Tunisie : « La défaite prochaine des islamistes sera l’annonce d’un début de libération du carcan religieux »

mercredi 31 octobre 2012
par  LieuxCommuns

Interview d’un camarade tunisien (voir sa précédente interview).

Propos recueillis le 30 octobre par notre collectif.

Cela fait un an que les islamistes d’Ennahda sont au pouvoir en Tunisie, et l’actualité est depuis rythmé par l’escalade du radicalisme religieux, notamment salafiste, couvert par le gouvernement. Offensives bigotes autour de la Constituante, multiples manifestations violentes ou opérations coup-de-poing d’escadrons intégristes, condamnation de jeunes caricaturistes tunisiens pour blasphème, mise en accusation d’une jeune femme pour avoir provoqué son viol par des policiers, etc. Vu de France, le pays à l’origine des « révolutions arabes » semble sous l’influence croissante des extrêmes droites musulmanes. Qu’en est-il ? Et pourquoi rencontrent-elles une si faible résistance dans une Tunisie qui était une des avant-gardes de la laïcité dans le monde arabo-musulman ?

Tout d’abord, la Tunisie n’était pas une des avant-gardes de la laïcité. La spécificité de la Tunisie est que le groupe dirigeant qui a pris le pouvoir après l’indépendance fut influencé par la culture française. Bourguiba était laïc – jusqu’à un certain degré – et a imposé des réformes telles que celles relatives aux droits des femmes. Mais cette pseudo-laïcité était imposée d’en haut. Elle n’était pas le résultat d’un mouvement social, politique et culturel, bien que plusieurs écrivains laïcs et réformateurs aient déjà essayé de préparer le terrain comme Taher Haddad et aient été vivement critiqués par les hommes religieux. Bien sûr, les réformes de Bourguiba ont fait de la Tunisie une exception comparée aux autres pays arabes, mais cela ne suffisait pas. Pendant les dernières années du régime de Bourguiba, on a assisté au développement du mouvement des Frères musulmans, qu’on peut qualifier de mouvement importé et notamment d’Egypte et de Syrie. Il reçut l’aide d’une fraction du pouvoir pour contrecarrer le mouvement gauchiste qui régnait au sein des étudiants et des intellectuels ; ainsi le journal Al Maarifa fut publié par le parti au pouvoir.

Puis, durant le règne de Ben Ali, celui-ci a scandé le slogan de la défense de l’identité arabo-musulmane pour se démarquer du bourguibisme. Pendant un certain temps, le mouvement des Frères musulmans a agi de façon semi-légale ; par exemple, la publication du journal El Fajr du mouvement islamiste fut autorisée. Pendant un peu plus de deux ans, le mouvement intégriste musulman a eu une position de soutien critique au pouvoir, tout en préparant un coup de force qui aboutit à une campagne de répression qui toucha tous les mouvements politiques. Des milliers d’intégristes furent alors emprisonnés.

Mais depuis 2005, les mouvements islamistes qualifiés de « modérés », comme celui de la Nahdha, ont noué des relations étroites avec les pays du Golfe et l’oligarchie mondiale qui considérait que la mouvance islamiste pourrait représenter une alternative aux pouvoirs arabes devenus impopulaires. Ben Ali a compris que la tendance mondiale était d’utiliser ces mouvements intégristes et a créé la station de radio « Ezzitouna » spécialisée dans les questions religieuses. Il en fut félicité par les dirigeants de Nahdha exilés en Angleterre...

Après le soulèvement populaire de 2011, les mouvements intégristes ont eu un soutien moral et matériel des Etats-Unis, du Qatar et de l’Arabie saoudite, et on a assisté à un partage des rôles. N’oublions pas que les gauchistes staliniens tunisiens – que je qualifie d’islamo-national-gauchistes – ont créé depuis 2005 un front uni avec les islamistes, le Front du 18 octobre, dirigé contre Ben Ali. Après le soulèvement, ce sont ces mêmes gauchistes qui ont mis en place le « Front de protection de la révolution » en association avec les islamistes, qui ont fait main basse sur l’organisation, devenue depuis une milice intégriste...

Les prochaines élections sont les législatives prévues en juin prochain. Elles pourraient bien voir d’autres forces politiques prendre le pouvoir officiel, notamment les libéraux et leurs alliés. De leur côté, les gauchistes, staliniens, trotskystes, nationalistes arabes et baasistes se sont regroupés au sein d’un « Front populaire tunisien » et déclarent « avoir faim de pouvoir »... Que penser de cette opposition hétéroclite et sans réelles solutions aux impasses du pays ? Que pourrait-il se passer si ces coalitions parvenaient au gouvernement ?

Nous assistons actuellement à une résistance farouche aux islamistes au pouvoir : mouvement des jeunes chômeurs, des femmes, des intellectuels, des artistes, … et chaque jour nous apporte de nouvelles informations sur des grèves générales dans différentes régions de la Tunisie. Je pense que la montée progressive des islamistes, jusqu’au pouvoir, n’est qu’une réaction négative de la population contre le système corrompu de Ben Ali. Plus important : elle est également une chance pour le peuple tunisien de connaître le vrai visage des islamistes, qui sont en train de perdre du terrain.

Les Frères musulmans d’Ennahdha sont les alliés des salafistes, et ceux-ci continuent de semer la terreur auprès de tous les opposants. Mais le peuple tunisien commence à sentir le danger de tels mouvements.

Quant à nos gauchistes, ils ne font pas la différence entre les libéraux et les centristes d’une part, et les mouvements islamistes de l’autre. « Ni RCD ni islamistes ! » est le slogan aujourd’hui bien connu de tout le peuple tunisien. Mais nos gauchistes, alliés aux nationalistes chauvins, veulent rayer d’un coup toute l’histoire moderne de la Tunisie en taxant tous les libéraux de RCDistes, ce qui, évidemment, est un pur mensonge. En fait, cette position fait le jeu des intégristes, qui de leur côté évitent de critiquer le soi-disant « Front Populaire » des gauchistes et des nationalistes arabes. Les gauchistes n’ont aucune vue sur les facteurs géostratégiques : il ne veulent que le pouvoir et espèrent récupérer les voix des libéraux et des centristes. Mais bien que les intégristes soient actuellement au pouvoir, nous pensons que le parti Nida Tounes (l’Appel de la Tunisie) allié à d’autres partis emportera facilement les prochaines élections en éliminant toute possibilité d’un coup de force intégriste.

La montée des islamistes est la conjonction de plusieurs facteurs politiques, culturels et autres.

Justement. Face à une situation économique qui continue de se détériorer, les réactions populaires continuent de secouer le pays depuis presque deux ans : émeutes, manifestations, grèves, sit-in, etc. On voit notamment que les régions à l’origine du soulèvement de décembre 2010, Sidi Bouzid, Kasserine, Thala, sont particulièrement frondeuses, et la jeunesse populaire, notamment à Sidi Bouzid cet été, est souvent la plus active et la plus intransigeante (cf tract). Mais ces sursauts semble manquer complètement de perspectives alors que le mouvement associatif se développe et cherche des alternatives concrètes. Quels sont les éléments qui empêchent l’émergence populaire de projets de société ?

Je suis tout à fait d’accord sur le fait que les mouvements sociaux ne s’ouvrent pas sur une perspective politique claire, mais il faut aussi nuancer ce fait, car, rejoignant les idées de Miguel Benasayag, je dirais que la lutte sociale ne doit pas partir des idées vagues et des slogans creux et programmes bien établis mais des situations concrètes. Les gens commencent à soulever les questions de la justice sociale et les questions écologiques, et ceci se traduit par les mouvements citoyens qu’ont connu Gabès, Sfax, Zaghouan, Djerba ainsi que des revendications contre le gaz de schiste. Le temps du changement ne se décide pas mais se crée, et on ne peut brûler les étapes. Je pense que la lutte doit se concentrer sur deux fronts : le front social, sur la base de questions concrètes sans essayer de les relier à des idéaux, même libertaires. Le front culturel.

Et les problèmes écologiques ? Car ils commencent eux aussi à se faire sentir crûment, comme l’ont montré les pénuries d’eau au beau milieu de cet été dans de nombreuses grandes villes. S’il y a effectivement de graves incompétences de gestion des canalisations, la cause principale reste l’épuisement des nappes phréatiques, qui ne sera pas réglé de sitôt. Alors que la question écologique semble politiquement inexistante en Tunisie, elle fait partie des causes du mécontentement populaire, notamment rural et paysan, et de nombreux sites expérimentaux existent. Y a-t-il une prise de conscience populaire que le modèle de développement, qu’il soit étiqueté « occidental » ou « qatari », est une impasse, et que la société de consommation est, à terme, condamnée ?

La prise de conscience des questions écologiques est tout à fait récente, et s’est concrétisée par ces mouvements que je viens de citer. On peut y ajouter aussi le mouvement des pêcheurs contre les agissements illégaux des grands chalutiers et les mouvements des paysans contre la pollution chimique. La conscience écologique doit être renforcée sur la base de questions concrètes et doit être renforcée par un mouvement intellectuel pour attirer l’attention sur ces questions, et c’est ce que nous essayons de faire.

Beaucoup de gens en France et dans le monde ont crus avec enthousiasme aux soulèvement arabes que l’insurrection tunisienne avait déclenché : ils sont aujourd’hui fortement décontenancés par l’offensive islamiste et l’absence d’alternatives crédibles capables de lui faire face, d’autant plus qu’elle frappe de plein fouet les pays d’Europe. Que pensez-vous qu’il soit possible de faire aujourd’hui, en Tunisie bien sûr, mais aussi de France ? Le déchaînement actuel des forces de la réaction annoncent des moments très difficiles : sommes-nous condamnés à l’impuissance et à l’attente de jours meilleurs ?

Je pense que nos camarades européens ont surestimé le soulèvement tunisien et arabe. D’autre part, j’ai senti comme une nostalgie d’un tiers-mondisme qui voit dans les peuples du soit-disant Tiers-monde la force motrice du changement et de la « révolution mondiale ». Il faut rompre définitivement avec cette idée.

Par contre, nous ne devons pas être condamnés à l’impuissance. Nous assistons à un éveil des consciences qui se développe sur le terrain des luttes concrètes et non idéologiques. Le changement ne se décrète pas (on ne décrète que les coups de forces et les coup d’Etats) : Il est le résultat de la confluence de mouvements sociaux, écologiques, intellectuels et philosophiques. Je suis plutôt optimiste, car nous assistons à la faillite des courants islamistes, qui seront à mon avis vaincus, et leur défaite sera l’annonce d’un début de libération du carcan religieux. Car pour les peuples à majorité musulmane, la religion demeure le premier obstacle à une libération de la pensée et de l’action. D’ailleurs, nous assistons à un nouvel élan intellectuel dans le pays, y compris des livres qui traitent de la religion et des traditions. Dernièrement, une émission sur une chaîne de télévision fut consacrée au pèlerinage d’un point de vue sociologique et anthropologique, et on a osé dire que cette pratique avait précédé l’apparition de l’Islam...

Je pense qu’il faut tirer des leçons de ce qui se passe en Tunisie. Il ne faut jamais sous-estimer les mouvements sociaux en disant qu’ils n’ont pas un caractère politique franc, ou qu’ils n’ouvrent pas sur une perspective claire. Figurez-vous qu’un ancien salafiste tunisien qui a rompu avec le salafisme appelle aujourd’hui au partage des heures de travail pour lutter contre le chômage, à l’égalité des salaires, et il est devenu très connu grâce à ses vidéos ! Le changement ne se décrète pas et le cours des choses ne suit pas nos désirs, et s’il le suit, alors ça ne peut aboutir qu’à une forme de dictature, même si elle prône l’autonomie. Il faut nouer des liens avec tous les collectifs et les mouvements sociaux (collectifs contre le nucléaire, les OGM, le gaz de schiste, santé et environnement….) et joindre le travail intellectuel au travail de terrain.


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