L’exposé d’introduction reprend les grandes lignes de l’introduction de la brochure :
1 – La démocratie directe commence à faire aujourd’hui question dans les mouvements sociaux sous l’influence de trois facteurs : la domination oligarchique de plus en plus obscène ; des idéologies contestataires complètement décrépies ; des nouveaux problèmes sociaux, écologiques, culturels, etc.
2 – Notre conception de la démocratie directe se distingue des grands courants qui s’en réclament peu ou prou : récupération des initiatives populaires par le pouvoir ; manipulation gauchistes pour la conquête de l’État ; idéologies insurrectionnalistes ou économistes des libertaires et « autonomes » ; naïveté et fétichismes des « indignés ».
3 - Présentation des sept textes qui composent les trois fascicules, dont seul le premier est aujourd’hui disponible en librairie et prochainement sur le site.
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Débat
Sur l’oligarchie
JL : j’aimerai vous interroger sur votre conception de l’oligarchie. Étymologiquement, c’est effectivement le pouvoir de quelques-uns, mais pour moi, le terme dénote aussi une confusion entre les intérêts public et privé, comme l’illustre parfaitement le cas de Cahuzac, par exemple. Et toute cette clique est soutenue électoralement par des électeurs, et ça c’est tune différence fondamentale avec d’autres régimes.
Quentin : La question est complexe et nous avons commencé à l’aborder dans l’introduction générale des brochures consacrées au mouvement grec « Entrée en période troublée ». Il y a le sens « classique » du terme, effectivement, qui désigne par antiphrase notre objectif : le pouvoir de tous, la démo-cratie. Mais ce terme pour nous sert aussi à pointer un phénomène très contemporain, qui est la dissolution des classe sociales. L’oligarchie n’est pas véritablement une classe au sens strict, et comme il n’y a aucun projet qui s’oppose réellement à sa domination, on ne peut plus non plus parler de classes populaires. Bien sûr il y a des strates sociales, des différenciations qui s’accentuent, mais cela n’est plus du tout accompagné par la volonté d’instauration d’une autre société. Tout le monde veut s’y insérer, et grimper dans la hiérarchie. Et la chose est d’autant plus vraie que l’on descend dans l’échelle sociale. Autrement dit, les valeurs oligarchiques sont maintenant presque celles de tout le monde, et ce qu’on reproche aux dominants, c’est de ne pas être à leur place. J’exagère, bien sûr, il n’y a pas que ça, mais nos sociétés sont incompatibles avec la vieille vision marxiste. C’est en ce sens que nous utilisons le terme oligarchie. Quant à l’utilisation populaire du terme, depuis deux ou trois ans, elle a le bon côté de désigner enfin les puissants par un mot intelligent, mais le problème, c’est que c’est une manière de désigner des coupables, des boucs-émissaires, réflexe très dangereux mais qui évite à chacun de prendre ses responsabilités.
Spyros : Dire oligarchie, c’est aussi désigner un milieu qui forme un réseau qui a des branches dans des sphères différentes : c’est la politique et les industriels ou les financiers, mais c’est aussi les hauts fonctionnaires, les cadres, les journalistes, le show-biz, etc. Ce n’est donc pas une classe au sens strict comme l’était la bourgeoisie du XIXe siècle : l’oligarchie n’a pas de projet proprement dit pour la société, sinon le pillage pur et simple. C’est quand même une différence fondamentale.
Philippe : D’abord, je ne suis pas d’accord pour suspendre le caractère oligarchique à la modalité du vote. Le vote n’est pas ce qui défini la démocratie, ça c’est clair depuis Rousseau. Tu dis que c’est le vote qui fait la différence. Mais l’élection n’est pas spécialement un procédé démocratique. C’est un procédé aristocratique, et c’est même la marque de l’oligarchie.
JL : C’est bien ce que je dit : nous ne vivons pas dans une démocratie, mais l’oligarchie est maintenue par la population.
Sur la disparition des classes sociales comme projets de sociétés antagonistes
Philippe : C’est ça. Ensuite, il n’y a plus de classe, et encore, mais il y a une lutte des classes. Quand Warren Buffet dit que c’est eux qui l’ont gagné, c’est un aveu. Donc ces dominants ne sont pas un réseau, mais bien une classe. Et en face, il y a des intérêts divergents, c’est clair, vous ne pouvez pas dire que l’ouvrier de Florange a les mêmes intérêts que W. Buffet !
Quentin : Ces intérêts sont définis par les gens eux-mêmes et pas par des « conditions objectives ». quand les ouvriers n’ont pas de problèmes, ils n’ont pas grand’chose à redire sur l’ensemble de la société, sauf qu’ils sont à la mauvaises place.
Philippe : Tu ne peux pas dire que des gens qui sont en situation de survie sont d’accord avec cette société-là ! Vouloir se faire de l’argent quand tu manques de tout, c’est normal !
Quentin : Je viens et je vis en banlieue, et je ne connais pas grand monde en situation de survie. Dans ma cité HLM, il y a des écrans plats, des maisons de campagne ou au pays, etc... C’est vraiment la société de consommation. Et les gens voudraient juste de bons gouvernants, mais en attendant, ils n’ont rien contre le fait de se faire de plus en plus d’argent, au contraire, notamment pour se tirer du quartier. Et dès que quelqu’un peut le faire, il le fait, c’est simple. Prends une photo d’un intérieur de n’importe quel appartement ; c’est une image d’abondance unique dans l’histoire de l’humanité ! Quant aux profs, par exemple, on ne peut pas dire non plus qu’ils soient dans la misère, et c’est pourtant exactement le même discours et les mêmes pratiques. Tu connais le budget de la Française des Jeux ? Il n’y a plus de projets de société : chacun voudrait juste que sa situation aille de mieux en mieux. En exagérant un peu, on peu dire qu’il y a un continuum de valeurs entre la base de cette société et son sommet. Les catégories de Marx sur la classe « en soi » et « pour soi » sont pertinentes, et je crois que je n’apprends rien à personne.
Spyros : Et, justement, l’oligarchie n’est pas une classe pour cette raison-là : elle n’a pas conscience d’elle-même ni du rôle historique qu’elle joue et le mot de W. Buffet n’est rien d’autre qu’une provocation. L’image des dominants aujourd’hui, ce serait plutôt celle du berger menant son troupeau, mais sans autre but que de tondre, encore et encore.
JL : C’est vrai que les gens n’imaginent pas du tout un autre monde que celui-ci. L’horizon politiques est complètement barré. Par exemple, il est clair que nous vivons la fin de la société industrielle, mais pour à peu près tout le monde, c’est strictement impensable, inimaginable. Et c’est ce que nous vivons, pourtant, très concrètement.
Le religieux en politique et la société de consommation
Philippe : Ça, c’est un discours apocalyptique, et il faut en finir avec le religieux. Les mouvements du XXe siècle ont tous fait appel à ce fond religieux, millénariste, et l’enjeu aujourd’hui, c’est bien de faire de la politique sans reproduire ces schémas. Le religieux est mort, il faut partir de là.
JL : Bien d’accord. Mais le fondement du religieux, c’est la recherche de puissance, et c’est cette puissance-là à laquelle il faut renoncer aujourd’hui. Cette puissance industrielle crée un amoncellement de déchets sous lesquels nous croulons.
Quentin : Nous ne croyons pas du tout que le religieux soit mort. Tout-à-fait d’accord pour qualifier de millénaristes les mouvements politiques du siècle passé : pour nous, le marxisme est véritablement le quatrième grand monothéisme, et suit le même destin. Mais, pour faire le lien avec la question de l’oligarchie, l’attachement à la société de consommation dont elle se pose en garante est pleinement d’ordre religieux : ce qui est vécu, c’est bel et bien la course à l’abondance réalisée, la profusion de tout, l’opulence paradisiaque, comme elles sont représentées dans quantité de paradis mythologiques des grandes civilisations. L’attachement à l’ordre actuel est très marqué par une dimension religieuse ou quasi-religieuse, et qui garantie l’apathie sociale. Pour nous, beaucoup de réactions sociales depuis vingt ans sont justement des mouvements visant au maintien de ce cadre, et certainement pas sa destruction. Le drame est effectivement que notre monde s’effondre plus ou moins vite, mais qu’il n’y a aucune volonté de le remplacer, ni aucun projet qui lui soit alternatif.
Les types anthropologiques
Yasmina : Justement, sans vos écrit et votre intervention d’introduction, vous parlez de « type anthropologique », est-ce que vous pourriez préciser ce que vous entendez par là ? Parce que vous considérez, à raison, que l’individu actuel n’est pas adapté à une démocratie directe, notamment par ce côté consumériste, vous en appelez à un changement « anthropologique »... Et comme vous parlez d’un type d’individu qui serait indépendant de ses conditions sociales et économiques, je ne vois pas tellement comment il pourrait, ou nous pourrions, le transformer... Pourriez-vous préciser un peu ce que vous en pensez ?
Quentin : C’est un apport de l’ethnologie. Chaque groupe social, qu’il s’agisse des Bororos, des punks, des Grecs ou même, à un degré moindre, de nous ici rassemblés, comprend des valeurs, des codes, des réflexes, des représentations qui lui sont propre et le distingue des autres. Cette vision du monde, du sens de la vie, de la mort, etc. est incorporée dès le plus jeune âge à un niveau très profond. On parle aussi de « personnalités de base ». C’est donc une interdépendance entre la société et les individus qui y vivent, qui l’incarnent. Ce type anthropologique n’est donc pas du tout indépendant des conditions socio-économiques : tout au contraire, il fait corps avec elles, il est détermine et elles le déterminent en retour. Par exemple si tu installes ex nihilo une chaîne de montage au beau milieu de la brousse du Burkina, il n’est pas sûr que tu trouves des gens capables d’aller y travailler : cela demande une structure familiale particulière, un individu capable d’aller s’y échiner, des habitudes, des horaires, etc. Donc chacun d’entre nous porte en lui la société entière, et les groupes sociaux, familiaux, etc. qui sont les siens. C’est vrai aussi à un niveau historique : l’individu du moyen-âge n’est pas celui des Lumières.
Yasmina : D’accord, je comprend bien que vous vous démarquez par là de l’économisme. Mais cela est-il autre chose pour vous ? Et y-a-t-il un degré de liberté, ou ce déterminisme est-il total ? Peut-on changer de type anthropologique, et comment ?
Quentin : D’abord ce n’est pas pour nous « distinguer » de l’économisme : l’économie et sa place dans la société, dépend pour nous de facteurs culturels, plus ou mois incorporé dans le caractère de l’individu. C’est donc tout une vision du monde. Ensuite, si ce déterminisme culturel-anthropologique était total, il n’y aurait pas d’histoire et nous ne serions pas là pour essayer de changer les choses. La question que tu poses, c’est : Comment se fait l’histoire ? comment se fait-il qu’il y ait différentes sociétés donc différents individus au cours du temps ? Comment, pour parler d’une période qui fait référence pour nous, s’est formée la classe ouvrière, le mouvement ouvrier, du XVIIe au XIXe siècle ? Cela s’est fait très progressivement, et pour évoquer ce qui nous semble important, par l’émergence de contre-sociétés où les gens s’auto-éduquaient, s’entre-aidaient, s’auto-alphabétisaient, luttaient, etc. Bref, le changement social et anthropologique ne se fait pas en appuyant sur un bouton, en actionnant un levier, qu’il soit économique, technique ou psychologique, c’est toujours un changement total, en quelque sorte.
JL : En fait, depuis Marx, on définit l’individu par sa place dans le système politico-économique. Là nous avons affaire à une vision qui définit l’homme autrement, par d’autres facteurs.
Philippe : Le terme d’ « anthropologique » est très mal choisi. D’abord les historiens n’en parlent pas, ils parlent de cultures, d’état de société, de situation sociale, etc., mais pas de « types anthropologiques ». Et ensuite, en parlant par exemple du tabou de l’inceste qui semble être universel, on dit bien que c’est un trait anthropologique, propre à l’espèce humaine dans son ensemble et pas à certains groupes sociaux.
Quentin : Il y a pourtant de l’anthropologie historique, qui s’occupe justement de ce dont nous parlons. Il y a plusieurs vocables pour parler du type anthropologique, mais c’est toujours la même chose : la détermination qui s’acquiert dès les premiers mois de la vie à vivre de telle manière et pas de telle autre, et qui s’inscrit très profondément dans l’être humain. On peut parler du genre d’individu formé par sa société, de la personnalité, des valeurs fondamentales, etc. Je peux essayer de faire du yoga pendant vingt ans, je ne serais jamais un yogi, hindou, etc. Je peux m’ouvrir à d’autres univers, mais je ne peux pas me réinitialiser comme un ordinateur. Quant à l’universalité, si on part du principe que l’être humain n’est pas déterminé radicalement, il faut admettre que le tabou de l’inceste a bien été créé : c’est un trait caractéristique de la quasi-totalité de l’humanité, mais il aurait pu en être autrement. De même pour le patriarcat. Pourquoi la puissance s’est-elle majoritairement incarnée dans le symbole phallique et pas dans un autre signe ? L’être humain d’aujourd’hui, c’est donc un type anthropologique fondamental, qui se décline en une infinité d’autres.
Les marges de manoeuvre des individus contemporains
Joëlle : Il faut insister sur la marge de manœuvre que nous avons, sur le fait que ce déterminisme n’est pas total, que nous pouvons changer. La question est comment ?
David : il faudrait parler de types anthropologiques au pluriel : dans chaque société, il y en a plusieurs, qui se complètent : le bourgeois et le prolétaire, le prêtre et le paysan, etc.
F : La population actuelle est aliénée. Elle a besoin de pain, de son salaire, de son travail. C’est à cause du capitalisme. Il faut changer cet état de chose mais pour tout le monde, l’image du socialisme, du communisme, c’est l’enfer. Il faudrait convaincre les gens pour qu’ils aient envie de s’en sortir.
JL : Moi je connais deux types de personne : ceux qui n’interrogent pas du tout la finalité de leur travail, et bossent sans se poser de question, et ceux qui critiquent ce qu’ils sont obligé de faire. Ça c’est une marge de manœuvre. J’ai travaillé longtemps à Orange et j’ai eu le temps de voir ça. J’y ai par exemple diffusé des tract contre les portables, etc. ça demande un engagement fort, c’est très difficile, mais c’est possible. Donc je dirai qu’il y a trois type de personne : les héroïque, qui arrivent à rompre plus ou moins avec tout ça, les résistants et ceux qui jouent le jeu, qui ont une véritable adhésion pour la merde qu’ils font. On voit ces trois type-là chez les cadres.
Philippe : C’est normal que les cadres adhèrent à ça , c’est leur travail !
JL : Je parle aussi de la vie privée : j’ai côtoyé des cadres qui étaient vraiment à fond dedans et d’autres qui étaient très critiques, qui avaient une distance vis-à-vis de ce qu’on leur demandait d’être. Et même chose chez les techniciens ou les ouvriers. Ce n’est pas une question de hiérarchie, ce n’est pas si simple.
L’élitisme des postures militantes
Riton : C’est une vision un peu élitiste, ça : nous, nous serions conscients, éveillés et actifs tandis que les autres seraient un troupeau ignorant...
Quentin : Je pense que c’est exactement le contraire, mais il faut rompre avec certaines visions. Par exemple, quand j’entends qu’il faut redonner goût au communisme, c’est totalement absurde. Le communisme et toutes ses variantes ont été absolument catastrophique. Les plus grands massacreurs sont du XXe siècle, et ils se disaient révolutionnaires ! Le dégoût de la population pour la politique vient grandement de ce naufrage et d’un certain côté, c’est extrêmement sain. C’est nous, les militants, qui serions inconscients de nous réclamer de cet héritage ! Nous sommes ridicules aux yeux de beaucoup, et en grande partie à raison. La plupart des gens ordinaires sont bien plus lucides que tous les militants sur le terrain politique. Donc, de ce point de vue-là, je ne vois pas où est l’élitisme. Bien sûr, cela pose une question sans réponse : il est strictement impossible de se réclamer des courants politiques du XXe siècle, et en même temps, il est impossible aujourd’hui de ne pas reprendre l’initiative politiquement, vu le délâbrement de la situation. Nous sommes dans une impasse dont il est très difficile de sortir.
JL : Il y a plusieurs définitions du capitalisme. Je suis anti-capitaliste, mais je ne me définirait pas comme révolutionnaire, plutôt comme conservateur, voire ultra-conservateur.
Quentin : Vouloir conserver oblige aujourd’hui à devenir révolutionnaire... Pour en revenir aux changements anthropologiques, je crois qu’il faut être attentif aux modifications microscopiques des comportements de tout les jours. Par exemple, en URSS, les queues interminables devant les magasins étaient des lieux de paroles et de contestations. Nous vivons, nous, dans un véritable désert social où n’existe aucun espace de parole spontané et populaire, sauf cas exceptionnels. La renaissance de tels endroits serait le signe qu’il se passe quelque chose.
Philippe : Oui, mais à l’époque c’est parce que les magasins étaient vides et qu’ils étaient les seuls endroits non surveillés par le pouvoir !
Q : Les mouchards étaient présents partout, mais le fait est qu’il y avait des échanges spontanés. Il faut voir les rames de métro aujourd’hui, où même bondés, personne ne parle à personne.
Yasmina : A Alger, par exemple, qui est un endroit que je connais et que j’ai quitté à cause de la guerre, la paix sociale est achetée grâce à la consommation. On faisait aussi la queue devant les magasins vides. Lorsque la consommation est arrivée, tout cela a disparu. Tout est économique, on ne peut pas dire que ce n’est pas un facteur décisif.
F : Certes, nous vivons dans une société de consommation, mais il y a des besoins primaires, qu’il faut combler.
David : Il faudrait parler de types anthropologiques au pluriel et ne pas le confondre avec les significations imaginaires sociales.
Joëlle : Je comprends ce que vous entendez par type anthropologique : c’est un ensemble de comportements acquis mais très interiorisé, qu’on ne peut pas changer du jour au lendemain. La société actuelle en induit, mais une autre société favoriserait elle aussi, un certain type anthropologique, mais qui viserait l’émancipation.
Philippe : Comme dit Hannah Arendt, la politique, c’est la recherche de liberté. Mais aujourd’hui, il n’y a que la recherche de bonheur et de confort. Les libertés publiques disparaissent donc une à une, aujourd’hui.
Spyros : On ne peut pas dire ça : nous ne vivons pas en Iran, quand même. Des libertés publiques existent, mais ne sont plus prisée que parce qu’elles garantissent les petites jouissances individuelles.
JL : Il faudrait réfléchir à l’impact de la technique sur nos sociétés actuelles : elles sont perçues comme ouvrant de nouveaux espaces de liberté, ce qu’elles font effectivement en partie, comme par exemple le changement de sexe, ou bientôt la procréation.
L’universalité du projet de démocratie directe
Yasmina : Je voudrais demander au groupe ce qu’il en est du degré d’universalité de ce projet de démocratie directe. Est-il envisageable pour tout le monde ou n’est-il réservé qu’à quelques-uns, à certaines régions du monde ? Ça pose aussi la question de la stratégie à suivre : comment un tel régime va-t-il s’instaurer, de proche en proche, ou tout d’un coup à tout le monde, et à partir de quoi ?
Pierre : C’est un projet qui ne peut qu’être porté par des gens qui le veulent, par définition, puisque nous parlons de démocratie directe. Pour nous, il appartient donc au gens qui s’en réclament, quels qu’ils soient, où qu’ils soient. Mais vouloir la démocratie, c’est vouloir l’autonomie : auto-nomos, ce qui veut dire faire soi-même sa loi, donc la capacité de mettre à distance tous les cadres qui impliquent des règles révélées et indiscutables, comme la tradition, Dieu, le Parti, etc.
Yasmina : Ça rejoint la question des ennemis de la démocratie : y en-a-t-il et qui sont-ils ? La démocratie n’est-elle pas par principe ouverte à tout le monde ?
JL : Le principe que nous voudrions abattre, c’est celui de la puissance, puissance économique, militaire, industrielle, divine, politique, etc. C’est cela, je crois, qui va vraiment à l’encontre de l’autonomie, de la démocratie. Alors une démocratie directe instaurerait le désarmement total et l’abandon de l’industrie, mais dans ce cas-là, comment ferait-elle avec ses voisins qui ne ferait pas de même et pourraient alors s’emparer d’elle ? C’est une vraie question.
Quentin : Ça, c’est une question que nous posons aux décroissants, et que nous t’avions posé il y a peu, mais je ne pense pas que l’on puisse aussi simplement la retourner contre la démocratie directe. Car on ne peut pas plaquer sur une société fonctionnant en démocratie directe tout ce que l’on désirerait : ce sera aux gens de décider. Par exemple nous sommes favorables à une égalité stricte des revenus, mais c’est une mesure que nous défendrions mais qu’on ne peut pas prendre à la place des gens eux-mêmes. Même chose pour le désarmement ou la décroissance : tout va dépendre de la situation et du contexte, on ne peut pas dire que c’est impliqué dans la démocratie directe. Mais c’est une réelle question, à laquelle je n’ai jamais vu aucun décroissant répondre : la première société qui diminue sa puissance propre se désigne comme proie pour toutes les autres.
Retour (sur la question) de la religion
Mohammed : Moi je suis croyant, je suis musulmane pratiquant. Je suis d’accord avec tout ce que vous dites, mais est-ce que je pourrais continuer à croire et pratiquer librement dans votre société ?
Pierre : C’est difficilement conciliable avec le principe d’autonomie, puisqu’il pose que tout est questionnable. Le principe de la démocratie, c’est qu’on peut tout remettre en question. C’est d’ailleurs aussi sa faiblesse : on peut aussi décider d’abolir la démocratie elle-même.
Quentin : Je crois qu’il faut être plus précis : la liberté de croyance et de culte est une liberté fondamentale que personne ne remet en cause ici, mais il faut admettre aussi que le principe religieux va à l’encontre de la liberté de pensée. L’autonomie n’est pas abstraite : elle induit un questionnement, une remise en cause de ce qui est donné. Une démocratie réelle implique un peuple qui est capable de s’interroger sur ce qu’il croit vrai, ce qu’il pense établi, ses représentations, etc. Si l’on cherche la fin des idéologie, c’est-à-dire la recherche d’une pensée vraiment libre, alors on ne peut que combattre en permanence les systèmes de pensée qui se bouclent sur eux-même, et se rendent inquestionnable. De ce point de vue, la religion est évidemment un ennemi, mais tout autant que d’autres idéologies : j’ai connu des décroissants qui étaient vraiment quasi-religieux. Donc la démarche démocratique est totalement contraire à l’esprit religieux, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas tolérée, comme aujourd’hui. Mais il ne faudrait pas oublier que la laïcité n’est pour nous qu’une étape, un compromis historique, qu’il faudrait pousser plus loin.
Joëlle : La démocratie est d’abord un cadre politique, des institutions, mais qui n’induit pas de sociétés particulières.
JL : La laïcité pose des principes que l’on peut reprendre tels quels : la religion devient une affaire privée. L’important est que les athée puissent vivre comme ils l’entendent et continuer à blasphémer comme je le fais régulièrement.
Mohammed : Je suis étonné d’entendre ça, parce que la religion est une bonne chose. Moi je pratique, je n’embête personne.
Joëlle : Le principe démocratique est celui de la discussion et du respect des croyances. Certains croient en dieu, nous nous croyons en la démocratie directe. Il faut qu’il y ait un respect réciproque.
Philippe : On ne peut pas traiter la religion comme vous le faites. La religion est une chose bien plus profonde : elle répond à la question de la mort, elle a toujours existé, et existera toujours. Vous ne pouvez pas dire que vous voulez une société démocratique et en même temps que tout le monde soit athée ! C’est du bolchévisme ! Regardez les Grecs : à l’époque, ils étaient religieux, et dans l’espace politique, l’agora, il n’était pas question du tout de la religion, personne n’a jamais légiféré sur les pratiques religieuses en Grèce antique. Donc ça prouve bien que le religieux n’est pas incompatible avec la démocratie directe. Votre discours fait peur : on va interdire les pratiques religieuses ? En fait, vous remplacez la religion par une autre croyance !
Spyros : Non, d’abord sur la Grèce antique, ce n’est pas si simple. La religion des Grecs antique était très particulière, puisqu’elle posait explicitement la question de la mortalité : après la mort, cela ne peut être que pire que sur Terre. C’est dans l’Odyssée d’Homère, et c’était était le livre sur lequel les petits grecs apprenaient à lire. C’était donc une religion pour laquelle le passage sur Terre n’était pas du tout une préparation à un au-delà , qui serait le vrai monde. Et ça change tout comme positionnement dans la vie. La religion grecque était déjà séparée de la vie de la cité.
Quentin : Je crois effectivement qu’il y a confusion. D’abord nous ne parlons pas de religions in abstracto, mais essentiellement des religions historiques monothéistes des derniers millénaires... Évidemment que la question de la mort sera toujours présente, mais dans le monde grec antique, l’existence était justement considérée comme tragique, c’est d’ailleurs là qu’est née la tragédie. Et ça change tout, parce que le régime démocratique ne peut qu’être vécu sur ce mode-là, tragique, fragile, précaire, sans absolu qui pourrait garantir quoi que ce soit. La conscience de la mortalité fait partie de l’essence d’un régime démocratique, et c’est justement cela qu’empêchent les grandes religions, par une promesse de Salut. Si on veut sortir, justement, du religieux en politique, il faut sortir du Salut, du mythe du Paradis que l’on retrouve dans l’impossibilité d’imaginer la fin de la société d’abondance de la consommation. Ensuite, personne n’a dit qu’il fallait interdire les pratiques religieuse : cela n’a aucun sens. Et enfin, tu confonds l’agora et l’assemblée, la pnyx. Si les Grecs ne discutaient nullement de religion dans l’assemblée, ils en discutaient évidemment dans l’agora : Socrate est même mort sous ce prétexte. En fait, je suis très surpris par l’angélisme qui règne ici : les grandes religions sont conquérantes et nous, libres penseurs, menons une lutte à mort avec elle. Dès qu’elles le peuvent, elles reprennent le dessus, puisque leur essence est de régenter la vie civile. Leurs reculs est le résultats de combats acharnés.
Yasmina : Il ne faudrait pas taper que sur les religions, et d’habitude, je ne suis pas d’accord avec vos positions, mais là je suis tout-à-fait d’accord avec ce que vous venez de dire.
La démocratie comme discussions permanentes
JL : Si je devais définir l’essence de la démocratie, ce serait le principe du dialogue réussi. C’est cela qu’il faut viser, finalement.
Mohammed : Absolument. Moi je suis prêt à discuter, il n’y a pas de problème. Je crois qu’il faut respecter les croyances de chacun.
Quentin : Mais le propre d’une idéologie c’est bien d’être inquestionnable, de ne pas accepter le doute fondamental. Il faut regarder les choses en face : un dialogue réussi avec une religion est une contradiction dans les termes, puisqu’elle se réclame d’une révélation. Il faut donc distinguer clairement ce type de croyance d’une conviction comme la nôtre. Ensuite, le respect est une chose que l’on peut entendre d’une manière exigeante : dialoguer réellement avec un croyant, c’est lui demander pourquoi à son âge il croit encore au Père Noël, qu’est-ce que c’est que toutes ces superstitions totalement incompatibles avec la vie moderne telle qu’il la mène et les technologies hyper-rationnelles qu’il n’est pas le dernier à utiliser, etc. Et en retour, il me questionnera sur mes convictions, mes actes, etc. C’est ça, le respect, et le dialogue : on demande à chacun de rendre compte de ce qu’il pense, c’est donc à l’opposé du relativisme généralisé actuel.
Philippe : Ce n’est pas possible : la démocratie n’a jamais été l’obligation de rendre compte de ce qu’on pense, c’est horrible et totalitaire ! Les grecs n’ont jamais discuté religion dans l’agora.
Quentin : Tu confonds encore Agora et assemblée.
Spyros : Tu as déjà entendu parler de la parresia ? C’était une valeur très importantede la Grèce antique, et c’est exactement ce que tu dis : rendre compte de ce qu’on fait, de ce qu’on pense. Sinon, évidemment, c’est l’hypocrisie, la dissimulation, et c’est impossible. Toute discussion demande une franchise quant à ce qu’on pense, ce que l’on croit vrai.
Quentin : Une véritable discussion est un lieu où on se risque, où on doute, on cherche, etc. c’est une chose impossible pour une véritable religion. Aujourd’hui, on a des bricolages immondes, des suppléments d’âme qui servent à ne rien changer à nos modes de vie, mais plutôt à concilier la consommation et les petites jouissances avec la conscience tranquille. Une vraie religion impose des renoncements, des sacrifices, de la cohérence, on en est très loin : On est vraiment dans la tartufferie. Et je sais de quoi je parle : une partie de ma famille éloignée est catholique pratiquante. Plus personne ne prend ses responsabilités et les pseudo-croyances actuelles servent à ça : c’est contre cela qu’il faut lutter. Alors bien entendu, cela ne peut se faire que par la discussion, la confrontation d’opinion, et certainement pas par la loi, c’est une évidence. Mais on ne peut pas séparer un régime politique des principes qui le soutiennent, l’état social du peuple et les institutions qui font sens pour lui : une démocratie théocratique est une impossibilité dans les termes. Il faut arrêter de jouer les innocents : une démocratie, c’est la discussion perpétuelle et dans tous les domaines : la philosophie, la musique, la vie privée, etc.
Philippe : Non, les Grecs ne discutaient pas de religion, ni de philosophie, ni d’art. La démocratie, c’est la politique.
Spyros : Toute discussion, aussi politique soit-elle, implique des valeurs, des principes, des croyances. La confrontation entre des opinions contraires oblige chacun à dévoiler ses fondements et à les éprouver : en Grèce antique, par exemple, cela s’est vu lors de la guerre du Péloponnèse. On est toujours obligé de remonter aux fondements des positions de chacun, aux axiomes fondamentaux d’une pensée, donc à la philosophie et à la religion. C’est évident.
Quentin : ici encore, il ne faut pas confondre agora, sphère de la discussion informelle, et assemblée, qui légifère. La différence est pourtant claire. Une démocratie est une société d’ébullition permanente, où on discute de tout, philosophie, art, sexe, science, etc. Personne ne soutiendrait qu’il faudrait légiférer sur le sexe ! C’est absurde.
JL : Mais on peut aussi se demander si on vivrait dans une société rationnelle, mathématisée, où s’il ne faudrait pas réintroduire du merveilleux, du spirituel, pour réenchanter un monde aujourd’hui désenchanté.
Quentin : C’est étrange de penser que, parce que nous voulons un monde en lutte contre les principes religieux, ce serait un monde rationnel... La religion est une entreprise de rationalisation du monde, puisqu’elle explique tout, alors que nous voulons maintenir ouvert les questions fondamentales, comme celle de la mort. Et nous avons parlé d’art, de sexe, je ne crois pas que ce soit très rationnel.
Philippe : L’art est rationnel.
JL : Je devrais parler de poésie, peut-être.
Riton : La démocratie implique des convictions et une discussion de ces convictions. Mais ce que je vois aujourd’hui, c’est plutôt des convictions qui ne discutent pas entre elles, où il n’y a pas de démarche argumentative. Je me demande si la modernité ne rend pas incapable de se porter vers l’autre, de comprendre ce qu’il dit. J’ai été situationniste, et c’est assez généralisé dans le milieu.
Quentin : La plupart du temps, les convictions actuelles sont des pseudo-convictions : et ça se voit d’autant mieux qu’on assiste à des retournements spectaculaires : on dit le contraire aujourd’hui de ce qu’on disait hier.
Philippe : Je voudrait revenir sur le fait que les Grecs antique ne discutaient pas de religion dans l’agora...
Fin de la réunion à 22h.
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