Cela fait près d’un an et demi que le Mouvement des Places [1] s’est déroulé dans toutes les grandes villes de Grèce : une partie de la population avait alors investie l’espace publique en formant des assemblées où s’expérimentait la démocratie directe pour trouver des issues à la situation inextricable du pays. Mais depuis ce printemps, non seulement la contestation a repris des formes classiques et stériles (grèves générales, manifestations et émeutes) mais il ne semble rester absolument aucune trace de ce grand mouvement qui a duré plus d’un mois. Comment expliquer cette amnésie, qui semble si totale qu’on en vient à douter de la réalité de l’événement ?
Il faut dire avant d’entrer dans le vif du sujet que l’existence des assemblées populaires en Grèce contemporaine est plus ancienne. Dans certains quartiers d’Athènes et quelques grandes villes de province, il y avait, depuis une décennie environ, des « assemblées d’habitants » qui fonctionnaient selon des principes et des procédures démocratiques : délibération publique, suffrage universel, mandats révocables, rotation des taches, participation active dans la formation d’une décision et dans son exécution, etc. C’était un moyen de lutte des habitants du quartier mais aussi, et surtout, un lieu de discussion libre et d’échange d’idées.
Les revendications portaient le plus souvent sur la qualité de vie du quartier (contre l’installation des antennes de téléphonie mobile), contre les projets de la municipalité (abattement d’un parc ou d’un bois en centre ville, constructions de centres commerciaux, etc. ) et, de manière générale, sur la défense des acquis des dernières décennies de luttes sociales en Grèce. Les décisions et actions portaient aussi souvent sur un soutien actif aux couches les plus défavorisées, grecques ou immigrées.
Des assemblées populaires pratiquant la démocratie au niveau décisionnel sur fond de revendications plutôt défensives et partielles : on a retrouvé ces traits sur la place Syntagma en mai-juin 2011.
La tendance à la réappropriation de l’espace public est renforcée par la révolte de Décembre 2008. Celle-ci a eu lieu en même temps que la crise économique s’aggravait ; son événement déclencheur, le meurtre par des policiers d’un adolescent, a mis en évidence l’autoritarisme et l’arbitraire des élites grecques. Mais au-delà de ce contexte et du caractère spectaculaire des émeutes, elle a révélé une évolution, latente jusque-là : la société se met à porter sur elle-même un regard critique, d’un point de vue existentiel et anthropologique.
Les deux phénomènes se sont ainsi nourris mutuellement : la révolte a ravivé la tendance à la réappropriation de l’espace public et à la formation d’assemblées générales. En retour, cette tendance a contribué à renforcer le mouvement de contestation du régime en place. Courant Décembre 2008, et après, nombreuses sont les actions qui se sont transformées en assemblées populaires : occupations de bâtiments publics, réappropriations de parcs publics d’Athènes destinés à être transformés en parking.
Comment ces mouvements et actions se situaient-ils alors vis-à-vis des autorités et de l’État ?
D’une manière générale, devant cette entrée en scène du peuple, l’État grec est resté impuissant à garantir les services sociaux élémentaires et l’insertion sociale par la réduction du chômage et de la précarité. L’oligarchie locale (c’est ainsi que nous appellerons l’oligarchie grecque dans ce texte, par opposition à l’oligarchie mondialisée) a été impuissante à gérer l’émeute et la contestation sociale aux niveaux idéologique, médiatique, répressif, etc. Ainsi, on voit émerger un discours contestataire qui se démarque du jargon des gauchistes et des anarchistes, qui s’inscrit dans la continuité de ce qui avait été fait auparavant par les assemblées des quartiers et qui fait preuve d’un regard plus ou moins lucide sur la situation de l’époque. Les modalités et les moyens de lutte ne s’enrichissent pas considérablement, mais les différentes mobilisations se multiplient dans la période qui suit l’émeute de Décembre et sont marquées, je crois, par une volonté de la part du peuple de s’impliquer plus activement dans la lutte et d’avoir plus à dire sur les affaires le concernant.
Pourtant, les limites de ce nouveau type de mobilisation étaient étroites : Les luttes concernaient le quartier ou une région de la ville, la politique centrale était mise en cause plutôt en filigrane ou en tout cas en paroles. Bien sur, la mise en question du régime en place et de l’imaginaire de la représentation et de la concession pourrait aller assez loin, dans les longues discussions fortuites autour et tout au long de l’assemblée populaire et dans l’empreinte que laissaient les résultats, souvent positifs, des actions populaires directes. Mais la logique de la concession a largement subsisté : Les participants aux mouvements ont gardé l’habitude d’adresser une revendication, une demande ou une opposition aux décisions des autorités en place et d’attendre d’elles une réponse favorable. Bien sur, cela était compréhensible, étant donnée la participation relativement faible par rapport au nombre d’habitants de chaque quartier (pourtant, beaucoup de ceux qui ne participaient pas étaient d’accord avec les revendications de l’assemblée de leur quartier).
Cette attente est le propre de toutes les sociétés pré-modernes ou semi-moderne, pour lesquelles le pouvoir, la gestion de la chose politique est la propriété de quelques-uns...
Je crois que cela relève aussi d’une particularité du néo-Grec : il revendique une autonomie dans sa vie quotidienne et dans la gestion de ses affaires. Et en même temps, il affiche une relative indifférence pour la scène politique centrale. En l’absence de vraie tradition démocratique, les autorités, le gouvernement, l’État, sont considérés surtout comme les pions des puissances étrangères, des oligarques locaux, des personnes qui détiennent et exercent le pouvoir ; en tout cas, ils ne sont censés être au service du peuple que dans une moindre mesure. Ainsi, on ne peut rien faire à ce niveau là, si ce n’est développer des rapports clientélistes et s’assurer des gains, financiers ou autres. Les mobilisations populaires sous forme d’assemblées doivent donc être examinées aussi à la lumière de cette particularité : Elles tendent à remplacer les syndicats et les partis politiques qui, dans la période précédente, servaient de leviers de pression face aux autorités et à l’administration. En même temps, elles ont tendance à tenir celles-ci à distance, à atteindre un niveau d’auto-organisation où certains domaines de la vie quotidienne pourraient être prises en charge par la communauté. De là résulte une situation particulière, dans laquelle la participation active, l’action directe et en fin de compte la démocratie elle-même sont en même temps mises en pratique et privées d’une prétention à l’universalité. Cela contribue largement, je crois, à comprendre pourquoi l’organisation autonome et démocratique n’a pas eu lieu dans les lieux de travail et n’a pas vraiment touché la question économique.
En Grèce la « crise » a en quelque sorte toujours été là. Il n’y a jamais eu ni instance étatique capable de prendre en charge les domaines de la vie sociale ni économie vigoureuse permettant une prospérité et une protection sociale comparables à celles de l’Occident européen d’après guerre. Les assemblées populaires surgissent à un moment où les déficiences structurelles de ces 40 dernières années s’exacerbent et où les voies traditionnelles de lutte ou d’insertion professionnelle proposées par les partis ou les syndicats ont perdu toute crédibilité. C’est alors que surgit l’étonnant Mouvement des Places de l’été 2011, qui renferme leurs contradictions, qui échoue sur le plan de ses revendications immédiates et s’évapore presque aussitôt. En ce moment [février 2013], plusieurs assemblées de quartier continuent à subsister, étant investies à peu près au même degré qu’avant Syntagma. Mais étant donnée l’étendue de la crise actuelle, le peuple semble – hors des journées de manifestations qui dégénèrent en émeutes – plongé dans une inertie apparemment inexplicable.
Comment expliquer, fondamentalement, cette attitude de la population ?
D’abord, je crois que la crise actuelle représente pour le néo-Grec la désagrégation de son adhésion au régime en place depuis 40 ans, à savoir l’Occidentalisation, conçue, bien sur, comme l’adhésion au progrès techno-scientifique et à la société de consommation. Il est désormais évident que non seulement le vrai développement à l’Européenne n’aura pas lieu, mais qu’hélas ! « les Occidentaux nous ont encore une fois dupés ». Cela contribue à renforcer la construction imaginaire d’une nation victime, et à favoriser son renfermement sur elle-même.
Rappelons que l’État néo-grec des deux derniers siècles est une construction institutionnelle assez particulière. En gros, il s’est mis en place contre le gré de la population : Les rapports sociaux s’organisent encore sur le mode de la transaction personnelle, du réseau, du clan, de la famille, du cercle d’amis, etc. Le fameux illégalisme du néo-Grec, martelé par la presse Européenne depuis trois ans, est en réalité le résultat d’une non intégration de la société au régime en place : Un dualisme de fait, dans lequel les codes et es règles informels entrent souvent en conflit avec les lois formelles. La prétendue république des 40 dernières années n’a fourni qu’une meilleure intégration… de ces mêmes codes informels dans la législation et l’exercice de l’autorité. Elle a étendu les rapports clientélistes à l’ensemble de la société et pas seulement aux amis politiques de la clique en place. C’est ainsi que s’est matérialisée la prétendue réconciliation nationale... Cela a créé une situation où l’effondrement de la protection sociale ou même une politique plus « agressive » face à la société, peut être facilement contrebalancée ou affrontée, les réseaux informels servant de remparts, de palliatifs, laissant une importante marge de manœuvre. Le coté négatif de cette situation est qu’elle renforce l’idée qu’on peut se passer de la lutte politique, que la définition des traits fondamentaux du régime en place est secondaire du moment qu’on peut se construire son petit nid douillet et se protéger…
Cette tendance a été renforcée par deux faits : d’un côté, le mouvement des places a échoué d’emblée au niveau politique, il a été impuissant à empêcher les nouvelles mesures d’austérité et à s’imposer comme régime alternatif. De l’autre, il a connu une relative réussite au niveau « social », comme laboratoire de méthodes et de procédés de survie éventuels. Ainsi, le niveau proprement politique, considéré comme hors de portée de l’action directe des gens, est abandonné ; mais celui de l’auto-organisation de la vie quotidienne, l’entraide, la solidarité active, etc. est fortement favorisé, investi, promu.
Le mouvement a aussi présenté une faiblesse majeure, déjà pointée par notre camarade qui a participé à ses assemblées [2] : Il a mis en avant des slogans radicaux et subversifs dans un contexte social qui ne correspondait pas à un tel niveau de lutte. Il n’a été finalement qu’un soubresaut en l’absence d’un vrai mouvement populaire démocratique de fond. Les assemblées de quartiers ne pouvaient en aucun cas constituer un soubassement adéquat pour une mobilisation générale de l’ampleur que prônait Syntagma, faute d’assemblées démocratiques dans les lieux de travail, dans les Universités, ou même dans la plupart des quartiers d’Athènes et des autres grandes villes. Syntagma a donc manqué des microstructures qui auraient transmis son élan jusque dans les soubassements de la société et qui, en retour, l’auraient alimentée en idées, en modèles éventuels d’organisation, etc. Syntagma semble ainsi surgir comme un cri annonçant le mal qui vient et face auquel il faut bien s’organiser et lutter, mais sans qu’il puisse, évidement, faire en un mois et sur une échelle si restreinte (quelques milliers d’Athéniens) le travail de préparation exigé pour une lutte d’une telle ampleur.
Enfin, il faut dire que la Grèce a été la première, parmi les pays développés, à être frappée à ce degré par la crise actuelle et à condenser tous les éléments qui en font paraître sa sortie impossible. Les grecs font donc aujourd’hui le triste bilan de ce qui est consubstantiel à l’inertie historique de la société mondiale : l’absence flagrante d’un projet politique global capable de répondre aux sombres visées des élites en place. En d’autres termes, dans leur projet et dans leur lutte de l’été dernier, malgré ses défauts et ses faiblesses, les grecs se sont trouvés pratiquement seuls face à une puissante oligarchie locale et mondiale… Que dire de cette absence d’un véritable écho à leur projet depuis deux ans (à part, peut-être, quelques aspects du mouvement Occupy Wall Street) ?
En même temps, cette situation n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, les soulèvements arabes, et notamment tunisien : on avait alors vu une population inventive se lever pacifiquement pour chasser un autocrate qu’on disait inamovible, mais retomber ensuite dans une fragmentation de luttes corporatistes et sans horizons qui laissent le champ libre à l’opportunisme, l’autoritarisme et l’extrême droite religieuse [3] . Comment expliquer à la fois l’origine et le surgissement d’une visée politique absolument originale et imprévisible, et ensuite sa dissipation dans les fumées du fatalisme et de la démission ? On dirait quelquefois qu’on revit, mais en accéléré, la trajectoire de beaucoup de mouvements populaires du XXe siècle.
Entre le mouvement grec pour la démocratie directe et les soulèvements arabes, il y a une différence qualitative. Les visées, les défis et les défauts des deux mouvements ont été très divergents. Le premier a surgit dans un régime de démocratie représentative légitime avec certaines libertés respectées ; les seconds dans des régimes illégitimes, arbitraires et autoritaires. Le premier avait à affronter le défi de la reprise de l’institution de la société sur un modèle qui n’existe nulle part ailleurs ; les seconds aspiraient plutôt à l’instauration de régimes à peu près du même genre que ceux en place en Occident actuellement. Enfin, le premier s’est trouvé face à une société plutôt apathique ; les seconds ont profité d’une mobilisation d’une très grande ampleur.
Mais je voudrais mettre l’accent sur un trait commun entre les deux, et la manière dont ils l’envisagent. Les soulèvements arabes aspiraient largement au développement économique à l’Occidentale et à la société de consommation. La majorité des participants au mouvement des places publiques en Grèce, ainsi que la majorité de la société elle-même, aspirent aussi à la restauration de l’abondance d’avant la crise. Mais pour les Grecs, il est maintenant plus que clair que cette époque est révolue. Qu’ils veuillent l’accepter ou pas est une autre affaire. L’essentiel est que la mobilisation populaire de l’année dernière a été profondément marquée par cette exigence. Plus précisément, la médiocrité de son ampleur et les contradictions profondes qui l’ont traversée proviennent aussi de l’amère prise de conscience qu’un retour en arrière est impossible. Les soulèvements arabes semblaient inconscients de cette fin qui approche, ce qui a certainement contribué à l’ampleur de ces mouvements.
Ainsi, si ces deux mouvements ont eu la suite qu’on sait, à part les autres raisons particulières à chacun d’entre eux, c’est aussi parce qu’ils s’inscrivent dans la longue lignée des mouvements qui continuent à défendre ce qui devient de plus en plus intenable : L’abondance matérielle, seule paradis jamais réalisé sur la Terre, comme le dit Guy Fargette. Mais dans la première moitié du XXe siècle, jusqu’aux années 1960, on a vu des mouvements déborder ce cadre et poser ouvertement le projet d’une transformation radicale de la société. Pourtant, ces mouvements ont surgi dans un contexte où le projet d’autonomie disparaissait progressivement des sociétés Occidentales, laissant place à l’abandon, au repli dans la sphère privée, au renforcement des pouvoirs des régimes en place, à la formation progressive des oligarchies actuelles, etc. Le Mouvement des Places publiques en Grèce semble en quelque sorte condenser ce long processus. Il surgit dans une société en train de s’éparpiller, d’éclater en une multitude de factions particularistes, déjà largement plongée dans l’apathie, la mentalité nouveau riche et le consumérisme. Cette société ne peut, ne veut entendre parler de rien d’autre que de la sauvegarde de son niveau de consommation. De l’autre coté, si j’ai bien compris, les peuples arabes se sont retrouvés le lendemain de la chute des dictateurs sans autre projet politique concret et vigoureux qu’un islamisme mâtiné de développement économique à l’Occidentale.
En conséquence, Grecs, Tunisiens et Egyptiens, proches par leur culture méditerranéenne, mais aussi éloignées sous certains aspects, ont partagé le même sort : ils ont été les précurseurs des conséquences imprévisibles d’une sombre combinaison mêlant absence d’un projet politique démocratique et bouleversement profond des conditions de vie dans les décennies à venir. Le cas grec présente des traits qui relèvent à la fois des sociétés arabes et occidentales. Il permet – pour peu qu’on l’examine lucidement –de tirer quelques conclusions potentiellement utiles :
1. L’existence d’une vie sociale dense peut être à double tranchant. Elle peut favoriser le surgissement d’un mouvement populaire démocratique ou la mise en place de moyens pour simplement survivre dans un chaos généralisé et durable sans se soucier de tout ce qui excède son entourage restreint.
2. Les valeurs et les habitudes qui font qu’une société est quelque chose de beaucoup plus qu’un agrégat d’individus (honnêteté, solidarité, entraide, convivialité, bonne foi) doivent être impérativement combinées avec des principes qui concrétisent et promeuvent le projet de constitution d’une société autonome : Égalité de droit de tous les membres de la communauté, stricte égalité des revenus, élaboration explicite par la communauté de ses lois, liberté d’expression, de mise en question et d’interrogation rationnelle à tous les niveaux, obligation de rendre compte de ses actes et de ses paroles, etc. Dans le cas contraire, valeurs et principes populaires ne servent souvent qu’à alléger une réalité sociale suffocante.
3. L’ambiguïté du rapport avec l’Occident peut mener à de vraies impasses. Et ces impasses sont dangereusement aggravées en ce moment, puisque la promesse de l’abondance matérielle ne peut plus être tenue. Ainsi, face à un Occident qui régresse, dans lequel l’abrutissement du consumérisme et du divertissement détruisent des compétences élémentaires développés depuis au moins 5.000 ans et qui persistent encore dans les régions moins ou pas du tout développées, nous n’avons pas à nous accrocher à un projet manifestement intenable et par ailleurs absurde. Pour nous, les choses se posent d’une manière cruellement claire : Puisque de toute façon les reculs et les compromis ne suffiront pas à barguigner une suffisance matérielle même relative, il ne nous reste qu’à reprendre à notre compte l’héritage des luttes d’émancipation, seule chose qui mérite d’être récupérée en Occident, et notre volonté de vivre dans une société libre et digne, seule chose qui mérite qu’on lui consacre nos forces.
On suit effectivement jour après jour la détérioration de la situation grecque, les licenciements, les faillites, les baisses de salaires et des retraites, etc. Pourrais-tu décrire la manière dont les gens font concrètement face à ces situations et comment les interprètent-ils, comment leur donnent-ils sens ? La Grèce vit ce qui est en train de se passer plus progressivement à l’échelle de la planète : le rétrécissement de la perspective d’abondance, sous le tir croisé d’une oligarchie sans adversaire conséquent et d’une raréfaction des ressources naturelles. Comment ce choc est-il perçu ? Le pays peut-il vraiment faire le deuil de ce à quoi aspire la majorité de la planète ? De ce que l’on croit voir, on assiste à un déni de réalité, en même temps qu’un abattement : comment les expliquer ?
Ça c’est une bonne question, car elle nous permet de mesurer le degré d’éclatement d’une société qui subit un tel choc. Il y a d’abord le fond commun à presque toute interprétation, qui voit la Grèce comme une nation victime, impuissante et convoitée. Ce type d’hallucination tient lieu d’explication de la situation actuelle pour une grande partie du peuple (peut-être la majorité). C’est le paravent qui cache les gains de l’oligarchie locale (cliques mafieuses y compris) par sa collaboration avec les « grands patrons » Européens et Américains. C’est la tarte à la crème de la gauche parlementaire face aux répercussions de la crise qui ne cessent de se multiplier. Bien entendu, le paroxysme et le délire sur lesquels débouche une telle approche contribue à éluder la question, à masquer les causes profondes de la crise, à laisser le champ libre aux démagogues et, surtout, à esquiver les responsabilités du peuple lui-même.
Ce dernier point est peut être opportun pour développer la question. Il existe, en gros, deux versions de la posture victimaire :
1 - La Grèce est un pays sous-développé, impuissant face aux manipulations des puissances étrangères. Ce qui permet de déplorer l’histoire des deux siècles passés.
2 - Les Grecs sont conservateurs, traditionnels, arriérés. Ils déplorent leur propre nature, leur incapacité à se moderniser, à se civiliser, à s’adapter aux pays du « premier monde », en gros, leur impossibilité de devenir comme les Autres.
Dans les deux cas, l’auto-dénigrement est de mise, combiné à un narcissisme assez étrange (lequel est renforcé par la conjoncture exceptionnelle des trois dernières années qui a mis en scène les Grecs comme potentiellement responsables d’un dérapage du capitalisme mondial !). Dans ce contexte fleurissent toutes les tendances démagogiques : Les staliniens, la gauche social-démocrate de Syriza et les pseudo nazis de l’Aube Dorée partagent la première version, les tendances des pseudo libéraux technocrates qui sévissent dans les marges de la droite conservatrice avancent la seconde. Seule particularité dans ce paysage politique, la droite conservatrice actuellement au pouvoir, qui développe un nouveau discours politique dans lequel elle mélange les deux versions avec la promesse trahie du développement économique, dans un vain effort de reconstruire un mouvement national de droite autoritaire.
Et du côté du peuple, des gens ordinaires, comment se traduisent ces tendances ?
A ce niveau-là, la question devient plus complexe. La tendance est à l’abandon de la sphère publique et au retour à des structures d’organisation sociale pré moderne, lesquelles – nous l’avons vu – n’ont d’ailleurs jamais disparues. Ces modalités vont de pair avec des traits anthropologiques particuliers : primauté de la négociation sur l’application formelle des lois, primauté de l’improvisation sur l’application des procédures, transactions sociales basés sur le contact personnel plutôt que sur des rôles sociaux impersonnels (fonctionnaires, policiers…), vie sociale intense et primauté de l’oral aux dépens de l’écrit, etc.
Ce qui rend la situation plus compliquée, c’est l’intrusion depuis trente ans des mentalités liées à la société de consommation : mentalité nouveau-riche, mépris pour les lois formelles et les codes sociaux informels, comportements relevant de la racaille ou du hooliganisme, etc. Cela va de pair avec un déni total de l’inévitable fin du rêve consumériste. Devant cette réalité, les gens ordinaires développent une attitude profondément contradictoire : au plan économique, ils tendent à étendre les réseaux informels et des pratiques économiques aux marges de la logique capitaliste afin de survivre. Mais en même temps, ils veulent le maintient du pays au sein de la zone euro et de l’UE et les investissements étrangers, censés relancer la croissance. Au plan politique, ils tendent à se méfier du système politique dans son ensemble, à traiter les politiciens de corrompus, tout en votant pour Syriza, la droite conservatrice ou l’Aube Dorée. En schématisant, on pourrait dire que cette situation reflète l’effritement d’une société dans laquelle un projet politique global et cohérent fait défaut. Pourtant, cet éclatement en réseaux, en particularismes régionaux, en lobbies, en cliques, familles et bandes mafieuses peut, dans le cas grec, déboucher sur une situation relativement contrôlable et sans débordements excessifs.
Cependant, l’emprise de la société de consommation et la frustration causée par son impossibilité risquent aussi de conduire à des éclatements imprévisibles. La fuite de la jeunesse à l’étranger (sept cent mille jeunes Grecs sont déjà partis), à la recherche de ce qui n’est plus réalisable dans le pays, semble indiquer que les modalités de survie quotidienne ne suffisent pas à contrebalancer cette frustration. Il est manifeste d’ailleurs que le vote pour Syriza (devenu le nouveau PS grec) représente cette anticipation. En somme, le taux de participation aux dernières élections correspond à cette partie – majoritaire – de la population qui croit pouvoir espérer la restauration de l’abondance d’avant la crise par le personnel politique.
Que se passera-t-il lorsque la population s’apercevra que le retour en arrière est impossible ?
J’avancerais les hypothèses suivantes :
1. Si les réactions populaires prennent la forme d’explosions de colère violentes et répétitives et, dans la mesure où elles risqueront d’entraîner un chaos généralisé et dérégulateur, elles seront réprimées d’abord par les instances formelles de l’État. Cette situation ne conduira pas à une sorte de conflit civil mais à un désordre durable et inévitablement sanglant.
2. Dans le cas d’un mouvement populaire cohérent et potentiellement subversif, demandant, par exemple, ce que voulait la majorité du mouvement de Syntagma, une véritable république à l’Occidentale, il trouvera face à lui, d’abord et surtout, tout le faisceau des réseaux mafieux dans lesquels trempent les oligarques grecs, la police et dans une moindre mesure l’armée, les milieux d’extrême droite proches de l’Aube Dorée, la hiérarchie ecclésiastique, des gens des couches moyennes impliqués de diverses façons dans ces réseaux et, enfin, leurs nervis. Ce point est important dans la mesure où il reflète la mutation du capitalisme à l’échelle mondiale. Le retour à un état de choses où l’unité du corps social et la participation de tous dans le développement et la croissance économiques étaient le projet politique des classes dominantes est impossible. Dans la mesure où le pillage, le racket et la mise à sac de la population sont les seules façons de faire du profit, l’autoritarisme arbitraire, la force brute et la dérégulation de la vie sociale constitueront la règle de la politique sociale des oligarchies au pouvoir.
3. La possibilité d’un mouvement démocratique et autonome est peu probable, et si jamais il apparaît, il trouvera devant lui, en plus des autres partisans du maintient de l’ordre actuel, cette frange de la population qui désire la restauration de la société de consommation.
4. Si l’éclatement social et le dépérissement graduel de l’Etat conduisent à un grand renforcement des particularismes et des regroupements sociaux de toute sorte, cela signifiera le surgissement d’une situation originale avec des traits et des modalités imprévisibles.
Le deuil de l’abondance matérielle n’est évidemment pas une mince affaire, surtout lorsque le taux de frustration a été depuis longtemps supérieur au taux de croissance... Ces prévisions sont certainement sombres mais elles s’imposent, je crois, devant une situation où un peuple qui, partant d’une construction de sa propre identité assez problématique, et après une trajectoire pleine de ruptures, de réalisations partielles et d’échecs, adopte tardivement le modèle social Occidental, et avant de parvenir à s’y intégrer suffisamment, est atteint par un nouveau bouleversement. Dans un cadre de crise mondiale, et de déstabilisation des sociétés occidentales, le cas grec, plus problématique, est aussi plus prompt à l’implosion. De l’autre coté, comme je l’ai déjà dit, la familiarité des grecs avec les modalités des réseaux informels et la persistance chez eux des traits anthropologiques traditionnels, permettront peut être d’éviter le pire. Par contre, je me demande quelles seraient les conséquences de cela dans les sociétés occidentales, où de telles prédispositions anthropologiques manquent [4] et où de tels effritements commencent à apparaître.
Tu crois donc que ces réseaux d’entraide correspondent à la réapparition de structures claniques traditionnelles et non pas à l’invention de solidarités nouvelles fondées sur des principes plus universels ?
Le fait que la Grèce balance entre les deux cultures, occidentale et méditerranéo-balkanique, fait que des comportements et des phénomènes sociaux prennent des significations contradictoires. Comme je l’ai suggéré tout à l’heure, l’entraide et la solidarité sans des principes universels et sans leur insertion dans un projet global de société autonome peuvent servir de palliatifs à l’injustice et à l’exploitation. Mais il y a aussi la possibilité d’appliquer en pratique des principes démocratiques et de les restreindre en même temps au microcosme d’un regroupement, quel qu’il soit (assemblée de quartier, assemblée de gestion d’un parc autogéré, etc.).
De manière générale, je dirai qu’il y a deux obstacles à la construction d’une nouvelle éthique démocratique en Grèce. D’un coté, il y a la parcellisation des luttes, l’éclatement de la frange de la société revendiquant le changement social en plusieurs regroupements, initiatives, etc., qui relève, entre autres, d’une mentalité particulariste profondément enracinée en Grèce. De l’autre, il y a le fait que ces microstructures surgissent le plus souvent hors des endroits où les gens passent le plus clair de leur temps. Les assemblées de quartier se tiennent hors des lieux de travail ou de l’université. Les comités de lutte concernent des causes importantes mais qui ne touchent pas directement à l’organisation globale de la société. Ces initiatives demeurent extérieures à la vie quotidienne du peuple. De temps en temps surgissent des tentatives d’auto-organisation dans le lieu de travail. La plus significative a été celle des ouvriers de la métallurgie (http://www.viome.org/) qui ont récemment constitué une coopérative et remis leur usine en fonctionnement. Mais de telles tentatives demeurent marginales, soutenues plutôt par des organisations politiques et des gens actifs politiquement. Leur exemple n’est quasiment jamais suivi d’autres initiatives.
Pourtant, à mesure que l’organisation actuelle de la société s’effondre (montée du chômage, extension de la pauvreté, abandon par l’État des services sociaux, abandon de l’Université par la jeunesse) les microstructures existantes pourraient regagner l’espace social et économique libéré. Cela serait possible, bien qu’une telle évolution doive affronter à la fois l’indifférence de la majorité de la société vis-à-vis d’elle-même, sa tendance à s’organiser en clans de type plutôt traditionnel, et l’absence d’un projet démocratique élaboré et adapté à la réalité complexe de la Grèce actuelle, et, inévitablement, les forces de l’ennemi…
Une autre dimension de la question mérite d’être relevée. Elle concerne l’image de soi et la disposition psychologique du peuple. L’éthique démocratique est évidemment incompatible avec l’auto-culpabilisation et l’absence de vraie fierté populaire liée à une affirmation et une haute valorisation d’une identité collective. L’auto-culpabilisation est le symptôme d’un phénomène plus général de désintégration des sociétés contemporaines, mais aussi de la posture victimaire du grec, de son fatalisme et de la dépression face à la disparition de l’abondance matérielle. Et bien qu’elle ne domine pas totalement l’état d’esprit de tout le peuple, elle risque d’empêcher l’apparition d’un mouvement démocratique à un moment où, comme on l’a déjà dit, il existe des éléments qui le rendraient plausible.
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