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3 - NON-COOPERATION
Quand les Russes sont arrivés à Prague, ils ont essayé d’arrêter les dirigeants principaux pour pouvoir ensuite créer un nouveau gouvernement. Or l’arrestation des dirigeants n’a pas désorganisé le gouvernement légal ni le Parti. Les collaborateurs qui devaient former ce nouveau gouvernement étaient trop peu nombreux et trop impopulaires pour pouvoir agir. Une partie du gouvernement légal fonctionne donc malgré l’occupation. Le parlement siège en permanence, les députés couchent par terre dans le bâtiment même, de telle sorte qu’il y ait toujours assez de députés pour que les décisions prises soient valables.
Le ministre de l’Intérieur, Pavel, que l’on a cru enfui à l’étranger et qu’un collabo, Salgovic, a remplacé, fait des apparitions soudaines à la radio et dit que son ministère fonctionne normalement. L’appareil est resté intact.
Les envahisseurs voulaient empêcher qu’ait lieu le 14ème congrès du Parti prévu normalement pour le début de septembre. Ce Congrès devait rendre irréversible l’évolution de la démocratisation pour un « socialisme à visage humain ». Tout de suite après l’invasion, le 22 août, ce 14ème congrès se réunit. Les délégués, après un voyage discret par des chemins détournés, arrivent, habillés en ouvriers, au lieu de réunion : une usine de la banlieue de Prague. C’est la première fois dans l’Histoire que le congrès d’un parti ouvrier a lieu dans une usine. Le congrès débuta alors que les Russes étaient aux portes de l’usine, avec leurs chars, sans savoir ce qui s’y passait ; il était protégé par des milices ouvrières en armes. La milice de cette usine, Auto-Praha, était justement celle qui, selon les dires de Moscou, s’était montrée si inquiète de la ligne politique suivie par Dubcek et les autres dirigeants progressistes ! Après une condamnation de l’intervention, le congrès encourage à la résistance, comme le montrent ces textes publiés dans Rude pravo : « Notre parti s’est engagé en janvier dans la voie de la renaissance du socialisme. Il a déployé d’une manière plus active ses principes démocratiques et humanistes, en harmonie avec son évolution. Il croyait que seraient respectés les principes de la souveraineté et de la non-intervention et que toutes les questions litigieuses seraient réglées uniquement par des négociations. La direction de notre parti s’est inspirée de ce principe dans toute les négociations bilatérales et multilatérales d’après janvier. Cette politique contenue dans le programme d’action du C.C. du PCT et sa réalisation graduelle ont acquis à notre parti une autorité et un appui sans précédent. Assurer et accélérer cette voie devaient être l’objet des débats du 14ème congrès extraordinaire, dont les préparatifs étaient en voie d’achèvement. A la veille de ce congrès, les troupes d’URSS, de Pologne, d’Allemagne de l’Est, de Bulgarie, de Hongrie, ont occupé par la force notre territoire, sans aucun motif et sans l’assentiment du Gouvernement légitime et du parti, contre la volonté de notre peuple : elles ont causé une désorganisation dans le pays et ont empêché de poursuivre la voie que nous avions choisie. Nous nous trouvons devant l’amère vérité que les troupes de pays que nous étions habitués à accueillir comme des amis, se comportent comme des occupants. Défendons le visage humain du socialisme. C’est notre devoir international ». « Nous nous adressons de nouveau à vous, en tant qu’organisme constitutionnel de notre République, pour vous demander de manifester encore, dans cette situation tendue, votre sagesse, votre calme et votre fierté nationale, qui ne doivent pas s’exprimer par des manifestations publiques ni des meetings, ni des actes irréfléchis. N’aidez pas les soldats étrangers, ne les voyez pas, ignorez-les !
Ne faites rien qui puisse conduire à des heurts, conflits inutiles ou à des pertes irréparables en vies humaines ou en valeurs qui sont propriétés nationales. Jeunes amis ! Notre arme n’est pas la provocation. C’est l’arme de ceux qui aimeraient légaliser l’occupation de notre pays, et justifier ainsi des interventions brutales. Vous savez déjà que le désir unanime de tous les délégués à ce Congrès est identique au vôtre : le départ des troupes d’occupation de notre pays, la libération de vos représentants, le rétablissement de la souveraineté de notre république.
Nous avons un besoin urgent de votre aide : c’est pourquoi nous vous adressons cet appel, afin de mener jusqu’au bout cette lutte victorieuse ».
D’autres appels à la non-coopération, à la désobéissance civile sont lancés par les journaux, la radio et la télévision :
« Nous avons décidé de servir fidèlement, jusqu’à l’extrême limite du possible, notre peuple et ses idéaux progressistes de démocratie et de socialisme.
Nous ne connaissons que les représentants de notre pouvoir d’Etat, que nous avons élus ces derniers mois et qui n’ont pas trahi en ce moment. Chaque traître perd le droit de parler au nom de notre nation. Nous sommes résolus à refuser l’obéissance à ces traîtres. S’ils cherchaient à intervenir dans notre travail, nous cesserions de travailler ».(...) « Conservez le calme et la raison : ne vous laissez pas provoquer et ne donnez jamais aux troupes d’occupation la possibilité de prendre le prétexte d’une provocation pour tuer nos gens.
Rappelez-vous : nous n’aiderons pas les occupants, ni leurs valeurs ; nous ne savons rien, nous ne connaissons rien, nous n’exécutons aucun de leurs ordres ». (Le collectif de la rédaction de Zemedelske noviny, 22 août 1968).
Et le journal Mlada Fronta du même jour lance un avertissement sous le titre :
« NE CROYEZ PAS LES TRAITRES ! ».
« Dans les heures qui viennent, les occupants essaieront sans doute de former, en s’appuyant sur des traîtres tchèques et slovaques, un nouvau gouvernement, une nouvelle direction du parti communiste et d’autres organismes.
Refusez-les, ne collaborez pas avec eux ! Ce sont des trafiquants de nos nations qui depuis longtemps préparaient en secret, avec les occupants, notre malheur et notre honte aujourd’hui.
Tout Tchèque et Slovaque honnête restera fidèle à sa nation, aux idéaux de liberté et de démocratie. Il ne se salira pas les mains par une répugnante collaboration avec les occupants, les assassins de nos concitoyens, les ennemis de notre liberté.
Des jours durs et terribles nous attendent. Mais quoi que puissent faire les occupants, ils ne détruiront pas la liberté dans nos coeurs. Jamais nous n’y renoncerons. Nous lutterons pour elle — comme dans le passé — dans toutes les conditions de travail, légal et illégal. Personne, en ces heures d’épreuves, ne doit se vendre à nos ennemis ».
Ces appels à la non-collaboration, à l’obstruction sans armes, à la désobéissance vont être entendus partout : l’imagination aidant, ce sont des centaines de petits actes de résistance qui vont éclore à travers le pays. On n’a que l’embarras du choix pour en donner des exemples :
Pour dérouter les colonnes de chars avançant dans le pays, les Tchécoslovaques ont eu l’idée de peindre tous les panneaux indicateurs. tous indiquaient la direction de Moscou ou de l’Oural. Comprenant ce qui se passait, les soldats d’une colonne polonaise grattèrent la peinture pour pouvoir lire les bonnes directions et continuer leur route. Les Tchécoslovaques eurent alors l’idée de renforcer le stratagème : ils démontèrent les panneaux, les recouvrirent d’une légère couche de peinture facile à enlever et les remirent en place en les inversant. Les Polonais, après avoir gratté la peinture, suivirent les directions indiquées et finirent après maintes péripéties, par se retrouver... à la frontière de leur propre pays !
Pour bloquer le travail des services secrets soviétiques, ainsi que celui des traîtres, les Tchécoslovaques retirent le nom des rues, et comme mar que de soutien à Dubcek et à Svoboda, on rebaptise toutes les rues : « rue Dubcek », « place Svoboda »... Prague et d’autres villes deviennent un vrai labyrinthe.
« Dès jeudi soir nous avons vu bien des noms de rues indéchiffrables et blanchis à la chaux, de même que les plaques indicatrices et le plan des villes. Vendredi après-midi, des tracts ont été répandus à travers tout Prague, engageant les gens à arracher les plaques portant les noms des rues ou au moins à les rendre indéchiffrables. Il en est de même pour les noms des bureaux et usines importants. La réaction a été immédiate. Avec la vitesse de l’éclair, les rues de Prague perdent leur nom ! » (Prace, 23 août 1968). Les seules directions indiquées sont : « Moscou : 1.800 km », « Oural : 2.400 km », « Kiev » ; les lacs s’appellent « lac Baïkal »... De plus, dans les immeubles, beaucoup de gens enlèvent leurs noms de leur portes et s’appellent Dubcek ou Svoboda.
Le 26 août 1968, l’édition spéciale de Verceni Praha, diffusée à plusieurs milliers d’exemplaires, publie les « dix commandements » de la non-collaboration totale :
1 - Je ne sais pas.
2 - Je ne connais pas.
3 - Je ne dirai pas.
4 - Je n’ai pas.
5 - Je ne sais pas faire.
6 - Je ne donnerai pas.
7 - Je ne peux pas.
8 - Je ne vendrai pas.
9 - Je ne montrerai pas.
10 - Je ne ferai pas.
La grève générale par son ampleur et son incidence économique vient au premier plan d’une stratégie de non-coopération. A Prague, ainsi que dans de nombreuses autres villes, elle fut déclenchée le premier jour de l’occupation (se doublant d’une opération « ville morte ») et dura d’abord 5 minutes, ensuite une demi-heure, puis une heure...
Le Rude Pravo décrivit fidèlement l’impact impressionnant de ces premières grèves en pays communistes :
« Du musée national, un rang de jeunes gens descend la place Wenceslas. Ils se tiennent par la main et crient « évacuez les rues ». Derrière eux, la vaste superficie de la place est complètement vide. Les sirènes et les klaxons commencent à se faire entendre. Les soldats dans les tanks regardent. Ils ne savent pas ce qui se passe. Ils observent les édifices, ils surveillent les fenêtres. Certains tanks ferment leur tourelle. Les mitrailleuses et les canons commencent à tourner à la recherche d’une cible. Mais il n’y a personne sur qui tirer, personne ne provoque. La population, toute la nation, est entrée dans la grève générale proclamée par notre Parti Communiste ».
La place Wenceslas est soudainement déserte, seule la brise soulève la poussière, les papiers et les affiches. Il ne reste que les tanks et les soldats. Personne autour d’eux, aucun civil. C’est par cette discipline que la population manifeste son calme, sa solidarité et en même temps la résolution avec laquelle elle veut exprimer son entier soutien à Svoboda et à Dubcek.
A 13 heures, la place commence de nouveau à se remplir. Tout le monde applaudit au cri de « Dubcek, Svoboda ». Depuis Mustek, monte la masse de ceux qui ont manifesté avec discipline. La grève générale a montré ce que pensent les jeunes et les adultes, les hommes et les femmes : « Nous sommes avec Svoboda et Dubcek, nous soutenons la nouvelle direction du PCT » (23.8.1968).
Les grèves servent aussi à bloquer l’occupant, comme celle des cheminots : « Au dépôt ferroviaire de Prague-Varsovie, règne un silence insolite. Entourés de locomotives, les cheminots discutent de leur résolution. Evidemment, ils sont contre l’occupation, ils soutiennent uniquement nos représentants légaux, ils reconnaissent pleinement le Comité central élu au 14ème congrès du parti, mais ils savent également que les citoyens attendent davantage d’eux. Nous n’autorisons jamais que les chemins de fer servent à renforcer l’occupation ! Même si nous y sommes contraints. Chacun de nous connaît bien des procédés pour paralyser les transports. Nous ne transporterons jamais d’unités d’occupation, à moins qu’elles ne regagnent leur pays et que nous en recevions l’ordre de personnes en qui nous avons pleinement confiance. Mais nous ne transporterons rien non plus qui puisse porter atteinte à la République, des munitions ou autres chargements de ce genre ; tous sont tenus de s’assurer de ce que contiennent les wagons. On parle d’un train transportant des stations de brouillage : elles ne passeront pas...
A 13 heures exactement, les mécaniciens-chefs montent sur leurs machines et les sifflements annoncent la fin de la grève pour aujourd’hui. Les usines répondent, la voix des sirènes mugit dans toute la ville » (Prace, 23.8.1968).
La résolution des cheminots tchécoslovaques ne tardera pas à avoir l’occasion de se manifester. Ils appliqueront la tactique du travail sans collaboration et de l’obstruction pour empêcher la livraison du matériel de brouillage à Prague. L’aventure de ce train est racontée dans A mains nues (pp. 170-171) :
« C’est un véritable appel au secours que la radio tchécoslovaque légale lança dans les premières heures de l’après-midi du 23 août. Un train est entré en territoire tchécoslovaque, en passant par Oderberg. Il transporte des postes de brouillage à destination de Prague. Il se trouve pour l’instant à Prerau. Empêchez-le d’atteindre Prague. Empêchez-le d’avancer par tous les moyens ! Cheminots, mettez les signaux d’arrêt, établissez de faux aiguillages, bloquez les voies ! Il y va de l’existence de la radio tchécoslovaque libre et légale ! ».
Les vendredi, samedi et dimanche, les nouvelles du train avaient priorité sur toutes les autres informations. Le dimanche, on sut qu’il arriverait trop tard à destination. Le speaker prenait plaisir à dire : « Au cours des dernières vingt-quatre heures, le train de postes de brouillage a parcouru vingt-quatre kilomètres — le train a dépassé Olomouc ; le train est sur une voie de garage à Mâhrish-Trübau. A Pardubice, la signalisation est apparemment détériorée, tous les signaux d’arrêt sont mis, le train ne peut pas continuer —Information en provenance de Prelouc : panne de courant imprévue, vraisemblablement due à un court-circuit ». Les Russes demandèrent à Pardubice qu’on leur envoie une locomotive à vapeur ; elle arriva huit heures plus tard, juste au moment où le courant revenait dans les fils électriques.
Le lundi matin, le train s’était considérablement rapproché de Prague : il se trouvait à Kolin, à soixante-quatre kilomètres de la capitale.
Il fallut alors vérifier les freins. Des cheminots tchèques furent chargés de ce travail, naturellement sous la surveillance des soldats russes. Ils frappèrent les roues avec un lourd marteau de fer et passèrent sous les wagons. Un tuyau de raccordement de freinage était légèrement défectueux : on le répara.
Enfin, tout fut prêt. Le signal passa au vert et le train s’ébranla ou plutôt... la locomotive et les trois premiers wagons. Les trois derniers restèrent en gare de triage de Kolin. Les soldats qui étaient dans le train le remarquèrent immédiatement. Ils sautèrent des wagons et tirèrent des coups de feu en l’air. Mais la locomotive avait disparu. On en fit venir une deuxième qui, cette fois, arriva tout de suite. On l’attacha aux trois wagons, la deuxième partie du train se mit en mouvement. Or personne n’avait changé les aiguillages. La nouvelle locomotive et les trois wagons ne continuèrent pas tout droit dans la direction de Bôhmisch-Brod et de Prague, mais ils obliquèrent à droite, juste derrière la gare, pour se retrouver sur la petite ligne de Nymburk. A Lysa sur l’Elbe, cette partie du train fut arrêtée par les Russes. On finit par découvrir l’autre à Celakovice, à environ quinze kilomètres plus au sud, mais sur une ligne différente. C’est alors que le lundi après-midi des hélicoptères lourds soviétiques arrivèrent à Lysa sur l’Elbe pour se charger de la cargaison et pour l’emmener à son lieu de destination, c’est-à-dire à Pilsen, où fonctionnait l’émetteur le plus puissant. Mais si cette opération se déroula normalement, on ne put se servir des appareils de brouillage parce qu’ils n’étaient pas complets. Il y en avait toujours une partie sur la contre-voie de Celakovice ».
L’HUMOUR DESARME
Comme on peut déjà le remarquer, une des armes les plus employées par les Tchèques est l’humour. Il fournit la clef d’un déverrouillage idéologique : reprenant les thèmes éculés de la propagande stalinienne, il les retourne contre eux-mêmes. Nouvelle arme dans l’arsenal des moyens de résistance populaire, cet humour suggère la vérité plus qu’il ne la montre ; il sert à une véritable éducation politique de la population dans sa lutte contre l’envahisseur.
Cet humour trouve une source populaire dans le héros national qu’est devenu le « brave soldat Chveik ». C’est le héros d’un roman écrit juste après la première guerre mondiale par Jaroslav Hasek, roman qui a connu un très grand succès populaire. Chveik est un homme du peuple, toujours opprimé, balloté de droite et de gauche sans jamais se révolter ouvertement : il se contente, pour survivre et se tirer de toutes les situations, de pousser à l’extrême sa naïveté, sa bêtise et sa maladresse. Proclamant avec complaisance qu’il a été « réformé pour idiotie », c’est lui qui ridiculise ses adversaires. Le contexte historique du roman a probablement contribué aussi à sa réactualisation en 1968, puisqu’il s’agit, là aussi, d’une domination étrangère exécrée, celle de l’empire austro-hongrois d’avant 1914...
L’humour « à la Chveik » fleurit donc à la fois dans les actions et les textes de la résistance. Ainsi ce savoureux entretien de Chveik avec sa logeuse, Mme Müller, publié le 27 août dans le style même du roman de Hasek : « La technique, voyez-vous mame Müller, eh bien, c’est une sacrée bénédiction pour l’humanité », déclara Joseph Chveik sans cesser de se masser les pieds. « Regardez, vous avez la radio. Aujourd’hui, toute la journée j’ai traversé Prague de long en large, et maintenant, j’ouvre radio Vltava. Je constate que mes randonnées ont été tout à fait inutiles, étant donné que. j’avais oublié l’essentiel. Ben oui, c’est seulement à radio Vltava que j’ai entendu, sur la base d’informations dignes de foi, venant tout droit de Moscou, que — et je cite textuellement, mame Müller : « on voit fréquemment chez nous les soldats et officiers des troupes alliées discuter amicalement avec la population, répondre à de nombreuses questions, aider à bien comprendre la situation politique et éclairer les nobles objectifs qu’accomplissent les troupes ». C’est comme ça qu’ils l’ont dit, mame Müller. Et je vous dirai que si j’avais pas les mains pleines de pommade pour les pieds, je m’en essuyerais les yeux remplis de larmes, car leur langage m’a ému ».
« Ils ont aussi annoncé, dit Mme Müller en hochant la tête d’approbation, qu’au ministère de M. Boruvka, on a découvert un entrepôt secret d’armes ! ». « Vous voyez bien, mame Müller, ça confirme ce que je vous ai dit. On a beau faire, des informations clairvoyantes, c’est le bien le plus précieux de chacun. De cet entrepôt au ministère de l’Agriculture, les journaux de Moscou ont déjà parlé samedi, et vous voyez bien que les héroïques unités d’occupation l’ont découvert dimanche. Ils n’ont fait que confirmer ce que disait la Pravda de Moscou, à vrai dire. J’ai connu un concierge, Vanecek, à Nuslich, qui s’occupait de tous les locataires de sa maison. Quelque part, il a entendu dire que tous les intellectuels ont la gueule de travers. Eh bien, une nuit, il a guetté le chef d’un magasin et quand il est revenu à la maison, il a affirmé que c’était vrai : lui aussi avait la gueule de travers. De plus, il lui manque deux dents ».
- « Oui, et Hàjek, du ministère des Affaires, il est de nouveau en fuite, figurez-vous, mon bon monsieur », murmura Mme Müller. « Oui, oui, mame Müller », déclara Joseph Chveik, qui un instant leva ses yeux sérieux sur la ménagère pour se consacrer ensuite au massage de sa seconde jambe. « Ce monsieur Hàjek a un talent fou, comme on le voit clairement. Figurez-vous mame Müller, qu’il était déjà en fuite près de la mer en Yougoslavie, quelques jours avant que les troupes alliées décident soudainement d’écraser la contre-révolution chez nous, comme si elles voulaient l’enfoncer en terre. Et en plus de cela, monsieur Hàjek s’enfuit encore de l’autre côté de l’Océan, à l’Organisation des Nations Unies, ce qui pour un ministre des Affaires Etrangères est vraiment le comble ».
En réponse aux allégations des soviétiques justifiant leur intervention par un appel de quelques ouvriers d’Auto-Praha (les auteurs de cet appel, dix ans après, ne se sont toujours pas signalés !) dénonçant l’existence « d’éléments contre‑révolutionnaires armés », des humoristes tchécoslovaques se livrèrent à cet exercice de style d’une efficacité implacable : « Après avoir lu dans Rude Pravo la lettre des 99 kolkhosiens condamnant certains phénomènes qui se sont produits en URSS, nous sommes devenus tristes. C’est donc dans cette voie que se dirige l’évolution chez nos meilleurs amis...
Sans parler de ce que nous avons ressenti quand nous nous sommes fait une image globale de la situation : l’article des 2.000 mots dans la Literatournïa Gazera, la tendance au relâchement quant aux frontières avec la Finlande, et puis tous ces clubs engagés, par exemple le Dynamo.
Il nous a tout de suite paru évident que les impérialistes finlandais montraient leurs cornes et avaient l’intention d’arracher l’Union Soviétique au camp de la paix. Inutile de souligner la joie que nous ressentons devant les efforts infatigables de notre gouvernement pour consolider la situation chez nos voisins. A cette consolidation ont désiré aussi contribuer d’autres pays voisins, l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie et la Roumanie, qui ont participé à la réunion consultative amicale tenu avec les représentants soviétiques.
Cependant, il était déjà trop tard.
La contre-révolution avait atteint une telle ampleur que nous nous sommes vus forcés d’intervenir et d’aider tout au moins les 99 kolkhosiens dont la lettre nous avait tellement bouleversés.
Nous sommes arrivés à Moscou et nous avons occupé la place Rouge. Nos tanks étaient braqués sur le Kremlin. C’est là que, jusqu’à récemment, siégeait le camarade Brejnev, fatigué par les nombreuses discussions qu’il avait eues aussi bien avec nous qu’avec les représentants de la contre-révolution. C’est un homme à double face. Il s’est laissé influencer par les forces étrangères, mais pas par nous. Nous avons voulu le secourir, et c’est pourquoi nous l’avons enlevé et transporté dans un avion militaire depuis l’aéroport de Cheremetevo jusqu’à Prague. Des milliers de citoyens soviétiques nous entouraient, si heureux que ce fût justement nous qui soyons venus les libérer. Afin de mieux connaître nos intentions, ils nous posaient une série de questions habiles auxquelles nous avons répondu avec simplicité, ce qui les a évidemment satisfaits.
Par un après-midi pluvieux, nous avons également mitraillé le musée national russe, parce que précisément il renfermait divers souvenirs de la terreur tsariste.
En même temps, nous avons tiré sur quelques soi-disant ambulances. Car on sait bien que c’est sous le signe de la Croix-Rouge que se cache l’ennemi. Il y avait des blessés dans les voitures. Et qui les avait blessés ? Blessés par nous ; donc, c’étaient des contre-révolutionnaires. Nos hélicoptères se sont concentrés sur la recherche des émetteurs de la « radio libre », qui semait la confusion chez quelques auditeurs égarés. Pouvons-nous admettre que l’on diffuse sans censure ? Et si l’on faisait passer des fautes de grammaire ?
Heureusement, nous avions emmené avec nous notre émetteur Radio-Volga.
Dans un proche avenir, nous comptons instituer des cours populaires de langue tchèque, qui permettront aux Russes de suivre notre magazine en préparation, le « Monde des Tchécoslovaques ».
Nous sommes persuadés que les gens du monde entier seront soulagés, et que les impérialistes en seront fâchés ». (Mlady svet, journal de la jeunesse).
Voici encore quelques autres exemples de cet humour :
« Le directeur du service des passeports de Bratislava porte à la connaissance du public que ses bureaux délivrent comme en temps ordinaire des passeports et des visas, pour déplacements dus au service et pour voyages privés. Les citoyens peuvent s’adresser à ce service en toute confiance. Il leur permettra de franchir la frontière sans difficultés, en passant par la montagne ou par Devinska Nova Ves.
Nous précisons à nos lecteurs que, dans la loge du concierge, ils verront un étranger en uniforme. Qu’ils ne s’en occupent pas, car ce monsieur est de toute façon entré chez nous sans visa ».
Dans un restaurant, sur le menu : « Aujourd’hui, au lieu de « salade russe », « salade d’occupants ».
A Prague, les soldats, n’ayant pas été reçus en libérateurs comme on le leur avait dit, prennent peur et tirent sur le musée, que les Tchécoslovaques s’empressent de couvrir de banderoles : « Exposition d’art soviétique ».
Petite annonce publiée dans un journal : « Le Cirque du Pacte de Varsovie : direction Brejnev. Numéros sensationnels ! Les clowns Ulbricht et Kadar, le dresseur Gomulka. Attention : il est interdit de donner à boire ou à manger aux animaux ou de les exciter ».
Les moyens utilisés par le peuple tchécoslovaque pour résister sans armes ont donc été très variés. Seuls quelques-uns d’entre eux ont pu être cités ici, et pas nécessairement les plus importants : il faudrait en effet pouvoir évaluer l’efficacité de chacun d’entre eux afin de ne pas en rester au simple récit des faits les plus saillants, les plus spectaculaires du les plus pittoresques. Malheureusement une telle analyse manque. Il faudrait aussi expliquer pourquoi le peuple tchécoslovaque a fait preuve d’une telle unité dans la résistance, d’une telle imagination dans les moyens. A ce niveau, des facteurs proprement politiques devraient être évalués : l’invasion des Soviétiques survenait à un moment où le peuple commençait à devenir l’agent principal de son destin. La société qui naissait du Printemps de Prague donnait aux gens l’envie de la défendre. L’existence de cette nouvelle forme de « politisation » a été sans doute à l’origine de la vitalité de la résistance. Resterait enfin à s’interroger sur le rôle de l’organisation. Car, si la résistance a été spontanée, il est clair que beaucoup d’actions, à commencer par celles qui ont permis la poursuite des émissions radio, n’ont été possibles que grâce à une sérieuse coordination et répartition des tâches. Contrairement à ce qu’on laisse trop facilement entendre, la résistance sans armes n’est pas une simple juxtaposition d’initiatives individuelles spontanées. Son efficacité exige à la fois la coordination et la responsabilité personnelle des acteurs. L’exemple du train, cité plus haut, peut illustrer cette double exigence : il a fallu une information et une décision venues de Prague pour que tous les cheminots sachent que ce train-là, particulièrement, devait être retardé au maximum ; mais quant à la manière dont cela s’est fait, chaque cheminot, chaque groupe de cheminots le long du parcours était libre d’imaginer ce qui semblait le plus efficace en fonction de ses moyens...
Il y a donc encore bien du travail à faire pour tirer de Prague 68 tous les enseignements intéressants quant aux possibilités et aux conditions d’efficacité d’une défense populaire non-violente. L’ambition de ces quelques pages était seulement de rappeler que cette résistance a eu lieu, qu’elle a marché une semaine avec une efficacité étonnante et que même les sceptiques ne peuvent plus écarter d’un simple mot de mépris l’hypothèse d’une défense sans armes : qu’on y croie ou qu’on n’y croie pas, il faut l’étudier de près.
C.B.
Bibliographie
- Erich BERTLEFF, A mains nues, Stock, 1969. Le témoignage très vivant d’un témoin qui écrit trois semaines après les évènements.
- Michel TATU, L’hérésie impossible, Grasset, 1968 : recueil des articles publiés dans Le Monde, pendant les événements.
- Tchécoslovaquie 1968 : la cinquième des « Monographies de la Défense Civile » publiées par le M.I.R. en mars 1976. Articles de Adam Roberts, Anders Boserup et Andrew Wack.
- Il semble que l’ouvrage le plus intéressant et le plus complet, à l’heure actuelle, concernant ces événements de 1968 et leur analyse soit celui d’un allemand, Vladimir HORSKY. Malheureusement ce livre n’est pas traduit
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