La réunion s’ouvre sur un résumé du contenu du tract en question.
« Nous partons du fait que, sans surprise, l’élection de M. Hollande de mai dernier est bien plus un refus de la clique Sarkozy qu’un véritable plébiscite de clan de gauche. On retrouve ici le mécanisme rodé du renouvellement des visages de l’oligarchie, sans que les centres de décision politiques, financiers ou technocratiques n’en soient altérés.
Il en va évidemment de la responsabilité des électeurs, toujours prompts à une auto-intoxication le temps d’une campagne, pour mieux accompagner la décote de popularité du nouvel élu. Remarquons que le discrédit de l’équipe du nouveau président est particulièrement précoce.
Dans le contexte actuel de crises multiples, la navigation est évidemment à vue et sans aucune perspectives sérieuses d’impact sur la réalité. Le nouveau gouvernement ne peut que constater les accélérations et interconnexions des délabrements économiques, écologiques, culturels, alimentaires ou anthropologiques, et s’adonner à une petite gestion des conséquences les plus visibles, mais sans prise aucune sur les dynamiques de fond qui déterminent les lignes de force.
Cet épuisement de la musique électoral ne peut que laisser progressivement place à une influence croissante des courants populistes, dont on peut sans peine distinguer deux familles.
Il y a celle dite « de gauche », dont Mélenchon est le dernier avatar, qui reprend le discours social-démocrate d’un maintien de la société de consommation, des acquis sociaux et de l’État-providence. Il a pour horizon l’époque mythique des trente glorieuses et pour fondement un pseudo-marxisme vulgaire homogène avec le fantasme de l’abondance matérielle. Ses aveuglements sont multiples, l’un des moins discutables étant la raréfaction des ressources naturelles de la planète, et l’un des plus manifeste étant la glorification des masses opprimées et prétendument irresponsables de leur adhésion au mode de vie oligarchique, soit l’ascension hiérarchique et l’obsession du niveau de vie.
Il y a ensuite, le populisme dit « de droite », qui est la pente naturelle en temps de crise. Il surgit dans toutes les régions du monde, des USA au Maghreb, de l’Afrique subsaharienne à la Russie ou à l’Amérique Latine, sans oublier la Hongrie, l’Autriche ou les Pays-bas... Sa croissance est prévisible, mais se heurte aux mécanismes de la mondialisation oligarchique que son discours peine à rendre compatible avec son terreau fondamental conservateur, la glorification des racines, de la tradition et /ou de la religion.
Il n’y a qu’un double refus à opposer à ces courants, quelque soient les renouvellements de discours ou les recompositions de personnel.
Nous ne voyons qu’une issue à ce triste constat : la réappropriation de la politique par la population dans son ensemble, une auto-organisation de la société capable de délibérer en assemblées générales et de d’opter pour une sobriété responsable.
Cela exige bien sûr de rompre avec les réflexes acquis depuis des décennies et aujourd’hui généralisé, le repli sur sa vie privée, le cynisme, le nihilisme qui dominent actuellement. Nous visons donc une remise en cause du fondement anthropologique de nos sociétés, étant entendu que la fin éventuelle du règne de l’oligarchie ne sera en rien une félicité mais bien plus le début de tous les problèmes. »
Un second exposé vise à expliciter les grands traits de la situation actuelle.
« Nous assistons à deux phénomènes opposés. D’un côté, le rétrécissement des marges des ressources naturelles, qu’il s’agisse des matières premières, des énergies fossiles, du fonctionnement des écosystèmes ou de la surface des terres arables cultivables. De l’autre côté, une croissance démographique continue et une multiplication des besoins. Cette contradiction s’approfondit au fil du temps en l’absence de réelles innovations techniques qui permettraient de composer différemment ces contraintes. Le capitalisme mondial, de ce point de vue, est dans une impasse certaine : la réduction des marges des gains et l’incapacité du capital à se reproduire en sont les signes.
Il n’existe aujourd’hui aucune perspective de sortie de cette situation. Les tendances à court terme ne peuvent donc être qu’une forte baisse, brutale ou graduelle, du niveau de vie mondial.
S’il n’échappe en rien à ces tendances des fond, le cas de la France est particulier. Le pays se caractérise par des « archaïsmes », qu’ils soient structurels ou le fait du poids d’un État-providence couplé un fort coût du travail. Dans le contexte mondial actuel, on ne peut qu’assister à une baisse de compétitivité et un déficit commercial grandissants, qui ne peuvent qu’accentuer le décalage d’avec les autres pays, même dans la zone euro.
Le rôle prépondérant de la France dans l’Europe renforce la complexité de la question. Le maintien de ce rôle est une nécessité incontournable pour l’oligarchie française (sinon elle deviendra une relative puissance régionale) et, dans la mesure ou elle veut garder une certaine indépendance par rapport à l’Allemagne, elle n’aura d’autre choix que de restructurer profondément l’économie française afin de faire porter le poids de cette décision politique par la population.
Ainsi, les gouvernements des prochaines années ne peuvent que chercher un rebond compétitif, et celui-ci ne peut que passer par une réduction du coût du travail. On assiste à la multiplication des mesures secondaires, comme la fin des 35h ou les réformes fiscales, mais le véritable chantier est celui-ci, auquel devront s’attaquer les « socialistes », quoi qu’ils en disent.
Cela concernera évidemment et en premier lieu les fameuses couches moyennes de la population, qui verront leur niveau de vie s’affaisser sensiblement. La question entièrement ouverte est alors celle des réactions sociales qui se produiront. C’est ce à quoi il y aurait à s’employer : déceler dans la réalité sociale ces réactions populaires.
Dans cette perspective, on peut faire le parallèle avec la Grèce, sur laquelle nous avons un peu travaillé. Il y a cette emprise considérable de l’imaginaire de la société de consommation, que n’ose briser aucun courant politique. Les grecs se bercent aujourd’hui d’illusions avec la gauche de Siryza au pouvoir, qui leur promet une sortie de l’impasse par un retour à la sociale-démocratie... Et là-bas aussi, on assiste à un retour de l’extrême-droite.
La droite nationaliste française pourrait être effectivement amenée à jouer un rôle croissant, en promettant à la fois sécurité, redressement de l’économie, cohérence nationale et maintien de la France comme grande puissance mondiale. Ces traits ne peuvent pas être repris par la gauche, qui se trouve alors dans l’impossibilité de s’adresser à la fois aux couches moyennes et aux classes populaires.
La situation est donc instable. Il y a les conséquences interminables de la crise économique, mais il y a aussi les facteurs géopolitiques, qui pèsent de plus en plus lourds. La restructuration de l’équilibre des forces mondiales, avec des nouveaux acteurs qui peuvent entrer en scène, risque d’augmenter la tension géopolitique et ainsi l’insécurité. Ceci crée déjà un « état d’alerte » qui appuie et justifie la pression sur le niveau de vie de la population. Quel serait, par exemple, l’impact en France d’un affrontement entre l’Iran et Israël ? Il faut s’attendre aussi à des affrontements religieux impsoucieliquant les grandes puissances, mais également les populations multiculturelles qui y habitent. »
Débat
Sur la technologie aujourd’hui
Myriam : Je ne suis pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle il y aurait aujourd’hui un manque d’innovation technique. C’est complètement faux. C’est exactement le contraire qui se passe aujourd’hui : il y a une course à l’innovation permanente et c’est le cœur même de la crise. Sans rentrer dans le schéma classique du travail mort, les machines, qui remplacent le travail vivant, les travailleurs, on assiste quand même à un grand remplacement, à une automatisation du travail qui repousse perpétuellement les limites du système.
Spiros : Bien sûr, mais cette prétendue innovation a toujours lieu dans le même champ depuis au moins quarante ans. Ce n’est que la continuité d’une dynamique déjà enclenchée, et c’est bien cela, une des dimensions de la crise : lorsqu’on parle d’innovation technique, on parle d’une chose qui serait comparable, par exemple, à celle de la seconde révolution industrielle, c’est-à-dire capable de résoudre les contradictions actuelles, de provoquer le passage d’un mode de production à un autre. On ne voit pas de changement d’ampleur qui permettrait de répondre aux impasses du capitalisme aujourd’hui.
Michel : Sans doute, mais il y a quand même ce qu’on appelle le capitalisme vert, qui fonctionne depuis deux ou trois décennies.
Spiros : C’est essentiellement de la poudre aux yeux : on renomme autrement ce que l’on fait depuis longtemps. Et par exemple sur le versant énergétique, on ne voit pas tellement de nouveauté. Le photovoltaïque, l’éolien ne supplanteront pas, en l’état actuel des choses, c’est-à-dire même à consommation égale ou croissante, les énergies fossiles traditionnelles. Alors il y a le gaz de schiste, les sables bitumineux, etc, mais ça ne fait que prolonger ce qui est déjà en place sans changer fondamentalement les choses – sinon en les empirant.
Michel : Nous vivons dans un système qui repose sur la concurrence de tous contre tous, par l’intermédiaire de la hiérarchie, de la consommation, du statut, etc. Mais les utopies ne parlent plus, qu’il s’agisse des « Nouvelles de nulle part » de William Morris, ou plus récemment du film « La belle verte » de C.Serreau. Tout cela est impensable. Même les initiatives de terrain comme les syndicats ou les SCOP se heurtent à des limites internes : on reproduit à l’intérieur une exclusion, une précarité, des relations de pouvoir, etc. tout le monde utilise la technologie actuelle et en souffre tout en en bénéficiant. Donc l’opposition à l’Etat comme à la technologie est sans issue. La question est plus concrète : comment amener les gens normaux, ceux que l’on croise au travail, das les clubs sportifs, etc. à se poser des questions sur la folie actuelle ? Il n’y a plus aucune fluidité dans le rapport entre les gens, dans l’expression.
Myriam : Les syndicats comme la CGT ou la CNT sont totalement intégrés aux schémas de pensés gestionnaires. La question des formes de vie ne fait pas du tout question. On est vraiment dans le management, l’idéologie gestionnaire, c’est-à-dire qu’on élude complètement toute réflexion réelle et bien entendu tout recul sur la technique et la technologie.
Nikos : Quand j’entends que la critique de l’État est couplée à celle de la technologie, il me semble qu’on est dans un schéma anti-autoritaire. Mais on élude alors un grand changement de perspective qui a eu lieu il y a quelques années. Nous ne sommes plus dans la « Mégamachine » dénoncée par L. Mumford, ou dans la même veine J. Ellul, etc. Aujourd’hui le modèle, c’est Steve Jobs, dirigeant cool, ancien hippie, qui promeut la créativité, le style de vie décontracté, etc. Les « nouvelles » technologies sont aujourd’hui intégrées dans un mode de vie qui n’est pas imposé d’en haut, c’est cela, la machine infernale qui détruit les comportements anthropologiques de base, la capacité d’entretenir des relations avec les autres, la socialité, et surtout la capacité de penser. Nous ne sommes donc plus dans le modèle du taylorisme appliqué à la vie sociale, mais bien dans une société de consommation où les gadgets hyper-sophistiqués encouragent une certaine « autonomie », un certain « individualisme ». Le fait radicalement nouveau est que cette technologie est non-utilitaire, non-fonctionnelle, ne produit proprement rien, donc la critique anti-utilitariste ou anti-productiviste à son encontre est sans effet.
Michel : Plutôt que de parler de désocialisation il faudrait parler de sur-socialisation…
Nikos : C’est en tous cas l’impression qu’en donnent la prolifération des réseaux sociaux. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce modèle technophile voile les crises de nos sociétés, leur épuisement, et les accélère. Et c’est clairement vu par les oligarchies américaines, qui poussent à passer du modèle « PC » au modèle « I-phone », moins cher, plus mobile, plus souple, etc. C’est ça qui se répand sur la planète. On assiste donc à un narcissisme matérialisé et sans fin qui s’éloigne de plus en plus de la réalité limité du monde. Cela existait déjà dans les années 70, mais c’était temporairement viable à l’époque, et ça le devient de moins en moins. Bref, il n’y a pas d’innovation à proprement parler, il y a renouvellement des formes, vulgarisation, propagation, mais le modèle fondamental reste le même.
Spiros : En ce sens, s’il y a renouvellement dans la consommation et approfondissement de certains modes de vie, c’est sans innovation réelle au niveau de la production. Et le phénomène nouveau, massif, c’est bien sûr la crise écologique, qui mène à une impasse.
Un projet politique pas assez « bandant »...
Nicolas : J’ai lu le tract avant de venir, et je suis en grande partie d’accord mais j’aurais deux critiques à en faire. Premièrement, vous mettez sur un pied d’égalité les deux populismes, alors qu’ils ne sont pas équivalents. D’abord parce qu’il y en a un qui est plus probable que l’autre, celui de droite ; et ensuite parce que la gauche comporte quand même tout un versant émancipatoire. Dans sa dénonciation, il faut avoir du discernement, sinon on fait objectivement le jeu de la droite. Deuxièmement, la fin du tract appelle à la « sobriété ». Ça me fait penser à une nouvelle d’Edgar Allan Poe sur la perversité qui se retourne contre elle-même et provoque finalement sa propre perte. Il y a dans votre proposition une posture moralisatrice qui est une négation d’un aspect de l’être humain, qui est la perversité. Il faut savoir quel rapport on entretien avec sa propre perversité, avec le besoin d’ordre, pour ne pas la provoquer. Vos perspectives ne font bander personne, et ce qu’on veut, c’est quand même parler aux gens. Bilan : nous sommes très peu nombreux ce soir...
Henri : C’est vrai que le communisme faisait miroiter l’abondance matérielle… Malheureusement, on a vu ce que ça donnait…
Nicolas : Il n’y a que la perversité qui fasse bander, qui puisse créer un attrait pour la chose politique. On ne peut pas faire de politique sans ça.
Michel : Je ne suis pas du tout d’accord avec ce genre de propos, qui me rappellent ceux de Negri. La perversité est une régression, ce n’est pas possible de fonder une politique là-dessus. Bien sûr la question est celle de constituer des collectifs avec les êtres humains tels qu’ils sont, mais on ne peut pas partir du pire qu’il y a chez chacun.
Nicolas : La question est celle de la démesure, du hors-limite, qui est un attrait pour les hommes. On ne peut pas s’en passer ou alors on dessine une nature humaine qui est monstrueuse, et on a vu ce que ça donnait : les pires régimes de l’Histoire. Dans ce tract on ne sent pas cette démesure, et ça accompagne ce mythe d’un monde débarassé de ce désordre humain.
Pierrot : Vouloir changer la société, c’est quand même une preuve de démesure... Nous prônons l’auto-organisation, on ne peut pas dire que ce soit le discours de l’ordre…
Quentin : Que l’être humain ne soit pas rationnel, c’est évident. Nous ne prônons pas un homo rationalis qui pèserait le pour et le contre. C’est une chose avec laquelle nous sommes clairs, que l’on a écrit ailleurs, et on ne peut pas tout mettre dans un tract. Mais si la politique revient à « faire bander » à partir de nos idées, il faut regarder du côté des décroissants : comme ils ont tout-à-fait conscience que leurs propositions ne sont pas séduisantes face au système, ils cherchent à le rendent tels, avec de l’humour, des techniques publicitaires, etc. Au final, ça donne un truc à la fois indigeste et mensonger, mais surtout cela les expose à être objectivement les porte-voix de l’austérité des puissants. Bien entendu, il y a une forte frange qui en a conscience et accompagne son discours de réflexions sur l’égalité et la démocratie, mais il me semble que le mal se fait tout de même. D’autre part, il me semble qu’il faille regarder les choses avec un peu plus de recul : La société de consommation a pris la fonction des anciennes religions, qui est de fournir un sens à l’existence. Ce à quoi l’on assiste, c’est à la fin de cette religion nouvelle qui s’est propagé à toute la planète. Comment la fin de cette extraordinaire illusion va-t-elle être vécue ? Ce que nous avons à dire, c’est un appel à la responsabilité et à la maturité qui ne peut qu’être décevant. Le type anthropologique actuel est fortement régressif : comment lui faire entrevoir que derrière le deuil de l’abondance matérielle il peut y avoir une liberté et un bonheur, mais qui n’a que peu à voir avec ce qu’on lui vend comme tel ?
Nicolas : Oui, mais votre approche centrée sur les aspects matériels de la société de consommation fait l’impasse sur les dimensions psychologiques et sociales. C’est clair que les religions actuelles se combinent très bien avec la société de consommation et le capitalisme : la question est pourquoi ? Il faudrait se le demander... C’est insuffisant de dire aux gens : il faut être sage. Ça ne marche pas !
Nikos : Nous ne parlons pas des religions, mais de cette nouvelle proto-religion qu’est la consommation. Elle est un fait complètement nouveau parce qu’elle proclame qu’il n’y a plus aucune limite, contrairement aux religions historiques. En un sens, le seul précédent serait le principe du totalitarisme, pour lequel « tout est possible », bien sûr uniquement pour un petit cercle qui impose ses volontés aux autres.
Sur la démesure humaine, la recherche d’illimitation et le pouvoir de l’État
Myriam : Je ne suis pas du tout d’accord avec le consensus sur la question de la démesure comme nature humaine. Quantité de travaux anthropologiques ont montrés que ce n’était qu’une projection occidentale, Sahlins en premier lieu. La consommation pour elle-même, etc, sont des créations occidentales qu’on ne retrouve pas dans d’autres sociétés ! D’autre part, je ne suis pas non plus d’accord avec le constat d’une société permissive, sans limites, etc. Il y a énormément d’interdits aujourd’hui, c’est évident. On ne peut strictement rien faire, malgré le discours qui nous baigne. Bien sûr la domination a changé, à commencer par la tertiarisation de l’économie dès les années 70, qui a marqué l’entrée dans l’ère communicationnelle. C’est l’époque de la manipulation, qui reprend le discours de la liberté et de l’autonomie, mais c’est une illusion totale !
Nikos : Bien sûr que les interdits existent encore, mais la recherche de l’absence de limites ce n’est pas qu’une illusion, il y a une effectivité dans les comportements, il y a cette recherche de liberté comprise comme illimitation. Peut-être peut-on dire qu’il y a un décalage énorme, et même une contradiction profonde, entre la représentation qu’ont les gens de leur vie et sa réalité triviale. Mais c’est auto-entretenu.
Myriam : Il y a une raison objective, c’est la répression. Il y a un changement dans le style de l’oppression, notamment par l’intégration des savoir de la psychologie et de la psychanalyse par le management – et il ne s’agit pas de disqualifier ces discipline pour cela. Mais au bout du compte, les flics sont là, ce sont eux qui empêchent d’agir.
Nikos : On peut tomber d’accord au niveau descriptif, mais pas sur l’interprétation. Je ne pense pas que nous vivions dans un système où tout est réglé, ordonné selon un ordre quelconque, que ce soit par la répression ou par la manipulation. Ce que je vois, moi, c’est que les processus de manipulation ratent la plupart du temps, sont approximatifs et que tout le monde bricole pour s’en tirer. Dans le cas inverse, il faut se demander qui gère la situation ? Pour ma part, il y a clairement des dominants, mais je ne les crois pas aussi puissants que cela.
Quentin : Je crois qu’à l’extrême-gauche il y a une tendance très forte à la fascination pour le pouvoir, que l’on s’échine à dénoncer sans cesse et à qui l’on prête une puissance qu’il n’a pas pour ne pas examiner lucidement la situation. Prenons le cas typique de la Tunisie, sur laquelle nous avons un peu travaillé. Il y a trois ans, tout le monde, y compris les militants là-bas, disaient que Ben Ali avait des réseaux absolument partout, que le régime était quasi-totalitaire donc qu’il était impossible de faire quoi que ce soit, une répression terrible, la torture des opposants, les dénonciations systématiques bref, que le pouvoir était absolu et qu’il avait gagné. Tout cela était partiellement vrai mais, en trois semaines, le régime s’est effondré. Que s’est-il passé ? La population a cessé de lui apporter son soutien, même passif. C’est la même chose partout : aucune domination ne se maintien sans la collusion, la complémentarité, la complicité voire le soutien d’une grande partie de la population. La chose est identique en Occident et en France : de ce que j’ai vu dans mon parcours de militant, ce ne sont pas les flics qui empêchent d’agir, mais bien plutôt, d’abord et avant tout la dépression, le découragement, la lâcheté, l’arrivisme, la perversion, etc. qu’on rencontre partout... C’est cela, la réalité.
Nikos : Prenons le cas de la sexualité. Il n’y a plus aucune restriction sexuelle majeure : pour toute une génération, les plus jeunes, c’est cela, la liberté et il n’y a pas à chercher plus loin. Prenons le cas du travail : il est compris comme une parenthèse longue et pénible entre deux week-end où on fait la fête, on s’éclate, on se déchaîne pour évacuer toute l’angoisse, la tension. C’est un exutoire. C’est comme ça que c’est vu, vécu, compris. C’est tout un mode de vie. Prenons les bonnes manières : elles ont explosées, qui se soucie de la tenue à table ? Dans sa vie privée, cette évaporation des normes est vécue comme une vraie liberté.
Nicolas : Les limites existent toujours, évidemment, mais ce sont les autres qui sont des facteurs normatifs, pas la norme sociale en tant que telle : le pouvoir institutionnel est en régression. On est dans le « jouir sans entraves » !
Michel : Oui, mais c’était déjà le cas dans les années 70. Déjà à l’époque les autres étaient vus comme limitant la liberté de chacun.
Myriam : Mais à l’époque, il y avait une organisation du travail qui permettait une coopération, une participation de chacun. Aujourd’hui, il y a une réduction drastique des marges de manœuvre. Le monde du travail a littéralement explosé, les travailleurs s’éclatent, si on peut dire, littéralement : c’est le suicide, les burn-out, etc. il y a le sentiment aujourd’hui d’être pieds et poings liés à des tâches absurdes sur lesquelles on n’a aucune prise. Les réactions ne sont plus politiques, mais psychologiques.
Quentin : Si je peux me permettre, tu regardes la réalité actuelle avec les yeux du passé, comme nous tous. Mais le monde n’est plus perçu comme ça, notamment par les jeunes générations. L’émancipation avait un sens, le travail était un lieu de vie et de lutte, etc. Aujourd’hui, la quête est celle de l’illimité, de l’illimitation, de l’infini. C’est la consommation, les objets en abondance et les services aussi, mais c’est aussi la profusion des relations virtuelles, l’omnipotence technologique, etc. En toile de fond, c’est l’idée de limite qui semble insupportable, qui entraverait une liberté qui est conçue comme un accès à l’infini. C’est pour cela que cela reprend les fondements des religions : c’est ça l’adhésion à ce système. Mais alors comment en sortir ? Parce qu’en comparaison, tout notre discours ne peut être que décevant pour tout le monde : nous proposons la fin de l’infantilisme. On ne dit pas à un enfant qu’il doit grandir parce que sa vie va être « bandante » ! L’émancipation n’est pas un plaisir consommable, il est infiniment plus subtil. Comment le rendre tangible ? Mais sommes-nous seulement écoutés dès qu’on ne promet pas monts et merveilles ? Nous vivons dans un monde fini, c’est le principe de réalité : nous faisons le pari de nous adresser en adultes à des adultes à partir d’une lecture lucide de la situation.
Nikos : Pour en revenir à la question de la démesure, c’est évident qu’il y a un rapport à entretenir avec elle. C. Castoriadis voyait l’autonomie individuelle comme l’établissement d’un autre rapport à l’inconscient, et certainement pas une suppression de celui-ci. C’est la même chose.
Myriam : Je ne suis toujours pas d’accord avec cette histoire de démesure : la consommation compulsive, c’est bien une invention occidentale.
Nicolas : Il y a malentendu. Ce que l’on entend par démesure, c’est la part d’absolu, de désordre, de folie qui caractérise l’être humain, et qui est observable dans n’importe quelle société. Mais c’était canalisé par la religion, qui en faisait du sacré et une série d’interdits sociaux.
Nikos : Il y a un malentendu similaire avec les décroissants : ils confondent spiritualité et religiosité et beaucoup en viennent à souhaiter l’instauration d’une nouvelle religion pour contrôler justement cette tendance à la folie humaine. Alors ils posent une sorte de dilemme insoluble où il faudrait choisir entre des humains robotisés et une masse acceptant des préceptes religieux. On retrouve là le discours traditionnel : le chaos contemporain est dû à la disparition des lois religieuses. Et son pendant, c’est le discours technophile, la fuite en avant vers le n’importe quoi. Ce que nous disons est clair : nous voulons une sobriété non-religieuse, fondée sur la responsabilité collective.
Nicolas : Reste que ce discours ne peut pas rencontrer les gens. Qui va s’engager dans cette voie ? J’ai utilisé une terminologie familière en disant qu’il fallait que ça soit « bandant », mais il faut comprendre ce que cela veut dire. Si on fait de la politique, c’est pour convaincre les gens. Le politique est aussi de la libido. Si on ne veut pas s’adresser aux masses, il ne faut pas faire de politique, c’est le minimum pour être cohérent.
Quentin : Pas forcément. Même si ce n’est pas entièrement clair entre nous, nous ne cherchons pas à devenir un parti de masse. Nous ne pensons pas qu’un discours responsables puisse être entendu par la majorité des gens avant deux ou trois décennies. Il y a une trentaine d’années, C. Castoriadis évaluait à 10.000 le nombre de personnes susceptibles d’être sur les mêmes positions que nous : il semble que nous pouvons diviser aujourd’hui ce chiffre par dix ou cent. Nous écrivons et nous faisons ce que nous pensons devoir être fait, tant mieux si ça parle à certaines personnes, si ça les aide. Mais nos propos sont surtout, de fait, destinés au jour où les gens seront disposés à les entendre, lorsque des questions cruciales se poseront. C’est ce qui s’est passé en 68. De toutes les façons, ce que nous avons à faire est ingrat, et ce serait mentir que de le présenter autrement. Nous annonçons la fin de la religion de l’abondance mais aussi la fin de toutes les religions, autrement dit l’affirmation de la mortalité, de la finitude de la vie, du tragique de l’existence. On peut se raconter tout ce qu’on veut, ce n’est pas bandant, et ça ne le sera jamais. Mais il faut affirmer que pour nous l’auto-limitation individuelle ou collective est une voie qui donne un sens à l’existence humaine, qui fait qu’entre la naissance et la mort il y a autre chose qu’une course impossible à la jouissance.
Nikos : Il y a un contraste saisissant entre le monde du travail et les perspectives de vie que les gens ont, c’est-à-dire les promesses d’illimité : cela génère une accumulation de frustration gigantesque.
Nicolas : Il ne s’agit pas de draguer les masses, mais bien de s’échapper des derniers avatars du gauchisme, notamment croire que la société que l’on veut sera un ordre rationnel. Quentin : Là-dessus nous sommes clairs. La question des limites se formule chez nous comme le principe de l’auto-limitation, à la fois individuelle et collective, puisque c’est cela, la démocratie. Ça sous-entend qu’il y a hubris, désordre, folie mais que c’est au peuple de mettre lui-même en place les garde-fous.
Nikos : Il y a un hiatus, une cécité politique et anthropologique chez les libertaires. Il sont incapables de tenir ce genre de raisonnements. On a alors les deux extrêmes ; le militant de terrain qui refuse de se poser ce genre de question et l’intello mais qui ne fait pas de politique proprement dite.
Mohand : Personnellement, le préfère le militant de base plutôt que l’intello. J’en connais beaucoup, des copains qui réfléchissent, et ils savent ce que je fais, mais ça ne les intéresse pas du tout. Ils ne viennent jamais militer avec moi.
Quentin : Ça dépend aussi peut-être de ce pour quoi tu milites...
Mohand : Je milite pour des valeurs, pas celle des fachos. Il faut qu’on dégage un minimum de points d’accord, pour élaborer un front commun. On est pas d’accord sur tout, mais au moins, on peut collaborer ensemble sur quelques actions. C’est la seule manière d’avancer.
Quentin : C’est la théorie troskyste du « programme minimum »...
La réunion se clôt à 22h
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