’Au commencement, les rois avaient des inclinations différentes . . . Alors la vie des hommes síécoulait sans ambition ; chacun était content du sien.’
Saint Augustin
Comme les chapitres précédents l’ont montré, ni les problèmes de guerre ni ceux liés à la criminalité purement interne des sociétés ne disparaissent dans un monde de petits états ; ils sont simplement ramenés à des proportions supportables. Au lieu d’essayer désespérément de gonfler les talents limités de l’homme à un niveau permettant de faire face à l’énormité, l’énormité est découpée jusqu’à une taille où elle peut être gérée même par les talents limités de l’homme. En miniature, les problèmes perdent à la fois leur caractère terrifiant et leur portée, ce qui est tout ce que la société peut jamais espérer. Notre choix semble donc ne pas être entre crime et vertu mais entre crime énorme et menu crime ; pas entre guerre et paix, mais entre grandes guerres et petites guerres, entre guerres totales et indivisibles et guerres locales et divisibles.
Mais non seulement les problèmes de la guerre et du crime deviennent solubles à petite échelle. Chaque vice réduit sa portée avec la réduction de la taille de l’élément social dans lequel il se développe. C’est particulièrement vrai de la misère sociale qui paraît à beaucoup aussi gênante que la guerre elle même. La tyrannie !
Il n’y a rien dans la constitution des hommes ou des états qui peut éviter l’ascension de dictateurs, fascistes ou autres. Les maniaques de la puissance existent partout, et chaque communauté traversera à un moment ou un autre une phase de tyrannie. La seule différence réside dans le degré du gouvernement tyrannique qui, à son tour, dépend une fois de plus de la taille et de la puissance des pays qui en tombent victimes.
A peine libérés de la tyrannie du nazisme, et contemporains de la tyrannie du communisme, nous n’avons pas d’effort d’imagination à faire pour visualiser les conséquences tant internes qu’externes de l’établissement d’un pouvoir dictatorial dans un grand pays. En interne, la machine à la disposition du dictateur est si colossale que seul un fou peut voir un sens à faire preuve de courage. La grande majorité est condamnée à une vie soit de misère soit d’uniformité à crier Heil. Mais sa puissance a aussi des effets externes. Elle déborde des frontières, éclipsant les voisins, les petits comme les puissants. Les petits parce que, en dépit de leur indépendance formelle, ils n’ont aucune chance de résister, et les puissants parce qu’ils n’ont aucun moyen de savoir si un défi au dictateur annoncerait sa destruction ou la leur. Donc eux aussi obéiront aux ordres du dictateur. Chaque fois qu’il bouge, le monde entier résonne du tonnerre distant des desseins qu’il trame. Seule une coûteuse et incertaine guerre pourrait le libérer de son suspense terrifiant.
Comme la grande puissance est par définition un élément qui peut à lui seul rompre l’équilibre du monde, un unique dictateur dans un grand pays est suffisant pour déranger la tranquillité d’esprit de tous. En conséquence, un monde de grandes puissances est sûr et sans danger seulement si le gouvernement de chaque grande puissance est entre les mains d’hommes sages et bons (une combinaison qui est rare même dans les démocraties). Dans le monde réel, en fait, la grande puissance attire par sa nature même le fort plutôt que le sage, et les autocrates plutôt que les démocrates. Donc il n’est pas surprenant que, des huit grandes puissances qui existaient avant la Seconde Guerre Mondiale, non pas une mais quatre étaient sous une autorité dictatoriale : l’Allemagne, l’Italie, le Japon, et la Russie ; et parmi les quatre Grands de l’après guerre, deux — la Russie et la Chine. Et bien qu’il n’y ait à présent que deux dictatures de grandes puissances, il n’y a pas un coin du globe assez reculé pour échapper à la terreur de leur existence.
l. La Limitation du Mal
Maintenant suivons les effets du même problème dans un monde de petits états. Si un maniaque de la puissance y prend le contrôle d’un gouvernement, les conséquences tant internes qu’externes sont immensément différentes. Comme un petit état est par nature faible, son gouvernement, qui ne peut tirer la mesure de sa puissance que de la mesure du pays qu’il gouverne, doit de la même façon être faible. Et si le gouvernement est faible, faible doit être son dictateur. Et si un dictateur est faible, il peut être renversé par le même effort décontracté qu’il a lui même dû employer pour renverser le précédent gouvernement. S’il devient trop arrogant, il se retrouvera pendu à un réverbère ou couché dans le caniveau avant d’avoir le temps de réaliser qu’il a perdu le pouvoir. Aucune force de police d’un petit état ne peut être assez grande pour le protéger même de rébellions mineures.
Le premier et plus important bénéfice dérivé d’un arrangement de petits états est donc le raccourcissement de la durée de vie d’un dictateur ou, au moins, de sa période de pouvoir — à moins qu’il décide d’être sage plutôt que de s’engager dans des affirmations auto-destructrices de sa puissance. Et voici le second bénéfice. Comme l’arrogance et les brutalités sont dangereuses dans un petit état, un dictateur qui aime la vie est pratiquement conduit à une gouvernance bénéfique aux gens. Privé de l’opportunité de savourer les plaisirs du vice, il fera le mieux qui lui reste et savourera les plaisirs plus subtils de la vertu. Il emploiera des architectes et des peintres plutôt que des généraux et des bourreaux, et améliorera la situation des travailleurs plutôt que l’éclat de l’uniforme de ses soldats.
L’histoire montre que la dictature courte comme la bonne sont des phénomènes qui ont existé principalement dans des petits états. La première n’a jamais eu d’importance en raison de sa courte existence, et la seconde en raison des bienfaits effectifs que le monde a tiré d’une bonne dictature. L’histoire des cités-états de la Grèce antique, des principautés médiévales italiennes et allemandes, et des républiques modernes d’Amérique du Sud abonde en exemples de ces deux catégories de petits tyrans, l’éphémère et le bon. Si les théoriciens de l’unité utilisent encore le terme de personnage d’opéra comique pour les décrire, ils les caractérisent exactement comme ce qu’ils sont — des hommes inefficaces même s’ils sont mauvais. La seule chose qui semble déplacée dans de telles désignations d’opéra est leur sous entendu dédaigneux. L’inefficacité signifie le manque de pouvoir pour tyranniser l’humanité — une position pour laquelle les dirigeants ’d’opéra comique’ devraient être bénis, et non fustigés. Quand nos théoriciens réaliseront ils que le plus grand des bienfaits que nos hommes d’état pourraient nous apporter serait de ramener les tragédies sévères et dignes de l’existence de masse moderne aux problèmes ridicules d’une opérette ?
Donc, en interne, avec la faible puissance que lui donne un petit état, même le pire dictateur est incapable d’effrayer ses sujets suffisamment pour les amener au type de soumission rampante que même le meilleur dictateur exige dans une grande puissance. Car bien que le dictateur d’un petit état soit d’un rang supérieur à ses sujets, il ne peut jamais devenir inaccessible.
Cependant, ce qui est encore plus important pour le monde extérieur, le dictateur d’un petit état est complètement inefficace à l’extérieur. À la différence de la puissance d’Hitler qui se faisait sentir dans une France mal à l’aise des années avant qu’il ne l’attaque alors qu’elle était toujours considérée comme une grande puissance, l’influence du dictateur d’un petit état s’arrête au ruisseau de frontière de son pays. Étant à peine capable d’effrayer qui que ce soit chez lui, il ne peut effrayer absolument personne à l’étranger. Ses manies sont limitées à son propre territoire dont les limites étroites agissent comme les murs matelassés d’une cellule d’isolement d’un asile de fous. Toute réaction en chaîne de folie ne peut que se terminer en queue de poisson quand elle atteint les frontières. Le communisme, qui est un outil si terrible dans les mains du dictateur d’une grande puissance, a si peu d’effet à l’extérieur de la petite République de San Marino que la plupart d’entre nous ne savent même pas qu’il y a un état communiste aussi de ce côté du Rideau de Fer. Mais ce que la puissance des Nations Unies ne peut pas contenir à l’intérieur de la Russie, une douzaine de gendarmes italiens peuvent le contenir à l’intérieur de San Marino.
On pourrait dire que, bien qu’un monde de petits états limite la puissance d’un dictateur à son propre territoire, le germe dictatorial lui même pourrait se répandre et infecter les autres de proche en proche. C’est possible, mais ceci, également, serait inoffensif parce que dans ce cas les gouvernements dictatoriaux se multiplieraient simplement en nombre, mais ne croîtraient pas en volume ou menace extérieure, car les états dans lesquels ils pourraient se développer représentent des intérêts concurrents et, donc, tendent à s’équilibrer les uns les autres. Ils ne peuvent pas être utilisés pour une fusion ou agrégation de puissance. En outre, comme un monde composé de centaines de petites souverainetés avec une multitude de systèmes politiques différents réagirait constamment à des forces et tendances différentes à des moments différents, la diffusion d’influences dictatoriales serait équilibrée ailleurs par la diffusion d’influences démocratiques. Quand elles atteindraient l’extrémité de la carte, il est fort probable qu’elles auraient commencé à décliner dans leurs régions d’origine. Dans un monde de petits états, il y a une constante respiration et des éternuement et changements qui ne permettent jamais le développement de forces souterraines gigantesques. Celles ci ne peuvent surgir que dans un arrangement de grandes puissances qui assure des périodes prolongées de paix et permet aux puissances d’inspirer pendant des décades entières dans leurs poitrines gigantesques, rien que pour tout souffler devant elles quand, finalement, elles exhalent leurs ouragans.
2. Hitler en Bavière et Long en Louisiane
Nous savons tous ce qui est arrivé au monde quand Hitler devint maître de la grande puissance d’Allemagne. Il a rendu l’Allemagne terrifiante même pendant la paix, et ses voisins étaient aussi effrayés de ses assertions d’amitié que de ses menaces. Mais imaginons que le même homme ait réussi à obtenir le pouvoir dictatorial seulement en Bavière comme il tenta de le faire dans son fameux putsch de la Brasserie de 1923. Il se pourrait que l’échec de cette première tentative ait été une catastrophe pour le monde.
En 1923, au moins une partie de l’Allemagne était encore organisée selon un schéma de petits états. La vie dans les petits états étant plus individualiste que dans les grandes puissances, les gens n’agissent pas, en général, comme s’ils étaient abasourdis quand ils doivent avoir à faire au gouvernement. En conséquence, Hitler aurait pu suivre le destin de Kurt Eisner, le dictateur communiste de Bavière, qui le précéda dans l’expérience et fut promptement assassiné. Ou alors il aurait pu profiter de quelques années d’un gouvernement qui n’aurait pas pu s’étendre au delà du petit territoire de la Bavière. Les états voisins, en réaction naturelle envers le succès d’un gouvernement concurrent dans un état concurrent, auraient été doublement sur leurs gardes vis à vis d’un putsch similaire sur leur sol alors qu’Hitler, incapable de satisfaire son complexe de puissance dans un petit état, se serait frustré jusqu’à l’impotence par le paradoxe même de sa condition. Comme dictateur de Bavière, il aurait pu ne jamais devenir dictateur d’Allemagne. Il aurait pu rester un amateur grossier et un petit tyran avec une durée de vie abrégée, compte tenu que les petits états peuvent organiser la chute d’un dictateur du jour au lendemain. Mais malheureusement il a échoué en Bavière et a acquis au contraire la maîtrise de la grande puissance d’Allemagne. Le résultat fut que, non seulement il devint virtuellement indélogeable, mais il força les plus grands esprits de sa génération à changer d’avis sur ce qu’ils appelaient précédemment folie romantique ou criminelle, et et à se demander s’il n’était pas réellement le super-génie que Goebbels prétendait qu’il était. En Bavière, il aurait pu décider par manque d’autres exutoires d’ennuyer ou d’enchanter le monde, comme un primitif à la Grandma-Moses de la vallée de l’Inn, avec ses peintures. En Allemagne, le même homme fut capable de le ruiner comme une apparition Napoléonienne avec ses guerres. En Bavière, le Wurtemberg ou l’Autriche voisins auraient pu lui faire face — comme, en fait, ils l’ont fait. En Allemagne, la puissance combinée de la Grande Bretagne, la France, les États Unis et l’Union Soviétique ne purent empêcher le barrage nazi d’éclater.
Mais il n’est pas nécessaire de nous limiter à des spéculations hypothétiques pour visualiser les effets toujours bénins d’une dictature dans de petits états. Aux États Unis, où nous avons en pratique une organisation de petits états, le problème d’une dictature régionale n’a jamais atteint des proportions ingérables. Certains diront que les Américains sont un peuple trop libre pour se soumettre à la tyrannie, ou que nous sommes trop éduqués pour produire des dictateurs, et que ceci est la raison pour laquelle la dictature ne pose pas de problème ici. Aucune de ces deux opinions ne semble valide. Il y a eu des dictateurs, et, en conséquence logique, il y a eu des soumissions même ici. Notre bonne fortune n’est pas que des dictateurs ne peuvent pas survenir, mais qu’ils ne peuvent pas se répandre. Leur influence est proprement arrêtée aux frontières d’état, et aucune intervention militaire fédérale n’est nécessaire pour les y stopper. Quelque degré d’autorité gouvernementale que les tyrans locaux puissent posséder dans leurs propres états, ils ne peuvent poser aucun danger aux autres. Huey Long était un personnage aussi odieux, et avait des aspirations aussi absolues qu’Hitler. S’il fut inefficace, c’est seulement qu’il était le patron d’un petit état, comme Hitler l’aurait été s’il avait réussi en Bavière. Étant sans puissance, il y avait des limites aux effets de ses desseins. C’est vrai, le germe dictatorial s’est répandu mais Huey n’a pas pu se répandre, et même le germe n’a pas pu aller loin grâce à l’action ralentissante des frontières [1]. Actuellement, le germe a atteint un stade virulent en Géorgie, mais de nouveau il est proprement confiné et, s’il atteint la Floride, il est fort probable qu’à ce moment il se sera éteint en Géorgie. Mais même là où des dictatures existent effectivement dans des états de l’Union américaine, ils sont si faibles qu’ils sont incapables d’effrayer quiconque à part les fonctionnaires de l’administration de l’état en question.
Mais supposons que, au lieu des multiples petits états, il y ait simplement un grand et puissant état du Sud. Huey Long, comme il a réussi en Louisiane, aurait tout aussi bien pu y réussir. Mais il n’aurait plus pu être renversé aussi facilement qu’il l’a effectivement été. Il aurait cessé d’être un personnage d’opéra comique. Il aurait été un seigneur arrogant non seulement pour les citoyens de son propre état, mais aussi pour ceux de tous les états du continent. Ses humeurs matinales auraient été l’objet d’espoir et d’anxiété de New York à Los Angeles. Au lieu d’être fustigé et ridiculisé, il aurait été décoré et honoré. Et sa sécurité aurait été protégée des balles de l’assassin par une armée de gardes SS que la petite Louisiane n’aurait jamais pu se payer. Mais il y aurait eu une séquelle pire que celle là. car la tyrannie à grande échelle devient non seulement respectable et pratiquement inamovible à cause de la force physique impressionnante qu’elle peut rassembler pour sa défense ; elle le devient doublement en engendrant à un niveau critique dans le peuple la philosopie de soumission appropriée. Dans les applications précédentes de la théorie de la misère sociale par la puissance ou la taille nous avons découvert qu’un climat mental criminel n’est pas la cause mais la conséquence du crime de masse, et que l’état d’esprit agressif n’est pas la cause mais la conséquence de l’acquisition d’une puissance agressive. Pour la même raison, ce n’est pas la disposition soumise qui conduit à la misère ou à la tyrannie, mais la puissance tyrannique, qui grandit proportionnellement à la taille de la communauté, qui conduit au niveau critique de l’esprit de soumission tolérante. La docilité n’est donc pas une qualité humaine qui pourrait être largement expliquée comme le résultat de l’éducation, de la tradition, du caractère national, ou du mode de production. Comme la plupart des autres attitudes sociales, c’est la réaction réflexe adaptative par laquelle l’homme répond à la puissance. Son degré varie directement avec le degré de puissance, exactement comme sa réaction opposée, la revendication de la liberté, varie inversement avec lui. Là où il y a puissance, il y a soumission, et là où il n’y a pas soumission, il n’y a pas de puissance. C’est pourquoi, historiquement, les peuples apparemment les plus amoureux de la liberté on accepté la tyrannie avec autant de soumission que ceux qui étaient apparemment les plus soumis [2], ou pourquoi on peut dire sans risque que même les Américains se soumettraient si notre structure fédérale permettait l’accumulation du volume nécessaire de puissance gouvernementale. Car, comme le jeune Boswell le confiait de façon si touchante à son London Journal, « quand l’esprit sait qu’il n’obtiendra rien en se battant, il se soumet tranquillement et patiemment à toute charge qui lui est imposée ».
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