Sur le contenu du socialisme, II

 2008

S. ou B., n° 22 (juillet 1957). Le texte était précédé de l’indication suivante « Une première partie de ce texte a été publiée dans le n° 17 de Socialisme ou Barbarie, pp. J à 22. Les pages qui suivent représentent une nouvelle rédaction de l’ensemble et leur compréhension ne présuppose pas la lecture de la partie déjà publiée. Ce texte ouvre une discussion sur les questions de programme. Les positions qui s’y trouvent exprimées n’expriment pas nécessairement le point de vue de l’ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie. »

Texte extrait du Livre « Le contenu du socialisme », UGE 10/18, 1979.

Ce texte est aujourd’hui réédité par les édition du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome II, La Question du mouvement ouvrier, 2012, au prix sacrifié de 32€.

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Voir l’introduction générale de l’ouvrage de 1979 « ’Socialisme’ et société autonome »

  • Le contenu du socialisme II - Ci-dessous

L’évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier depuis un siècle, et en particulier depuis 1917, impose une révision radicale des idées sur lesquelles ce mouvement a vécu jusqu’ici. Quarante années se sont écoulées depuis le jour où une révolution prolétarienne s’emparait du pouvoir en Russie. De cette révolution, finalement, ce n’est pas le socialisme qui a surgi, mais une société d’exploitation monstrueuse et d’oppression totalitaire des travailleurs ne différant en rien des pires formes du capitalisme, sauf que la bureaucratie a pris la place clos patrons privés, et le « plan » la place du « marché libre ». Il y a dix ans, nous étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois les ont fait éclater à la face du monde.

L’immense expérience de la révolution russe et de sa dégénérescence, les Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur programme sont les matériaux premiers de cette révision. Ils sont loin d’être les seuls. L’analyse de l’évolution du capitalisme et des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et singulièrement à l’époque présente, montre que partout les mêmes problèmes fondamentaux se posent dans des termes étonnamment similaires, appelant partout la même réponse. Cette réponse est le socialisme, le socialisme qui est l’antithèse rigoureuse du capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en Chine et ailleurs. L’expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir ce que le socialisme n’est pas et ne peut pas être. L’analyse des révolutions prolétariennes, mais aussi des luttes quotidiennes et de la vie quotidienne du prolétariat permet de dire ce que le socialisme peut et doit être. Nous pouvons et nous devons aujourd’hui, basés sur l’expérience d’un définir le contenu positif du socialisme d’une manière incomparablement plus précise que n’avaient pu le faire les révolutionnaires d’autrefois. Dans l’immense désarroi actuel, des gens se considérant comme partisans du socialisme sont prêts à affirmer qu’ils « ne savent pas ce qu’il faut entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer que, pour la première fois, on peut savoir ce que signifie concrètement le socialisme.

L’analyse que nous allons entreprendre n’aboutit pas seulement à la révision des idées qui ont généralement cours sur le socialisme, et dont beaucoup remontent à Lénine et quelques-unes à Marx. Elle aboutit également à une révision des idées généralement répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans déformation, de Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont ensemble et s’exigent l’une l’autre.

Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd’hui, Plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous nous efforcions de reprendre cette tâche de façon systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans l’éditorial du numéro 1 de S. ou B. : que la division essentielle des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exécutants, que le développement propre du prolétariat le conduit à la conscience socialiste, qu’inversement le socialisme ne peut être que le produit de l’action autonome du prolétariat, que la société socialiste se définit par la suppression de toute couche séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des organismes de masse et la gestion ouvrière de la production, Mais nous sommes nous-mêmes restés, d’un certain point de vue, en deçà de leur contenu.

Ce fait ne mériterait pas d’être mentionné, s’il ne traduisait pas lui aussi, à son niveau, l’action des facteurs qui ont déterminé l’évolution du marxisme lui-même depuis un siècle la pression énorme de l’idéologie de la société d’exploitation, le poids de la mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarrasser des modes de pensée hérités.

En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu’à expliciter et à préciser ce qu’était l’intention véritable du marxisme à son départ et qui a toujours été le contenu le plus profond des luttes prolétariennes — que ce soit à leurs moments culminants ou dans l’anonymat de la vie quotidienne de l’usine. En un autre sens, elle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un siècle autour de l’idéologie révolutionnaire, à briser les verres déformants à travers lesquels nous avons tous été habitués à regarder la vie et l’action du prolétariat. Le socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à leur créativité. à leur positivité, de se déployer, à créer des liens organiques entre l’individu et son groupe, entre le groupe et la société, à réconcilier l’homme avec lui-même et avec la nature. Il rejoint ainsi les fins essentielles du prolétariat dans ses luttes contre l’aliénation capitaliste — non pas des aspirations se perdant dans un avenir indéterminé, mais le contenu des tendances qui existent et se manifestent dès aujourd’hui, que ce soit dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne. Comprendre cela, c’est comprendre que pour l’ouvrier le problème final de l’histoire c’est un problème quotidien ; c’est, du même coup, comprendre que le socialisme n’est pas la « nationalisation », la « planification », ou même l’augmentation du niveau de vie — et que la crise du capitalisme n’est pas « anarchie du marché », la surproduction ou la baisse du taux de profit. C’est, enfin, voir d’une façon entièrement nouvelle les tâches de la théorie et de la fonction d’une organisation révolutionnaire.

Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force, ces idées transforment la vision de la société et du monde, modifient la conception aussi bien de la théorie que de la pratique révolutionnaire.

La première partie de ce texte est consacrée à la définition positive du socialisme. La partie suivante (1) s’occupe de l’analyse du capitalisme et de sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu logique, se justifie par le fait que les révolutions polonaise et hongroise ont fait de la question de la définition positive de l’organisation socialiste de la société une question pratique immédiate. Mais il découle également d’une autre considération. Le contenu même de nos idées nous amène à soutenir qu’on ne peut finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et de sa crise sans partir de l’idée la plus totale du socialisme. Car tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte à ceci : le socialisme, c’est l’autonomie, la direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie ; le capitalisme — privé ou bureaucratique — c’est la négation de cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu’il crée nécessairement la tendance des hommes vers l’autonomie en même temps qu’il est obligé de la supprimer.

LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME

L’organisation capitaliste de la vie sociale — et nous parlons aussi bien du capitalisme privé de l’Ouest que du capitalisme bureaucratique de l’Est — crée une crise perpétuellement renouvelée dans toutes les sphères de l’activité humaine. Cette crise apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de la production : la production, l’atelier de l’usine —non pas l’ « économie » et le « marché ». Mais la situation, quant à l’essentiel, est la même dans tous les domaines — qu’il s’agisse de la famille, de l’éducation, de la politique, des rapports internationaux ou de la culture. Partout, la structure capitaliste consiste à organiser la vie des hommes du dehors, en l’absence des intéressés et à l’encontre de leurs tendances et de leurs intérêts. Ce n’est là qu’une autre manière de dire que la société capitaliste est divisée entre une mince couche de dirigeants, qui ont pour fonction de décider de la vie de tout le monde, et la grande majorité des hommes, réduits à exécuter les décisions des dirigeants et, de ce fait, à subir leur propre vie comme quelque chose d’étranger à eux-mêmes.

Cette organisation est profondément irrationnelle et contradictoire, et le renouvellement perpétuel de ses crises. sous une forme ou une autre, est absolument inévitable. Il est profondément irrationnel de prétendre organiser les hommes, qu’il s’agisse de production ou de vie politique, comme s’ils étaient des objets, en ignorant délibérément ce qu’eux-mêmes pensent et veulent quant à leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme est obligé de s’appuyer sur la faculté d’auto-organisation des groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des producteurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour. Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de supprimer le plus possible ces facultés d’auto-organisation et de création. Il n’en résulte pas seulement un gaspillage immense. un énorme manque à gagner ; le système suscite obligatoirement la réaction, la lutte de ceux à qui il prétend s’imposer. Longtemps avant qu’il ne soit question de révolution ou de conscience politique, ceux-ci n’acceptent pas, dans la vie quotidienne de l’usine, d’être traités en objets. L’organisation capitaliste ne peut pas se faire seulement en l’absence des intéressés, elle est obligée en même temps de se faire à l’encontre des intéressés. Son résultat n’est pas seulement le gaspillage, c’est le conflit perpétuel.

Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d’organisation, le capitalisme consiste à en prendre à peu près au hasard une cinquantaine, à leur confier les tâches de direction et à décider que les autres sont des cailloux. C’est déjà là, métaphoriquement parlant, une perte d’énergie sociale à 95 % Mais cela n’est qu’un aspect de la question. Comme les neuf cent cinquante restants ne sont pasdes cailloux, et que le capitalisme est simultanément obligé de s’appuyer sur leurs facultés humaines et de les développer pour pouvoir fonctionner, ils réagissent à cette organisation qu’on leur impose, ils luttent contre elle. Leurs _ facultés d’organisation, qu’ils ne peuvent exercer pour un système qui les rejette et qu’ils rejettent, ils les déploient contre ce système. Le conflit s’installe ainsi en permanence au coeur de la vie sociale. Il devient, en même temps, la source d’un nouveau gaspillage : car les activités de la petite minorité de dirigeants ont dès ce moment pour objet essentiel non pas tant d’organiser l’activité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants contre l’organisation qui leur est imposée. La fonction essentielle de l’appareil de direction cesse d’être l’organisation et devient la coercition sous ses multiples formes. Le temps total passé au sein de l’appareil de direction d’une grande usine moderne à organiser la production est moins important que le temps dépensé, directement ou indirectement, à mater la résistance des exploités — qu’il s’agisse de surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de primes, de « relations humaines », d’entrevues avec les délégués ou les syndicats, ou finalement de la préoccupation permanente visant à ce que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable pour déjouer à l’avance la parade que pourraient inventer les travailleurs contre une nouvelle méthode d’exploitation. La même chose vaut, avec les transpositions nécessaires, pour l’organisation d’ensemble de la vie sociale et pour les activités essentielles de l’Etat moderne.

Mais l’irrationalité et la contradiction du capitalisme n’apparaît pas seulement dans le domaine de l’organisation, de la forme de la vie sociale. Elle apparaît encore plus dans le fond, dans le contenu de cette vie. Plus que tout autre régime social, le capitalisme a mis le travail au centre des activités humaines — et plus que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité proprement absurde. Absurde non pas du point de vue des philosophes ou des moralistes — mais du point de vue de ceux qui l’accomplissent. Ce n’est pas seulement « l’organisation humaine » de la production, c’est la nature, le contenu, les méthodes, les instruments et les objets de la production capitaliste qui sont en cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables — mais il est d’autant plus important de mettre en lumière le second. Par la nature du travail dans l’usine capitaliste et quelle que soit la source finale de l’organisation, l’activité du travailleur, au lieu d’être l’expression organique de ses facultés humaines, devient un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A cette activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la concrétisent, les objectifs qu’elle sert lui sont ou doivent lui être étrangers, le prolétaire n’est relié en théorie que par ce fil ténu et incassable — la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail, sa propre journée qui va commencer, se dressent désormais devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie à la fois une mutilation continue, un gaspillage constamment renouvelé de force créatrice et un conflit incessant entre le travailleur et son activité, entre ce qu’il tendrait à faire et ce qu’il est obligé de faire.

De ce point de vue aussi, le capitalisme n’arrive à survivre que dans la mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à son esprit. Ce n’est que dans la mesure où l’organisation « officielle » de la production — et de la société — est constamment contrecarrée, corrigée, complétée par l’auto-organisation effective des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n’est que dans la mesure où l’attitude effective des travailleurs face au travail est différente de celle qu’ils devraient avoir d’après le contenu et la nature du travail sous le capitalisme que le processus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs arrivent à s’approprier les principes généraux régissant leur travail — auxquels d’après l’esprit du système ils ne devraient pas avoir accès et que le système essaie par tous les moyens de leur rendre obscurs. Les travailleurs concrétisent constamment ces principes d’après les conditions spécifiques dans lesquelles ils se trouvent — tandis que cette concrétisation devrait être faite uniquement par l’appareil de direction, dont c’est là la fonction présumée.

Toute société d’exploitation vit parce que ceux qu’elle exploite la font vivre. Mais les esclaves ou les serfs font vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capitalisme à l’encontre des normes du capitalisme. C’est en cela que se trouve l’origine de la crise historique du capitalisme, c’est en cela que le capitalisme est une société grosse d’une perspective révolutionnaire. L’esclavage ou le servage fonctionnent pour autant que les exploités ne luttent pas contre le système. Mais le capitalisme n’arrive à fonctionner que pour autant que les exploités luttent contre le fonctionnement qu’il tend à imposer. L’aboutissement final de cette lutte, l’élimination complète des normes, des méthodes, des formes d’organisation capitalistes et la libération totale des forces de création et d’organisation des masses, c’est le socialisme.

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