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Portée anthropologique du néo-libéralisme
Le néo-libéralisme a été l’expression d’une mutation inédite des rapports sociaux et historiques, les anciennes bourgeoisies ayant abjuré leur rapport d’implication réciproque et conflictuelle avec les couches sociales inférieures. Les oligarchies “occidentales” souhaitent ardemment voir se réaliser une telle mutation, car elles y voient le principal moyen d’augmenter leur richesse et leur puissance. Ayant silencieusement abandonné toute idée de réciprocité sociale, elles ne se servent plus des valeurs occidentales que pour les combattre de l’intérieur et provoquer leur désintégration. Il n’y a pas besoin de complot pour qu’une telle politique soit suivie. Les nécessités de conservation du pouvoir social tracent l’itinéraire à suivre, au fur et à mesure.
La “gauche fondamentale”, habitée par un tropisme constant, toujours voler au secours de la victoire apparente assimilée au “sens de l’histoire” (mouvement ouvrier quand il semblait conquérant, État soviétique quand il donnait l’impression de pouvoir vassaliser l’Europe, etc.), s’est aujourd’hui beaucoup rapprochée des aspirations de l’oligarchie et tout se passe comme si elle lui simplifiait d’instinct le travail, mais sans l’admettre clairement, à l’inverse des forces de la “droite classique”, qui n’éprouvent aucun complexe sur le sujet (comme le montre sa défense de la désertion fiscale). Les couches dominantes, dé-classées, aspirent en tout cas passionnément à se transformer en pouvoirs parasitaires, dont les revenus augmenteraient automatiquement. Pour cela, elles s’efforcent d’assurer leur ancrage dans des processus économiques transnationaux, tandis qu’elles n’entretiennent plus que des rapports clientélistes instables et révocables à l’intérieur des anciennes nations [1].
Leur ambition est de se définir à partir d’un réseau de relations économiques de dimension planétaire, supra-national. Cette perspective de société oligarchique mondiale, avec des stratifications sociales semblables de pays en pays, reposant sur des inégalités aussi poignantes que dans les sociétés d’Ancien Régime ou dans le “Tiers-monde”, entrera sans doute en contradiction avec les logiques propre à certaines sociétés comme la Russie (qui se replie sur une réincarnation impériale), la Chine ou l’Inde (qui retrouvent également leur tropisme impérial fondamental), où malgré les tentations, les classes dirigeantes bureaucratiques ne semblent pas encore dissociées en conglomérats d’oligarchies prédatrices [2].
L’impossibilité rationnelle du passage à un conflit général gagnable fait de l’issue oligarchique dans un contexte d’attrition contagieuse de la production, la résultante la plus probable. La période historique qui s’ouvre ne peut suivre un déroulement rationnel, et va être surtout dominée par l’épuisement de logiques acquises. Les événements décisifs surviendront sans doute par défaut, ce qui rend les anticipations à peu près impossibles.
Les logiques qui ont prévalu à la fin du XXème siècle
La “crise” actuelle prolonge les dérèglements apparus depuis les années 1970, qui n’ont jamais été surmontés. En ce sens, il ne s’agit pas d’une “crise”, qui suppose un moment aigu et bref de dysfonctionnement, avant de faire place à une réorganisation régulée (comme une guérison). Depuis 1973 au moins, l’ensemble des économies industrielles se trouvent engagées dans une transition qui ne débouche pas sur de nouvelles règles durables.
Les sociétés occidentales rencontrent un problème qui ne vient pas d’une sous-consommation des couches pauvres, comme tant de marxistes sont programmés pour le croire, mais de l’enveloppe globale de la consommation dans ces sociétés, de moins en moins tenable. Les finances de la Grèce, de l’Italie ou de la Belgique, par exemple, ou encore des États-Unis, n’ont pas été torpillées par des pratiques irresponsables de banques avides, mais par une dérive de fond. L’Islande ou l’Irlande, petits pays, ne sont pas la règle mais l’exception qui met en lumière le caractère prédateur des logiques financières. Ailleurs, celles-ci ont surtout aggravé les tendances pernicieuses, elles ne les ont pas créées.
Pour que le fonctionnement des sociétés de consommation s’amende, il faudrait que dépérissent les logiques sociales dont vivent les composantes oligarchiques et qu’elles encouragent soigneusement. Ce fonctionnement est prodigieusement artificiel à terme, mais il ne l’est pas dans sa dynamique interne, en ce sens qu’il constitue une réponse à une demande sociale ubiquitaire : les couches dominantes se maintiennent sur la crête de la fascination sociale, qui est leur principale préoccupation. A leurs yeux, tout est négociable tant que prospère et s’accroît l’inégalité sociale en leur faveur. L’hypocrite thématique de l’ascenseur social pour tous est la version “de gauche” de cette avidité généralisée. L’inégalité était tolérée, malgré quelques protestations platoniques, du moment qu’elle s’accompagnait d’une amélioration matérielle du sort d’une grande partie des autres couches sociales. Une telle connivence ne peut plus durer. Les couches oligarchiques ont simplement décidé que la “prospérité” continuerait pour elles seules. L’autonomie de la sphère financière est le symbole éclatant de l’isolationnisme du sommet oligarchique de la société.
Un tel régime est extraordinairement difficile à renverser. A la manière des mafias, qui en sont l’écho en abîme, son caractère multipolaire, non monolithique, permet à ses surgeons de repousser toujours, quels que soient les échecs des milieux qui prévalent à un moment donné. Les républiques oligarchiques du passé ont le plus souvent régressé en régimes impériaux si leur puissance le leur permettait (cf Rome, et cela signifiait pour cette République une sortie de l’univers occidental et une immersion dans la logique du despotisme oriental, sur le modèle des États hellénistiques), ou ont disparu à la suite de défaites militaires (Thèbes, Sparte, Venise). Elles ne se sont presque jamais transformées en démocraties. Mais tant que la forme républicaine se maintient effectivement, c’est-à-dire que les institutions correspondent à un multipolarisation irréductible de la société, un régime oligarchique demeure ancré dans l’univers occidental. Tel est le paradoxe de ces oligarchies qui ne croient plus aux valeurs occidentales et les minent activement, tout en étant encore parlées par ces valeurs, à leur corps défendant. La conséquence des paradoxes contemporains, c’est que ces oligarchies occupent d’ores et déjà une position que les marxistes du XIXème siècle qualifiaient de “compradore” pour décrire la manière dont des sociétés dominées voyaient se cristalliser des couches locales relayant l’aspiration des richesses vers l’extérieur. Les sociétés occidentales n’ont pas besoin d’être dominées pour aller vers une telle vassalisation. L’échappée “hors sol” des différents segments oligarchiques, afin de ne plus dépendre immédiatement d’une société locale, crée une société transnationale étrange qui ne vise à aucune unité et qui ne constitue pas en soi un “empire”. Pour le moment, les sociétés occidentales glissent sans doute vers une logique d’économie de guerre sans guerre, ce qui ajoute un paradoxe de plus à la situation présente. Mais la répartition de la pénurie ne peut durablement fonctionner selon une logique de “marché” redéfinissant à tâtons, de proche en proche, les statuts et les frustrations. Il viendra un moment où, dans les sociétés de puissance, il faudra organiser cette pénurie et définir des règles lisibles. Cette nécessité constituera le socle d’un bouleversement institutionnel.
Signes précurseurs de ce que seraient de nouveaux mouvement sociaux
La nature des contradictions historiques en cours dénote donc une instabilité des règles établies qui peut provoquer des ajustements brusques, sur dix ou vingt ans, qui ressembleront à d’im- menses glissements de terrain historiques plutôt qu’à des révolutions (l’évaporation de l’Union soviétique en fut une illustration). Une révolution supposerait en effet une irruption des masses sur le terrain où se décident non seulement leurs intérêts mais aussi où se définit la matrice symbolique par laquelle les groupes humains donnent sens à leur vie, avec un projet d’élaboration expli- cite des objectifs communs. Le sabordage acharné des références occidentales, qui demeurent pourtant le seul substrat véritable de l’adhésion diffuse aux libertés individuelles et collectives, est vital pour les diverses oligarchies. Ce sabotage sert d’antidote à toute renaissance des tendances démocratiques, les plus caractéristiques de la civilisation occidentale.
Si les réactions sociales peuvent assumer une brutalité soudaine, elles auront lieu selon des lignes de fracture nécessairement inattendues et fort peu cohérentes, tant les appareils de pouvoir ont acquis d’expérience au fil des siècles pour briser ou saboter les résistances collectives prévisibles.
La faillite passée du mouvement ouvrier pèse énormément, mais il existe surtout des mécanismes d’atomisation des populations au jour le jour, et de destruction moléculaire de toute capacité culturelle autonome. L’industrie du divertissement, dans toutes ses dimensions, publicitaire, sportive, culturelle, etc., joue un rôle cardinal. Dans la société de consommation, elle remplit à sa manière la fonction d’un opium religieux. Toute dissidence, même à bas bruit, contre cette industrie du divertissement serait le signe que les perspectives d’une réaction sociale autonome se cherchent avec sérieux. Elle aurait la même puissance symbolique détonante que les actes iconoclastes des premiers protestants au XVIème siècle [3], même si le surgissement de tels signes n’implique pas automatiquement une critique porteuse de solution [4].
Plus que jamais, la situation confirme l’aphorisme de Lu Hsun, “le désespoir ressemble à l’espoir en ceci qu’il est une illusion”.
Paris, le 29 décembre 2012
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