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Sartre et les sourds
Par André Gorz
Un codirecteur des « Temps modernes » répond à Cornelius Castoriadis .
Concernant Sartre, je relève dans l’article de Cornelius Castoriadis, publié dans « le Nouvel Observateur » du 20 juin, un ensemble d’affirmations qu’il est impossible de laisser passer
1 - « Dans la première phase de l’après- guerre, la scène est remplie par Sartre », écrit Castoriadis. Sartre, affirme-t-il, n’aurait parlé à cette époque ni de stalinisme, ni de la guerre froide, ni d’aucun des « problèmes réels » mais aurait fait diversion à la perception de ceux-ci.
Eh bien, Castoriadis, relisez donc « Qu’est- ce que la littérature ? » (1976), « Matérialisme et Révolution » et les textes de l’époque du R.D.R. Vous constaterez que, sur une scène occupée par les staliniens d’une part, les pro-Américains de l’autre, Sartre rejette, avec la même férocité, les deux camps antagonistes et est couvert de boue par les deux : le camp bourgeois le traite de coprophage,. les staliniens, en 1951, le qualifient de « vipère lubrique » et d’ « hyène dactylographe ». Sa revue, « les Temps modernes », est seule à soulever tous les « problèmes réels » durant ses cent premiers numéros.
2 - « Que dit Sartre ?, poursuit Castoriadis. A partir de 1952, il fournit au stalinisme, y compris à l’écrasement de la révolution hongroise, une justification (non marxiste). » Je ne sais, Castoriadis, si, à vos yeux, une « justification marxiste » eût été possible ou préférable, et je m’interroge sur le sens de votre parenthèse. Le fait est que, après avoir pris le parti, en 1953, du camp antiaméricain, Sartre condamne l’intervention soviétique en Hongrie dans un long article des « Temps modernes » ( « l’Ombre de Staline ») qui marque sa rupture avec le P.C.F. et le P.C.U.S.
3 - « Puis, lorsque l’inadéquation et l’insuffisance du marxisme deviennent flagrantes, poursuit Castoriadis, Sartre « découvre » le marxisme et, s’aidant d’un « Que sais-je ? » d’économie, veut en fabriquer une nouvelle version. » Ici, Castoriadis, vous êtes libre de votre jugement. Mais, si j’étais à la fois psychanalyste et théoricien socialiste révolutionnaire, je m’interrogerais avec inquiétude sur la propension constante des psychanalystes et théoriciens révolutionnaires à désirer si fort le monopole de la « pensée juste » que même un Castoriadis en devient incapable de reconnaître dans la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre, 1960) les fondements d’une théorie de l’aliénation (et de la liquidation collective de celle-ci) dont on a précisément besoin pour sortir de l’économisme, du dogmatisme, du scientisme et du structuralo-marxisme, et débarrasser le terrain de ce malencontreux « concept forgé à la hâte » (Sartre) qu’est la « dictature du prolétariat ».
4 - « Puis encore, à peine marxiste, Sartre devient « tiers-mondiste », continue Castoriadis, escamotant ainsi le problème social et politique des pays ex-coloniaux. » Et voilà : à une époque où la gauche française, P.C.F. en tête, incitait les colonies françaises à attendre sagement que la France fît sa révolution socialiste et leur octroyât magnanimement une autonomie interne, à cette époque (la seconde moitié des années 1950), Sartre faisait de la lutte anti-impérialiste, en Algérie d’abord, au Viêt-nam ensuite, un levier qui, à, ses yeux, devait exercer ses effets disruptifs jusqu’au sein des métropoles capitalistes.
Vous, Castoriadis, ne trouvez chez Sartre « pas une seule phrase » (vous soulignez ces mots) qui, « de près ou de loin », permette de comprendre le « movement » américain, les mouvements étudiants en Europe, Mai 68 enfin. Il vous manque donc d’avoir été aux Etats- Unis pour y ressentir l’influence déterminante de ce que vous appelez avec mépris le « tiers- mondisrne » de Sartre sur le « mouvement » américain ; il vous manque d’avoir côtoyé, à Berlin et à Paris, les étudiants pour lesquels le Viêt-nam, le « Che », la lutte anti-impérialiste étaient alors des références cardinales il vous manque d’avoir été parmi les étudiants qui, en Mai 68, ont porté Sartre en triomphe dans le grand amphi de la Sorbonne qui débordait de toute part.
Tout ce que vous dites d’autre part, Castoriadis, n’est pas faux, loin de là. Mais le bruit de la guillotine qui rythme vos affirmations et votre arrogant désir d’avoir raison tout seul et d’être seul à avoir raison sont insupportables. Ce que vous dit Glucksmann, c’est qu’il ne les supporte plus et qu’il y a diverses manières d’être « stalinien », diverses manières de se réclamer, contre les hommes, dépositaire d’une « vérité révélée » : toutes mènent au même résultat. Sur ce point, au moins, je suis d’accord avec Glucksmann. J’aimerais que vous réfléchissiez à l’origine profonde de la surdité qui vous empêche d’entendre une vérité aussi sensible.
A. G.
Réponse à André Gorz
Par Cornelius Castoriadis
QUI a eu tort et QUI a eu raison, au sens du nom propre ? Question sans intérêt. Qu’est-ce qui était vrai et qu’est-ce qui ne l’était pas ? Qu’est-ce qui rendait possible de le voir et qu’est-ce qui l’empêchait, dans les présupposés et les méthodes des uns et des autres ? A ces questions, nous ne pouvons pas renencer, à moins de renoncer à penser et à apprendre [1]. Il ne faut pas récrire l’histoire. Surtout lorsque cette histoire continue. Car c’est en 1973 que Jean-Paul Sartre faisait à « Actuel » des déclarations équivalant à une justification par avance d’éventuels futurs procès de Moscou (je les ai citées et commentées dans « l’Expérience du mouvement ouvrier », vol. I, p. 248) : « La révolution implique la violence et l’existence d’un parti plus radical qui s’impose au détriment d’autres groupes plus conciliants. [...1. Il est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains de ses membres. » Qui donc est sourd, Gorz ? Et qui justifie d’avance, les guillotines ?
J’ai pris soin d’indiquer que je parlais du Sartre d’après 1952. Mais j’aurais pu tout aussi bien parler du Sartre d’avant 1952. Relisez-donc « Qu’est-ce que la littérature ? », avec vos yeux d’aujourd’hui, et vous verrez que les postulats sont les mêmes : l’U.R.S.S. est un « pays socialiste », sa « sauvegarde » est hors de discussion, la révolution y est « en panne », l’ « encerclement » explique tout, le P.C.F. est critiqué parce que les « moyens » qu’il utilise sont contraires à la « fin poursuivie.., l’abolition d’un régime d’oppression » (« les Temps modernes » no 22, p. 108). « Nous savons qu’en Russie l’ouvrier discute avec l’auteur lui-même et qu’une nouvelle relation du public avec l’auteur est apparue là-bas » (ib. p. 85). Sartre savait cela en 1947 ! Et c’est un écrivain !
La justification non marxiste du stalinisme par Sartre prend tout son sel lorsqu’il proclame, quelques années plus tard et sans crier gare, que le marxisme est « l’indépassable philosophie de notre temps ». Il inaugurait ainsi ce qui est devenu de plus en plus le style de l’époque je dis aujourd’hui blanc, demain noir, et, si vous le relevez ou si vous osez me demander pourquoi et comment, vous êtes un censeur, un terroriste, un nostalgique de la guillotine.
On relira avec profit la « Réponse à Naville » (mars 1956), on méditera sur la radicalité révolutionnaire et l’audacieux réalisme de ces phrases « Comment ne voit-il pas [Naville] que l’évolution de l’U.R.S.S. s’accomplit avec et par la totalité de l’appareil d’Etat ? Comment la progression savante des déclarations et des mesures prises ne lui montre-t-elle pas qu’il s’agit d’une opération complexe dont les dirigeants ont pris la direction dès la mort de Staline ? [...] Ce plan d’action est appliqué très habilement par étapes et chaque étape est aménagée de manière à porter en elle-même l’annonce de la prochaine. [...] Les dirigeants entraînent la masse, lui révèlent un avenir neuf et un nouvel espoir. » Tout Sartre « politique » est là : le « Café du Commerce » sur la planète Mars. Mais quelle est donc cette mentalité qui ne peut se fixer que sur les dirigeants ? Et que signifie son relatif écho ?
Il faut croire que cette habile préparation des étapes comportait quand même des ratés, puisque quelques semaines plus tard c’était Poznan, puis l’Octobre polonais et la révolution hongroise. Sartre écrit alors « Le Fantôme de Staline ». Libre à ceux qui veulent en rester au niveau superficiel et manifeste de se contenter de la « condamnation » de l’intervention soviétique. Claude Lefort avait minutieusement montré à l’époque (« la Méthode des intellectuels dits progressistes », dans « Socialisme ou Barbarie » no 23, janvier 1958 — repris dans « Eléments d’une critique de la bureaucratie », pp. 260-284) que ce texte tortueux cachait une justification subtile dont l’axe était l’idée du « glissement à droite » de la révolution après le 23 octobre — soit alors précisément que les conseils ouvriers commençaient à se former. « [...] Vous prétendez avoir sauvé le socialisme : oui, le 4 novembre. Ou, du moins, cela peut se discuter... » Et cette perle — du Sartre condensé à 100 % : « Du coup, les masses, après avoir voulu la liberté au sein du régime, réclament celle de se donner le régime qui leur plaît. [A la ligne, puis :] Donc, il est exact que l’insurrection tournait à droite » (« les Temps modernes » nos 129-131, p. 617). Tout à fait d’accord avec vous, Gorz « Il y a diverses manières d’être stalinien, diverses manières de se réclamer, contre les hommes, dépositaire d’une vérité révélée. » Par exemple : oser dire que, si les masses réclament la liberté de se donner le régime qui leur plaît, cela signe le « tournant à droite »...
La spécificité de Fanon, et ce que Sartre en soulignait dans sa Préface » aux « Damnés de la terre », n’était evidemment pas la lutte anti-impérialiste mais le messianisme tiers- mondiste et l’effacement virtuel de la problématique politique et sociale, là-bas comme ici. Ne serait-il pas temps de se demander qu’est-ce qui se passe en Chine et en Algérie, en Guinée et à Cuba, au Viêt-nam et au Cambodge ? Et où en sont ceux à qui l’on a fait croire que la lutte contre leur propre impérialisme exigeait l’abandon de toute attitude critique quant à ce qui se passait dans les pays ex-coloniaux ?
Il est concevable, comme l’écrit Gorz, que mon incapacité de « reconnaître dans "la Critique de la raison dialectique" les fondements d’une théorie de l’aliénation » provienne d’une « surdité » ou d’un « désir de monopole ». Une autre hypothèse, toutefois, ne saurait, en toute rigueur scientifique, être écartée : celle que ce livre ne contient pas les fondements d’une telle théorie ni de quoi que ce soit d’autre.
C. C
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