La fable de la mixité urbaine

lundi 20 mai 2013
par  LieuxCommuns

Article de Christophe Guilluy, géographe Ouvrage : « Fractures françaises » (Bourin éditeur, 2010), paru dans Le Monde du 13 octobre 2011

Plus que son contenu, c’est d’abord la surmédiatisation du rapport de l’Institut Montaigne qui est frappante. Le constat, celui d’une forme d’islamisation de certains territoires, n’est pas véritablement une découverte. On rappellera à ce titre que le rapport Obin de l’éducation nationale montrait déjà, en 2004, le débordement dans l’espace public des pratiques communautaires dans les établissements scolaires situés dans des communes à forte population musulmane.

Rien de bien nouveau donc, le problème est en réalité sur la table depuis au moins dix ans. Cette question culturelle et identitaire est d’abord le fruit d’une dynamique démographique. La question de l’islam ne serait pas aussi présente si elle ne s’inscrivait pas dans un contexte démographique, celui de la croissance forte et récente du nombre des musulmans en France et en Europe.

Rappelons ici que les communes ciblées par l’Institut Montaigne se caractérisent d’abord par une transformation démographique sans précédent. Entre 1968 et 2005, la part des jeunes d’origine étrangère (dont au moins un parent est né à l’étranger) est passée de 22 % à 76 % à Clichy-sous-bois et de 29 % à 55 % à Montfermeil. Ce basculement démographique est un point fondamental. Une majorité de ces jeunes est musulmane ou d’origine musulmane.

La visibilité de l’islam et de ses pratiques est ainsi directement liée à l’importance de la dynamique démographique : flux migratoires et accroissement naturel. La question est d’autant plus sensible qu’elle s’inscrit dans un contexte démographique instable où les « minorités » peuvent devenir majoritaires et inversement. Sur certains territoires, les populations d’origine musulmane sont donc devenues majoritaires. C’est le cas à Clichy et Montfermeil. La passion qui entoure les débats sur l’islam est directement liée à la croissance du nombre de musulmans. La question du débordement des pratiques religieuses interroge l’ensemble des Français musulmans ou non.

Au-delà, ce débat interroge aussi la question du multiculturalisme. Ainsi, si l’on remplaçait demain les 6 millions de musulmans par 6 millions de sikhs, les controverses sur le port du kirpan (comme cela a été le cas au Québec), poignard mais aussi symbole religieux pour la communauté sikh, se multiplieraient.

L’importance des réactions suscitées par le rapport Kepel révèle en filigrane le malaise de la société française face au surgissement d’une société multiculturelle encore impensée. Il faut dire que, en la matière, nous nous sommes beaucoup menti. Convaincus de la supériorité du modèle républicain, en comparaison du modèle communautariste anglo-saxon, nous nous sommes longtemps bercés d’illusions sur la capacité de la République à poursuivre, comme c’était le cas par le passé, « l’assimilation républicaine ».

La réalité est que, depuis la fin des années 1970, ce modèle assimilationniste a été abandonné quand l’immigration a changé de nature en devenant familiale et extra-européenne (pour beaucoup originaire de pays musulmans). Alors que l’on continuait à s’enorgueillir du niveau des mariages mixtes, les pratiques d’évitement explosaient.

Aujourd’hui, le séparatisme culturel est la norme. Il ne s’agit pas seulement d’un séparatisme social mais d’abord d’un séparatisme culturel. Pire, il frappe au coeur des classes populaires. Désormais, les classes populaires d’origine étrangère et d’origine française et d’immigration ancienne ne vivent plus sur les mêmes territoires. Les stratégies résidentielles ou scolaires concernent une majorité de Français, tous cherchent à ériger des frontières culturelles invisibles. Dans ce contexte, la fable des mariages mixtes ne convainc plus grand monde et ce d’autant plus que les chiffres les plus récents indiquent un renforcement de l’endogamie et singulièrement de l’homogamie religieuse.

La promesse républicaine qui voulait que « l’autre », avec le temps, se fondît dans un même ensemble culturel, a vécu. Dans une société multiculturelle, « l’autre » reste « l’autre ». Cela ne veut pas dire « l’ennemi » ou « l’étranger », cela signifie que sur un territoire donné l’environnement culturel des gens peut changer et que l’on peut devenir culturellement minoritaire. C’est ce constat, pour partie occulté, qui explique la montée des partis populistes dans l’ensemble des pays européens.

Si le rapport Kepel est « dérangeant », c’est d’abord parce qu’il nous parle d’un malaise identitaire qui touche désormais une majorité de Français. A ce titre, il faut relever l’importance de cette question pour l’ensemble des classes populaires d’origine française ou étrangère. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la montée de l’abstention et de la défiance pour les grands partis aussi bien en banlieue que dans les espaces périurbains, ruraux et industriels.

Si un islam identitaire travaille les banlieues, l’adhésion pour les thèses frontistes d’une part majoritaire des classes populaires de la France périphérique souligne que la question sociale est désormais inséparable de la question culturelle.


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