispositif en lui-même que l’état d’esprit de la population, qui s’en empare (ou pas) pour en faire en fait (ou pas) un instrument démocratique au service du bien commun.
Improbabilité d’un référendum sur une Constituante tirée au sort
Mais passons sur les modalités de déclenchement d’un tel référendum, et abordons la question des résistances que pourrait soulever une question référendaire portant sur rien moins qu’un changement de régime politique.
Il semble évident que toute initiative mettant sérieusement en cause les échelles de souveraineté en place verra se mobiliser contre elle l’État et tous ses services officiels ou secrets, tous les lobbys économiques internationaux, les médias et les personnalités et bien entendu tous les appareils politiques et syndicaux qui ne peuvent être qu’oligarchique par essence [5]. Si jamais une campagne de référendum pour la désignation d’une assemblée Constituante tirée au sort a lieu, elle subira une offensive de dénigrement telle qu’on en a rarement vu dans l’histoire, renouant avec des pratiques immémoriales mais oubliées des européens repus (à noter que la société est à ce point délabrée qu’il suffirait même au pouvoir de suspendre simplement ses activités de maintien de l’ordre pour voir s’instaurer une terreur par en bas et susciter une panique sociale). A moins qu’elle ne subisse un escamotage ultérieur : l’expérience, inaugurale pour certains, du référendum de 2005 sur la constitution européenne finalement imposée deux ans plus tard par le parlement est édifiante. Que la population se révolte alors et le pays se retrouvera dans une situation de crise politique inédite. Son issue est prévisible : L’oligarchie en sortira par la voie royale ouverte par les contestataires eux-mêmes en convoquant effectivement une Constituante, mais composée cette fois de personnalités nommées par élections.
C’est ce que propose par exemple actuellement le Parti de Gauche, qui y trouvera l’occasion d’y placer de nouvelles têtes fraîchement encartés et fermement tenues par la nomenklatura. Rien n’en sortira hormis la consolidation du pouvoir de quelques-uns. L’exemple, tant vanté, de « la révolution islandaise », et notamment sa Constituante invalidée en 2011 après trois mois de travail, devrait servir de leçon tant le feuilleton des forfaiture des briscards de la politique y est paradigmatique.
2 — Désignation des délégués
Mais admettons que le principe initial d’une Constituante tirée au sort soit finalement adopté. Un tel mode de désignation, résolument novateur dans la France d’aujourd’hui, pose un certain nombre de problème, et notamment celui de la représentativité, qui est pourtant le principal argument de ses partisans.
L’auto-sélectivité des délégués
Soit ce tirage se fait a priori au sein du corps électoral, soit il se fait parmi une liste de volontaires. Plaçons-nous dans le second cas (ou dans les deux en admettant le refus de siéger serait scrupuleusement respecté et qu’il sera un recours d’autant plus utilisé que chacun saura qu’il s’agit d’une magistrature absolument déterminante pour l’histoire du pays et que chacun sera au centre de toutes les attentions) : le filtre de l’auto-désignation sera un biais inévitable. Nous retrouverons donc ces biais déjà biens connus par les jurés d’assises, mais démultipliés au centuple : ne siégeront que ceux qui considèrent leurs opinions présentables et s’estiment apte à siéger, c’est-à-dire à faire partie de l’élite qui de facto dessinera l’avenir pour des décennies. Faut-il alors préciser que l’assemblée sera en majorité composée par la classe moyenne, masculine, blanche, éduquée, insérée, valide, citadine, etc. [6] ? Les exceptions seront ramenées à leurs statuts de déviants lors des toutes premières délibérations solennelles par les mécanismes bien connus de disqualification et de conformisme groupal. Telle est la société actuelle et telle sera l’assemblée Constituante, si aucun processus ne vient bousculer au sein du peuple lui-même les représentations sociales qui maintiennent l’organisation sociale telle qu’elle est.
Représentativité problématique
Mais faisons momentanément fi de ces considération psycho-sociologiques, et admettons que les quelques milliers de délégués seront « représentatifs » de la société actuelle, au pourcentage près — on attendra pour savoir les critères de cette « représentativité ».... Ils compterons alors, comme le pointe par exemple très pertinemment « Objectif Démocratie » sans y répondre convenablement, 7 % d’illettrés et près de 30 % ne maîtrisant pas la lecture, facteurs qui ne disqualifient certainement pas à l’exercice démocratique mais qui rend éminemment problématique un travail constitutionnel de type parlementaire. Bien plus : la Constituante sera, à l’image du pays, profondément et irrécusablement divisée entre classes sociales, classes d’âge, affiliation idéologiques voire appartenances religieuses ou ethniques, corporations, lobbys, etc.
Sans aucun remaniement des opinions provoqué, comme en Mai 68, par la créativité collective d’un bouillonnement social de la société , d’un peuple expérimentant et mettant à l’épreuve par son action même les idées, les principes et les affiliations les plus diverses, sans l’immense effort populaire nécessaire pour sortir des impasses idéologiques en inventant des idées nouvelles et en se réappropriant les expériences du passé, les débats de l’assemblée Constituante ne pourront que s’embourber dans tous les faux clivages contemporains ou en créer de nouveaux dans lesquels la population ne se reconnaîtra pas.
3 — Travail de la Constituante
Mais passons outre une fois de plus : voilà nos délégués lambda assis sur leurs sièges de l’assemblée, travaillant pour le bien du peuple, mais sans aucun contrôle de celui-ci... La situation rappelle celle dénoncée : Car on retrouve ici intacte l’idée selon laquelle le pouvoir de décision repose toujours entre les mains de quelques-uns, tandis que le peuple est invité à perdurer dans sa passivité, selon le principe fondamental du système représentatif [7].
Des délégués incontrôlables
Car que la population se passionne pour ces débats ou en attende patiemment des solutions à ses problèmes, elle n’a rien à en dire, ces tirés au sort étant absolument souverains de leur jugement, s’informant, délibérant et décidant en leur for intérieur. Il faut être clair : Ils ont été nommés, eux, pour élaborer une nouvelle constitution, et on ne voit pas au nom de quoi ils auraient des comptes à rendre quant à leurs choix, ni à qui, pendant leur mandat comme après. Certes, certains parlent « d’ateliers constituants locaux » composés de citoyens chargé d’épauler les délégués dans leur travail. Mais si ces délégués décident sous influence, alors ces « ateliers », qu’ils soient de gauche ou d’extrême-droite, seront de bien peu de poids face aux pressions extraordinaires auxquelles seront soumis nos élus, de la part de tout ce que l’oligarchie compte de think tanks, de groupes d’intérêts, de réseaux d’influence, de lobbys plus ou moins officiels, de circuits de corruption, de pressions mafieuses, etc. C’est, très exactement, ce qu’ont vécu les tunisiens, ou même les français devant le spectacle régulier de l’ascension hiérarchique dans l’entreprise ou dans les institutions républicaines... A moins d’isoler totalement les délégués de toute influence, donc de les couper radicalement d’une vie sociale qui faisait d’eux autre chose que des professionnels de la politique.
Une constitution enfin démocratique ?
Ces quelques milliers de personnes chargées d’écrire « seules » une constitution pour la France ont été désignées parce qu’elles ne sont justement pas spécialistes de la politique. Sans aucune préparation et provenant d’un peuple vivant dans l’apathie depuis des générations, sans aucune expérience du pouvoir réellement démocratique, ni même de pratiques sociales ou politiques un tant soit peu dégagées de la mentalité oligarchique, elles auront à fixer l’organisation de la vie politique d’un pays habité par 70 millions d’habitants et comptant parmi les dix grandes puissances mondiales. Enfants de De Gaulle, de Mitterrand et de Sarkozy, on voit mal nos délégués systématiser l’amateurisme en politique, instituer des assemblées souveraines, et démanteler l’État comme organe séparé du corps social, requisit minima pour parler raisonnablement de démocratie directe.
Il y a fort à parier que nos représentants ne façonneront qu’une constitution qui ressemblera fort à celles que nous avons connues, sans doute agrémentée de quelques organes consultatifs ou contre-pouvoirs citoyens — c’est d’ailleurs la perspective explicite d’E. Chouard lui-même [8].
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