UN HIVER ÉLECTORAL DE PLUS
Dans une époque décomposée, celui qui n’accompagne pas la décomposition est suspect. Son abstention représente une contestation intolérable de l’ordre secret des préséances. La liberté d’analyse étant exclue de tous les moyens de communication importants, l’insolence de jugement devient le blasphème par excellence.
Le fait de qualifier de bluff un leurre officiel passe pour une grave démonstration d’esprit « négatif ». Et se souvenir que la démocratie serait d’abord un régime où les mots engagent les actes est considéré comme relevant de positions politiques aussi mystérieuses qu’inquiétantes. Plus généralement, le simple fait de se préoccuper de la réalité de la démocratie est perçu comme la marque d’une intransigeance démesurée. Toute prise de position doit impérativement s’inscrire dans l’une des rhétoriques complices diffusées par les diverses fractions de l’oligarchie régnante, sous peine de déchaîner l’anathème médiatique.
Mais comme la technique du mensonge public décline au même pas que les capacités d’imagination collective, la simple inversion des slogans officiels ou des formules littérales des journalistes suffit à produire de lumineux aperçus sur l’état du monde. La scandaleuse expression de « printemps électoral », employée par les média en mai 1997, à partir du moment où la débâcle de la droite française s’est dessinée, se prête particulièrement bien à cet exercice de retournement. Le discrédit de la clique serrée autour de Juppé et de Chirac, doublé d’une cécité politique exceptionnelle, indiquait que la crise de régime se rapprochait à vive allure. D’autant que les grèves de décembre 1995 avaient montré que ni le Front national ni les partis de gauche n’avaient quoi que ce soit à proposer en cas de crise sociale ouverte.
En cherchant une issue indolore, la société française vient de connaître un de ces hivers électoraux, comme elle ne cesse d’en produire depuis une trentaine d’années, à chaque fois qu’elle se trouve confrontée à la nécessité d’une réaction vivante.
En mai 1997, il a fallu donner sa voix ou prendre la parole, et comme d’habitude, le choix a été rapide. La population votante, de plus en plus réduite (voir encadré page 10), s’est encore une fois déchargée collectivement des décisions à prendre sur la fraction de l’oligarchie qui simulait une perspective de sortie en douceur du cours politique officiel. Chacun a été invité à livrer ses dernières volontés, qui ne seront de toute façon pas suivies d’effet, et à se taire ensuite. Les technocrates, dont le nombre dans les ministères s’est très logiquement accru avec le nouveau gouvernement, ont reçu toute latitude. Le Parti qui persiste à se nommer « socialiste » incarne à la perfection la logique arriviste des militants professionnels qui ne savent plus faire qu’une chose : se pousser sur le devant de la scène, pour faire croire qu’ils peuvent mener le jeu, et recueillir des délégations de pouvoir inconsidérées dont ils abuseront avec méthode. Leurs auxiliaires verts n’en sont, depuis leur début, que la bouffonne caricature.
Cette étrange passivité des contemporains, leur principale création historique si l’on ose dire, a été achetée depuis des décennies par quelques promesses de consommation de plus en plus frelatées. Seule l’arrogance des puissants du jour parvient à leur arracher un vague cri d’indignation, tous les dix ans environ. L’électeur « responsable » veut désespérément croire qu’il est possible de vivre bien dans une société « moderne » sans s’occuper de la manière dont elle fonctionne. C’est pourquoi il apparaît de plus en plus comme un dangereux innocent promis à tous les outrages. Cette attitude nourrit l’arrogance des oligarques, qui tirent argument de cette démission élective pour délégitimer la moindre action qui leur serait défavorable. Examiner la situation, analyser les méthodes proposées, contrôler les procédures, ce serait trop fatigant pour ceux qui ne se souviennent que le temps d’une campagne électorale qu’ils pourraient être des « citoyens ». Ils exigent des résultats... qui ne viendront pas, mais au fond d’eux-mêmes, ils connaissent déjà la fin de l’histoire et n’en seront ni déçus ni surpris. Ils s’aligneront, comme ils l’ont toujours fait, et se consoleront en se disant qu’avec d’autres la situation aurait été pire...
Le gouvernement improvisé de la gauche s’est immédiatement, consciencieusement, employé à poursuivre l’objectif fondamental de la dissolution : la mise en oeuvre d’une nouvelle austérité. L’expression « austérité de gauche » a fait admettre avec une facilité remarquable cette continuité de fait. L’indignation n’est même pas possible : ces gens-là se sont toujours comportés de cette façon dès qu’ils ont eu des « postes de responsabilité ». Des promesses virtuelles, il est tout à fait logique qu’il ne reste que des fantômes d’intentions sous-entendues. Le maintien de la même politique fondamentale, malgré tous les discours de diversion, repose sur la nouvelle régulation qui touche les économies occidentales depuis le début des années 1970 et se résume en une phrase : la prospérité des riches repose à nouveau et pour longtemps sur l’austérité des pauvres.
Pour les « citoyens » télévisés, la politique n’est qu’un moment fugitif où l’on se décharge des problèmes sur quelqu’un d’autre, sans même vraiment croire que cela peut réussir. L’esprit général d’abdication peut donc ne jamais finir. La « démocratie réellement existante » est le dernier mensonge politique formel de grande envergure, le seul qui conserve quelque solidité parce que la vraisemblance d’une fiction dépend d’abord de sa conformité aux préjugés les plus profonds. Les gouvernants suivent le principe secret de la politique moderne : ils sont là pour représenter la démocratie, non pour l’appliquer. Ils s’acquittent de cette tâche avec une application toute professionnelle.
Paris, le 20 août 1997
LE RÉPUBLICANISME, COMME DISCOURS DE L’OLIGARCHIE
Ceux qui ont cru trouver une issue à la sclérose française par le vote aux législatives de 1997 puis aux régionales de 1998, ont été déçus.
Ces élections ont confirmé le délitement de l’encadrement politique de cette société, même si le style somnambulique de la régression la met à l’abri de toute critique effective.
La fragmentation de l’UdF, cette coalition loufoque de la droite dite « libérale », qui rassemblait presque tout ce que le conservatisme français comptait de courants étrangers au gaullisme, est officielle. Elle s’annonce également au RPR : le pas de clerc d’un ancien Premier ministre, Balladur, déclarant au début de l’été qu’il fallait discuter de la « préférence nationale », trahit l’âpreté de la compétition pour l’alliance avec le F.N. Celui-ci incarne déjà un recours pour les notables en déroute qui veulent conserver une part de leurs positions. La vitesse d’érosion de la droite institutionnelle ouvre à ce parti des perspectives prometteuses. Malgré ses références et l’histoire de son noyau fondateur, d’inspiration national-socialiste, le F.N. doit une part essentielle de sa croissance à des ralliements de la droite classique. Ce mécanisme de transfusion ne fait que s’accélérer et menace de se généraliser.
La réaction de l’aile « gauche » de l’oligarchie se décline naturellement sur le ton de l’hystérie. Ses idéologues et ses dirigeants assuraient que la droite française était « républicaine » et qu’elle ne s’allierait jamais à ça : les vestales de la gauche caviar n’ont toujours pas compris que cette extrême-droite n’est pas anti-républicaine (malgré les origines et les outrances verbales de son principal représentant) parce que la référence républicaine se réduit désormais à une simple revendication d’État autoritaire. Le F.N. est un parti taillé sur mesure pour la nature de la Vème république. D’héritier naturel, il en devient peu à peu l’héritier légitime, grâce aux calculs à courte vue de toutes les forces politiques. Leurs dirigeants s’imaginent que le pouvoir se répartira toujours entre eux, alors qu’il n’échoit plus désormais qu’aux forces qui se décomposent le moins vite.
La stratégie de la « gauche » se maintient dans la pire des logiques, celle qui consiste à croire que la dénonciation paniquée d’un ennemi « diabolique » suffira à faire passer tout le reste. La critique du F.N. se calque sur l’antifascisme des aimées 1930, qui a organisé la défaite politique et militaire du vieux mouvement ouvrier sur le continent européen. Les forces qui ne se rallient pas à la politique inébranlable de tous les gouvernants depuis vingt ans sont accusés d’être les alliés « objectifs » du spectre fasciste. Un tacticien cynique peut en espérer cinq ou dix ans de règne, calcul qui paraît de haute volée dans le monde fermé des média. Mais le prix en cas d’échec, ou au terme du sursis, sera évidemment considérable.
Cette logique paraît irrésistible pour le moment : la population, dans son écrasante majorité, n’a qu’un souci, se décharger de la responsabilité de la chose publique. Elle est particulièrement reconnaissante que ceux-là mêmes qui l’ont encouragée à la passivité acceptent d’assumer la charge, au moins en apparence. La popularité de Jospin et Chirac, qui atteint des hauteurs irréelles dans les sondages de l’été, n’a pas d’autre explication.
La décomposition politique suit donc son cours prévisible. Loin d’être enrayée, la crise de régime demeure l’horizon de la situation française. Mais on se rassure à bon compte : si les symptômes en sont perceptibles à un œil exercé, la crise n’est pas déclarée. Il est des consolations qui veulent tout dire.
Paris, le 4 octobre 1998
LA LISTE DES RENIEMENTS
De leur vie antérieure social-démocrate, les politiciens de la gauche caviar ont hérité l’art du retournement de veste, mais, en dignes héritiers de la régression totalitaire qui a dominé le siècle, ils ont perfectionné ce talent à un point exceptionnel. Ils sont désormais capables de mentir avec un aplomb sans faille, quitte à se contredire dans l’élan d’une même phrase. L’essentiel pour l’auteur de ce genre de méfait est de feindre de ne pas s’en apercevoir. Cette intuition, cette agilité, dans le mensonge est sans doute le principal legs du totalitarisme, son noyau le plus fondamental. Il bénéficie d’un enseignement explicite dans les diverses écoles de formation descouches dominantes, mais il se transmet surtout par mimétisme, dans la compétition pour le pouvoir. Il s’est répandu à un degré inimaginable dans tous les domaines de la société.
Les partisans du gouvernement actuel prétendent évidemment que celui-ci a défini une politique de compromis heureux entre les diverses contraintes qu’il a rencontrées, mais leur premier souci est de faire oublier que Jospin poursuit la même politique de fond que ses prédécesseurs, Juppé compris. Comme disent certains humoristes : Jospin sait utiliser le dictionnaire des synonymes pour varier le discours.
- Le premier escamotage consiste à dire que les engagements sont tenus, mais sans préciser qu’il s’agit de ceux qui furent annoncés au mois de juin 1997, après les élections, et non de ceux qui figuraient dans le programme de campagne. Cette technique qui consiste à changer, mine de rien, le point de comparaison, est devenue extrêmement fréquente.
Quand on fait la part des déclarations de principe et la réalité des décisions, ainsi que la manière dont elles sont appliquées, il apparaît que :
- Les réformes à tendances néo-libérales suivent leur cours, comme celle de la SNCF, dont la vraie nature dépend en fait du montant des subventions étatiques pour les péages versés par la SNCF au détenteurs des infrastructures, RFF.
- Jospin réussit même davantage que ses trois prédécesseurs de droite à privatiser de grandes entreprises publiques. Alors qu’il parlait d’en finir avec la frénésie des privatisations à tout va", son programme actuel doit aboutir en deux ans à 210 milliards de privatisations.
- De 1986 à 1988, Chirac n’avait réussi que 72 milliards, de 1993 à 1995 Balladur avait atteint 114 milliards. Sous Juppé, presque tous les projets avaient échoué (il avait même dû « nationaliser » le Crédit foncier en 1996) et n’avaient rapporté qu’une quarantaine de milliards.
- Le « réalisme de gauche » a permis la vente du quart du capital de France Telecom. Le CIC, le GAN, Thomson Multimédia, Thomson-CSF , la Marseillaise de Crédits, la Caisse nationale de prévoyance doivent être privatisées, partiellement ou totalement. Sans compter quelques opérations discrètes sur le capital d’Elf, d’Usinor, de Péchiney, de Total, de la Seita, de la Société nationale des Poudres et Explosifs. Bref, 100 milliards ont déjà été réalisés en 18 mois. La cession d’une deuxième tranche de France Telecom (pour 55 milliards), du Crédit Lyonnais (25 milliards pour l’État), d’un tiers puis de la moitié d’Air France doivent suivre.
Le ministère des Finances assure que c’est cela la « politique industrielle » : privatiser le secteur public pour mieux le sauver.
- En revanche, la loi sur les licenciements, qui devait tempérer l’arbitraire patronal, est oublié (ce qui est dans le droit fil du double jeu sur la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde).
- La réforme de la Justice, qui devait abolir la dépendance de cette institution vis-à-vis du pouvoir, est également vidée de son contenu.
- La réforme des tribunaux de commerce, où sévit une corruption effroyable, qui a sans doute causé la perte d’un million d’emplois en dix ans, est orientée vers une amnistie de fait ! Même l’extension de l’impôt sur la fortune est reporté indéfiniment (les biens professionnels et les oeuvres d’art continuent d’échapper à la fiscalisation).
- Le chômage n’est endigué que par un effet « ketchup », c’est-à-dire un saupoudrage de subventions pour des emplois précaires.
- Après avoir promis l’abolition des lois Pasqua-Debré contre l’immigration illégales, celles-ci ont été, de fait, prorogées, au profit de quelques aménagements très souvent ambigus. Les dispositifs du « plan Juppé » pour la Sécurité sociale ont été bien entendu maintenus, tandis que les rétorsions contre la corporation des médecins et les abus des laboratoires pharmaceutiques demeurent dérisoires.
- La « loi contre l’exclusion », qui a servi en février 1998 de prétexte aux syndicats pour endiguer le mouvement des chômeurs, a été ensuite vidée de sa portée par des procédures de non-conformité constitution‑ nelle.
- La loi sur les 35 heures, qui est la grande contrepartie annoncée pour les sacrifices (cela consiste en une promesse de partage des contraintes entre les travailleurs), est peu à peu vidée elle aussi de toute portée, au fur et à mesure que se concrétisent les accords de branche. Ceux conclus dans la métallurgie et le sucre sont symboliques de l’escamotage : les 35 heures ne doivent pas servir à réduire le chômage mais à améliorer la flexibilité de la main-d’oeuvre.
Dans l’ensemble, le savoir-faire des énarques de gauche est indiscutable : ils sont parvenus à enrayer le mouvement des routiers (alors que les patrons n’ont pas tenu leurs engagements), à enliser la réaction des chômeurs de la fin de 1997 et à s’offrir à crédit le calme dans les lycées (les régions sont invitées à emprunter 4 milliards de francs sans intérêts à l’État !).
Le plus remarquable, c’est la manière dont la presse organise la propagande du pouvoir, ainsi, ce titre de première page du Monde, le 7 mars 1998 : « Lionel Jospin ne renonce pas à réduire les inégalités ». L’essentiel, ce sont les intentions de ces pauvres gouvernants confrontés à tant de vents contraires et de sujets insuffisamment dociles.
Enfin, détail combien révélateur, l’Assemblée nationale a eu beau voter le rétablissement de l’ancien CERC, un organisme de statistique sur la répartition des revenus en France (Balladur l’avait supprimé parce que ses informations se révélaient embarrassantes pour le pouvoir et les couches sociales aisées), cette décision législative du début juillet 1998 a été invalidée par le Conseil d’État au cours de l’été.
L’énarchie de gauche, qui réussit à faire passer une politique comme la droite n’ose en rêver, est bien la meilleure représentante des intérêts généraux de l’oligarchie.
Paris, le 25 novembre 1998
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