De la critique de la bureaucratie à l’idée de l’autonomie du prolétariat
Les idées exposées dans ce texte seront peut-être comprises plus aisément si on retrace le chemin qui nous y a conduits. En ’effet, nous sommes partis de positions où se situe nécessairement un militant ouvrier ou un marxiste à une étape donnée de son développement, donc que tous ceux à qui nous nous adressons ont partagé à un moment ou un autre ; et si les conceptions exposées ici ont une valeur quel-conque, leur développement ne peut pas être le fait du hasard et de traits personnels, mais doit incarner une logique objective à l’œuvre. Décrire ce développement ne peut donc qu’accroître la clarté et faciliter le contrôle du résultat final [1].
Comme une foule de militants d’avant-garde, nous avons commencé par constater que les grandes organisations « ouvrières » traditionnelles n’ont plus une politique marxiste révolutionnaire ou ne représentent plus les intérêts prolétariens. Le marxiste arrive à cette conclusion en confrontant l’action de ces organisations (« socialistes » réformistes ou « communistes » staliniennes) avec la théorie qui est la sienne. I1 voit les partis dits « socialistes » participer aux gouvernements bourgeois, exercer activement la répression des grèves ou des mouvements des peuples coloniaux, être champions de la défense de la patrie capitaliste, oublier même jusqu’à la référence à un régime socialiste. Il . voit les partis « communistes » staliniens appliquer tantôt cette même poli-tique opportuniste de collaboration avec la bourgeoisie, tantôt une politique « extrémiste », un aventurisme violent sans rapport avec une stratégie révolutionnaire conséquente. L’ouvrier conscient fait les mêmes constatations sur le plan de son expérience de classe ; il voit les socialistes prodiguer leurs efforts pour modérer les revendications de sa classe et pour rendre impossible toute action efficace visant à les satisfaire, pour substituer à la grève des palabres avec le patronat ou l’Etat ; il voit les staliniens tantôt interdire rigoureusement les grèves (comme de 1945 à 1947) et essayer de les réduire même par la violence [2] ou les faire insidieusement avorter [3] ; tantôt vouloir imposer à la cravache la grève aux ouvriers qui n’en veulent pas parce qu’ils la perçoivent comme étrangère à leurs intérêts (comme en 1951-1952, avec les grèves « anti-américaines »). Hors de l’usine, il voit lui aussi Ies socialistes et les communistes participer aux gouvernements capitalistes, sans qu’il s’ensuive une modification quel-conque dans sa condition ; et il les voit s’associer, aussi bien en 1936 qu’en 1945, lorsque sa classe veut agir et le régime est aux abois, pour arrêter le mouvement et sauver ce régime, en proclamant qu’il faut « savoir terminer une grève », qu’il faut « produire d’abord et revendiquer ensuite ».
Aussi bien le marxiste que l’ouvrier conscient, constatant cette opposition radicale entre l’attitude des organisations traditionnelles et une politique marxiste révolutionnaire exprimant les intérêts immédiats et historiques du prolétariat, pourront alors penser que ces organisations « se trompent » ou qu’elles « trahissent ». Mais, dans la mesure où ils réfléchissent, où ils apprennent, où ils constatent que réformistes et staliniens se comportent de la même manière jour après jour, qu’ils se sont comportés ainsi toujours et partout, autrefois, maintenant, ici et ailleurs, ils voient que parler de « trahison » et d« erreurs » n’a pas de sens. Il ne pourrait s’agir d« < erreurs » que si ces partis poursuivaient les buts de la révolution prolétarienne avec des moyens inadéquats ; mais ces moyens, appliqués d’une façon cohérente et systématique depuis plusieurs dizaines d’années, montrent simplement que les buts de ces organisations ne sont pas les nôtres, qu’elles expriment des intérêts autres que ceux du prolétariat. Dire, du moment où l’on a compris cela, qu’elles « trahissent » n’a pas de sens. Si un commerçant, pour me vendre sa camelote, me raconte des histoires et essaie de me persuader que mon intérêt est de l’acheter, je peux dire qu’il me trompe, non pas qu’il me trahit. De même, le parti socialiste ou stalinien, en essayant de persuader le prolétariat qu’ils représentent ses intérêts, le trompent, mais ne le trahissent pas ; ils l’ont trahi une fois pour toutes, il y a longtemps, et depuis, ce ne sont pas des traîtres à la classe ouvrière, mais des serviteurs conséquents et fidèles d’autres intérêts, qu’il s’agit de déterminer.
D’ailleurs, cette politique n’apparaît pas simple-ment constante dans ses moyens et dans ses résultats. Elle est incarnée dans la couche dirigeante de ces organisations ou syndicats ; le militant s’aperçoit rapidement et à ses dépens que cette couche est inamovible, qu’elle survit à tous les échecs et qu’elle se perpétue par cooptation. Que le régime intérieur de l’organisation soit « démocratique », comme chez les réformistes, ou dictatorial, comme chez les staliniens, la masse des militants ne peut absolument pas influer sur leur orientation, déterminée sans appel par une bureaucratie dont la stabilité n’est jamais mise en question ; car même lorsque le noyau dirigeant arrive à être remplacé, il l’est au profit d’un autre non moins bureaucratique.
A ce moment, le marxiste et l’ouvrier conscient se rencontrent presque fatalement avec le trotskisme [4]. Le trotskisme offre en effet une critique permanente, pas après pas, de la politique réformiste et stalinienne, depuis un quart de siècle, montrant que les défaites du mouvement ouvrier - Allemagne 1923, Chine 1925-1927, Angleterre 1926, Allemagne 1933, Autriche 1934, France 1936, Espagne 1936-1938, France et Italie 1945-47, etc. - sont dues à la politique des organisations traditionnelles, et que cette politique a été en rupture constante avec le marxisme. En même temps, le trotskisme [5] offre une explication de la politique de ces partis à partir d’une analyse sociologique. Pour ce qui est du réformisme, il reprend l’interprétation qu’en avait donnée Lénine : le réformisme des socialistes exprime les intérêts d’une aristocratie ouvrière (que les sur-profits de l’impérialisme permettent à celui-ci de « corrompre » par des salaires plus élevés) et d’une bureaucratie syndicale et politique. Pour ce qui est du stalinisme, sa politique est au service de la bureaucratie russe, de cette couche parasitaire et privilégiée qui a usurpé le pouvoir dans le premier Etat ouvrier grâce au caractère arriéré du pays et au recul de la révolution mondiale après 1923.
C’est sur ce problème de la bureaucratie stalinienne que nous avons commencé, au sein même du trotskisme, notre travail de critique. Pourquoi sur celui-là en particulier, cela n’a pas besoin de longues explications. Tandis que le problème du réformisme paraissait réglé par l’histoire au moins sur le plan théorique, le réformisme devenant de plus en plus un défenseur ouvert du système capitaliste [6], sur le problème crucial entre tous, celui du stalinisme - qui est le problème contemporain par excellence et qui pèse dans la pratique d’un poids beaucoup plus grand que le premier - l’histoire de notre époque apportait démenti après démenti à la conception trotskiste et aux perspectives qui en découlaient. La politique stalinienne s’expliquait pour Trotsky par les intérêts de la bureaucratie russe, produit de la dégénérescence de la révolution d’octobre. Cette bureaucratie n’avait aucune « réalité propre », historiquement parlant ; elle n’était qu’un « accident », le produit de l’équilibre constamment rompu des deux forces fondamentales de la société moderne, le capitalisme et le prolétariat. Elle s’appuyait en Russie même sur les « conquêtes d’Octobre » qui avaient donné des bases socialistes à l’économie du pays (nationalisation, planification, monopole du commerce extérieur, etc.) et sur le maintien du capitalisme dans le reste du monde ; car la restauration de la propriété privée en Russie signifierait le renverse-ment de la bureaucratie au profit d’un retour des capitalistes, tandis que l’extension mondiale de la révolution détruirait cet isolement de la Russie - dont la bureaucratie était le résultat à la fois économique et politique - et déterminerait une nouvelle explosion révolutionnaire du prolétariat russe, qui chasserait les usurpateurs. De là le caractère nécessairement empirique de la politique stalinienne, obligée de louvoyer entre les deux adversaires et se donnant comme objectif le maintien utopique du statu quo ; par là même, obligée de saboter tout mouvement prolétarien dès que celui-ci mettait en danger le régime capitaliste et aussi de surcompenser les résultats de ce sabotage par une violence extrême chaque fois que la réaction encouragée par la démoralisation du prolétariat tentait d’instaurer une dictature et de préparer une croisade capitaliste contre « les restes des conquêtes d’Octobre ». Ainsi, les partis staliniens étaient condamnés à une alternance d’aventurisme « extrémiste » et d’opportunisme.
Mais ni ces partis, ni la bureaucratie russe ne pouvaient rester ainsi indéfiniment suspendus en l’air ; en l’absence d’une révolution, disait Trotsky, les partis staliniens seraient de plus en plus assimilés aux partis réformistes et attachés à l’ordre bourgeois, tandis que la bureaucratie russe serait renversée, avec ou sans intervention militaire étrangère, au profit d’une restauration du capitalisme.
Trotsky avait lié ce pronostic à l’issue de la deuxième guerre mondiale, qui, comme on sait, y a apporté un démenti éclatant. Les dirigeants trotskistes se sont donnés le ridicule d’affirmer que sa réalisation était une affaire de temps. Mais pour nous, ce qui est devenu tout de suite apparent - déjà pendant la guerre - c’est qu’il ne s’agissait pas et ne pouvait pas s’agir d’une question de délais, mais du sens de l’évolution historique, et que toute la construction de Trotsky était, dans ses fondements, mythologique.
La bureaucratie russe a soutenu l’épreuve cruciale de la guerre en montrant autant de solidité que n’importe quelle autre classe dominante. Si le régime russe comportait des contradictions, il présentait aussi une stabilité non moindre que le régime américain ou allemand. Les partis staliniens ne sont pas passés du côté de l’ordre bourgeois, mais ont continué à suivre fidèlement (à part, certes, des défections individuelles comme il y en a dans tous les partis) la politique russe : partisans de la défense nationale dans les pays alliés de l’U.R.S.S., adversaire de cette défense dans les pays ennemis de l’U.R.S.S. (y compris les tournants successifs du P.C. français en 1939, 1941 et 1947). Enfin, chose la plus importante et la plus extraordinaire, la bureaucratie stalinienne étendait son pouvoir dans d’autres .pays ; soit en imposant son pouvoir à la faveur de la présence de l’Armée russe, comme dans la plupart des pays satellites d’Europe centrale et des Balkans, soit en dominant entièrement un mouvement confus des masses, comme en Yougoslavie (ou plus tard en Chine et au Vietnam), elle instaurait dans ces pays des régimes en tous points analogues au régime russe (compte tenu bien entendu des conditions locales), que de toute évidence il était ridicule de qualifier d’états ouvriers dégénérés [7].
On était donc dès ce moment obligé de chercher ce qui donnait à la bureaucratie stalinienne, en Russie aussi bien qu’ailleurs, cette stabilité et ces possibilités d’expansion. Pour le faire, il a fallu reprendre l’analyse du régime économique et social de la Russie. Une fois débarrassés de l’optique trotskiste, il était facile de voir, en utilisant les catégories marxistes fondamentales, que la société russe est une société divisée en classes, parmi lesquelles les deux fondamentales sont la bureaucratie et le prolétariat. La bureaucratie y joue le rôle de classe dominante et exploiteuse au sens plein du terme. Ce n’est pas simplement qu’elle est classe privilégiée, et que sa consommation improductive absorbe une part du produit social comparable (probablement supérieure) à celle qu’absorbe la consommation improductive de la bourgeoisie dans les pays de capitalisme privé. C’est qu’elle commande souverainement l’utilisation du produit social total, d’abord en en déterminant la répartition en salaires et plus-value (en même temps qu’elle essaie d’imposer aux ouvriers les salaires les plus bas possible et d’en extraire le plus de travail possible), ensuite en déterminant la répartition de cette plus-value entre sa propre consommation improductive et les investissements nouveaux, enfin en déterminant la répartition de ces investissements entre les divers secteurs de production.
Mais la bureaucratie ne peut commander l’utilisation du produit social que parce qu’elle en commande la production. C’est parce qu’elle gère la production au niveau de l’usine qu’elle peut constamment obliger les ouvriers à produire davantage pour le même salaire ; c’est parce qu’elle gère la production au niveau de la société qu’elle peut décider la fabrication de canons et de soieries plutôt que de logements et de cotonnades. On constate donc que l’essence, le fondement de la domination de la bureaucratie sur la société russe, c’est le fait qu’elle domine au sein des rapports de production ; en même temps, on constate que cette même fonction a été de tout temps la base de la domination d’une classe sur la société. Autrement dit, à tout instant l’essence effective des rapports de classe dans la production est la division antagonique des participants à ta production en deux catégories fixes et stables, dirigeants et exécutants. Le reste concerne les mécanismes sociologiques et juridiques qui garantissent la stabilité de la couche dirigeante ; tels sont la propriété féodale de la terre, la propriété privée capitaliste ou cette étrange forme de propriété privée non personnelle qui caractérise le capitalisme actuel ; tels sont en Russie la dictature totalitaire de l’organisme qui exprime les intérêts généraux de la bureaucratie, le parti « communiste », et te fait que le recrutement des membres de la classe dominante se fait par une cooptation étendue à l’échelle de la société globale [8].
Il en résulte que la nationalisation des moyens de production et la planification ne résolvent nullement le problème du caractère de classe de I’économie, ne signifient d’aucune façon la suppression de l’exploitation ; elles entraînent certes la suppression des anciennes classes dominantes, mais ne répondent pas au problème fondamental : qui dirigera maintenant la production, et comment ? Si une nouvelle couche d’individus s’empare de cette direction, 1’ « ancien fatras » dont parlait Marx réapparaîtra rapidement ; car cette couche utilisera sa position dirigeante pour se créer des privilèges, et pour augmenter et consolider ces privilèges, elle renforcera son monopole des fonctions de direction, tendant à rendre sa domination plus totale et plus difficile à mettre en question ; elle tendra à assurer la transmission de ces privilèges à ses descendants, etc.
Relativement à l’argumentation de Trotsky, pour qui la bureaucratie n’est pas classe dominante puisque les privilèges bureaucratiques ne sont pas transmissibles héréditairement, il suffit de rappeler : 1° que la transmission héréditaire n’est nullement un élément nécessaire de la catégorie classe dominante ; 2° qu’en fait, le caractère héréditaire de membre de la bureaucratie (non pas, certes, de telle ou telle situation bureaucratique particulière) en Russie est évident ; il suffit d’une mesure comme la non-gratuité de l’enseignement secondaire (établie en 1936) pour instaurer un mécanisme sociologique inexorable assurant que seuls des fils de bureaucrates pourront entrer dans la carrière bureaucratique. Qu’au surplus la bureaucratie veuille essayer (par des bourses d’études ou des sélections « au mérite absolu ») d’attirer à elle les talents qui naissent au sein du prolétariat ou de la paysannerie, non seulement ne contredit mais plutôt confirme son caractère de classe exploiteuse : des mécanismes analogues existent depuis toujours dans les pays capitalistes et leur fonction sociale est de revigorer par du sang nouveau la couche dominante, d’amender en partie Ies irrationalités résultant du caractère héréditaire des fonctions dirigeantes et d’émasculer les classes exploitées en en corrompant les éléments les plus doués.
Qu’il ne s’agit pas là d’un problème particulier à la Russie ou aux années 1920, il est facile de s’en apercevoir. Car le problème est posé à l’ensemble de la société moderne, indépendamment même de la révolution prolétarienne ; il n’est qu’une autre expression du processus de concentration des forces productives. Qu’est-ce qui crée, en effet, la possibilité objective d’une dégénérescence bureaucratique de la révolution ? C’est le mouvement inexorable de l’économie moderne, sous la pression de la technique, vers une concentration de plus en plus poussée du capital et du pouvoir, l’incompatibilité du degré de développement actuel des forces productives avec la propriété privée et le marché comme mode d’intégration des entreprises. Ce mouvement se traduit par une foule de transformations structurelles dans les pays capitalistes occidentaux, sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Il suffit de rappeler qu’elles s’incarnent socialement dans une nouvelle bureaucratie, bureaucratie économique aussi bien que bureaucratie du travail. Or, en faisant table rase de la propriété privée, du marché, etc., la révolution peut - si elle s’arrête à cela - faciliter la voie de la concentration bureaucratique totale, On voit donc que. loin d’être privée de réalité propre, la bureaucratie personnifie la dernière phase du développement du capitalisme.
II devenait dès lors évident que le programme de la révolution socialiste, et l’objectif du prolétariat ne pouvait plus être simplement la suppression de la propriété privée, la nationalisation des moyens de production et la planification, mais la gestion ouvrière de l’économie et du pouvoir. Faisant un retour sur la dégénérescence de la révolution russe, nous constations que le parti bolchevique avait sur le plan économique comme programme non pas la gestion ouvrière, mais le contrôle ouvrier. Cela parce que le parti, qui ne pensait pas que la révolution pouvait être immédiatement une révolution socialiste, ne se posait même pas comme tâche l’expropriation des capitalistes, considérait donc que ceux-ci garderaient la direction des entreprises ; dans ces conditions, le contrôle ouvrier aurait comme fonction à la fois d’empêcher les capitalistes d’organiser le sabotage de la production, de contrôler leurs profits et la disposition du produit des entreprises, et de constituer une « école » de direction pour les ouvriers. Mais cette monstruosité sociologique d’un pays où le prolétariat exerce sa dictature par l’instrument des Soviets et du parti bolchevique et où les capitalistes gardent la propriété et la direction des entreprises, ne pouvait pas durer ; là où les capitalistes n’ont pas pris la fuite, ils ont été expulsés par les ouvriers qui se sont emparés en même temps de la gestion des entreprises.
Cette première expérience de gestion ouvrière n’a duré que peu ; nous ne pouvons pas entrer ici dans l’analyse de cette période (fort obscure et sur laquelle peu de sources existent) de la révolution russe ( V. depuis « Le rôle de l’idéologie bolchevique... » dans L’expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 395-416, et le texte de M. Bsinton qui y est cité. ), ni des facteurs qui ont déterminé le passage rapide du pouvoir dans les usines entre les mains d’une nouvelle couche dirigeante : état arriéré du pays, faiblesse numérique et culturelle du prolétariat, délabrement de l’appareil productif, longue guerre civile d’une violence sans précédent, isolement inter-national de la révolution. Il y a un seul facteur dont nous voulons souligner l’action pendant cette période : la politique systématique du parti bolchevique a été dans les faits opposée à la gestion ouvrière et a tendu dès le départ à instaurer un appareil propre de direction de la production responsable uniquement vis-à-vis du pouvoir central, c’est-à-dire en fin de compte du Parti. Cela au nom de l’efficacité et des nécessités impérieuses de la guerre civile. Si cette politique était la plus efficace même à court terme reste à voir ; en tout cas, à long terme, elle posait les fondements de la bureaucratie.
Si la direction de l’économie échappait ainsi au prolétariat, Lénine pensait que l’essentiel était que la direction de l’Etat lui fût conservée, par le pouvoir soviétique ; que, d’un autre côté, la classe ouvrière participant à la direction de l’économie par le contrôle ouvrier, les syndicats, etc., « apprendrait » graduellement à gérer. Cependant, une évolution impossible à retracer ici mais inéluctable, a rapide-ment rendu inamovible la domination du parti bolchevique dans les Soviets. Dès ce moment, le caractère prolétarien de tout le système était sus-pendu au caractère prolétarien du parti bolchevique. On pourrait facilement montrer que dans ces conditions, le parti, minorité strictement centralisée et monopolisant l’exercice du pouvoir, ne pouvait même plus garder un caractère prolétarien au sens fort de ce terme, et devait forcément se séparer de la classe dont il était sorti. Mais point n’est besoin d’aller jusque-là. En 1923, « le parti comptait sur 350000 membres : 50000 ouvriers et 300000 fonctionnaires. Ce n’était plus un parti ouvrier, mais un parti d’ouvriers devenus fonctionnaires » [9]. Réunissant l’« élite » du prolétariat, le parti avait été amené à l’installer aux postes de commande de l’économie et de l’Etat ; et de là, elle ne devait rendre des comptes qu’au parti, c’est-à-dire à elle-même. L’« apprentissage » de la gestion par la classe ouvrière signifiait simplement qu’un certain nombre d’ouvriers, apprenant les techniques de direction, sortaient du rang et passaient du côté de la nouvelle bureaucratie. L’existence sociale des hommes déterminant leur conscience, les membres du parti allaient désormais agir non pas d’après le programme bolchevique, mais en fonction de leur situation concrète de dirigeants privilégiés de l’économie et de l’Etat. Le tour était joué, la révolution était morte, et s’il y a quelque chose d’étonnant, c’est plutôt la lenteur subséquente de la consolidation de la bureaucratie au pouvoir [10].
Les conclusions qui résultent de cette brève analyse sont claires : le programme de la révolution socialiste ne peut être autre que la gestion ouvrière. Gestion ouvrière du pouvoir, c’est-à-dire pouvoir des organismes autonomes des masses (Soviets ou Conseils) ; gestion ouvrière de l’économie, c’est-à-dire direction de la production par les producteurs, organisés aussi dans des organismes de type soviétique. L’objectif du prolétariat ne peut pas être la nationalisation et la planification sans plus, parce que cela signifie remettre la domination de la société à une nouvelle couche de dominateurs et d’exploiteurs ; il ne peut pas être réalisé en remettant le pouvoir à un parti, aussi révolutionnaire et aussi prolétarien ce parti soit-il au départ, parce que ce parti tendra fatalement à l’exercer pour son propre compte et servira de noyau à la cristallisation d’une nouvelle couche dominante. Le problème de la division de la société en classes apparaît en effet à notre époque de plus en plus sous sa forme la plus directe et la plus nue, dépouillé de tous les masques juridiques, comme le problème de la division de la société en dirigeants et exécutants. La révolution prolétarienne ne réalise son programme historique que dans la mesure où elle tend dès le départ à supprimer cette division, en résorbant toute couche dirigeante particulière et en collectivisant, plus exactement en socialisant intégralement les fonctions de direction. Le problème de la capacité historique du prolétariat de réaliser la société sans classes n’est pas celui de sa capacité de renverser physiquement les exploiteurs au pouvoir (qui ne fait pas de doute), mais d’organiser positive-ment une gestion collective, socialisée, de la production et du pouvoir. Il devient dès lors évident que la réalisation du socialisme pour le compte du prolétariat par un parti ou une bureaucratie quelconque est une absurdité, une contradiction dans les termes, un cercle carré, un oiseau sous-marin ; le socialisme n’est rien d’autre que l’activité gestionnaire consciente et perpétuelle des masses. Il devient également évident que le socialisme ne peut pas être « objectivement » inscrit, même pas à 50 %, dans une loi ou une constitution quelconque, dans la nationalisation des moyens de production ou la planification, ni même dans une « loi » instaurant la gestion ouvrière : si la classe ouvrière ne peut pas gérer, aucune loi ne peut faire qu’elle le puisse, et si elle gère, la « loi » ne fera que constater cet état de fait.
Ainsi, partis de la critique de la bureaucratie, nous sommes parvenus à formuler une conception positive du contenu du socialisme ; brièvement parlant, « le socialisme sous tous ses aspects ne signifie pas autre chose que la gestion ouvrière de la société », et « la classe ne peut se libérer qu’en réalisant son propre pouvoir ». Le prolétariat ne peut réaliser la révolution socialiste que s’il agit d’une façon autonome, c’est-à-dire s ’il trouve en lui-même à la fois la volonté et la conscience de la transformation nécessaire de la société. Le socialisme ne peut être ni le résultat fatal du développement historique, ni un viol de l’histoire par un parti de surhommes, ni l’application d’un programme découlant d’une théorie vraie en soi – mais le déclenchement de l’activité créatrice libre des masses opprimées, déclenchement que le développement historique rend possible, et que l’action d’un parti basé sur cette théorie peut énormément faciliter.
Il est dès lors indispensable de développer sur tous les plans les conséquences de cette idée. L’idée de l’autonomie du prolétariat et le marxisme
Il faut dire tout de suite que cette conception n’a rien d’essentiellement nouveau. Son contenu est le même que celui de la célèbre formulation de Marx « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; il a été également exprimé par Trotsky lorsque celui-ci disait « le socialisme, à l’opposé du capitalisme, s’édifie consciemment ». Il ne serait que trop facile de multiplier les citations de ce genre.
Ce qu’il y a de nouveau, c’est de vouloir et de pouvoir prendre cette idée totalement au sérieux, en tirer les implications à la fois théoriques et pratiques. Cela n’a pas pu être fait jusqu’ici, ni par nous, ni par les grands fondateurs du marxisme. C’est que d’un côté, l’expérience historique nécessaire manquait ; l’analyse qui précède montre l’importance énorme que la dégénérescence de la révolution russe possède pour la clarification du problème du pouvoir ouvrier. C’est, d’un autre côté et à un niveau plus profond, que la théorie et la pratique révolutionnaires dans la société d’exploitation sont sujettes à une contradiction cruciale, résultant du fait qu’elles participent de cette société qu’elles veulent abolir et se traduisant sous une infinité d’aspects.
Un seul de ces aspects nous intéresse ici. Etre révolutionnaire, signifie à la fois penser que seules les masses en lutte peuvent résoudre le problème du socialisme et ne pas se croiser les bras pour autant ; penser que le contenu essentiel de la révolution sera donné par l’activité créatrice, originale et imprévisible des masses, et agir soi-même à partir d’une analyse rationnelle du présent et d’une perspective anticipant sur l’avenir [11]. En fin de compte : postuler que la révolution signifiera un bouleversement et un élargissement énorme de ce qu’est notre rationalité, et utiliser cette même rationalité pour anticiper le contenu de cette révolution.
Comment cette contradiction est relativement résolue et relativement posée à nouveau à chaque étape du mouvement ouvrier jusqu’à la victoire finale de la révolution, ne peut pas nous retenir ici ; c’est tout le problème de la dialectique concrète du développe-ment historique de l’action révolutionnaire du prolétariat et de la théorie révolutionnaire. Il suffit en ce moment de constater qu’il y a une difficulté intrinsèque au développement d’une théorie et d’une pratique révolutionnaire dans la société d’exploitation, et que, dans la mesure où il veut dépasser cette difficulté, le théoricien - de même d’ailleurs que le militant-risque de retomber inconsciemment sur le terrain de la pensée bourgeoise, plus généralement sur le terrain de ce type de pensée qui procède d’une société aliénée et qui a dominé l’humanité pendant des millénaires. C’est ainsi que, face aux problèmes que pose la situation historique nouvelle, le théoricien sera souvent amené à « réduire l’inconnu au connu », car c’est en ceci que consiste l’activité théorique courante. Il peut ainsi soit ne pas voir qu’il s’agit d’un type de problème nouveau, soit, même s’il le voit, lui appliquer les types de solution hérités. Cependant, les facteurs dont il vient de reconnaître ou même de découvrir l’importance révolutionnaire, la technique moderne et l’activité du prolétariat, tendent non seulement à créer de nouveaux types de solution, mais à détruire les termes mêmes dans lesquels se posaient antérieurement les problèmes. Les solutions de type traditionnel que donnera dès lors le théoricien ne seront pas simplement inadéquates ; dans la mesure où elles seront adoptées - ce qui implique que le prolétariat reste lui aussi sous l’emprise des idées reçues - elles seront objective-ment l’instrument du maintien du prolétariat dans le cadre de l’exploitation, bien que peut-être sous une autre forme.
Marx était bien conscient de ce problème : son refus du socialisme « utopique » et sa phrase « un pas pratique en avant vaut mieux qu’une douzaine de programmes » traduisaient précisément sa méfiance des solutions « livresques » toujours écartées par le développement vivant de l’histoire. Cependant, il reste dans le marxisme une part importante (qui est allée en croissant chez les marxistes des générations suivantes) d’héritage idéologique bourgeois ou « traditionnel ». Dans cette mesure, il y a une ambiguïté du marxisme théorique, ambiguïté qui a joué un rôle historique important ; par son truchement, l’influence de la société d’exploitation a pu s’exercer de l’intérieur sur le mouvement prolétarien. Le cas, analysé plus haut, de l’application par le parti bolchevique en Russie des solutions efficaces traditionnelles au problème de la direction de la production, en offre une illustration dramatique ; les solutions traditionnelles ont été efficaces en ce sens qu’elles ont efficacement ramené l’état traditionnel des choses et conduit à la restauration de l’exploitation sous de nouvelles formes. Nous rencontrerons plus loin d’autres cas importants de survivance d’idées bourgeoises dans le marxisme. Il est cependant utile d’en discuter dès maintenant un exemple sur lequel ce que nous voulons dire apparaîtra clairement.
Comment sera rémunéré le travail dans une économie socialiste ? On sait que Marx, dans la Critique du programme de Gotha », distinguant cette forme d’organisation de la société après la révolution (« phase inférieure du communisme ») du communisme lui-même (où régnerait le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »), a parlé du « droit bourgeois » qui prévaudrait pendant cette phase, entendant par là une rémunération égale pour la même quantité et qualité de travail - ce qui peut signifier une rémunération inégale pour les différents individus [12].
Comment justifie-t-on ce principe ? On part des caractéristiques fondamentales de l’économie socialiste : à savoir, que d’un côté l’économie est encore une économie de pénurie, où il est par conséquent essentiel que l’effort de production des membres de la société soit poussé au maximum ; d’un autre côté les hommes sont encore dominés par la mentalité égoïste » héritée de la société précédente et mainte-nue précisément par cette pénurie. Il y a donc besoin d’un effort productif le plus grand possible, en même temps que besoin de lutte contre la tendance naturelle » encore à ce stade de se dérober au travail. On dira donc qu’il faut, si l’on veut éviter la pagaille et la famine, proportionner la rémunération du travail à la qualité et la quantité du travail fourni, mesurées par exemple par le nombre de pièces fabriquées, Ies heures de présence, etc., ce qui conduit naturellement à une rémunération nulle pour un travail nul et règle du même coup le problème de l’obligation à travailler. On aboutit en somme à une sorte de « salaire au rendement » [13], et, selon que l’on est plus ou moins astucieux on conciliera plus ou moins bien cette conclusion avec la critique acerbe de cette forme de salaire dans le cadre du capitalisme.
Ce faisant, on aura oublié purement et simplement que le problème ne peut plus se poser dans ces termes : à la fois la technique moderne et les formes d’association des ouvriers qu’implique le socialisme le rendent caduc. Qu’il s’agisse du travail sur une chaîne de montage ou de fabrication de pièces sur des machines « individuelles », le rythme de travail du travailleur individuel est dicté par le rythme de travail de l’ensemble auquel il appartient - automatiquement et « physiquement » dans le cas du travail à la chaîne, indirectement et « socialement » dans la fabrication de pièces sur une machine, mais toujours d’une manière qui s’impose à lui. Il n’y a plus par conséquent de problème de rendement individuel [14]. Il y a un problème du rythme de travail d’un ensemble donné d’ouvriers - qui est en fin de compte l’ensemble d’une usine - et ce rythme ne peut être déterminé que par cet ensemble d’ouvriers lui-même. Le problème de la rémunération arrive donc à être un problème de gestion, car une fois établi un salaire général, le taux de rémunération concret (rapport salaire-rendement) sera déterminé à travers la détermination du rythme de travail ; celle-ci à son tour nous conduit au cœur du problème de la gestion comme problème concernant sous une forme concrète la totalité des producteurs (qui auront sous une forme ou une autre à définir que tel rythme de production sur une chaîne de nature donnée équivaut comme dépense de travail à tel rythme de production sur une chaîne d’une autre nature, et cela entre les divers ateliers de la même usine comme aussi entre les diverses usines, etc.). Rappelons, s’il le faut, que cela ne signifie nullement que le problème en devient nécessairement plus facile dans sa solution, peut-être même le contraire ; mais il est enfin correctement posé. Des erreurs dans sa solution pourraient être fécondes pour le développement du socialisme, leur élimination successive permettant d’arriver à la solution ; tandis qu’aussi longtemps qu’on le pose sous la. forme du « salaire au rendement » ou du « droit bourgeois », on reste placé d’emblée sur le terrain d’une société d’exploitation.
Certes, le problème sous sa forme traditionnelle peut subsister pour les « secteurs arriérés »- ce qui ne veut pas dire qu’il y faudra nécessairement lui donner une solution « arriérée ». Mais, quelle que soit la solution dans ce cas, ce que nous voulons dire est que le développement historique tend à changer à la fois la forme et le contenu du problème.
Mais il importe d’analyser le mécanisme de l’erreur. Face à un problème légué par l’ère bourgeoise on raisonne comme des bourgeois. En ceci d’abord, qu’on pose une règle universelle et abstraite - seule forme de solution des problèmes pour une société aliénée - en oubliant que « la loi est comme un homme ignorant et grossier » qui répète toujours la même chose [15], et qu’une solution socialiste ne peut être socialiste que si elle est une solution concrète impliquant la participation permanente de l’ensemble organisé des travailleurs à sa détermination ; qu’une société aliénée est obligée de recourir à des règles universelle es abstraites, parce qu’autrement elle ne pourrait pas être stable, et parce qu’elle est incapable de prendre en considération les cas concrets pour eux-mêmes, n’ayant ni les institutions ni l’optique nécessaires pour cela, tandis qu’une société socialiste qui crée précisément les organes qui peuvent prendre en considération tous les cas concrets, ne peut avoir comme loi que l’activité déterminante perpétuelle de ces organes.
On raisonne encore comme des bourgeois en ceci qu’on accepte l’idée bourgeoise (et reflétant juste-ment la situation dans la société bourgeoise) de l’intérêt individuel comme motif suprême de l’activité humaine. C’est ainsi que pour la mentalité bourgeoise des « néo-socialistes » anglais, l’homme dans la société socialiste continue à être, avant tout autre chose, un homme économique, la société devrait donc être réglementée à partir de cette idée. Transposant ainsi à la fois les problèmes du capitalisme et le comportement du bourgeois à la société nouvelle, ils sont essentiellement préoccupés par le problème des incentives (des gains incitant à travailler) et oublient que déjà dans la société capitaliste ce qui fait travailler l’ouvrier ne sont pas les incentives, mais le contrôle de son travail par d’autres hommes et par les machines elles-mêmes. L’idée de l’homme économique a été créée par la société bourgeoise à son image ; très exactement à l’image du bourgeois et certainement pas à l’image de l’ouvrier. Les ouvriers n’agissent comme des « hommes économiques » que là où ils sont obligés de le faire, c’est-à-dire vis-à-vis des bourgeois (qui perçoivent ainsi la monnaie de leur pièce) mais certainement pas entre eux (comme on peut le voir pendant les grèves, et aussi dans leur attitude vis-à-vis de leurs familles ; autrement il y a belle lurette qu’il n’y aurait plus d’ouvriers). Qu’on dise qu’ils agissent ainsi envers ce qui leur « appartient » (famille, classe, etc.) ce sera parfait, car nous disons précisément qu’ils agiront ainsi envers tout lorsque tout leur « appartiendra ». Et prétendre que la famille est là, visible, tandis que le « tout » est une abstraction serait encore un malentendu - car le tout dont nous parlons est concret, commence avec les autres ouvriers de l’atelier, de l’usine, etc.
La gestion ouvrière de la production
Une société sans exploitation n’est concevable, on l’a vu, que si la gestion de la production n’est plus localisée dans une catégorie sociale, autrement dit si la division structurelle de la société en dirigeants et exécutants est abolie. On a également vu que la solution du problème ainsi posé ne peut être donnée que par le prolétariat lui-même. Ce n’est pas seule-ment qu’aucune solution n’aurait de valeur, ne pourrait même simplement être réalisée, si elle n’était réinventée par les masses d’une manière autonome ; ni que le problème posé l’est à une échelle qui rend la coopération active de millions d’individus indispensable à sa solution. C’est que par sa nature même, la solution du problème de la gestion ouvrière ne peut tenir dans une formule, ou, comme nous l’avons déjà dit, que la seule loi véritable que connaisse la société socialiste est l’activité déterminante perpétuelle des organismes gestionnaires des masses. Les considérations qui suivent ne visent donc pas à « résoudre » théoriquement le problème de la gestion ouvrière - ce qui serait encore une fois une contradiction dans les termes - mais d’en clarifier les données. Nous visons seulement à dissiper des malentendus et des préjugés largement répandus, en montrant comment le problème de la gestion ne se pose pas, et comment il se pose.
Si l’on pense que la tâche essentielle de la révolution est une tâche négative, l’abolition de la propriété privée - qui peut être effectivement réalisée par décret - on peut penser la révolution comme centrée sur la « prise du pouvoir », donc comme un moment (qui peut durer quelques jours et être à la rigueur suivi de quelques mois ou années de guerre civile), où les ouvriers, s’emparant du pouvoir, exproprient en droit et en fait les propriétaires des usines. Et dans ce cas, on sera effectivement amené à accorder une importance capitale à la « prise du pouvoir » et à un organisme construit exclusivement en vue de cette fin.
C’est ainsi, en fait, que les choses se passent pendant la révolution bourgeoise. La société nouvelle est toute préparée au sein de l’ancienne ; les manufactures concentrent patrons et ouvriers, la redevance que payent les paysans aux propriétaires fonciers est dénuée de toute fonction économique comme ces propriétaires le sont de toute fonction sociale. Sur cette société en fait bourgeoise ne subsiste qu’une squame féodale. Une Bastille abattue, quelques têtes coupées, une nuit d’août, des élus (dont beaucoup d’avocats) rédigeant des Constitutions, des lois et des décrets - et le tour est joué. La révolution est faite, une période historique est close, une autre s’ouvre. Il est vrai qu’une guerre civile peut suivre : la rédaction des nouveaux Codes prendra quelques années, la structure de l’Administration comme celle de l’Armée subiront des changements importants. Mais l’essentiel de la révolution est fait avant la révolution.
C’est qu’en effet la révolution bourgeoise n’est que pure négation pour ce qui est du domaine économique. Elle se base sur ce qui est déjà là, elle se borne à élever à la légalité un état de fait en supprimant une superstructure déjà irréelle en elle-même. Ses constructions limitées n’affectent que cette superstructure ; la base économique prend soin d’elle-même. Que ce soit avant ou après la révolution bourgeoise, le capitalisme, une fois établi dans un secteur de l’économie, se propage par la propre force de ses lois sur le terrain de la simple production marchande qu’il trouve devant lui.
Il n’y a aucun rapport entre ce processus et celui de la révolution socialiste. Celle-ci n’est pas une simple négation de certains aspects de l’ordre qui l’a précédée ; elle est essentiellement positive. Elle doit construire son régime - non pas construire des usines, mais construire des nouveaux rapports de production, dont le développement du capitalisme ne fournit que les présuppositions. On s’en apercevra mieux en relisant le passage où Marx décrit la « Tendance historique de l’accumulation capitaliste ». On nous excusera d’en citer un large extrait : « ... Dès que le mode de production capitaliste se suffit à lui-même, la socialisation progressive du travail et la transformation consécutive de la terre et des autres moyens de production en moyens de production communs, parce que socialement exploités, et par suite l’expropriation des propriétaires privés prennent une forme nouvelle. Cette expropriation s’opère par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, par la centralisation des capitaux. Chaque capitaliste en tue beau-coup d’autres. Concurremment avec cette centralisation, ou l’expropriation de beaucoup de capitalistes par quelques-uns, se développent la forme coopérative sur une échelle de plus en plus grande du procès de travail, l’application raisonnée de la science à la technique, l’exploitation systématique du sol, la transformation des moyens particuliers de travail en moyens ne pouvant être utilisés qu’en commun, l’économie de tous les moyens de production par leur utilisation comme moyens de production d’un travail social combiné, l’entrée de tous les peuples dans le réseau du marché mondial, et par conséquent le caractère international du régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de transformation, on voit augmenter la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégénérescence, l’exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste. Le mono-pole du capital devient l’entrave du mode de production qui s’est développé avec lui et par lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail arrivent à un point où elles ne s’accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et la font éclater. La dernière heure de la propriété privée capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont expropriés à leur tour [16]. »
Qu’existe-t-il donc, en fait, de la nouvelle société, au moment ou 1« < enveloppe capitaliste- éclate » ? Toutes les prémisses, il est vrai ; une société formée presque entièrement de prolétaires, 1« < application rationnelle de la science dans l’industrie », et aussi, étant donné le degré de concentration des entreprises supposé dans ce passage, la séparation de la propriété et des fonctions effectives de direction de la production. Mais où sont les rapports de production socialistes déjà réalisés au sein de cette société, comme les rapports de production bourgeois l’étaient dans la société « féodale » ?
Car il est évident que ces nouveaux rapports ne peuvent pas être simplement ceux réalisés dans la « socialisation du processus du travail », la coopération de milliers d’individus au sein des grandes unités industrielles ; ce sont là les rapports de production typiques du capitalisme hautement développé.
La « socialisation du processus de travail » telle qu’elle a lieu dans l’économie capitaliste est la prémisse du socialisme en tant qu’elle supprime l’anarchie, l’isolement, la dispersion, etc. Mais elle n’est nullement une « préfiguration » ou un « embryon » de socialisme, en tant qu’elle est socialisation antagonique, c’est-à-dire qu’elle reproduit et approfondit la division de la masse des exécutants et d’une couche de dirigeants. En même temps que les producteurs sont soumis à une discipline collective, que les conditions de production sont unifiées entre secteurs et localités, que les tâches productives deviennent interchangeables, on observe à l’autre pôle non pas seulement un nombre décroissant de capitalistes à rôle de plus en plus parasitaire, mais la constitution d’un appareil séparé de direction de la production. Or, les rapports de production socialistes sont ceux qui excluent l’existence séparée d’une couche fixe et stable de dirigeants de la production. On voit donc que te point de départ de leur réalisation ne peut être que la destruction du pouvoir de la bourgeoisie ou de la bureaucratie. La transformation capitaliste de la société s’achève avec la révolution bourgeoise, la transformation socialiste commence avec la révolution prolétarienne.
L’évolution moderne a d’elle-même supprimé des aspects du problème de la gestion considérés autre-fois comme déterminants. D’un côté, le travail de direction est devenu lui-même un travail salarié, comme l’indiquait déjà Engels ; d’un autre côté, il est devenu lui-même un travail collectif d’exécution [17]. Les « tâches » d’organisation du travail qui autrefois incombaient au patron assisté de quelques ingénieurs, sont maintenant exécutées par des bureaux groupant des centaines ou des milliers de personnes, elles-mêmes exécutants salariés et parcellaires. L’autre groupe des tâches traditionnelles de direction, en somme l’intégration de l’entreprise dans l’ensemble de l’économie et en particulier l’ « étude » ou le flair » du marché (nature, qualité, prix des fabrications demandées, modifications de l’échelle de production, etc.), s’était déjà transformé dans sa nature avec les monopoles ; il s’est aussi transformé dans son mode d’accomplissement, puisque l’essentiel est désormais exécuté par un appareil collectif de prospection des marchés, d’étude des goûts des consommateurs, de vente du produit, etc. Cela dans le cas du capitalisme de monopole. Lorsque la propriété privée laisse la place à la propriété étatique, comme dans le capitalisme bureaucratique [total], un appareil central de coordination du fonctionnement des entreprises prend la place à la fois du marché comme « régulateur » et des appareils propres à chaque entreprise ; c’est la bureaucratie planificatrice centrale, dont la « nécessité » économique découle-rait, d’après ses défenseurs, précisément de ces fonctions de coordination.
Il est inutile de discuter ce sophisme. Notons simplement en passant que les avocats de la bureaucratie démontrent, dans un premier mouvement, que l’on peut se passer des patrons puisqu’on peut faire fonctionner l’économie d’après un plan et, dans un deuxième mouvement, que le plan pour fonctionner, a besoin de patrons d’un autre type. Car - et c’est là ce qui nous intéresse - le problème de la coordination de l’activité des entreprises et des secteurs productifs après la suppression du marché, autrement dit le problème de la planification, est virtuellement déjà supprimé par la technique moderne. La méthode de Léontief [18] même dans son état actuel [19], enlève toute signification « poli-tique » ou « économique » au problème de la coordination des divers secteurs ou des diverses entreprises. Car elle permet, si le volume de production désirée d’objets d’utilisation finale est fixé, d’en déterminer les conséquences pour l’ensemble des secteurs, des régions et des entreprises, sous forme d’objectifs de production à réaliser par telle unité dans tel laps de temps. Elle permet en même temps un grand degré de souplesse, car elle rend possible, si l’on veut modifier un plan en cours d’exécution, de tirer immédiatement les implications pratiques de cette modification.
Combinée avec d’autres méthodes modernes [20] elle permet à la fois de choisir, une fois les objectifs globaux fixés, les méthodes optimales de réalisation, et de définir celles-ci pour toute l’économie dans les détails. Brièvement parlant, la totalité de 1’« activité planificatrice » de la bureaucratie russe par exemple, pourrait dès maintenant être transférée à une machine électronique.
Le problème ne se pose donc qu’aux deux extrémités de l’activité économique : au niveau le plus particulier, savoir, traduire l’objectif de production de telle usine en objectif de production pour chaque groupe d’ouvriers des ateliers de cette usine, et au niveau universel, savoir, fixer pour l’ensemble de l’économie les objectifs de production des biens d’utilisation finale.
Dans les deux cas, le problème n’existe que parce qu’il y a - et qu’il aura encore plus dans une société socialiste - un développement technique (au sens large du terme).Il est en effet clair qu’avec une technique stable le type de solution (sinon les solutions elles-mêmes qui dans leur teneur précise varieront par exemple s’il y a accumulation) serait donné une fois pour toutes, qu’il s’agisse de la répartition des tâches au sein d’un atelier (parfaitement compatible avec l’interchangeabilité des producteurs aux différents emplois) ou de la détermination des produits d’utilisation finale. Ce sera la modification incessante des combinaisons productives et des objectifs finaux qui créera le terrain sur lequel devra s’exercer la gestion collective.
L’aliénation dans la société capitaliste
Par aliénation - moment caractéristique de toute société de classe mais qui apparaît dans une étendue et une profondeur incomparablement plus grande dans la société capitaliste - nous entendons que les produits de l’activité de l’homme — qu’il s’agisse d’objets ou d’institutions - prennent face à lui une existence sociale indépendante et, au lieu d’être dominés par lui, le dominent. L’aliénation est donc ce qui s’oppose à la créativité libre de l’homme dans le monde créé par l’homme ; elle n’est pas un principe historique indépendant, ayant une source propre. C’est l’objectivation de l’activité humaine, dans la mesure où elle échappe à son auteur sans que son auteur puisse lui échapper. Toute aliénation est une objectivation humaine, c’est-à-dire à sa source dans une activité humaine (il n’y a pas de « forces secrètes » dans l’histoire, pas plus de ruse de la raison que de lois économiques naturelles) ; mais toute objectivation n’est pas nécessairement une aliénation dans la mesure où elle peut être consciemment reprise, affirmée à nouveau ou détruite. Tout produit de l’activité humaine (même une attitude purement intérieure) dès qu’il est posé « échappe à son auteur » et mène une existence indépendante de lui. On ne peut pas faire qu’on n’ait pas prononcé telle parole ; mais on peut cesser d’en être déterminé. La vie passée de tout individu est son objectivation à ce jour ; mais il ne lui est pas nécessairement et exhaustivement aliéné, son avenir n’est pas définitive-ment dominé par son passé. Le socialisme sera la suppression de l’aliénation en tant qu’il permettra la reprise perpétuelle, consciente et sans conflits violents, du donné social, en tant qu’il restaurera la domination des hommes sur les produits de leur activité. La société capitaliste est une société aliénée en tant qu’elle est dominée par ses propres créations, en tant que ses transformations ont lieu indépendamment de la volonté et de la conscience des hommes (y compris de la classe dominante), d’après des quasi-« lois » exprimant des structures objectives indépendantes de son contrôle.
Ce qui nous intéresse ici n’est pas de décrire comment se produit l’aliénation sous forme d’aliénation de la société capitaliste - ce qui impliquerait l’analyse de la naissance dA capitalisme et de son fonctionnement - mais de montrer les manifestations concrètes de cette aliénation dans les diverses sphères d’activité sociale et leur unité intime.
Ce n’est que dans la mesure où l’on saisit le contenu du socialisme comme l’autonomie du prolétariat, comme activité créatrice libre se déterminant elle-même, comme gestion ouvrière dans tous les domaines, que l’on peut saisir l’essence de l’aliénation de l’homme dans la société capitaliste. Ce n’est pas par hasard en effet que bourgeois « éclairés » et bureaucrates réformistes ou staliniens veulent réduire les maux du capitalisme à des maux essentiellement économiques, et, sur le plan économique, à l’exploitation sous la forme de la distribution inégale du revenu national. Dans la mesure où leur critique du capitalisme sera étendue à d’autres domaines, elle prendra son point de départ encore dans cette distribution inégale du revenu et consistera essentiellement en variations sur le thème de la puissance corruptrice de l’argent. S’agit-il de la famille et du problème sexuel, on parlera de la pauvreté poussant à la prostitution, de la jeune fille vendue au riche vieillard, des drames du foyer résultant de la misère. S’agit-il de la culture, il sera question de la vénalité, des obstacles que rencontreront les talents non nantis, de l’analphabétisme. Certes, tout cela est vrai, et important. Mais cela ne concerne que la surface du problème ; et ceux qui ne parlent que de cela regardent l’homme uniquement comme consommateur et en prétendant le satisfaire sur ce plan, ils tendent à le réduire à ses fonctions physiques de digestion (directe ou sublimée). Mais pour l’homme il ne s’agit pas d’« ingérer » purement et simplement mais de s’exprimer et de créer, et non seulement dans le domaine économique, mais dans la totalité des domaines.
Le conflit de la société de classe ne se traduit pas simplement dans le domaine de la distribution, comme exploitation et limitation de la consommation ; ce n’est là qu’un aspect du conflit, et non le plus important. Son aspect fondamental est la limitation et en fin de compte la tentative de suppression du rôle humain de l’homme dans le domaine de la production. C’est le fait que l’homme est exproprié du commandement sur sa propre activité, aussi bien individuellement que collective-ment. Par son asservissement à la machine, et, à travers celle-ci, à une volonté abstraite, étrangère et hostile l’homme est privé du véritable contenu de son activité humaine, la transformation consciente du monde naturel ; la tendance profonde qui le porte à se réaliser dans l’objet est constamment inhibée. La signification véritable de cette situation n’est pas seulement qu’elle est vécue comme un malheur absolu, comme une mutilation permanente par les producteurs ; c’est qu’elle crée un conflit perpétuel au niveau le plus profond de la production, qui explose à la moindre occasion ; c’est aussi qu’elle conditionne un gaspillage immense - à comparaison duquel celui des crises de. surproduction est vraisemblablement négligeable - à la fois par l’opposition positive des producteurs à un système qu’ils refusent et par le manque à gagner résultant de la neutralisation de l’inventivité et de la créativité de millions d’individus. Au delà de ces aspects, il faut se demander dans quelle mesure le développement ultérieur de la production capitaliste serait même « techniquement » possible, si le producteur immédiat continuait à être maintenu dans l’état parcellaire qui est actuellement le sien.
Mais l’aliénation dans la société capitaliste n’est pas simplement économique ; elle ne se manifeste pas seulement à propos de la production de la vie matérielle, mais affecte fondamentalement aussi bien la fonction sexuelle que la fonction culturelle de l’homme.
Il n’y a en effet de société que dans la mesure où il y a organisation de la production et de la reproduction de la vie des individus et de l’espèce - donc organisation des rapports économiques et sexuels - et que dans la mesure où cette organisation cesse d’être simplement instinctive et devient consciente - donc contient le moment de la culture.
Comme disait Marx, « l’abeille, par la structure de ses cellules de cire, fait honte à plus d’un architecte. Mais ce qui, de prime abord, établit une différence entre le plus piètre architecte et l’abeille la plus adroite, c’est que l’architecte construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ». (Le Capital, trad. Molitor, t. II, p. 4.) Technique et conscience vont évidemment de pair : un instrument est une signification matérialisée et opérante, ou encore une médiation entre une intention réfléchie et un but encore idéal.
Ce qui est dit dans ce texte de Marx de la fabrication des cellules des abeilles, peut être dit tout aussi bien de leur organisation « sociale ». Comme la technique représente une rationalisation des rapports avec le monde naturel, l’organisation sociale représente une rationalisation des rapports entre individus du groupe. Mais l’organisation de la ruche est une rationalisation non-consciente, celle d’une tribu est consciente ; le primitif peut la décrire, et il peut la nier (en la transgressant). Rationalisation dans ce contexte ne signifie évidemment pas « notre » rationalisation. A une étape et dans un contexte donné, aussi bien la magie que le cannibalisme représentent des rationalisations (sans guillemets).
Si donc une organisation sociale est antagonique, elle tendra à l’être aussi bien sur le plan productif que sur le plan sexuel et sur le plan culturel. Il est faux de penser que le conflit dans le domaine de la production « crée » ou « détermine » un conflit secondaire et dérivé sur les autres plans ; les structures de domination de classe s’imposent d’emblée sur les trois plans à la fois et sont impossibles et inconcevables en dehors de cette simultanéité, de cette équivalence. L’exploitation par exemple, ne peut être garantie que si les producteurs sont expropriés de la gestion de la production ; mais cette expropriation à la fois présuppose que les producteurs tendent à être séparés des capacités de gestion - donc de la culture - et reproduit cette séparation . à une échelle élargie. De même, une société où les rapports interhumains fondamentaux sont des rapports de domination présuppose à la fois et entraîne une organisation aliénatoire des rapports sexuels, à savoir une organisation créant chez les individus des inhibitions fondamentales, tendant à leur faire accepter l’autorité, etc. [21].
Il y a en effet de toute évidence une équivalence dialectique entre les structures sociales et les structures « psychologiques » des individus. Dès ses premiers pas dans la vie l’individu est soumis à une pression constante visant à lui imposer une attitude donnée vis-à-vis du travail, du sexe, des idées, à le frustrer des objets naturels de son activité et à l’inhiber en lui faisant intérioriser et valoriser cette frustration. La société de classe ne peut exister que dans la mesure où elle réussit à imposer cette acceptation à un degré important. C’est pourquoi le conflit n’y est pas un conflit purement extérieur, mais il est transposé au cœur des individus eux-mêmes. La structure sociale antagonique correspond à une structure antagonique chez les individus, chacune se reproduisant perpétuellement par le moyen de l’autre.
Le but de ces considérations n’est pas seulement de souligner le moment d’identité de l’essence des rapports de domination, qu’ils se situent dams l’usine capitaliste, dans la famille patriarcale ou dans la pédagogie autoritaire et la culture « aristocratique ». C’est d’indiquer que la révolution socialiste devra nécessairement embrasser l’ensemble des domaines, et cela non pas dans un avenir imprévisible et « par surcroît », mais dès le départ. Certes, elle doit commencer d’une certaine façon, qui ne peut être autre que la destruction du pouvoir des exploiteurs par le pouvoir des masses armées et l’instauration de la gestion ouvrière de la production. Mais elle devra aussitôt s’attaquer à la reconstruction des autres activités sociales, sous peine de mort. Nous essaierons de le montrer sur l’exemple des rapports du prolétariat au pouvoir avec la culture.
La structure antagonique des rapports culturels dans la société actuelle s’exprime aussi (mais nulle-ment exclusivement) par la division radicale entre le travail manuel et le travail intellectuel, ce qui a comme résultat que l’immense majorité de l’humanité est totalement séparée de la culture comme activité et ne participe qu’à une infime partie de ses résultats. D’un autre côté, la division de la société en dirigeants et exécutants devient de plus en plus homologue à la division du travail manuel et intellectuel (tous les travaux de direction étant des travaux intellectuels, et tous les travaux manuels étant des travaux d’exécution [22]). La gestion ouvrière n’est donc possible que si cette dernière division tend dès le départ à être dépassée, en particulier pour ce qui est du travail intellectuel relatif à la production. Cela implique à son tour l’appropriation de la culture par le prolétariat. Non pas certes comme culture toute faite, comme assimilation des « résultats » de la culture historique ; cette assimilation, au-delà d’un point, est à la fois impossible dans l’immédiat et superflue (pour ce qui intéresse ici). Mais comme appropriation de l’activité et comme récupération de la fonction culturelle, comme changement radical du rapport des masses des producteurs au travail intellectuel. Ce n’est qu’au fur et à mesure de ce changement que la gestion ouvrière deviendra irréversible.
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