Les conditions de validité du keynésianisme (2/3)

dimanche 31 mars 2013
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette « Le Crépuscule du XXe siècle » n°25, décembre 2012.

Voir la partie précédente

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Effet de l’ouverture asymétrique à la Chine

La manière dont s’est faite l’ouverture à la Chine dans les années 1990, en acceptant une asymétrie ahurissante des relations, s’est avérée quasiment suicidaire pour les économies occidentales. A partir de ces années, la Chine s’est trouvée dans la position très commode d’offrir une main-d’oeuvre très peu chère en échange de transferts massifs de technologie et de capitaux. Cette Chine a bénéficié d’une situation de monopsone (un seul client pour une multitude de vendeurs, soit le symétrique d’un monopole), et a pu dicter ses conditions aux puissances économiques occidentales en compétition pour ces “marchés” soumis aux manipulations de l’État chinois. L’acceptation dans un monde “néo-libéral” d’une Chine utilisant son instrument de compte (le yuan n’est pas une vraie monnaie) comme un levier favorisant le dumping des exportations est tout à fait curieuse, mais conforme à ce paradoxe énoncé par Paul Bairoch dans Mythes et Paradoxes de l’Histoire économique : les pays qui réussissent dans l’économie mondiale sont ceux qui ne jouent pas le jeu (pp. 230-234). Les sociétés occidentales ont vu une part considérable de leur activité industrielle s’échapper de leurs territoires. L’attitude de ces oligarchies dans cette affaire relève de l’ordre de la corruption la plus banale. Il ne faut jamais oublier que l’avidité illimitée est le vivier par excellence de toutes les formes d’oligarchie. Les mécanismes capitalistes identifiés au XIXème siècle ont toujours été parasités par de telles tendances, mais les références à l’État-nation et les rivalités mimétiques intra-européennes, limitaient organiquement ce fléau générateur d’impuissance et d’enlisement.

Ces oligarchies sont habitées par la certitude illusoire que jamais des sociétés non-occidentales ne réussiront à maîtriser la complexité d’un développement industriel qualitatif. L’Occident historique est censé conserver une avance technologique qui le maintiendrait dans une position irremplaçable. Comme le montrent ses progrès très rapides dans les domaines techniques les plus variés (aéronautique, nucléaire, informatique, construction de ponts, automobile, etc.), la Chine est en phase de rattrapage de l’Occident, après le Japon, la Corée et quelques États d’extrême- Orient de moindre importance.

Mais le plus significatif est sans doute que la pénurie tendancielle d’énergie et de minéraux, qui commence à hanter la planète, va contribuer puissamment à une stagnation technique, car les innovations techniques ont toujours nécessité le relais d’une consommation accrue d’énergie et de matières premières. Les perspectives de nouvelle révolution technicienne à partir d’une fusion de l’informatique, des nanotechnologies et de la biotechnologie, qui

romprait avec cet appétit, demeurent au stade d’utopie et négligent les redoutables effets en retour de pollutions nouvelles, encore moins maîtrisables que celles de l’industrie “classique”. Si aucune mesure keynésienne n’est en mesure de produire une expansion productive analogue à celle des années 1950 et 1960 pour les pays industrialisés, la Chine peut espérer un rattrapage relatif pour une période de temps limité, avant de voir, comme le Japon, son élan s’enliser. La Chine ayant dix fois plus d’habitants que le Japon, ce poids démographique, et ses dimensions continentales font qu’un tel rattrapage, même sans dépassement qualitatif, peut suffire à faire basculer le rapport de force économique avec l’Occident.

Corrélation entre pic d’extraction du pétrole et fièvre financière

Le pic de pétrole conventionnel a été atteint dans les années 2005- 2006, et l’effondrement du château de cartes financier a suivi presque aussitôt. Cela suggère que la “crise” actuelle peut devenir pire que 1929, parce que la solution trouvée en cette époque éloignée n’est plus disponible. En ce sens, c’est bien plus qu’une crise. Mais comme l’épée de Damoclès d’un traité de Versailles est aujourd’hui absente, les comparaisons terme à terme avec les conséquences de 1929 sont peu pertinentes. Il faut plutôt se référer à la situation issue de la première mondialisation, qui précède 1914. Et comme les moyens de destruction en cas de conflit clausewitzien (c’est-à-dire tendant aux limites techniques de la violence accessible) rendent improbable l’hypothèse d’une guerre gagnable, il faut imaginer une situation où un conflit ouvert et massif sera retardé le plus longtemps possible par la plupart des acteurs [1].

La grande différence avec les années 1930-1950 vient donc désormais de ce que le caractère virtuel des investissements tend à devenir “spéculatif” pour le présent, mais aussi pour l’avenir [2], ce qui le rend intégralement spéculatif, au sens le plus banal du terme. Cela expliquerait que les leviers ne “répondent plus”. Les keynésiens parlent de “trappe à liquidité”. Le plafonnement tendanciel de l’extraction du pétrole conventionnel (et d’ici quelque dix à trente ans, des autres énergies carbonées) obère de façon décisive les perspectives de la nécessaire démultiplication de la production à venir, sur laquelle l’action de l’État devrait pouvoir compter en dernier ressort, afin de rendre tenable un mécanisme d’investissement fondé sur la dette. Cela tient en une formule : comment les investissements d’État pourraient-ils être relayés par un immense accroissement de production future additionnelle ?

La période de la prévalence pétrolière, peu à peu mise en oeuvre au cours des années 1930-1950, touche à sa fin, même si certains efforts de retardement sont inévitables. L’astuce humaine, toujours si imprévisible, fera gagner quelques années, comme le montre l’extraction récente de gaz de schiste ou de pétrole “non conventionnel”, au prix d’une aggravation tragique des pollutions. D’ici 2015 au plus tard, on devrait avoir dépassé le stade du pic en forme de plateau dans l’extraction du pétrole conventionnel, ce qui signifiera une décrue rapide de cet approvisionnement, le plus important et le plus commode.

La solution du keynésianisme a été provisoire

Les trois raisons qui rendent de moins en moins praticables des mesures keynésiennes sont donc les suivantes :

1. La première est que le keynésianisme a déjà une longue histoire derrière lui et qu’il a inscrit ses effets dans la structure des sociétés industrielles depuis deux tiers de siècle au moins. Il a dû faire face à un effet d’usure interne par entropie, conformément à un mécanisme très général des processus de redistribution, qui avec le temps se cristallisent dans des circuits qui peuvent avoir cessé d’être pertinents, notamment parce qu’ils sont considérés comme des “avantages irréversibles”. Rien ne doit dès lors changer, et de “lobby” en “corporation”, le paysage social se trouve gelé, tandis que de “grands travaux” supplémentaires n’apportent guère plus que ceux déjà réalisés.

2. La deuxième “mondialisation”, fuite en avant propre aux mécanismes capitalistes, dont le seul précédent est inquiétant puisqu’il a précédé et préparé la Première guerre mondiale, a eu pour effet sinon de vider les États anciennement industrialisés de leur substance productive, du moins d’entamer celle-ci de manière impressionnante, ce qui réduit d’autant leurs capacités d’intervention sur leur économie ouverte, les processus économiques assumant une portée telle qu’ils échappent au rayon d’action des États, d’une confédération comme l’Union européenne, voire de tout État intégré de taille continentale. Comment les pays les plus anciennement industrialisés pourront-ils éviter une tiers-mondisation, l’homogénéisation se faisant par niveaux sociaux à travers la planète et non selon des règles propres à chaque société ?

3. Le facteur de plus en plus décisif tient au manque tendanciel de ressources énergétiques commodes, c’est-à-dire à l’absence de substitut à la hauteur du développement exponentiel qui était devenu la règle), ce qui implique une stagnation puis une diminution des productions des pays industrialisés. Même si ces zones, les plus gourmandes en énergie par tête d’habitant, s’efforcent de grappiller des économies d’énergie, le résultat ne peut suppléer cette attrition prévisible : au vu des trente dernières années, les progrès dans l’utilisation de l’énergie ne dépassent guère 1% par an. L’Europe, qui a épuisé la plupart de ses gisements de minerais et de sources carbonées, va devenir une des zones les plus mal loties au monde (avec le Japon). Si un miracle énergétique ne survient pas très rapidement, cette baisse de ressource entraînera une attrition inexorable de la production. Il faut concevoir qu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent qu’un seul “miracle” énergétique, l’extraction d’énergie carbonée, sous des formes variées. Cette extraction exerce un effet de levier de plus en plus évident sur le climat de la planète. Mais ce dernier aspect ne prendra une importance majeure que d’ici vingt à trente ans, bien que “le coup soit parti” et que la “bataille du climat” semble d’ores et déjà perdue pour l’avenir. En l’absence d’un divine surprise dans l’extraction de l’énergie, une pénurie “à perpétuité” tendra à s’installer, d’autant que les derniers rapports de l’ONU sur la démographie sont venus démentir les affirmations rassurantes d’une stabilisation prévisible de la population mondiale d’ici 2050.

Comme les pays industrialisés dopés par l’économie de surendettement depuis plus de trente ans, se sont mis à consommer plus qu’ils ne produisent, l’attrition de ressources aura des effets d’autant plus sévères sur eux : il va falloir qu’ils retrouvent un seuil correspondant à un équilibre entre consommation et production (cela peut induire à court terme une diminution du PIB de 20 %, voire beaucoup plus pour certains comme la Grèce), et l’effort sera concentré sur les couches sociales les moins protégées, c’est- à-dire les moins capables d’instrumentaliser les leviers de l’État à leur profit. Nous ne voyons pour le moment que les premiers effets, encore relativement limités, de la stagnation de l’extraction énergétique. Lorsque surviendra la diminution absolue des quantités extraites, la situation subira une nouvelle contrainte qualitative [3] : la pénurie deviendra mordante lorsque le pic d’extraction pétrolier en forme de plateau fera place à une décrue au niveau planétaire.

Quant au remboursement effectif des dettes accumulées, il semble tout simplement impossible. Un défaut partiel ou général sur celles-ci provoquerait un effondrement du commerce international et l’apparition de zones plus ou moins autarciques, éventuellement de dimension continentale, avec des échanges réduits à une espèce de troc massif (pétrole contre nourriture par exemple).

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La troisième partie est disponible ici


[1La lecture de l’ouvrage de David Cosandey, Le secret de l’Occident (1997), est indispensable pour prendre la mesure de cet enjeu. Force est de constater aujourd’hui, après les quinze dernières années de péripéties géopolitiques, que le seul acteur politique qui n’entre pas dans le nouveau cadre, et qui constitue donc une exception marquée, est l’islam politique, qui recherche passionnément les situations de chaos historique pour recréer les conditions matérielles arriérées d’un retour à la religion. Il constitue la seule force analogue à celle des mouvements totalitaires des années 1930.

A ce jour, il n’a pas trouvé les moyens de ses objectifs, sauf dans les périphéries les plus désintégrées du monde musulman, et encore. Mais dans la mesure où les révoltes arabes depuis 2011 prennent de plus en plus l’allure d’une implosion de ces sociétés, le jugement doit être réservé. Le djihadisme et l’islam politique ne peuvent trouver de rôle historique qu’en incarnant et en favorisant sans cesse cette implosion, et en l’étendant.

[2La monnaie est un “objet” très mal identifié par les théories économiques, qui tendent à en faire un simple paramètre économique. Les marxistes en voulant la réduire à un statut de marchandise tombent dans le même biais, comme l’avait remarqué Karl Polanyi, dans La grande Transformation. L’argent est en fait une institution anthropologique qui repose sur un rapport de confiance très particulier : non seulement entre détenteurs de bien et d’équivalent général, mais plus encore entre présent et futur. L’argent émis n’a aucune vertu en soi si la promesse de pouvoir l’échanger dans un avenir plus ou moins lointain contre des biens ou des services n’est pas crédible. Comme la déplétion énergétique rend très improbable le maintien de la production au niveau qu’elle a atteint, aucune émission de signe monétaire ne peut suppléer cette défaillance. Ainsi que le faisaient remarquer certains observateurs indiens d’Amérique du nord, avant le XXème siècle : l’argent, cela ne se mange pas.

[3Il est à noter que cette surconsommation a été en par- tie aggravée par la facture financière considérable des matières énergétiques importées. Si cette extraction avait eu lieu dans les pays industrialisés, comme c’était souvent le cas au XIXème siècle, la question du recyclage de la rente pétrolière et gazière ne se serait sans doute pas posée. De fait, l’accident géologique qui provoque le détournement massif de capitaux immenses, principalement vers la zone improductive du monde musulman, pose un problème qui n’a pas été résolu : depuis 40 ans, les “pétro-dollars” n’ont pas été correctement recyclés, du simple point de vue des circuits économiques. Cette défaillance a sa part dans la dégradation de la situation économique mondiale.


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