Anarchie et démocratie radicale : accords et désaccords (3/3)

Cornelius Castoriadis sur Radio Libertaire (1996)
mardi 11 mars 2014
par  LieuxCommuns

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(.../...)

V. La discussion sur le pouvoir reprend à partir d’une lecture de l’actualité du 30 mai 1996. Pour Gérard, le délabrement de la vie sociale et politique est imputé à l’État, les classes dominantes, les politiciens et les actionnaires qui entreprendraient délibérément d’endormir un peuple potentiellement révolté : « « on » voudrait nous faire croire que… ». Castoriadis s’efforce de faire entendre le rôle de pantins des figures médiatiques, l’insaisissable du pouvoir actuel, l’anonymat des processus en jeu, qui inclut l’absence de réactions sociales.

Gérard : On va peut-être revenir sur votre livre, La montée de l’insignifiance, qui a été édité au Seuil. A propos de montée de l’insignifiance, on évoquait tout à l’heure la presse, en particulier le numéro de vendredi dernier de Libération, qui faisait mention du meurtre des moines revendiqué par le GIA. Et puis un télescopage, puisque ce numéro de Libération était parfumé aux fragrances Carrera. Serge July a dû voir qu’il y avait un certain problème dans ce télescopage de la publicité et de l’information, en particulier donc de l’assassinat des moines. Il s’est fendu d’un petit billet aux lecteurs en leur expliquant que c’était vraiment regrettable, mais qu’il ne pouvait pas remettre la campagne publicitaire à un autre moment et qu’il regrettait d’autant plus cette situation que l’impact à la fois publicitaire et de l’information en serait diminué. C’est relativement grave, parce que dans son billet, on avait l’impression que c’était l’impact publicitaire qui comptait bien davantage.

Jacques : D’une certaine façon, il a raison. Dans Le Canard enchaîné de ce matin, on soulignait que Lustiger avait demandé à TF1 ou Antenne 2 d’intervenir directement à l’antenne en montrant qu’il allait souffler sept cierges, alors qu’on n’était pas sûrs de la mort des moines. Donc c’est bien une affaire publicitaire pour l’Église.

Cornelius : Oui, mais l’essentiel, c’est que ça fasse de la pub.

Gérard : Je voudrais simplement dire à Libération qu’il aurait pu avoir comme idée de parfumer son journal à l’encens.

Jacques et Castoriadis rient.

Cornelius : Ce qui est étonnant, c’est que c’étaient ces mêmes gens-là qui protestaient contre les publicités de Benetton, n’est-ce pas ? Mais finalement, c’est un même principe, avec les camps de concentration, Benetton, etc.

Gérard : Donc, dans la montée de l’insignifiance, ou du non-sens et d’une forme de crapulerie… la crapulerie, là, où elle est ? elle est intentionnelle ?

Cornelius : Je suis presque étonné que July ait réalisé à la dernière minute que ça n’allait pas. Parce que les gens en sont arrivés à considérer tout ça comme allant de soi.

Jacques : C’est d’ailleurs un des grands effets de ce déferlement d’images, qui contribue à ce qu’on disait tout à l’heure sur cette espèce d’encéphalogramme plat. On met sur le même plan des événements tragiques, qui auront éventuellement des prolongements considérables pour de nombreuses personnes et pour l’avenir, avec des phénomènes complètement superficiels. Donc il y a une espèce de nivellement de l’information.

Cornelius : Une mise à plat.

Gérard : On a l’impression que cette omniprésence de la publicité, c’est ce qui compte avant tout. Ce ne sont pas des émissions de télévision coupées par la publicité, mais c’est de la publicité, de plus en plus de publicité coupée par quelques informations.

Cornelius : Ou coupée par un film. Moi, j’ai vu ça pour la première fois lorsque j’étais en Australie en 90 ou 91 pour des conférences. Dans l’endroit où j’habitais, il y avait une télévision. Un soir, j’étais rentré un peu fatigué d’une conférence vers onze heures et demie. Je me suis mis devant le programme, et on disait qu’il allait y avoir Cabaret, le film avec Barbra Streisand [plutôt Liza Minnelli...], à partir de minuit. Comme j’avais loupé Cabaret quand c’était sorti, je me suis dit : tiens, je vais le voir de minuit, minuit et demie jusqu’à deux heures. Je dormirai à deux heures. Eh bien, le film n’a pas commencé avant une heure, et il s’est terminé à quatre heures et demie du matin, parce qu’il y avait trois minutes de film et six minutes de publicité. La proportion était vraiment affolante. Et en plus, c’étaient des publicités particulièrement débiles. Mais ça, c’est le cas général. Et… Voyez par exemple le contrat d’Elkabbach ; ce sont des producteurs qui font monter l’audimat, qui donc permettent d’augmenter les tarifs de la publicité à la télé.

Jacques : Oui, absolument. Là, on pourrait parler de montée de la bêtise.

Gérard : Mais justement, il y a chez ces producteurs et autour de ce type d’émissions, celle de Delarue par exemple, une intention de voir de faux débats, de fausses questions de société, de travestir — on parlait tout à l’heure de la démocratie — une forme de débat démocratique. Et encore une fois, l’insignifiance, là, ne serait pas tant dans le propos que dans une volonté de perversion, une volonté aussi — on le disait — d’endormir, de rendre idiot celui qui regarde.

Cornelius : Et de rendre complice. Toutes ces émissions avec les gens qui paraissent, etc., ou les jeux, ou les spectateurs supprimés… On est arrivés jusqu’à cette crétinerie de dire qu’on était en démocratie directe parce que les sondages jouent un tel rôle.

Jacques : Absolument, on pourra même bientôt remplacer les élections, ce qui d’ailleurs ne serait pas forcément une plus mauvaise solution (rire).

Cornelius : Non.

Gérard : Mais alors, par l’accélération des sondages, on pourrait en arriver dans l’heure même à tout et son contraire. Untel serait plébiscité, puis trois heures après, il serait destitué.

Cornelius : Mais ça, on le voit dans la réalité ! On voit par exemple quelqu’un comme Bill Clinton aux États-Unis qui change de ligne suivant les derniers sondages. Ce sont des signes absolument affolants. Ça peut passer pour quoi ? parce qu’au fond, rien ne change, n’est-ce pas ? Donc qu’ils changent ou qu’ils ne changent pas eux, c’est toujours de la décoration. Mais quand même, ces politiciens n’ont aucun programme, qu’ils soient de droite ou de gauche. La question, c’est de s’assurer un petit avantage auprès de l’opinion publique pour être sûrs du renouvellement de leur mandat, alors qu’ils font tous la même chose, finalement. On vend de l’image, on vend du vent.

Jacques : Oui, mais on vend du vent pour garder un pouvoir. Et un pouvoir qui s’exerce d’une façon de plus en plus violente, même si c’est par des formes insidieuses.

Cornelius : Bien sûr. Mais faisons un arrêt sur image sur le mot pouvoir. Finalement, le vrai pouvoir actuellement est tout à fait anonyme. Et c’est ça, la question. Il est insaisissable. Chirac ne dirige rien. Clinton ne dirige rien. Il y a une espèce de courant historique, qui est l’autonomisation de la technoscience, la diffusion des techniques capitalistes, de la pseudo-culture occidentale. On chante les mêmes chansons à Java qu’à Paris et à Montevideo. C’est absolument affolant. Et ça, c’est comme une espèce d’énorme fleuve.

Jacques : Une machine infernale qui a été lancée et dans laquelle il n’y a plus de pilote.

Cornelius : Les prétendus pilotes sont là pour faire un sourire différent. C’est tout à fait ça, l’image actuelle. C’est ça, la gravité de la situation, aussi.

Gérard : Oui, mais n’oublions pas aussi qu’il y a derrière cela une réalité du pouvoir, le pouvoir des entreprises multinationales.

Cornelius : Ce ne sont pas des personnes, c’est ça que je veux dire. Ce sont des institutions et des mécanismes.

Gérard : Ce sont des mécanismes, des institutions, mais il y a une réalité quand même, par rapport aux actionnaires, à ceux qui ont l’argent, qui décident…

Cornelius : Ce ne sont même pas les actionnaires, vous savez. Ça, c’est un autre aspect de la question. C’est pour ça aussi que je parlais de capitalisme bureaucratique : finalement, les grandes firmes sont dirigées par des bureaucraties managériales. Ces bureaucraties ne sont même pas comptables à l’égard de leurs actionnaires.

Jacques : Oui, il n’y a plus du tout de responsabilité.

Cornelius : Voyez ce qui se passe encore à présent aux États-Unis. Il faut sortir de notre petite province hexagonale. Il y a une vitrine du capitalisme mondial. Ce sont les États-Unis. Or, en janvier, ATT, la grande firme de télégraphe et téléphone, licencie quarante mille personnes d’un coup, aussi sec. Ils en ont trois cent ou quatre cent mille. Ils n’ont pas un poids tellement fantastique, mais quarante mille personnes, c’est énorme. Et en même temps, on annonce que son PDG aura quarante millions de dollars comme prime pour le succès d’ATT en 95, succès qui a conduit au licenciement des quarante mille personnes !

Gérard : Ça, c’est une réalité.

Cornelius : Les actionnaires ne disent rien. Parce que s’il y avait des actionnaires, ils auraient dit : Monsieur, ayez un million de dollars comme prime, mais les autres trente-neuf millions de dollars, ce sont des dividendes pour nous. Non. Quarante millions de dollars aussi sec !

Jacques : Et les quarante mille personnes ne comptent pas, bien sûr.

Cornelius : Et les quarante mille personnes, alors ça, personne ne s’en occupe. Il y a eu quand même un ou deux chroniqueurs dont Bourgois [?] dans le Herald Tribune, ou l’autre, Russell, qui s’étonnaient qu’on puisse avoir le culot d’annoncer du même coup le licenciement de quarante mille personnes et une prime de quarante millions de dollars pour le PDG.

Jacques : La solution serait donc que les milliards d’individus qui sont embarqués dans cette machine infernale se révoltent, non pas en se disant : il faut changer de chef ! — puisqu’au fond, il n’y a même plus de chef, d’après ce que vous dites — mais en se disant : il va falloir qu’on arrête et qu’on inverse le sens de fonctionnement de la machine, parce que sinon, c’est la catastrophe.

Cornelius : Il faut changer le système. Il faut changer de machine, en fait, c’est ça la question.

VI. Les divergences se creusent. Jacques invoque Proudhon pour dire que l’individu est la source de toute chose. Castoriadis, se réclamant d’Aristote et de Freud, refuse de séparer l’individuel du collectif. Ainsi, à la conception individuelle de la morale de Jacques, Castoriadis oppose-t-il des valeurs émanant nécessairement de la collectivité, du politique, des institutions. De même, si pour Jacques, l’organisation sociale peut se réduire à une série de contrats interpersonnels, pour Castoriadis, la dimension politique et collective est irréductible. Enfin, Jacques veut réduire la question de l’éducation à l’instruction tandis que Castoriadis insiste sur la responsabilité de la cité tout entière dans la formation des êtres humains.

Jacques : Dans votre bouquin, deux mots ont retenu mon attention : responsabilité et justice. Ce sont des mots qui sont souvent employés par les penseurs anarchistes, et notamment Proudhon. En citant Aristote, vous soulignez que pour lui, la vertu cardinale — la justice — est une vertu essentiellement politique. Je voulais rapprocher cette idée du grand bouquin de Proudhon De la justice dans la Révolution et dans l’Église, qui est le fondement philosophique de sa conception du fédéralisme global, du fédéralisme anarchiste. Et pour souligner à quel point le politique, qui semble être encore pour vous le fondement de l’organisation sociale, est subordonné chez Proudhon au moral, à l’éthique. C’est-à-dire, au fond, il ne peut pas y avoir un politique, quel qu’il soit, qui n’ait pas son fondement dans une vision morale et dans une action sociale. Et par moral, ce n’est pas une vision purement théorique, surnaturelle ou bien transcendantale. Ce n’est pas du tout cette conception-là que Proudhon peut avoir. Il considère en effet que la justice est quelque chose qui est fondamentalement ancré, qui fait partie de cette humanitude ou de cette fabrication de l’hominisation de l’individu, et que cette morale doit inspirer tous les mécanismes des relations sociales. C’est au nom de cette justice qu’il critique aussi bien la démocratie au sens formel, y compris les mécanismes de délégation de souveraineté, les idées de souveraineté populaire. Il critique beaucoup Jean-Jacques Rousseau sur cette idée-là. Mais il essaie d’imaginer en même temps une autre machine — puisqu’on parlait de machine à l’instant — économique et sociale qui soit fondée sur la liberté — qu’il privilégie à tous point de vue —, sur l’égalité, et dans laquelle les pouvoirs seraient au moins toujours équilibrés, mais ne seraient plus — en tout cas le pouvoir politique —les déterminants de l’action dans la société.

Cornelius : Oui, euh… Là, il y a beaucoup à discuter. Je ne sais pas si le sujet ne devient pas trop abstrait pour nous-mêmes et pour les auditeurs.

Jacques : Non, c’est parce que dans un certain nombre de vos conférences, vous avez évoqué ce point-là.

Cornelius : Quand je cite Aristote dans ma conférence, dans la question de la vertu cardinale, ça veut dire : c’est la vertu, la valeur éthique si vous voulez, qui surplombe toutes les autres (il dit ça dans l’Éthique à Nicomaque, dans son livre sur la morale, « De l’Éthique »). Mais cette valeur éthique qui surplombe toutes les autres n’est pas une éthique du comportement individuel seulement. C’est une vertu politique. Parce que la justice n’est pas seulement que je sois juste dans mon comportement. C’est que l’ordonnancement de la société soit juste.

Jacques : Oui, absolument.

Cornelius : Question abyssale. Qu’est-ce qu’un ordonnancement juste de la société ? Des questions politiques dans la mesure précisément, vous voyez. C’est-à-dire… Je ne parle pas de souveraineté du politique, je parle du côté inéliminable du politique, comme dimension de l’institution de la société. (Pour moi, l’idée centrale dans la société, comme vous le savez, c’est son institution imaginaire. Enfin, ça c’est autre chose.) On arrive donc à cette question : il faut qu’il y ait une décision générale, et aussi très souvent dans les cas particuliers, qui ne peut être qu’une décision de la collectivité, de la communauté autonome. Est-ce que telle répartition est juste ? On dira par exemple que la répartition juste, c’est une répartition égalitaire. Et moi, je le dirai. Mais il y aura tout de suite quelqu’un qui dira : « Monsieur, cette répartition est injuste. Parce que moi, j’ai travaillé plus. Ou parce que mon travail vaut plus. » Et là commence une discussion. Moi, en tant que philosophe et qu’économiste, je me fais fort de lui démontrer que son travail ne vaut pas plus. Ça n’a pas de sens. C’est l’objet d’un texte du premier tome des Carrefours du Labyrinthe, « Valeur, égalité, justice politique — de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », où j’essaie de montrer qu’Aristote est beaucoup plus profond que Marx dans ce problème, parce que Marx en reste à une conception économiste de la valeur. Par exemple, il en reste à la différenciation des rémunérations dans ce qu’il appelle la phase inférieure du communisme. Moi, je suis partisan de l’égalité des revenus et des salaires, parce que je pense qu’il n’y a aucun fondement raisonnable pour les différencier, et qu’il y a toutes les raisons pour que ces rémunérations soient égales. Maintenant, si quelqu’un travaille plus que d’autres, je lui dirai : « Personne ne vous a demandé de travailler plus. Si vous travaillez plus, c’est que ça vous passionne de travailler plus. » Et c’est tout. Einstein n’a jamais demandé un salaire plus élevé pour les nuits qu’il passait à essayer de trouver les équations de la théorie générale de la relativité. Il le faisait parce que ça le passionnait. Autrement, vous avez un minimum d’obligations à l’égard de la société, et puis c’est tout. Et vous avez un revenu égal, un accès égal aux produits sociaux à ce titre-là. La question de la justice, c’est donc une question qui concerne la globalité de l’arrangement social, n’est-ce pas ? C’est en ce sens que je ne l’appellerais pas simplement une question éthique. Je l’appellerais une question politique. C’est aussi pour ça que je ne suis pas d’accord avec Proudhon et les positions que vous évoquiez. Dans « Le cache-misère de l’éthique », j’essaie de montrer qu’il ne peut pas y avoir d’éthique qui soit indépendante d’une politique, parce que quand on dépasse les questions triviales, on se heurte tout de suite à des problèmes qui concernent la société et son évolution.

Jacques : Mais le politique étant lui aussi une forme de contrat…

Cornelius : Euh, si vous voulez, enfin…

Jacques : Eh oui, si. C’est bien l’organisation d’une série de contrats entre individus. Et entre groupes.

Cornelius : Là encore, je ne suis pas d’accord. Parce que vous dites « contrat entre individus »…

Jacques : Il n’y a pas un politique, complètement. Il n’y a pas un politique extérieur, en quelque sorte aux relations individuelles et aux relations des groupes.

Cornelius : Il n’y a pas de politique extérieure aux relations communes, sociales. Mais — on risque de vous entendre comme ça — vous parlez de l’individu comme si c’était un dernier ancrage.

Jacques : Non, ce n’est pas un dernier ancrage, mais…

Cornelius : Parce que l’individu, c’est ce que la société en fait. Et là, on rencontre la question de l’éducation, de la paideia, comme disaient les Grecs. C’est-à-dire : qu’est-ce qu’on veut comme individus dans notre société ?

Jacques : Oui, mais là, attention, l’autonomie de l’individu et sa liberté, c’est quand même le fondement, enfin, le point…

Cornelius : Non. C’est un des buts, autant que l’autonomie de la collectivité. C’est pour ça que je parle toujours autonomie individuelle et collective.

Jacques : Pour moi, l’autonomie de la collectivité n’a de sens que si l’autonomie de l’individu est mise au point de départ.

Cornelius : Et comme objectif.

Jacques : Autrement dit, la collectivité ne peut s’autonomiser que si elle a des individus autonomes.

Cornelius : C’est ce que j’écris littéralement : il n’y a de société autonome que s’il y a des individus autonomes, mais il n’y a des individus autonomes aussi que si la société est autonome.

Jacques : La difficulté, puisque vous parliez d’éducation, c’est que educare, ça veut dire conduire vers quelque chose [plutôt : conduire hors de quelque chose]. Or, on risque de conduire à faire des créatures. On en parlait au début de cette émission. Et c’est ce qu’on ne veut pas. Or, pour que l’individu soit créateur, il faut qu’il y ait en quelque sorte au moins une interaction.

Cornelius : Il faut qu’il y ait une éducation. Une éducation vers la création.

Jacques : Moi je dirais comme Condorcet : j’aime mieux le mot instruction à éducation.

Cornelius : Ah non, moi je… peu importe. […] L’instruction, c’est une somme de savoirs.

Jacques : L’éducation, ça veut dire : qui ? Qui va éduquer ? Voilà la question.

Cornelius : Et l’instruction aussi.

Jacques : Si Condorcet opposait les deux mots, ce n’était pas pour une question de terminologie. C’était simplement qu’il voulait que celui qui va éduquer, que ce soit une assemblée de savants — puisqu’il imaginait des choses comme ça — ou même le pouvoir d’État, doit être capable de mettre en cause ses propres méthodes d’éducation.

Cornelius : Ah, mais ça, c’est évident ! Mais si on veut être clair dans l’usage des mots, ça, c’est tout le contraire de l’instruction, parce que l’instruction, c’est transmettre un corps de connaissances qui est incontestable. Or ça, ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai, c’est faux.

Jacques : Lisez les Cinq mémoires de Condorcet, et vous verrez que sa définition est exactement l’inverse de celle que vous donnez.

Cornelius : Eh bien alors, n’utilisons pas cette terminologie, parce qu’elle crée la confusion. Un poète grec, Simonide, disait — j’y reviens, c’est important : polis andra didaskei, « c’est la cité qui éduque l’homme ». C’est-à-dire, ce ne sont pas seulement les éducateurs professionnels. C’est tout ce qui se passe dans la cité. Et si aujourd’hui on met ce rôle sur l’école, c’est ridicule. Parce que les enfants sont quelques heures à l’école, mais ils sont beaucoup plus d’heures devant la télévision.

Jacques : Bien sûr, malheureusement.

Cornelius : Et ils sont beaucoup plus d’heures dans la cité. C’est toute la cité qui éduque les gens. C’est pour ça que je parle d’éducation, et cette éducation concerne la totalité de l’institution sociale. Pas seulement les écoles. Et c’est pour ça aussi que les institutions politiques doivent être des institutions d’éducation, c’est-à-dire des institutions qui conduisent les gens à prendre des responsabilités, à savoir les exercer et à développer un jugement politique, une prudence politique.

VII. Fin de l’entretien. Castoriadis évoque les grands découpages de son livre qui dissocient justement le politique, Polis, de la société, Koinonia. Suivent des éléments biographiques, d’invraisemblables éloges de Daniel Cohn-Bendit et de Daniel Mothé, quelques considérations sur France Culture et le jazz.

Jacques : Bien. Il est midi moins dix. Je crois qu’on a fait de longs commentaires à propos de ce bouquin, La montée de l’insignifiance, de Cornelius Castoriadis. Je vous rappelle que ce livre est composé d’une série d’articles, de conférences, de textes, qui ont été publiés je pense tous entre 1990 et 1993. C’était ça ?

Cornelius : Oh, le plus ancien, c’est 1982.

Jacques : Alors comme Cornelius Castoriadis est d’origine grecque, il a pris plaisir à faire trois sous-titres dont il voudra bien me donner la traduction, parce qu’à part Polis, qui me semble être la cité, le Kairos et la Koinonia sont un peu opaques.

Cornelius : Kairos, c’est un très beau mot grec qui veut dire l’instant et l’occasion. C’est ce qui se passe. Hippocrate disait : « Le temps est ce dans quoi il y a du kairos, et le kairos est ce dans quoi il n’y a pas beaucoup de temps. » C’est là maintenant, il faut agir ici et maintenant. Le kairos, c’est le moment pour le chirurgien d’intervenir, par exemple, une demi-heure plus tard, c’est trop tard. Ou pour le politique, de prendre une décision pour la communauté. C’est l’actualité, quoi. C’est l’actualité comme opportunité d’intervenir et de réfléchir.

Jacques : Ça voudrait dire que les six textes qui sont dans Kairos, « Crise des sociétés », « Mouvements des années soixante », « Le marxisme-léninisme », c’est uniquement sur l’instant ?

Cornelius : C’est essentiellement sur l’actualité. Bien sûr, l’actualité, vous ne pouvez pas la détacher du reste. Et koinonia, c’est la société. Polis, c’est la société de politique. C’est la communauté politique. Mais koinonia, c’est la société, c’est la communauté, c’est ce qui dépasse le politique, ce qui fonde le politique, ce dont le politique est une dimension.

Jacques : Eh bien voilà, vous aurez donc quatorze textes dans ce bouquin, dont l’un, « La montée de l’insignifiance », donne le titre. Et c’est aux éditions du Seuil.

Cornelius : Et ça vaut cent trente francs.

Gérard : Il nous reste dix minutes avant de conclure. J’ai regardé votre biographie dans le Who’s Who. Il y a quelque chose que j’ai trouvé amusant, une petite relation avec les anarchistes : j’ai vu que vous aviez utilisé plusieurs pseudonymes. En particulier Pierre Chaulieu, Paul Cardan et Jean-Marc Coudray. La biographie continuait en disant que vous étiez écrivain — moi, je dirais penseur politique — psychanalyste et philosophe. Pourquoi ces pseudonymes ? Et vous les avez utilisés à quels moments de votre vie ? Quand vous avez été dans l’opposition ? Quand vous avez combattu ?

Cornelius : Je suis entré dans la vie politique sous la dictature de Métaxas en Grèce, et donc on utilisait nécessairement des pseudonymes. C’était la clandestinité. Et ensuite, ça a continué sous l’Occupation. Alors ces pseudonymes m’ont été hérités pendant la suite, quand l’Occupation s’est terminée, etc., mais ensuite moi, je suis venu en France fin 45. En France, j’étais étranger. Et en tant qu’étranger, les glorieuses lois de la République avaient valu à mon père déjà d’être expulsé de France dans les vingt-quatre heures. Tout étranger était expulsable dans les vingt-quatre heures par simple décision administrative non susceptible d’aucun recours légal. La police arrivait chez vous et disait : Monsieur, vous avez vingt-quatre heures pour quitter le territoire de la République. Belle formule, n’est-ce pas ? J’étais donc obligé pour cette raison déjà, et même avant d’avoir un travail rémunéré, d’avoir un pseudonyme que j’ai gardé aussi longtemps que Socialisme ou Barbarie a existé. Et je n’ai publié avec mon nom que lorsque j’ai eu ma naturalisation de Français en 1970. J’ai même attendu un an et demi, deux ans parce que d’après une clause de la loi de naturalisation, la naturalisation peut être annulée s’il s’avère que l’étudiant a fait des déclarations fausses. Moi, je n’ai fait aucune déclaration fausse, mais j’avais omis de signaler que j’avais été un des protagonistes de Socialisme ou Barbarie, et qu’à ce titre, la République devait m’être reconnaissante, parce que j’avais enrichi la vie politique, n’est-ce pas (rire). A partir de 70, j’ai écrit avec mon nom. Jean-Marc Coudray, c’était le pseudonyme que j’avais utilisé en 68, quand je n’étais pas encore naturalisé, pour ma contribution dans Mai 68, La brèche. Voilà, pendant ces vingt-cinq années, j’ai été obligé d’écrire sous pseudonyme pour éviter d’être expulsé, ce qui est arrivé à Daniel Cohn-Bendit d’ailleurs, en plein 68. On l’a expulsé du jour au lendemain. Et ce n’était pas illégal, parce qu’il n’était pas citoyen français. Les lois là-dessus ont été modifiées à partir de 73-74. Ils ont introduit une commission administrative devant laquelle l’étranger pouvait recourir, etc. Mais avant, c’était une décision de simple police. Ministère de l’Intérieur, simple police.

Jacques : Ça doit quand même être semblable avec les zones de transit, avec tout le mécanisme actuel. Il ne doit pas y avoir malheureusement beaucoup de différences dans la façon dont on… enfin…

Cornelius : Il y avait un tout petit peu plus de protection. Maintenant, c’est en train d’être rogné, évidemment, aussi bien pour les politiques et les réfugiés que pour les simples immigrés, bien sûr.

Gérard : Tout à l’heure, vous avez parlé de Daniel Cohn-Bendit. Où il en est ? Vous avez des contacts avec lui ?

Cornelius : Oui, je l’ai vu récemment parce qu’on a fait une émission à France Culture qui s’appelait Le bon plaisir. C’était censé être Mon bon plaisir, mais en fait ce n’était pas comme je voulais. Enfin, peu importe.

Jacques : Ah bon ? On est curieux de savoir. Le bon plaisir est finalement le plaisir de France Culture ou… (rire) ?

Cornelius : Non, mais je l’ai regretté parce que j’ai été faible, j’ai trop laissé la bride sur le cou à la personne qui m’interrogeait, et finalement, l’émission telle qu’elle a eu lieu n’était pas du tout celle que j’avais voulue.

Jacques : Il y avait du Thelonious Monk, au Bon plaisir ? Même pas ?

Cornelius : Euh, non, c’est-à-dire… On ne m’a même pas laissé choisir la musique. C’était absolument lamentable. Mais enfin, j’avais demandé à Dany de venir, et il est venu. Je savais, il a une conception qui maintenant s’est éloignée, il pense qu’il n’y a pas de perspectives révolutionnaires, qu’il faut lutter pour réformer le système autant qu’il est réformable, etc. Il reste, je crois, quelqu’un de tout à fait intègre sur le plan personnel. Mais je suis sûr que s’il y avait des événements importants, on retrouverait Dany.

Jacques : Oui, c’est une question de tempérament, là. (rire)

Cornelius : Oui, c’est ça. C’est un animal politique et c’est comme mon autre grand ami Daniel Mothé, qui ne peut pas ne pas faire quelque chose. Alors quand on ne peut pas faire dans un sens vraiment révolutionnaire, on est obligé de se rabattre vers des actions dans le cadre du système, n’est-ce pas ? Ce n’est pas parce qu’on est devenu…

Jacques : D’une part. Ou bien continuer à écrire, à parler, à exposer…

Cornelius : Mais ça, tout le monde n’a pas cette ressource. Et moi, je ne vais pas le leur reprocher parce que moi, j’ai un privilège non mérité de ce point de vue, c’est que je peux continuer à faire des choses. Mais après on ne peut pas agir. Parce que je peux toujours écrire, et tout le monde ne peut pas faire ça. Mothé écrit admirablement, Dany aussi d’ailleurs, mais ça ne les intéresse pas.

Jacques : Cornelius Castoriadis, midi moins trois, eh bien merci d’être venu. Et alors à la prochaine fois ?

Cornelius : Merci de m’avoir accueilli. Et merci de l’atmosphère tout à fait libertaire, anarchique et un peu échevelée de cette émission.

Gérard : Et vous avez pu entendre du jazz, parce que vous appréciez en particulier la musique de jazz. Enfin, on en a eu un petit peu.

Cornelius : On n’a pas entendu Thelonius Monk, malheureusement.

Gérard : Mais la prochaine fois peut-être, quand on vous invitera, alors vous choisirez le programme musical.

Jacques : Jeudi prochain, vous aurez du Monk, même si vous n’êtes pas là.

Cornelius : Voilà. Monk et Miles Davis.


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