Psychanalyse et liberté de pensée

vendredi 9 novembre 2012
par  LieuxCommuns

De belles pages, d’une troublante actualité dans l’interdit quasi général de penser qui nous frappe aujourd’hui et qui prétend masquer que "la pensée autorise le conflit et en cherche la résolution"...

Tiré de Hanna Segal, Délire et créativité, chapitre XVIII, Des Femmes, Paris, 1987, pp. 363-382.

Source

La psychanalyse appartient à la grande tradition scientifique qui cherche à libérer la pensée des dogmes, qu’ils soient de nature religieuse ou qu’ils proviennent de la tradition scientifique établie elle-même. Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale Claude Bernard écrivait : « Une idée doit toujours rester indépendante. Elle ne doit pas plus être enchaînée à des croyances scientifiques qu’à des croyances religieuse ou philosophique. » Une telle liberté est toutefois difficile à atteindre. Dans toute culture, certaines pensées ou certains idées sont inadmissibles.

Les travaux de Copernic et de Galilée on rencontré des résistances d’ordre émotionnel. Il était impensable que la terre puisse être autre chose que le centre de l’univers, avec les étoiles tournant autour d’elle. L’oeuvre de Darwin était également inadmissible. Bien sûr je sais que je simplifie exagérément ici : Copernic, Galilée et Darwin, tout comme Freud, avaient des prédécesseurs. Et dans le cas de l’astronomie s’ajoutait le problème que ses conclusions allaient à l’encontre de l’évidence des sens : la terre est plate. Quoi qu’il en soit, toutes documentée qu’elles fussent, leurs découvertes rencontraient une résistance car elles entraient en conflit radical avec le point de vue admis sur la place de Dieu et de l’homme dans l’univers. Avant Freud, il était impensable que des désirs incestueux fissent partie de la nature humaine et ne fussent pas le privilège de quelques pervers. Il était impensable que des enfants et même des nourrissons eussent des désirs, des phantasmes et des activités sexuelles. Et ce bien que, à la différence de ce qu’il en était dans le cas de l’astronomie ou de la biologie, il y eût beaucoup de preuves à portée de la main, à la fois par l’observation et par l’auto-observation. La notion d’une sexualité infantile était tellement impensable que Freud lui-même, lorsqu’il fut pour la première fois confronté à l’évidence, fut convaincu que tous ses patients avaient fait l’objet de séduction dans leur enfance de la part d’adultes. Si l’on en juge à partir d’une lettre à Fliess, il fut aidé dans sa prise en considération de l’idée nouvelle par le fait que cela le soulageait du fardeau d’une autre idée inadmissible. Dans cette lettre, Freud disait que lorsque ses conceptions sur la séduction dans l’enfance furent réfutées par la propre évidence qu’il apportait, au lieu d’en ressentir de l’accablement, il s’était senti excité et soulagé de manière surprenante. L’excitation était due au sentiment de se trouver à la veille d’une grande découverte. Le soulagement provenait de ce qu’il lui devenait possible de rejeter une pensée horrifiante - à savoir que tant de pères respectables, y compris son propre père, avaient été des pervers. Aussi, son acceptation d’une idée pénible fut quelque peu facilitée par son soulagement de s’en trouver libéré d’une autre. Mais il est important de noter que bien que toutes deux pénibles, ces idées n’étaient pas impensables pour Freud. Il pouvait les penser et en éprouver la validité. L’acceptation des pensées jusqu’alors inadmissibles quant à la nature sexuelle de l’enfant a représenté une percée majeure dans sa pensée. Avant Freud, il était impensable que les être humains nourrissent couramment des désirs non seulement incestueux mais encore cruels ainsi que des voeux de mort à l’égard de ceux qui leur sont les plus proches et les plus chers et qu’ils entretiennent des voeux de mort à l’encontre de leurs parents. Pour rendre pensables des idées aussi impensables, il faut un génie et un héros de la trempe de Copernic, de Darwin ou de Freud - quelqu’un qui soit de son temps et qui puisse s’écarter suffisamment de ce qui est pensable en son temps pour formuler des hypothèses jusque-là impensables.

Une fois formulées de telles hypothèses, il y a une longue bataille contre les résistances émotionnelles et un long processus d’élaboration par lesquels sont d’abord dépassées les résistances internes personnelles, ensuite celles de l’ordre scientifique puis celles du monde entier. En fin de compte, ces hypothèses peuvent devenir une partie de la pensée scientifique acceptée, et finalement de la culture générale.

Avec la psychanalyse, cependant, il ne s’agit pas seulement d’un problème social. Bien que les idées psychanalytiques bénéficient d’une certaine reconnaissance générale, la bataille pour la liberté de pensée doit être menée individuellement avec chaque analysant sur le divan aussi bien qu’à l’intérieur de soi-même. Et c’est par là que tout a commencé. Freud n’avait pas l’intention de révolutionner la culture, il avait l’intention de traiter des patients. S’étant aperçu que la pathologie hystérique s’articulait sur la conversion en symptômes d’idées dont l’accès n’était pas autorisé à la conscience, il entreprit de libérer les pensées de chacun de ses patients des résistances et des interdits intérieurs. Son oeuvre - même le tout début de son travail avant la découverte de la méthode psychanalytique - abonde en exemples.

Quelle est l’origine de telles inhibitions de la pensée ? La crainte du surmoi est des plus immédiatement manifeste. De la même manière que la crainte d’une autorité extérieure peut nous faire peu parler, la crainte d’une autorité intérieure peut nous faire peur de penser. Le surmoi, selon Freud, est le personnage parental internalisé, porteur des interdits parentaux, qui devient une structure dans notre inconscient. Mais tandis que l’autorité extérieure ne peut interdire que des actions y compris la parole, cette autorité interne peut interdire la pensée. L’interdit peut s’appliquer non seulement à certaines pensées comme des pensées hostiles à l’égard des parents et des frères et soeurs, mais aussi concerner toute recherche de connaissance et la pensée elle-même. Le mythe du Paradis terrestre se prête à cette interprétation : manger un fruit de l’arbre de la connaissance est le premier péché et il conduit à la perte de la grâce. Dans le mythe de la tour de Babel, la poursuite du savoir de Dieu est punie d’une attaque sur le langage, c’est-à-dire sur la pensée verbale. Le mythe de Prométhée implique une punition pour la recherche du feu, de la lumière. Une racine de l’inhibition de la pensée et de la recherche du savoir est la demande, ressentie comme venant du surmoi, selon laquelle il faut qu’il soit déifié. Le surmoi devient un dieu qui ne peut tolérer les lumières de l’esprit. Quand Oedipe trouve la réponse à l’énigme du Sphinx, celui-ci n’a plus qu’à se tuer. Un dieu ne peut survivre à être trop bien connu. Une telle divinité est aussi une divinité terrible. Le Sphinx dévorait ses victimes. Cet aspect du surmoi ressenti comme dirigé contre la connaissance et la pensée a été particulièrement étudié et décrit par Wilfrid Bion.

Le surmoi est toutefois une structure complexe. Il est plus que la somme des interdits parentaux et sa sauvagerie va bien au-delà de celle de la plupart des parents. Dans ses travaux tardifs, Freud exprimait l’opinion, partiellement en accord avec Melanie Klein et d’autres qui insistaient sur ce point, que le surmoi n’est pas seulement l’intériorisation des interdits parentaux mais qu’il est aussi et principalement le résultat de la projection dans ces figures parentales des pulsions et des phantasmes propres du sujet. Et les aspects idéaux et les aspects persécuteurs du surmoi ont leurs racines dans les mouvements pulsionnels propres du nourrisson. Reportons-nous au cas de l’Homme aux loups. Si son surmoi avait figure de loup au regard fixe, nous pourrions dire maintenant que cela était dû dans une large mesure au fait qu’il avait attribué à ses parents internes ses propres pulsions à mordre et ses pulsions voyeuristes. De la même manière, l’exigence du surmoi à être traité comme un dieu soustrait à la pensée critique s’enracine dans les propres besoins du nourrisson d’avoir des parents parfaits.

L’interdit visant les pensées et qui paraît émaner du surmoi est aussi en partie une projection de l’antagonisme propre du moi infantile à l’égard de la pensée. Si nous goûtons au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, nous nous exilons du Paradis. Copernic et Darwin portèrent de grands coups à la vanité humaine. Ce n’était pas seulement le surmoi dévolu à la religion et à l’autorité qui protestait contre leurs découvertes mais aussi la vanité et l’égocentrisme humain. L’homme n’aime pas perdre sa place particulière et auguste dans l’univers comme élu de Dieu. Freud a fait référence aux coups infligés par Darwin et par Copernic à l’amour-propre de l’homme dans plusieurs articles et il a ajouté : « Mais la mégalomanie humaine aura souffert sa troisième injure, la pire, de la part de la recherche psychologique du temps présent, laquelle cherche à prouver au moi qu’il n’est même pas le maître chez lui. » Et ce troisième coup est d’une nature plus personnelle. Il est plus facile d’accepter les théories de Freud en général que d’accepter la connaissance de soi-même individuellement et spécifiquement.

Penser impose une limite à l’omnipotence du phantasme et se fait attaquer du fait de notre aspiration à l’omnipotence. Par exemple, un patient avait rêvé qu’il était en train de briser les maillons d’une chaîne avec fureur. Il associa cela à la séance précédente où l’analyste avait fait référence à un « train de pensées » et où elle avait également utilisé l’expression « maillons » en lui faisant remarquer quelque chose. Lorsqu’elle avait dit « un train de pensées », il avait eu une pensée de colère qu’il n’avait pas verbalisée : « ce n’est pas un train, c’est une chaîne » [1]. Il s’était senti en colère après la séance. Il ne voulait pas, disait-il, être enchaîné par ses pensées. Il voulait briser la chaîne et s’en libérer. Il ressentait son propre train de pensées liées comme un enfermement et une persécution, car cela perturbait sa croyance en son omnipotence. Cela l’amenait à prendre conscience de choses qu’il ne voulait pas savoir. Paradoxalement, la liberté de pensée qui émergeait graduellement de son analyse lui faisait l’effet d’une chaîne, d’une entrave à la liberté de penser ce qu’il voulait. La pensée libre était devenue susceptible de se soumettre, par exemple, au témoignage des sens ou aux lois de la cohérence ou de la logique.

Je pense qu’il me faut, maintenant, dire quelque chose de ce que j’entends par les termes d’omnipotence, de phantasme omnipotent et de pensée, et sur la manière dont on peut les mettre en rapport. Dans l’optique de Freud tel qu’il l’exprime de manière parlante et succincte dans « Formulations sur les deux principes du fonctionnement mental », l’émergence de la pensée est liée à la perte de l’omnipotence, à l’expérience de la frustration et au mouvement à partir de ce qu’il appelle le principe de plaisir vers le principe de réalité. La tranquillité d’esprit du nourrisson est perturbée par des besoins intérieurs péremptoires tels que la faim. Son premier mode de réponse consiste en un accomplissement hallucinatoire du désir et en un phantasme omnipotent d’un objet qui satisfait les besoins ; une hallucination. Son autre mode de réponse consiste en une décharge motrice par laquelle le nourrisson essaie de se débarrasser de l’expérience en la déchargeant au moyen d’une action musculaire. En fin de compte, cependant, il découvre que ni l’hallucination ni la décharge motrice ne satisfont ses besoins. Freud conclut :

Ce ne fut que l’absence de survenue de la satisfaction attendue, l’expérience de la déception, qui amenèrent l’abandon de cette tentative de satisfaction par le moyen de l’hallucination. Au lieu de cela, l’appareil psychique dut se résoudre à se former une conception des circonstances réelles dans le monde extérieur et à entreprendre d’y apporter une modification réelle. Un nouveau principe de fonctionnement mental fut ainsi introduit ; ce qui était présenté à l’esprit n’était plus ce qui était agréable mais ce qui était réel, même cela s’avérait être désagréable. Cette instauration du principe de réalité s’affirma comme une étape de la plus haute importance.

Se former une conception des circonstances réelles et tenter d’y produire une modification réelle, cela pourrait s’appeler un premier pas dans la pensée. Cela prend la place de la décharge motrice dépourvue de qualité psychique. Freud dit : « La limitation de la décharge motrice (de l’action) qui devenait nécessaire fut apportée par le moyen du processus de pensée. » Selon Freud, c’est penser qui rend possible à l’appareil psychique de tolérer une tension accrue et de différer l’action. Il l’a appelée « essentiellement une forme expérimentale d’agir ». Ainsi, penser se développe dans l’écart entre l’expérience du besoin et sa satisfaction.

Selon cette hypothèse, il y a une différence entre l’hallucination et la pensée. Je reviendrai là-dessus. Une extension de cette hypothèse sur l’origine et la nature de la pensée se dégage du travail de Melanie Klein, en particulier avec les très jeunes enfants, et de celui de Wilfrid Bion, en particulier avec les psychotiques. Du point de vue de Klein, la réponse à la faim est l’hallucination d’un sein pourvoyeur de toute satisfaction, comme Freud l’a suggéré. Mais elle ajoute que lorsque cela peut suffire à écarter la faim, la faim elle-même est également éprouvée comme la présence d’un objet, mais d’un mauvais objet qui ronge, qui déchire et qui attaque - un mauvais objet halluciné. Selon Bion, une telle expérience, ressentie comme un mauvais objet, ne peut être traitée que par l’expulsion. Je pense que la décharge motrice, telle qu’elle est décrite par Freud, peut être une manière de traiter les mauvaises hallucinations en tentant de les expulser. C’est la prise en compte du fait que cette décharge ne soulage pas du besoin qui amène la prise en compte du fait qu’un besoin n’est pas un objet dont on puisse se débarrasser mais que c’est une propriété intrinsèque à soi-même quelque chose qui prend son origine à l’intérieur de soi-même ; non pas un mauvais objet, mais le besoin d’un objet qui est absent. Les hallucinations sont reconnues comme étant le produit de son propre psychisme. Un phantasme d’objet idéal ou d’objet persécuteur est reconnu comme un phantasme. Aussi longtemps qu’un phantasme est omnipotent, il n’est pas une pensée, car il n’est pas reconnu comme tel. Lorsqu’un phantasme est reconnu comme produit de son propre psychisme, il gagne le domaine de la pensée. On peut alors dire : « J’ai eu tel ou tel phantasme. J’ai pensé ceci ou cela. » En cela, la pensée diffère de l’hallucination ou du délire. Freud a dit que le principe de réalité n’est que le principe de plaisir soumis à l’épreuve de la réalité.

J’ajouterai que penser se développe à partir du phantasme omnipotent, phantasme reconnu comme tel et qui peut être soumis à l’épreuve de réalité. Penser commence d’abord avec l’épreuve de réalité, puis la promeut. Cela commence avec la constatation : « ceci n’est pas ce qui est, c’est ce que je l’ai fait être dans mon esprit ». Mais penser promeut également l’épreuve de réalité en ce que le phantasme omnipotent ne peut être utilisé pour l’épreuve de réalité. Sa finalité est de dénier la réalité de l’expérience. Penser n’est pas seulement une action expérimentale ainsi que Freud l’a décrit, c’est aussi une hypothèse expérimentale sur la nature des choses - une vérification constante de ce qui a été phantasmé à l’encontre de toute évidence. La pensée primitive commence au niveau préverbal et elle est finalement incluse dans un mot ou dans une phrase : « Maman - papa - maman partie ». Un mot ou une phrase englobent une expérience complexe.

L’hallucination-phantasme omnipotente et la pensée permettent toutes deux de supporter l’écart entre le besoin et la satisfaction : l’absence et le besoin d’un objet de satisfaction. Mais tandis que le phantasme omnipotent dénie l’expérience du besoin, la pensée, qui admet le besoin, peut être utilisée pour explorer les réalités extérieures et intérieures et pour y faire face. Mais, comme la pensée admet la frustration et y prend sa source, elle peut être l’objet d’attaques dès son principe.

La haine du processus de pensée, profondément ancrée dans l’inconscient, peut être active toute la vie. Par exemple, j’avais un patient, hautement intelligent, dont la pensée était bien organisée à plus d’un égard, mais dont certaines zones de la personnalité fonctionnaient à un niveau très primitif. Il avait des symptômes psychosomatiques - un ulcère gastrique - et, dans les moments de tension, penser était remplacé par des acting out impulsifs. Il avait pris conscience dans le cours de l’analyse de l’intensité de son obsession pour les seins des femmes. Vers la fin d’une séance, il rapporta un rêve dans lequel une femme donnait le sein à un bébé. Les seins étaient si près du patient qu’il pouvait les caresser. Puis la femme s’en alla, mais elle laissa les seins avec le bébé et le patient qui continuèrent tétée et caresses. Il ajouta que le bébé devait être lui-même tant il était proche de lui. Il commença la séance suivante dans un état d’irritation intense contre lui-même. Il dit qu’il avait plein de problèmes importants dans sa vie adulte dont il voulait parler, mais dès le moment où il avait posé les yeux sur l’analyste il avait remarqué qu’elle portait un corsage blanc et il avait commencé à penser à ses seins ; il dit avec exaspération : « Je ne suis pas obsédé par les seins, je suis manifestement fou des seins. » Il dit ensuite qu’il était toujours en train de sucer quelque chose, comme ses orteils ou son pouce lorsqu’il était enfant, et à présent des bonbons, du chewing- gum, des cigarettes, n’importe quoi, juste pour avoir quelque chose dans la bouche. Tout en parlant, il était devenu de plus en plus songeur et lointain. Je lui en fis la remarque et lui rappelai le rêve dans lequel lui, le bébé, tétait et caressait le sein tandis que la femme s’éloignait. Il m’interrompit avec colère en disant : « Ne me faites pas penser. Je ne veux pas penser. Je veux téter. Je hais les pensées. Quand j’ai des pensées, ça veut dire que je n’ai rien à téter. » Mon commentaire sur son état d’esprit l’avait rendu conscient du fait qu’il était en train de vivre son rêve dans la séance, de vivre la possession du sein laissé par la femme, et l’avait rendu conscient de ma présence. J’étais la femme au corsage blanc, et il y avait une distance entre nous, ce qui rendait nécessaire l’utilisation de la parole pour la communication. Dès le moment où il prit conscience de cela, il se rendit compte qu’il avait des pensées, non pas un sein dans la bouche, et, cela, il le détestait. Il détestait le fait qu’il lui fallait penser pour prendre en compte cette distance ainsi que les problèmes auxquels il avait fait référence au début de la séance, l’imminence des vacances analytiques n’en constituant pas l’un des moindres.

La pensée dans son état natif entre en conflit avec l’illusion que le nourrisson est confondu avec un sein idéal ou qu’il en a la possession. Et la désillusion doit être tolérée pour que la pensée se développe. Un élément de cette désillusion persiste dans la pensée sophistiquée.

Vers la fin de son analyse, un autre patient apporta les deux rêves suivants. Dans le premier rêve, il se voyait lui-même. Il était mince, sans autre changement, un homme d’âge moyen commençant à perdre ses cheveux. En s’éveillant, il pensa que son rêve signifiait que le fait d’être plus mince ne le rendait pas plus jeune pour autant. Ce patient qui avait une tendance à l’embonpoint faisait périodiquement des régimes et devenait franchement maniaque lorsqu’il perdait du poids. Il avait eu un phantasme quasi conscient selon lequel être mince refaisait de lui un adolescent jeune et beau. En association à son rêve, il reconnut avec une certaine tristesse que ce n’était plus le cas. Il était satisfait d’avoir perdu du poids lors de la semaine précédente, mais il ne pouvait ressentir ce qu’il ressentait d’habitude, à savoir que cela l’avait changé. Sa croyance en la vertu magique de jouvence de l’état de minceur avec l’élation qui l’accompagnait avait disparu.

Le jour suivant, il apporta un rêve plus complexe. Il disait au revoir sur le pas de la porte à un adolescent. Il se sentait très tendre à son égard et triste de se séparer de lui. A l’arrière-plan se tenait X., le père de l’adolescent, un infirme, et plus loin encore, les parents du patient. Il eut beaucoup d’associations. La première était que l’adolescent c’était lui, et qu’il disait au revoir à ses phantasmes d’être encore adolescent et au revoir à l’image de lui-même comme encore dépendant de sa famille d’origine. Les association sur X. étaient plus complexes. X. fut un homme d’affaires riche, qui avait réussi, et extrêmement avare, à présent handicapé par une maladie du système nerveux central. Le patient lui-même avait été un homme d’affaires qui avait réussi, d’une avarice à la limite du ridicule et d’une avidité sans merci. Quand il avait commencé l’analyse, le succès dans les affaires était équivalent non seulement à être puissant de façon omnipotente mais aussi à être vertueux. Cela faisait partie de la culture dans laquelle il avait grandi que de croire que les gens n’étaient pauvres que du fait de leur propre incapacité. La fortune équivalait à la piété. Inconsciemment, toutefois, l’avidité et son côté impitoyable suscitaient beaucoup de culpabilité, des sentiments de persécution et de vide intérieur, ce qui finalement l’amena à l’analyse. Dans le cours de son analyse, il reconnut combien ces attitudes avaient pu handicaper son développement mental. L’infirme du rêve le représentait lui-même dans le passé et aussi un aspect de son père qui avait le même système de valeurs bien que sous une forme moins extrême. Dans le rêve, il disait au revoir non seulement au soi adolescent, mais aussi à un ensemble de valeurs et d’idées qu’il ne pouvait plus tenir pour siennes. Il n’était à présent plus libre de penser qu’être riche voulait dire être juste. De même, il ne pouvait plus penser que cet aspect de son père était admirable et digne d’être imité. Ainsi, tandis que l’analyse libérait ses perceptions et ses pensées du système de valeurs rigide dans lequel il avait été élevé et qui convenait à sa propre avidité et à son envie, il ressentait du regret et de la tristesse à la perte de cet ensemble de pensées et de croyances appartenant au passé. Il faisait le deuil de l’idéalisation de son père et surtout de l’idéalisation de lui-même. Des aspects de sa personnalité qu’il tenait pour merveilleux étaient maintenant considérés comme une atteinte de son système nerveux central. Il pouvait encore avoir certaines idées mais il ne pouvait plus croire en leur validité.

Je me rends compte que je peux paraître faire une confusion entre croyance et pensée, mais parmi ses fonctions, la pensée a celle de soumettre la croyance à l’examen. La pensée nous ravit le luxe de la croyance aveugle. Il pouvait toujours penser à ses anciennes idées et regretter parfois de ne plus pouvoir les tenir pour vraies, mais il ne pouvait plus en faire usage pour penser le monde ni pour en faire la base de son action. De la même manière, lorsque nous apprenons que la terre est une planète tournant autour du soleil, nous ne sommes plus libres de penser qu’elle est plate. Ou plutôt, nous pouvons entretenir une telle pensée sur le mode du phantasme bizarre, nous pouvons même, si nous en avons le talent et le penchant, écrire un roman de science-fiction à propos d’un monde plat, mais nous devons reconnaître qu’il s’agit d’un phantasme.

Si la pensée, ainsi que je l’ai suggéré, est née de la rencontre des phantasmes avec les réalités, les phantasmes perdent leur caractère omnipotent.

Le patient auquel j’ai fait référence en est venu à reconnaître que bon nombre de ses vues sur le monde et sur lui-même et que certaines des actions irrationnelles de sa part qui en résultaient étaient fondées sur des phantasmes inconscients omnipotents. Par exemple, il avait le phantasme que ses fèces avaient des pouvoirs magiques et étaient supérieures comme nourriture au lait de sa mère ainsi que supérieures en puissance au pénis de son père. Lorsque ce phantasme omnipotent fut devenu une pensée claire, il eut affaire à de réels sentiments d’impuissance et de dépendance comme enfant en relation à ses parents et comme patient en relation par rapport à moi.

Freud liait la pensée à « la formation d’une conception des circonstances réelles dans le monde extérieur ». Cela implique que se constitue une conception de soi-même, de ses propres besoins, de ses propres mouvements pulsionnels, c’est-à-dire que se forme une conception de son propre monde intérieur. La croyance du patient dans la magie de ses excréments avait été liée à un autre phantasme omnipotent. Il avait un phantasme, amplement illustré dans nombre de ses rêves, de m’avoir avalée complètement (comme il l’avait phantasmé à propos de sa mère dans le passé) et de m’avoir, à l’intérieur de lui, vidée de toutes mes richesses et attributs supposés, physiques et mentaux. Dans ses états maniaques, il se sentait être le possesseur de tout pouvoir et de toute richesse et il me contenait sous la forme d’un objet appauvri plein d’avidité et d’envie. Ce phantasme omnipotent sous-tendait aussi bien ses états d’élation maniaque que ceux de persécution. Cet état de choses était vécu non pas comme des pensées mais comme une réalité. Très schématiquement, on pourrait dire qu’il y eut trois étapes dans son gain d’insight dans ce domaine. Premièrement : « Mes fèces sont tout » (omnipotence). Deuxièmement : « Il en est ainsi car mes parents internes sont vides et que je possède tout. C’est aussi pourquoi ils me persécutent. » Troisièmement : « Il en est ainsi car je l’ai voulu. Dans mon esprit, j’ai fait qu’il en soit ainsi en imaginant que je les avalais complètement et que je les vidais. »

Cette troisième étape le mit en contact avec le fait que l’état de choses dont il faisait l’expérience était quelque chose qu’il phantasmait parce qu’il l’avait souhaité. Il commença à reconnaître que c’était les pensées qu’il avait, et il ne pouvait plus croire qu’elles étaient des perceptions de la réalité. Les phantasmes omnipotents se transformaient en pensées qui pouvaient être exprimées ainsi : « C’est ce que j’ai souhaité, ou bien, c’est ce que je souhaite. C’est ce que je pensais avoir fait ou pouvoir faire. » A ce point, l’épreuve de réalité : « Puis-je le faire ? » commence à jouer un rôle de deux manières. L’une est l’épreuve de réalité de l’omnipotence de ses désirs. Par exemple, le patient se rendit compte que le fait qu’il puisse entrer ainsi en possession de mes attributs était un phantasme. Mais un autre élément de réalité tout aussi important entre en jeu. Une épreuve de réalité interne se produit en rapport à d’autres sentiments ou à d’autres désirs que l’on peut avoir - dans le cas de ce patient, par exemple, des sentiments tels que l’amour, la gratitude, un désir de préserver à l’intérieur de lui-même une bonne perception de moi, de la culpabilité pour son avidité et ses pensées envieuses, un souci des répercutions de tout cela sur son monde interne et des conséquences au niveau de son comportement dans le monde externe. Tous ces sentiments étaient en conflit avec sa mégalomanie omnipotente.

J’ai été amenée par cet exemple à introduire plusieurs problèmes additionnels : la conscience des mouvements pulsionnels, le sentiment de culpabilité, le problème des valeurs. Ont- ils à voir avec mon thème ? Je pense qu’il me faut introduire ici le concept d’intégration et ses rapports à la pensée. Un phantasme omnipotent peut, et bien sûr doit, se trouver clivé des perceptions, externes et internes, qui entrent en conflit avec lui. Lorsqu’un phantasme perd son caractère omnipotent et devient une pensée, une hypothèse à vérifier ou un désir reconnu comme tel, il s’intègre à d’autres pensées et à d’autres désirs. La pensée autorise le conflit et en cherche la résolution. Je ne peux ici aborder la question de la différence entre avoir des pensées et penser. Il suffit de dire qu’une telle intégration - comparer, assortir et juger - est également une étape de l’état d’avoir des pensées à l’état de penser. Dans le cas de ce patient, d’une manière simplifiée, un phantasme mégalomaniaque vécu comme une réalité commença à céder la place à des pensées, à l’appréciation de lui-même, de moi et du monde ainsi qu’à une appréciation de ses désirs contradictoires.

Cela s’est lié à un changement dans son sens des valeurs, car le sens des valeurs et la pensée sont inextricablement reliés. Le sens des valeurs influence naturellement toute la pensée, mais inversement, aussi, le sens des valeurs est déterminé par ce que nous pensons. Money-Kyrle a exploré ce thème dans « Psychanalyse et éthique », et dans « L’image que l’homme a de son monde ». La conception du monde de mon patient était fondée sur le phantasme qu’il avait volé son objet et, en conséquence, il craignait que son objet ne le vole à son tour et ne l’annihile. Cela conduisait à un sens des valeurs basé sur l’idée : « Il faut tuer pour ne pas être tué ». Avec l’émergence d’intégration et de pensée et une vision modifiée de lui-même et du monde, ses valeurs devaient inévitablement être modifiées. Une situation paradoxale et complexe se crée en rapport avec le surmoi. Lorsque l’intégration commence à se faire et que la pensée prend la place du phantasme omnipotent clivé, la culpabilité diminue d’un côté et augmente de l’autre. Chez mon patient, le phantasme de sa supériorité était lié à un surmoi terrifiant, une figure parentale dépourvue de toute qualité positive et en proie à l’avidité et l’envie. Sa pensée n’était pas seulement restreinte par le besoin infantile d’éliminer toute pensée qui viendrait contredire sa propre omnipotence ; elle était aussi l’objet d’attaques continuelles de la part d’un surmoi également omnipotent, envieux et hostile qui ne lui autorisait aucun enrichissement réel en sentiments, en pensée ou en savoir.

Quand les phantasmes sont reconnus comme phantasmes, il leur est permis d’exister en pensée. Moins il y a d’omnipotence, plus une pensée devient permise puisqu’elle n’a pas le pouvoir omnipotent de transformer l’objet en personnage surmoïque monstrueux. Par ailleurs, cette persécution intérieure par un surmoi monstrueux est remplacée par un sentiment de responsabilité à l’égard de sa propre pensée et par une culpabilité plus consciente, laquelle est, je pense, inévitable, même si les pensées sont reconnues comme non omnipotentes. Dans le cas du patient dont j’ai parlé en dernier, le phantasme mégalomaniaque et les peurs correspondantes mutilaient sa capacité de penser. Ils furent remplacés par la prise en compte du fait qu’il y avait, par exemple, des personnes dont il dépendait, ce qui suscitait souvent en lui des pensées avides, envieuses et hostiles dont l’existence lui procurait souffrance, culpabilité et désillusion dans sa vision de lui-même.

Qu’est-ce donc alors que la liberté de pensée ? Nietzsche dit : « La pensée ne vient pas quand nous le voulons, elle vient quand elle veut. » Nous pourrions ajouter : elle n’est pas ce que nous voulons, elle est ce qu’elle veut. Ceci revient bien sûr à personnifier la pensée comme si elle était un être doté d’une volonté propre. Une telle sorte de pensée existe - celle qui est attribuée et ressentie comme émanant des objets internes - comme l’inspiration ou la persécution. Mais plus généralement, la pensée et le processus de penser sont le résultat d’une interaction complexe de nos pulsions, de nos désirs, de nos phantasmes et de nos perceptions. Et, de ce fait, une pensée n’est pas nécessairement ce que nous souhaiterions qu’elle soit.

La liberté de pensée - et au mieux, je pense que nous n’avons encore qu’une liberté très limitée à cet égard - signifie la liberté de connaître nos propres pensées et ceci signifie que nous avons à connaître les pensées importunes aussi bien que les pensées bienvenues, les pensées anxieuses, celles qui sont vécues comme « mauvaises » ou « folles » aussi bien que les pensées constructives et celles qui sont ressenties comme « bonnes » ou « saines ». La liberté de pensée c’est être capable d’examiner la validité des pensées en termes de réalités externes ou internes. Plus nous sommes libres de penser, mieux nous pouvons juger ces réalités et plus riches sont nos expériences. Mais à l’image de toute liberté, elle est ressentie également comme une entrave en cela qu’elle nous fait nous sentir responsables de nos propres pensées.

Et des forces formidables, externes et internes, militent contre cette liberté. Le psychanalyste se donne la tâche d’aider le patient avant tout à reconnaître la valeur incommensurable d’une telle liberté, à voir combien il vaut la peine de lutter pour elle, et de l’aider à acquérir une telle liberté dans une plus grande dimension.

Hanna Segal


POST-SCRIPTUM 1980 PSYCHANALYSE ET LIBERTÉ DE PENSÉE

Cette conférence fut donnée pour une assistance principalement non analytique. Le temps ne m’a pas permis d’élaborer la question du passage de l’hallucination à la pensée en passant par le phantasme omnipotent ni de décrire le rôle de la projection et de l’introjection dans ce processus. [ ... ]

Je n’ai pu de même entrer dans le problème de la pensée inconsciente et de la pensée consciente ainsi que dans celui du rôle du symbolisme et du refoulement. [ ... ]


[1« It’s not a train, it’s a chain. »


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